L’Île Bourbon
Quand on fait tourner sous ses doigts un globe terrestre (et c’est là un des plus beaux délassemens de l’esprit), le regard est attiré moins par les grandes divisions de l’univers que par les îles sans nombre répandues dans les océans. Celles-ci, appliquées, pour ainsi dire, à un cap dont elles sont la pointe extrême, projetées le long d’un continent dont elles forment comme l’appendice, ont été arrachées de la côte ferme par ces cataclysmes anciens que la science constate, et que la tradition locale rapporte parfois sous le voile de la légende. Celles-là, réunies en archipels, et figurant des constellations, déployées à travers une mer immense comme une voie lactée, semblent tantôt les débris d’un monde à demi submergé, tantôt des points de halte préparés par la Providence pour les peuples que l’instinct impérieux des migrations poussera vers des rives lointaines. D’autres enfin, isolées ou semées par petits groupes, loin de toute grande terre, ne paraissent pas d’abord se rattacher d’une manière visible au plan de la création. On dirait qu’elles ont surgi de l’abîme tout exprès pour donner aux tortues des grèves où déposer leurs œufs, aux goélands des rochers où placer leur couvée. Généralement ces dernières étaient inhabitées au temps de la découverte ; mais ici la neige étincelante des mornes, là les noires aiguilles des montagnes, ailleurs, la fumée et les flammes d’un volcan, se dressaient comme des phares naturels destinés à guider un jour les vaisseaux quand commencèrent les explorations aventureuses, on vit ces îles devenir des lieux de station d’où les navigateurs, après avoir repris haleine, s’élancèrent avec plus d’espérance vers les mondes pressentis.
Il fut donné aux Portugais d’aborder les premiers beaucoup de ces rochers stériles qui devaient plus tard se transformer en citadelles, et plus d’une aussi de ces terres fertiles dont les richesses inexplorées semblaient attendre la culture. Dans une de ces hardies expéditions au-delà du cap des Tempêtes, Mascarenhas découvrit à l’est de Madagascar, la Taprobane de Ptolémée, un groupe de trois îles situées sous le tropique du capricorne, au milieu de l’Océan indien. Il légua son nom à ces terres nouvelles : ce sont aujourd’hui Rodrigue, sur laquelle vivent quelques familles de colons ; l’île de France, redevenue l’île Maurice comme au temps des Hollandais, mais au profit du peuple qui les dépouilla de la plupart des conquêtes enlevées par eux aux Portugais ; enfin, l’île Bourbon, débaptisée deux fois sous la république et sous l’empire. Rodrigue n’était qu’un îlot sans valeur, sans étendue, et destiné à porter malheur à nos possessions dans la mer des Indes, en servant de point de ralliement à la flotte anglaise qui venait nous les enlever. Les navigateurs portugais reconnurent que les deux autres îles étaient plantées de beaux arbres, arrosées de torrens et de rivières, coupées de plaines au milieu desquelles s’élevaient des montagnes pittoresques et menaçantes, animées par le chant des oiseaux ; mais ils purent en faire le tour sans apercevoir sur le sable cette empreinte fatale qui fit reculer d’effroi Robinson Crusoë. Ils laissèrent quelques chèvres et poursuivirent leur route ; les Portugais d’alors songeaient plus à guerroyer contre les infidèles qu’à fonder des colonies, comme si, devinant que leur règne serait de courte durée, ils se fussent empressés d’arborer partout leur pavillon.
Pendant un siècle, il ne fut plus question des îles reconnues par Mascarenhas ; en 1642, de Pronis, commandant des établissemens français à Madagascar, prit possession de Bourbon au nom du roi Louis XIII, et y envoya en exil quelques soldats mutins. Ceux-ci ne se regardèrent pas sans doute comme très punis de changer le climat insalubre de Sainte-Luce pour l’air éminemment saint du lieu de leur déportation. Cependant, soit qu’ils eussent été rappelés par le successeur de celui dont l’administration, souvent blâmée, avait excité leur mécontentement, soit que la présence de quelques militaires rebelles ne donnât pas à cette île un caractère formel d’occupation, sept ans plus tard, de Flacourt, qui menait si vertement les Séclaves, en reprit possession et lui imposa le nom qu’elle porte aujourd’hui. Quinze années s’écoulèrent, durant lesquelles cette annexe de Madagascar ne fut guère fréquentée que par les flibustiers des mers des Indes. Ils venaient y chasser le dronte, gros et lourd oiseau dont la race a depuis long-temps disparu du pays, et les chèvres sauvages nées de celles qu’y avaient laissées les Portugais ; leurs cabanes s’élevaient aux embouchures des rivières, dans les lieux propres au renouvellement de la provision d’eau, premier besoin des navigateurs. Enfin, en 1665, la compagnie française des Indes orientales, à qui Louis XIV avait concédé Madagascar et ses dépendances, envoya à Bourbon une vingtaine d’ouvriers, et ce fut, sur cette terre irrégulièrement occupée, le commencement de la colonisation. Autour de ce noyau de travailleurs sédentaires vinrent se grouper des matelots toujours prêts à déserter le bord, quitte à regretter bientôt les ennuis de la navigation, des flibustiers dénationalisés par le fait d’une vie vagabonde. À cette population improvisée et manquant de femmes le gouvernement se chargea d’expédier un certain nombre d’orphelines ; c’était l’usage dans ces temps-là. Ces jeunes filles, qui n’avaient plus de famille en Europe, se trouvèrent appelées à fonder au-delà du Cap celles qu’on vit plus tard prospérer, s’enrichir, puis se disséminer sur la côte de Coromandel, aux Seychelles, dans les terres voisines. Une circonstance fâcheuse pour nos établissemens dans la mer des Indes vint accroître bientôt le nombre des colons : l’orgueil imprudent de Delahaye, qui commandait à Madagascar en 1670, ayant provoqué une guerre dont le résultat fut un massacre général de la population blanche, les Français qui eurent le bonheur d’échapper au désastre se réfugièrent à Bourbon ; la petite île, en recueillant les débris de la grande, acquit une importance d’autant plus sérieuse que pendant quatre-vingt-dix années on ne songea plus à bâtir de forteresses à Madagascar.
Depuis 1671, époque de la cession à la compagnie, jusqu’en 1764, date de la rétrocession au roi, la colonie de Bourbon, dont les habitans n’avaient à redouter ni les influences pernicieuses d’un climat dangereux, ni les attaques des sauvages, paraît avoir joui au plus haut degré de ce bien-être paisible, de ce genre de vie facile et heureux que le père Labat a si naïvement célébrés dans son voyage aux Antilles, et conservé la simplicité de mœurs qui s’est perpétuée si long-temps aux Seychelles, ce petit Eldorado de l’Océan indien. L’île obéissait alors à un gouverneur nommé par le roi sur la présentation des directeurs, et assisté des membres d’un conseil choisi parmi les principaux employés[1] ; le seul impôt auquel elle fût soumise consistait en une taxe de vingt sous par tête de noir dont le produit était affecté à certaines dépenses communales, la compagnie se chargeant des frais d’administration et de défense. L’île Bourbon était devenue une des échelles de l’Inde ; malheureusement elle manquait de port, inconvénient fort grave depuis l’abandon de nos établissemens de Madagascar, tandis que l’île voisine en possédait deux. La fréquence des coups de vent et les ravages qu’ils causaient parmi les navires mouillés sans abri dans des rades foraines attirèrent l’attention du gouvernement sur l’île Maurice, occupée précédemment par les Hollandais. Vers 1712, quelques créoles français s’y étaient, pour ainsi dire, transplantés ; la colonie nouvelle, dont ces pionniers formaient la base, prit un développement si rapide, qu’en moins de vingt-cinq ans elle devint le siége de l’administration. L’île Bourbon, plus cultivée, rangeait dans de vastes magasins, le long de ses plages, ses produits en grains, sucre, café, que les caboteurs transportaient à bord des bâtimens à l’ancre au Port-Louis, chef-lieu de l’île de France, pour être expédiés ensuite en Europe ; elle était comme une immense ferme, comme une vaste plantation de la compagnie, dont l’intendant supérieur résidait à l’île de France : cela explique pourquoi, malgré son importance commerciale, elle ne compte guère que de gros bourgs et pas une ville remarquable.
Depuis l’époque de la rétrocession au roi (1764) jusqu’en 1792, la colonie, affranchie du monopole de la compagnie, subit une réorganisation dont le besoin se faisait vivement sentir. L’impôt par tête de noir fut augmenté de dix sous, il est vrai, mais alors aussi cessa d’exister l’impôt, bien plus onéreux, que prélevait la compagnie sur toutes les denrées, en les achetant à un taux fixé par elle, et en les payant avec des objets dont elle déterminait également la valeur. Les influences du nouveau régime furent si salutaires, que dans l’espace de vingt-deux ans la population blanche se trouva doublée. Par suite, celle des esclaves avait presque triplé ; en revanche, les affranchis, au nombre de plus de douze cents, formaient une classe distincte. Cette prospérité remarquable, dont l’administration sage et éclairée de M. Poivre, intendant-général, était la cause première, mit la colonie à même de traverser, sans éprouver de trop fortes secousses, les époques de crises, de révolutions et de guerres, qui se continuèrent jusqu’en 1815 ; alors la France, dépouillée de l’île qui portait son nom, ne posséda plus que Bourbon, parfaitement plantée, enrichie de produits précieux, mais privée de port et laissée à ses anciens maîtres, moins comme une colonie que comme un récif sur lequel se briseraient leurs vaisseaux ! Mais avant de toucher les points principaux de cette période récente, descendons sur l’île et prenons connaissance des localités.
Un groupe de montagnes, les unes bleues et largement découpées comme les Apennins, les autres sombres et abruptes comme les Alpes, voilà l’île Bourbon vue à distance. On en fait le tour sans que les gros navires trouvent une anse qui les abrite et les invite au mouillage ; on dirait un point fortifié par la nature, qu’on ne peut aborder qu’avec la permission du vent et de la marée, et encore faut-il des précautions infinies. Ici, ce sont des rocs escarpés, taillés à pic, creusés en cavernes par le flot menaçant qui s’y engouffre avec un mugissement terrible ; caps battus par toutes les tempêtes, troués à leur sommet de petites grottes inaccessibles, dans lesquelles le fou aux larges ailes aime à nicher ; là, d’immenses murailles formées par la lave qui, venant se heurter toute bouillante contre la vague, se refroidit subitement, s’éteint, se dresse en masses poreuses, nuancées de reflets rougeâtres et violets. L’Océan, sur lequel elle empiète, mine sourdement cette barrière volcanique, et la ronge à l’intérieur en se creusant un labyrinthe de passages multipliés. Quand le vent souffle du large, des masses d’eau poussées par cette action du dehors à travers les voûtes sonores où elles se ruent avec un bruit pareil à celui du canon rejaillissent de toutes parts en jets d’écume, en blanches gerbes, par des fissures à peine visibles. Ailleurs, ce sont des plages unies, sablonneuses, mais rendues tout aussi peu abordables par une houle courte et brusque ; déferlant sans cesse sur un lit de galets. Même quand la brise sommeille, la mer continue de mugir ; selon qu’il approche de la rive le jour ou la nuit, le marin, dont les oreilles sont frappées par le murmure du ressac, voit de toutes parts le flot irrité s’enrouler sous des flocons d’écume, ou une crinière phosphorescente entourer l’île comme une ceinture. Quand j’arrivai à Bourbon, la saison de l’hivernage était commencée ; les pluies et les chaleurs, les orages et les gros vents que j’avais vus se calmer aux bords du Gange, dans l’hémisphère boréal, régnaient en plein de l’autre côté de la ligne. La mer, fortement agitée au large par les rafales du matin se calmait à un mille de la côte, au souffle opposé d’une brise de terre qui répandait déjà à une distance assez considérable des vallées un parfum sensible de girofle et de café. Les nuages épais, après avoir versé sur l’île des torrens de pluie, se serraient autour des pitons et des mornes, y restaient suspendus en masses bizarres et voilaient la plus haute cime des montagnes. Le soleil, en se couchant, perçait de ses rayons les brumes produites par l’extrême humidité des plaines ; de petites nuées volaient avec lenteur sur le lit des torrens et remontaient tristement vers les régions supérieures, se brisant çà et là à des pics sombres, s’accrochant aux dômes des forêts pour reparaître ensuite sous des formes fantastiques. Nous voguions le long de la côte : les bâtimens mouillés devant les villages se pavoisaient à notre passage, tout en roulant sur des vagues énormes ; partout fumaient les champs imprégnés d’eau, et scintillaient en filets d’argent les cascades bondissant sur les rocs. Peu à peu la nuit vint, et sous les arbres, à l’angle des carrés de cannes à sucre, à travers les bouquets de cocotiers, brillèrent peu à peu aussi ces feux du soir, étoiles de la terre qui réjouissent la vue du navigateur et le font rêver avec attendrissement aux joies du foyer.
Durant la dangereuse saison de l’hivernage, il est important de débarquer au plus vite, afin de n’être pas exposé à un coup de vent qui peut rejeter pour long-temps le navire bien loin au large, et peut-être, hélas contre les rocs. Une fusée partie du quai nous apprit que le capitaine de port nous accordait la permission de prendre terre : le canot nous conduisit au pied d’une échelle de corde suspendue à l’extrémité d’un pont volant et liée sous l’eau à la profondeur de plusieurs brasses. Il faut, à la levée du flot, saisir les échelons, s’y accrocher, et se guinder jusqu’au haut sans regarder au-dessous de soi l’embarcation légère que la vague entraîne, balance, ramène à son gré. Les dames, ou ceux qui n’ont pas appris en grimpant sur les mâts à pratiquer sans péril un pareil exercice, sont hissés dans des fauteuils disposés le long du barachoix. En montant cet escalier peu commode, en pleine nuit, par une pluie battante, je songeais qu’il valait mieux encore débarquer dans des charrettes comme à Buenos-Ayres, ou sur le dos des noirs, comme à Pondichéry.
Le premier bruit qui frappa mon oreille au milieu du silence des élémens, dont on est si surpris en quittant la mer, ce fut le qui vive d’un grenadier du régiment de marine en faction devant la caserne. Cet appel un peu brusque me fit tressaillir et me causa plus de joie que le salut militaire prodigué par les cipayes anglais dans les villes de l’intérieur de l’Inde à tout homme blanc proprement vêtu.
Le môle sur lequel on débarque se termine par un pont en bois dont on enlève les planches à la moindre oscillation du baromètre ; un pilote stationne jour et nuit près du quai, surveillant la mer, avec un fusil chargé dont il doit faire usage pour repousser les canots qui, au mépris du pavillon prohibitif, essaieraient d’aborder. Toute la saison d’hivernage se passe en transes continuelles ; soir et matin, les signaux apprennent aux navires ce qu’a dit le baromètre, oracle infaillible sur lequel le commandant du port a toujours l’œil ouvert ; c’est à lui de communiquer à la rade, par le moyen de ses pavillons, les avertissemens très sérieux qu’il puise dans l’inspection d’un tube de verre ; la science a des secrets magnifiques par leur utilité. Depuis avril jusqu’en décembre les brises alisées du sud-est, dépassant un peu le tropique, leur limite naturelle, balaient le ciel souvent brumeux autour des îles, secouent les arbres, et vivifient ces climats brûlans ; le temps est serein, le soleil brille de tout son éclat. Depuis décembre jusqu’en avril, l’astre qui nous a fui, parcourant sa carrière de la ligne au tropique du capricorne, tempère et fait cesser même ces courans d’air par la force de ses rayons ; l’équilibre de l’atmosphère est détruit ; les calmes et les gros vents se succèdent d’une façon irrégulière et capricieuse ; des ras-de-marée se déclarent successivement sur divers points. Ici les navires dorment tranquillement sur leurs ancres, et à quelques milles plus loin le canon les avertira de fuir une rive dangereuse où la vague sourde, soulevée par une cause inconnue à des hauteurs effrayantes, les arracherait de leur mouillage pour les jeter contre les rochers ou les briser sur un amas de galets, en les y laissant à sec. Il faut donc se maintenir, à l’aide des voiles, hors de la barre formée par ce ressac furieux ; la mer est unie comme un miroir, seulement un flot immense se dresse et commence à déferler parfois à la distance d’un demi-mille, se ruant sur la côte avec le retentissement d’une charge de cavalerie. On dirait que l’Océan, dans un accès de folle gaieté, veut épouvanter l’île et l’ébranler sur sa base.
Quelquefois, après de longues pluies, le baromètre, qui est resté immobile, subit une dépression notable ; le canon d’alarme retentit de tous côtés, et de tous côtés aussi, dans les douze quartiers rangés autour de l’île, paraît un sinistre pavillon. Selon que le signal d’appareillage a été plus ou moins pressant, les navires laissent au fond leurs ancres marquées par des bouées, ou les reprennent à bord en hissant leurs voiles, en bon ordre, d’après le rang de mouillage. Il règne à terre et sur les eaux un morne silence ; la brise, qu’attendent les marins avec impatience pour fuir au large, ne gonfle point encore la voilure, n’agite même pas le pavillon d’alarme. À peine si l’Océan se ride à des intervalles inégaux, comme s’il sommeillait profondément avant ce réveil terrible que l’homme a su prévoir. Sur la plage, l’air est étouffant ; dans les vallées, les petits oiseaux se cachent sous les buissons ; les bœufs malgaches beuglent en labourant le sol de leurs larges cornes ; dans l’intérieur de l’île, on n’entend autre chose que le roulement non interrompu des cascades. Le soir vient, les navires sont encore en vue ; les capitaines restés sur le rivage dirigent avec inquiétude leurs lunettes sur cette flotte vouée à d’imminens périls. Selon le caprice d’un vent trop léger, les voiles se rapprochent ou s’éloignent les unes des autres ; on sent que la manœuvre n’est pas secondée ; un calme inflexible déjoue l’expérience des marins. Peu à peu des vapeurs rousses s’abaissent sur le piton de Fournaise, enveloppent le morne des Neiges, et s’étendent au loin comme un voile funèbre. Le soleil descend ; après s’être balancé dans la brume qui le dépouille de ses rayons, il disparaît comme à regret, laissant dans les ténèbres cette population tremblante sur terre et au large. Tout à coup un murmure sourd, puis strident, succède au silence des montagnes ; il grossit, c’est une clameur grandissante, la voix de l’ouragan qui éclate. Les feuilles arrachées voltigent serrées comme les gouttes de pluie ; les nuées crèvent avec une violence incroyable ; les cannes à sucre, les girofliers jaunissans et les caféiers qu’ils abritent, tombent dans la plaine, au versant des collines, comme si la faux ou la hache les avait moissonnés et abattus. Les grandes forêts, avec leurs chevelures de lianes, s’ébranlent comme des mâts avec leurs cordages ; voici les arbres séculaires qui roulent en avalanches pêle-mêle avec des blocs de pierre précipités du haut des mornes par les ruisseaux débordés ; les torrens deviennent des rivières, les rivières forment des lacs. Les toitures des maisons sont enlevées tout comme la natte qui couvre la case des noirs. L’île entière est dans la confusion ; on sent le danger sans le voir ; on redoute le jour qui fera connaître l’étendue du désastre ; on attend avec impatience la lumière qui va éclairer des scènes de désolation et de deuil. Ce n’est plus du vent, c’est une trombe, une puissance irrésistible, une force presque palpable qui rompt et renverse, qui déracine et démolit. La vague monte à son tour et mugit avec un bruit surnaturel ; elle lance les cailloux avec l’écume, remue et déplace des roches énormes, anéantit des ouvrages consolidés par un travail de vingt années. Les digues scellées avec tant d’art, elle les crève en une nuit et les range le long de la plage, comme le flot régulier défait les petites murailles de galets que les enfans des pêcheurs élèvent sur le sable à marée basse. Les torrens qui tombent du sommet des promontoires dans les gouffres furieux jettent à l’océan des masses volcaniques détachées de leurs bases. La voix humaine est perdue dans ce tumulte, le bras de l’homme est impuissant à lutter contre les élémens en colère. Le jour revient, mais le soleil est invisible ; les nuées abaissées sur l’île comme sur une proie se lancent dans les ravins ; l’horizon borné ne présente qu’un épouvantable chaos de lames bondissantes, battues en tous sens par des tourbillons, brisées à leur sommet par des rafales, confondues dans cette brume impénétrable qu’attire la mer. C’est une triste journée ; des récoltes détruites pour bien des années, des villages inondés à moitié, de limpides ruisseaux transformés en marais fangeux, des plaines dévastées comme si un troupeau d’éléphans eût foulé aux pieds les cannes si bien venantes, des familles sans asile sous un torrent de pluie, des esclaves blessés fuyant au hasard : voilà le spectacle qu’offre l’île le lendemain de ces nuits cruelles.
Cependant la mer ne révèle pas encore tous les maux qu’elle a caués ; bientôt le temps se remet, et c’est alors, quand le soleil vainqueur brille plus radieux ; quand le plus petit oiseau reprend son chant, c’est alors que l’on voit poindre au large, sur les vagues fatiguées, de pauvres navires tout désemparés, celui-ci privé de sa haute mâture, celui-là coulant bas, remorqué par un bâtiment de guerre plus robuste, moins avarié ; ainsi deux blessés regagnent le camp après la bataille. Combien de matelots ont péri à bord de cette flotte ballottée pendant trente-six heures par l’ouragan ! Durant huit ou dix jours, reviennent lentement au mouillage, l’un après l’autre, les navires absens ; on les compte à mesure qu’ils reprennent leur place, mais, hélas ! tous ne reparaissent pas : on a vu des coups de vent où il n’en est pas réchappé plus de deux sur dix. L’espoir s’affaiblit avec le temps ; voilà qu’enfin, au lieu du trois-mâts attendu, du brick cherché par les longues-vues des capitaines tout autour de l’île, la vague rapporte sur le sable une guibre avec un nom peint en lettres dorées, un canot renversé, des cadavres mutilés par les requins : souvent même la mer garde tout, esquif et matelots.
Avec le beau temps, la joie et le courage raniment les cœurs ; on se distrait, en réparant bien vite, autant que cela se peut, les dégâts de l’ouragan. Les noirs reviennent danser sur la plage tranquille, les pirogues de pêche sillonnent de nouveau la mer calmée ; on retire des eaux les ancres abandonnées au moment de l’appareillage par les navires qui ont sombré, et sur ces ancres rouillées, déposées dans le sable comme autant d’épitaphes, les marins viennent s’asseoir pour causer de la famille absente, du foyer qui les attend, oublieux du péril de la veille et sûrs du lendemain, car il a été donné à l’homme de ne pas graver dans son esprit, en caractères ineffaçables, le souvenir des calamités qui l’empêcheraient d’avoir confiance dans la vie. Grace à Dieu, ces ouragans sont rares ; c’est de loin en loin, deux ou trois fois par siècle, qu’on signale ces horribles tempêtes qui détruisent les plantations de girofliers et de caféiers : mais les coups de vent qui causent la perte des navires se renouvellent plus fréquemment. Croit-on, après cela, que les Anglais se soient montrés bien généreux en nous laissant l’île Bourbon ?
Nous avons dit que la colonie ne compte pas de ville importante ; on serait plus juste en reconnaissant qu’elle n’a pas de capitale, de cité qui, par sa position choisie, son étendue, la beauté de ses édifices, l’emporte d’une manière décisive sur toutes les autres. Les casernes, l’hôtel du gouverneur, deux petits forts, le collége, le jardin de botanique, font de Saint-Denis le chef-lieu de l’administration centrale ; mais, resserrée entre le grand ravin de sa rivière et une petite plaine de sables, bâtie à la pointe extrême de la partie du vent, sur un promontoire étroit, elle compte, parmi ses neuf cents maisons, bien des cases, et parmi ses douze mille habitans, bien des individus de sang mêlé. Aussi Saint-Paul, chef-lieu de la partie sous le vent, ayant pris dans ces derniers temps un accroissement rapide, a quelque prétention de détrôner sa rivale. On n’y compte pas moins de dix mille habitans, mais la rade de Saint-Paul offre, par de certaines brises, des dangers à l’appareillage ; les navires sont plus exposés à s’y heurter que sur celle de Saint-Denis, et c’est là un grand obstacle à la prospérité d’une ville maritime. Saint-Pierre se glorifie de sa petite rivière, capable de recevoir des barques d’un médiocre tonnage, de sa belle position au milieu de magnifiques sucreries. Les négocians et les planteurs de ce gros bourg veulent recevoir les navires directement d’Europe, privilége restreint assez sagement aux deux chefs-lieux de l’île, dans le but de développer sur le moins de points possible l’industrie, qui ne peut naître et prospérer dans des bourgades. Ces rivalités sont nuisibles en ce qu’elles divisent les volontés du conseil, et bonnes peut-être en ce qu’elles exaltent le patriotisme local ; vues à distance, elles paraissent mesquines, bien qu’elles soient grandioses encore en comparaison des petites susceptibilités d’amour-propre qui partagent en deux villes distinctes les quartiers nord et sud de Pondichéry. Il y a dans l’esprit humain en général et dans le caractère français en particulier une certaine dose de vanité qui se fait jour partout, à tout propos.
L’île est divisée en deux arrondissemens : la partie du vent et la partie sous le vent. Celle-ci, moins arrosée, moins sillonnée de ruisseaux et de torrens, moins rafraîchie par les brises et par les pluies, a des aspects plus variés, plus étranges ; les dattiers de Saint-Paul, les sables de l’Étang salé, appartiennent à l’Afrique. Celle-là, coupée de plus de ravins, égayée de plus de cours d’eau, parce que les nuées arrêtées au passage par les pitons arrosent ses versans, est plus riante aussi, mieux plantée de forêts, plus variée dans ses cultures. Les cocotiers et les palmistes y viennent plus beaux ; le jacquier d’Asie y donne en abondance ses énormes fruits, plus goûtés des créoles que des étrangers. De ce côté, les montagnes, moins abruptes, inclinées, pour ainsi dire, par l’effort constant des vents alisés, s’allongent en pente adoucie, avec de longues collines où l’œil erre sur un bel amphithéâtre de plantations. On sent par là le frais paysage de Paul et Virginie. Deux routes lient ensemble ces deux parties distinctes de l’île : l’une, nommée route de ligne, praticable seulement pour les piétons, tourne les montagnes à peu près à mi-côte ; l’autre, dite route royale, entretenue à grands frais et sur laquelle peuvent rouler les voitures en maints endroits, fait le tour de l’île et traverse tous les cantons, en suivant presque partout le bord de la mer. C’est celle qu’on doit prendre pour voir la colonie sous ses divers aspects.
Une diligence entretient un service régulier entre Saint-Denis et Saint-Benoît, quand le permet le débordement des ruisseaux, et en particulier les capricieuses inondations de la rivière des Pluies, car il a été impossible de construire des ponts sur ce cours d’eau, dont les rives sont trop basses. Tant que les nuées ne font que crever paisiblement sur l’île, les torrens ne se gonflent pas d’une manière démesurée ; mais, quand le tonnerre gronde vers la cime des montagnes, il y tombe de si prodigieux déluges de pluie, que l’on voit, selon l’expression locale, descendre la rivière, et l’on juge de la force des torrens par les blocs de pierre qu’ils roulent dans leur chute. Des masses d’une écume jaunâtre, suspendues à de grandes hauteurs, se précipitent avec fracas dans la plaine, se répandent à droite et à gauche à mesure que le lit du ruisseau est moins encaissé, et alors c’est à qui se hâtera de franchir sur les gros cailloux déjà à moitié submergés, ces rivières grossissantes, que les voyageurs attardés sont réduits bientôt à passer sur les épaules des noirs, au risque d’être entraînés dans la mer. Les derniers venus n’auront rien de mieux à faire que de s’asseoir patiemment sur le bord, en attendant que le petit fleuve ait fini de couler, et souvent même il ne leur sera plus loisible de retourner en arrière, s’ils se sont imprudemment laissés prendre entre deux ruisseaux.
À quelques milles de Saint-Denis, on traverse Sainte-Marie, dont les jolies habitations, enfouies sous les cocotiers, se mirent dans une rivière limpide ; Sainte-Suzanne, dont les champs sont entourés de haies épineuses pleines de petites lianes aux fleurs jaunes, humble village au milieu de riches plantations ; puis on aborde les vergers de Saint-André. Là s’élèvent de beaux girofliers, hauts de six à huit mètres et cachant sous leur feuillage dense et menu les caféiers d’un vert foncé. Quand le clou de girofle a formé sous la feuille sa tête en étoile, on secoue l’arbre, on fait tomber la précieuse épice sur les toiles tendues à terre, on cueille à la main ce qui résiste encore à l’ébranlement donné aux branches. C’est de novembre à janvier que cette dernière récolte a lieu dans toute la colonie, puis vient celle du café. La fève, d’abord blanchâtre et molle, se colore et se durcit sous un soleil tropical, malgré sa pulpe épaisse, qu’il faut bien se garder d’enlever quand la maturité est parfaite, sous peine de perdre tout l’arôme. Au temps de la découverte, on trouva dans l’île une espèce de caféier sauvage, qui fit supposer plus tard, avec raison, que l’arbuste cultivé pourrait réussir ; jusqu’alors on ne s’était guère occupé que de planter du tabac, de semer des grains nourriciers et d’élever des bestiaux. En 1717, M. Dufougerais-Grenier (son nom mérite d’être cité) apporta de Moka et introduisit l’espèce qui a donné depuis de si beaux résultats ; mais, malgré l’abri que lui prête le giroflier, l’arbuste fragile a eu tant à souffrir des ouragans durant le dernier siècle, les terres ont été si épuisées par une culture continuelle, et enfin la canne a si bien tenté les colons par l’abondance et la régularité des récoltes, car l’orage les peut détruire seulement pour une année, que peu à peu les sucreries se sont multipliées, au détriment des plantations de café. Il est à craindre que les habitans de Bourbon ne regrettent désormais d’avoir négligé une culture parfaitement adaptée à leur climat, et qui n’est point exposée, comme la canne, à une concurrence redoutable. L’introduction du giroflier et de bien d’autres arbres à épices est due, comme on le sait, à M. Poivre ; les premières graines furent distribuées aux habitans en 1772.
On laisse derrière soi Saint-André, village assez considérable, dont les maisons dispersées, faites en bois, la petite église isolée sur une place, les alentours couverts d’une végétation serrée, rappellent ces hameaux naissans du sud des États-Unis, destinés à devenir en quelques années des villes florissantes. Bientôt on arrive, par une belle route bordée de haies touffues, de jacquiers, d’arbres émondés, de longues allées conduisant à des habitations, près de la rivière du Mât. Les deux bords de ce large torrent sont joints par un pont en fer suspendu ; du milieu de ce balcon, jeté là sur un des plus beaux cours d’eau de toute l’île, en se tournant vers l’intérieur, on jouit d’un magnifique coup d’œil. À gauche, une immense plantation de cannes à sucre s’étend depuis le bord de la rivière jusqu’aux collines abruptes ; à droite, des champs de maïs semés sur les hauteurs entraînent le regard vers des forêts qui tapissent un versant pareil à ceux que couvraient encore les sapins séculaires sur les rives de l’Hudson, il y a quinze ans. Devant soi, on voit se rétrécir peu à peu, puis se refermer brusquement, un défilé menaçant, un prodigieux ravin qui conduit au cœur même de l’île, à Salazie, aux eaux thermales, vers des régions verdoyantes, malgré les feux des tropiques, et fraîches comme la Suisse. Qui ne serait attiré vers ces gorges mystérieuses, où l’on ne distingue plus l’épaisse et monotone fumée des sucreries, mais bien celle qui s’élève de la cabane du petit habitant, et reporte l’esprit aux temps des flibustiers ? Avant de cheminer sur la route de Salazie, reposons-nous sous cet arbre aux feuilles longues et lisses ; ouvrons ce fruit, recouvert d’abord d’une pulpe épaisse, puis d’un brou, d’une enveloppe rouge, puis enfin d’un endroit pareil à la cire, et il nous restera dans la main une noix de muscade. Ainsi dans cette île on récolte, ne serait-ce qu’en échantillon ou pour la consommation locale, les fruits les plus rares : le gingembre des Moluques, le poivre de Malabar, la muscade malgache que donne le raven-sara, le cacao de Guayaquil, et jusqu’au li-tchi de la Chine, fruit délicieux que les empereurs, à l’occasion de leur couronnement, envoyaient chercher dans les provinces du sud.
À Saint-André, il m’avait été impossible de me procurer un cheval ; je me vis donc réduit à continuer mon voyage à pied ; ma valise était sur le dos d’un Congo de traite, vêtu d’une chemise bleue en cotonnade de Pondichéry. Ce noir poussait si loin l’insouciance de sa race, que ses jambes le portaient sans que sa tête sût vers quel lieu ; aussi, avec un pareil guide, m’arriva-t-il de m’égarer souvent. Nous descendîmes par une pente rapide sur les bords de la rivière, près de cette forêt que j’avais admirée du pont : là comme partout, la cognée était au pied des arbres. Un quart de l’île restait en bois il y a cinq ans ; mais, avec cent machines à vapeur employées à la fabrication du sucre, ne prévoit-on pas que le déboisement sera complet avant un siècle ? et alors où en seront les terres, qui déjà ont perdu de leur fertilité par suite de la destruction partielle des forêts ? On ne pense pas assez combien de gouttes de pluie chaque arbre soutire par ses branches levées en l’air, combien de petits filets d’eau il couve sous ses racines. Dans un pays à mousson, les terres déboisées ne peuvent arrêter l’évaporation ; il résulte de là que les bienfaits de ces arrosemens périodiques ne se font pas sentir pendant toute la durée de la saison sèche ; ce n’est pas tout que de recevoir les richesses du ciel, il faut savoir les ménager. Toutefois la nuée versait une telle masse de pluie au moment où je m’enfonçais dans les gorges, qu’il était permis de croire que le sol resterait éternellement trempé. Des charrettes pleines de cannes que l’on portait au moulin, embourbées jusqu’à l’essieu, ne pouvaient, malgré l’effort des mules et le jurement des nègres, avancer d’un pas ; un torrent furieux venait interrompre la route : je le traversai sur le dos d’un colossal Yolof, moyennant quelques sous, mais non sans une certaine crainte qu’il ne me jetât dans l’eau par inadvertance ou par malice. Le chemin, plus resserré, adossé à la montagne, n’était plus lui-même qu’un ruisseau, assez limpide du reste, dans lequel il fallait se résigner à faire des lieues. Aux flancs du morne du Bras-Panon, d’une saillie sur laquelle se penchaient de gracieux palmistes, une cascade de hauteur démesurée se lançait avec bruit ; partout, le long de la route, d’autres chutes en fer à cheval, en entonnoir, impétueuses ou lentes, vomissaient à l’envi sur nos têtes le trop plein des nuages ; à tout prendre, c’était, sous un pareil climat, un beau spectacle ; la blancheur des eaux contrastait avec la couleur sombre des montagnes, et, jusque sur les pitons par instans découverts, on voyait ruisseler quelque chose de pareil à des gouttes de sueur au front d’un géant. Ces mille cascades chantaient en chœur ; les unes, se précipitant d’une faible hauteur dans la rivière même, rendaient un son caverneux et grave, auquel d’autres plus hardies répondaient avec un bruit presque métallique en bondissant d’une pointe élevée sur des roches nues. Par instans aussi, les nuages chassés par le vent de la mer dépassaient le Gros-Morne ; le soleil dardait ses rayons au fond du défilé ; peu à peu le murmure des eaux allait en diminuant, les cascades affaiblies cessaient de couler ; les gouttes de pluie restaient suspendues aux feuilles des arbres étincelantes comme des millions de perles ; tout semblait sourire dans cette nature calmée, rafraîchie, renouvelée ; une lumière éblouissante éclairait à ravir ce paysage sévère dans ses lignes, gracieux dans ses détails. À peine, parmi les fruits rouges du framboisier sauvage, quelque rare volatile faisait-il entendre son ramage. Aux premiers temps de la colonie, dit-on, les oiseaux trop nombreux détruisaient les grains et les fruits, et la compagnie obligea le planteur à déposer chaque année, comme tribut, une certaine quantité de têtes et de becs ; qu’on joigne à cette obligation le goût du créole pour la chasse, et l’on comprendra parfaitement que les oiseaux aient à peu près disparu de l’île. Le merle, ou plutôt le moqueur des montagnes, est devenu si sauvage, il se cache si loin des habitations désormais, qu’on a songé depuis trois ans à astreindre les chasseurs aux formalités du port d’armes ; dans les plantations, la perdrix s’est multipliée, parce qu’elle n’a à redouter aucun des ennemis quadrupèdes ou ailés qui la persécutent d’ordinaire dans le voisinage des forêts. Un seul oiseau de proie, d’une espèce voisine de celle du faucon et encore très peu répandue, habite ces pics où l’on s’attendrait à trouver le vautour chauve des Cyclades et l’aigle brun des Apalaches.
Après bien des détours, après avoir monté et descendu sur les pierres, dans l’eau, bien des côtes et des rampes que les malades, en se rendant aux eaux, traversent à dos de noir avec l’espérance de revenir à pied, après avoir franchi bien des ponts de bois jetés sur des ravins entre deux coteaux abruptes richement boisés, j’arrivai dans une contrée où la culture commence à faire des progrès. Pour mettre le pied sur les plantations de Salazie, il faut gravir un escalier de racines singulièrement glissantes au temps des pluies ; au-delà de ce rempart, ce sont des orangers, des pêchers, des caféiers, des haies de jamroses aux fruits odorans et colorés, en forme de poires, des champs de maïs au milieu desquels les troncs d’arbres encore debout rappellent les défrichemens de l’Indiana et de l’Illinois. Muni des pleins pouvoirs du maître absent, je m’installai dans une petite habitation, et je pus m’y reposer de la course du jour, servi par un esclave noir, chef des noirs, par des Yambanes, reconnaissables aux coches dont leur nez est hérissé, et par des Mozambiques grossiers et robustes. Cette mention d’un esclave malais étonnera sans doute les Européens ; mais c’est un fait, malheureusement très vrai, que l’enlèvement de ces Asiatiques sur leurs propres côtes par des négriers auxquels la traite, dans les pays africains, n’offrait pas d’assez considérables bénéfices. Ce fait est grave ; les excuses peu valables qu’on allègue en faveur du commerce des esclaves vendus par des vainqueurs et sauvés d’une mort certaine par les traitans qui les achètent, ces excuses ne peuvent même pas servir à ceux qui ont volé honteusement des enfans à main armée. Au reste, sauf de bien rares exceptions, la traite a cessé depuis quinze ans, grace aux mesures énergiques prises par les gouvernemens ; c’est un grand pas de fait vers la solution du problème qui occupe maintenant les nations civilisées et chrétiennes.
Le lendemain matin, aux premiers rayons du soleil colorant les hautes cimes et refoulant les brumes sur le lit des ruisseaux, je déjeunais sous la galerie, quand un jeune homme de bonne mine, le chapeau de latanier sur les yeux, la veste blanche sur le dos, passa, faisant pieds nus une sorte de course au clocher à travers les bois et les champs. C’était un chasseur de chèvres ; l’île de France a des cerfs, mais, je le parierais, les Anglais nous envient ce sport particulier qui consiste à poursuivre à pied, par monts et par vaux, le plus agile des quadrupèdes. Le créole, nous voulons dire le petit blanc, le paysan, l’ouvrier né dans la colonie, a les instincts de ses ancêtres, jetés par aventure sur des terres désertes. Au péril de sa vie, il ira dénicher le fou dans les trous des rochers, plutôt que de cultiver son champ ; plutôt que de travailler dans un atelier, il se livrera aux plus dangereux, aux plus fatigans exercices. Restreint dans son île envahie par les cultures, pour satisfaire cette passion de mouvement, il gravira les montagnes, comme l’oiseau qui pointe faute de pouvoir étendre son vol. Or, dans la chasse aux chèvres, il s’agit de prendre la bête vivante, de la dompter, de la conquérir au troupeau ; le créole part pieds nus, sous prétexte qu’aucune chaussure ne résisterait aux ronces et aux cailloux, s’avance au milieu des buissons les plus touffus, les plus inextricables, franchit les ruisseaux en sautant d’une pierre sur l’autre, ou se sert du lit des torrens comme d’une route pour pénétrer au cœur de la montagne ; là où une fissure profonde dans le rocher interrompt sa marche, il saisit une liane et s’élance par l’effet du balancement par-delà l’abîme. De la région des palmistes, il passe, à six cents toises au-dessus du niveau de la mer, dans celle des calumets, espèce de roseau plus mince et presque aussi élevé que le bambou, dont il coupe un nœud pour en faire un tuyau de pipe ; de là, il monte dans la région des mimosas, puis enfin dans celle des bruyères. Sur sa route, il dépiste quelque vieux bouc à barbe grise signalé dans le canton pour s’être montré imprudemment certain soir à des hauteurs fabuleuses, sur une roche pelée. Cette recherche a demandé plusieurs jours ; il a fallu camper, allumer là haut un grand feu qui d’ailleurs indique aux villages la position du hardi chasseur. Dès qu’il a vu la bête, le créole ne la quitte plus ; il s’attache à ses pas, la relance de ravin en ravin, la force à descendre, la harcèle dans ses repaires les plus cachés, jusqu’à ce que, lui ayant coupé la retraite, il se jette dessus comme un limier. L’animal se débat ; mais, plutôt que de lâcher la patte qu’il a saisie, le chasseur se laisse traîner à travers les broussailles, glisser sur le ventre aux flancs du précipice, et, à force de persévérance, il ramène triomphant au milieu des habitations sa proie vaincue par une lutte prolongée. Les déchirures, les contusions, les blessures, sont des choses dont on parle à peine, si ce n’est pour s’en glorifier.
Dans leurs expéditions aventureuses, les chasseurs rencontrent parfois des nègres marrons qui leur servent de guides ; le temps est passé sans doute où des bandes de noirs cantonnés dans les hauteurs de Saint-Benoît et de Saint-André faisaient la nuit des descentes dans les habitations pour enlever les femmes, piller et inquiéter le maître, enfin pour se procurer des vivres. L’île, mieux explorée, plus peuplée, n’a guère d’asiles inconnus où l’esclave fugitif puisse vivre en paix, dans une liberté achetée au prix des plus rudes privations, souvent même à des hauteurs où souffle éternellement une brise glaciale. Le noir marron est repris de nos jours au bout de quelques semaines par les batteurs d’estrade, ou livré par ses propres compagnons ; on ne voit plus guère de ces camps, tantôt habités, tantôt déserts, dont les abords, soigneusement cachés, recélaient un piége terrible ; de petites pointes de bois durcies au feu, sur lesquelles se blessaient cruellement les pieds nus des créoles en patrouille. Un des derniers exemples de marronnage organisé est celui-ci : sur un escarpement de la partie du vent, des esclaves déserteurs avaient trouvé une caverne dans laquelle ils imaginèrent de descendre au moyen d’une forte liane qui pendait à l’entrée ; après maintes incursions dans les campagnes, l’un d’eux, jeune garçon de quinze ans, quitta la bande et dénonça les fugitifs. Se mettant lui-même à la tête d’une patrouille, il arriva au-dessus du ravin, et secoua la liane ; à ce signal connu s’avancèrent tous les fronts d’ébène ; les esclaves trahis furent ramenés au travail et châtiés selon le caprice du maître.
Ceux qui dirigent les chasseurs sont les survivans de ces bandes détruites ; leur nombre est extrêmement limité. Abandonnés de guerre lasse par la justice, fort inoffensifs d’ailleurs, les marrons vivent de fruits sauvages, des petits oiseaux qu’ils tuent sans bruit avec une espèce d’arbalète, et s’en vont quelquefois cueillir, le soir, dans des lieux plus exposés, les bananes qui mûrissent dans les jardins envahis de leurs devanciers. Ce qu’ils demandent au chasseur pour récompense de leurs services, ce sont, non des pièces d’or ou d’argent, qu’en feraient-ils ? mais un couteau, une marmite, une couverture. L’un d’eux est déserteur depuis vingt-cinq ans ; il y a pour lui prescription ; qui songe à le réclamer, qui le reconnaîtrait après une absence si longue ? Ces derniers marrons sont devenus à peu près sauvages ; pareils aux vieux sangliers qu’on nomme solitaires, ils se fuient les uns les autres, ou du moins ils vivent dans des repaires distincts, pour plus de sécurité. Désormais leur indifférence est si complète pour ce qui se passe dans les régions habitées, qu’ils ne descendraient même pas de leurs mornes le jour où l’émancipation serait proclamée ; par instinct, ils préféreraient sans doute jouir jusqu’au bout de la liberté qu’ils ont conquise.
À l’époque de l’année où je visitai les sources de Salazie, le village destiné aux malades est entièrement désert ; des planches clouées sur les portes et sur les fenêtres indiquent au voyageur que nulle part il ne trouvera un abri, si ce n’est sous un hangar, situé près du bassin de la source, le long d’un ruisseau d’une limpidité merveilleuse. Il y a fort peu d’années que ces eaux thermales, connues seulement des noirs vagabonds et des chasseurs, ont attiré au centre de l’île les malades, non-seulement de la colonie, mais encore de Maurice. Vers le même temps aussi se formait le treizième canton, celui de Salazie ; il se compose d’une allée de deux lieues et demie à trois lieues de diamètre, environnée circulairement de hautes montagnes, rempart inaccessible dressé par la nature et interrompu seulement au nord-est par une étroite issue qui donne passage à la rivière du Mât. « Cette vallée, disent les notices publiées par la marine, coupée elle-même par cette rivière du Mât et par de nombreux cours d’eau, offre un sol montueux, dont l’élévation au-dessus du niveau de la mer varie de 600 à 1,200 mètres, et dont la fertilité est partout remarquable. Des observations régulières faites sur le climat ont constaté une température généralement inférieure de 10 degrés à celle de Saint-Denis, où le thermomètre ne descend pas au-dessous de 13 degrés et ne s’élève pas au-dessus de 26, offrant ainsi un hiver encore plus doux que celui de Toulon et un été pareil à celui de Bordeaux. » Ces indications paraissent justes : le point sur lequel se réunissent les malades pour recouvrer la santé doit être le plus sain et le plus tempéré d’une île déjà salubre et douée d’un climat assez égal ; mais le déboisement des collines environnantes pourra faire de ce bassin un pays d’autant plus aride et triste que les brises de la mer y arrivent plus difficilement.
Avec les huit principales montagnes, dont la plus basse, le piton d’Entre-Deux, n’a pas moins de 1,924 mètres, et la plus élevée, le piton des Neiges, atteint la hauteur de 3,150 mètres, à peu près celle de la Cumbre entre Mendoza et le Chili ; avec les accidens multipliés qui découpent un terrain essentiellement volcanique, on conçoit que Bourbon soit l’une des îles du monde les plus pittoresques. À une élévation de 1,660 et de 2,330 mètres se rencontrent les plaines des Fougères et des Chicots, et d’autres plateaux échelonnés selon le caprice d’une nature bizarre. Ailleurs, les vallées plus adoucies permettent aux planteurs de superposer trois étages de cultures ; à mesure que le nombre des habitans augmente, les défrichemens se poursuivent ; aussi peut-on supposer que maintenant le tiers au moins des terres de l’île sont exploitées[2]. Sur les bords de la mer mûrissent les fruits de l’Inde, des Détroits et de Madagascar. Vers les régions supérieures croissent les fruits de l’Europe méridionale ; les mangues de Bourbon sont plus goûtées que celles de Madras, de Bombay même, plus variées d’espèce qu’à l’île de France. Les pêches en plein vent n’ont pas autant de saveur que celles des bords de la Loire et des jardins de Paris ; mais mûries à point par un soleil du tropique, elles ne le cèdent en rien aux duraznos des îles du Parana, et tout voyageur qui parcourt à pied la route si fatigante qui conduit de Saint-Leu à Saint-Paul, dans la partie sous le vent, a pu apprécier les excellentes grenades rouges et blanches semées par le hasard dans les ravins.
Après avoir exploré le canton des eaux thermales, il faut redescendre le long de la rivière du Mât, gravir une colline abondante en vaquouas (plante dont on se sert pour tresser les sacs à café), puis, laissant derrière soi les terres basses du Champ-Borne, qui s’avancent dans la mer comme un delta, longer la plage et traverser la rivière des Roches sur un pont suspendu. Une belle route, taillée dans le roc, vous conduit à Saint-Benoît, petite ville irrégulièrement bâtie sur la rivière des Marsouins, l’une des plus belles, des plus profondes et des plus larges de l’île. Au-delà de ce chef-lieu, le terrain devient plus difficile à cultiver ; les ruisseaux plus encaissés se creusent à travers des blocs de pierre un lit inégal, taillé perpendiculairement dans des roches basaltiques qui se dressent en colonnes régulières. Les champs sont semés de morceaux de laves si rapprochés, que pour y planter la canne à sucre il faut faire un trou avec une barre de fer ; mais la fertilité du sol est assez grande pour que, sans autre préparation, la plante y atteigne son parfait développement. D’ailleurs, nulle part on n’emploie la charrue ; la pioche et la gratte suffisent à remuer une terre qu’on a soin de graisser. Dans les terrains les plus ardus, un noir ne creuse guère par jour plus de cent trous ; alors les frais trop considérables obligent le propriétaire à renoncer à la culture ; il trouve un bénéfice plus sûr à louer ses noirs aux habitations voisines. Les terres abandonnées se couvrent aussitôt d’une espèce de sensitive qui se referme sous les pas du promeneur et s’incline de manière à tapisser le roc. On repose aussi le sol fatigué en y semant l’herbe de Guinée, qui fournit aux bestiaux une nourriture abondante ; mais on ne peut se dissimuler que ces terres si fécondes ne soient déjà singulièrement appauvries. Après avoir donné jadis quatre-vingt-dix et cent pour un, le blé rend aujourd’hui trente et quarante, et cela tient en partie aux sécheresses produites par le déboisement des régions supérieures. Cependant il est une branche d’industrie qui pourrait prospérer dans l’île, comme le prouve un essai déjà tenté : c’est l’éducation des vers à soie. Un colon fixé à quelques lieues de Saint-Benoît, guidé par l’étude des principaux ouvrages sur la culture du mûrier et les travaux de magnanerie, et surtout par le traité spécial tiré des auteurs chinois (dont la traduction, due à M. Stanislas Julien, a été reproduite dans toutes les langues de l’Europe), a obtenu de la soie d’une qualité supérieure, si fine, qu’on n’a pu la filer à Paris. Parmi les diverses espèces de mûrier, le multicaule est celui qui paraît avoir le mieux réussi ; il donne une feuille large, tendre et nourrissante.
Toute cette côte montueuse rejette la route assez près de la mer ; on sent qu’on s’éloigne de la capitale ; on rencontre de moins en moins ces boutiques d’épicerie, pareilles au pulperias des pampas, où le noir s’enivre avec de mauvais rhum et de l’arack distillés dans les guildiveries trop nombreuses de la colonie. Le paysage devient plus accidenté ; la culture n’a pu changer l’aspect extraordinaire de ces collines tourmentées, que les volcans ont sillonnées de crevasses et de fissures. Une fois sur la rive droite de la rivière de l’Est, qu’on prendrait pour un des ruisseaux formés de neiges qui tombent du sommet des Andes dans les vallées de l’Aconcagua, on traverse des bois mal venus, dont la racine plonge dans la lave refroidie depuis des siècles. Au-delà de cette ancienne coulée s’élève le village de Sainte-Rose, vraie patrie du créole ; ce canton, le dernier de la partie du vent, a pour pointe extrême le Piton-Rond, de forme conique, au pied duquel s’étendent de splendides sucreries. Rien n’est triste et mélancolique comme cette plage bornée par une barrière de lave que la mer attaque sans cesse avec un bruit lamentable. Des routes praticables pour les chariots contournent les hauteurs jusqu’aux environs de l’anse aux Cascades, creusée au pied du Piton-Rouge. On est arrivé au désert qui sépare les deux parties de l’île, en s’interposant entre elles sur toute la pointe sud-est.
Ce désert, ce sont les Brûlés anciens et nouveaux ; là, le chemin cesse de mériter son nom de route royale. Au-delà de la rivière du Bois-Blanc, commencent des forêts singulières, assises sur des laves qu’on croirait à peine refroidies ; ces laves sont transparentes comme le verre, au point de faire craindre qu’elles ne se brisent sous les pieds des chevaux, ou ne fléchissent comme une matière encore en fusion. Une végétation extraordinaire s’est développée sur ce sol jadis couvert d’une couche de feu ; parmi les arbres torturés dont le tronc noueux reproduit tous les efforts des racines qui se tracent un passage sous cette croûte solide, parmi les crevasses où les eaux pluviales se conservent transparentes sous les branchages enchevêtrés, se dresse le tronc blanc du takamaka, dépouillé de son écorce, mort depuis long-temps. C’est sans doute la présence multipliée de ces squelettes de la forêt qui a fait donner à la localité le nom de Bois-Blanc. À mesure qu’on gravit la colline, la route disparaît sous les fougères, sous les herbes, sous une épaisse moisson de graminées plus hautes que la tête du cavalier. De petits nègres, perdus dans ces gigantesques touffes de plantes tropicales, s’appelaient, comme des perdreaux dans les blés, quand je débouchai au trot sur la cime du Rempart, limite de la forêt. Je fis halte dans une cabane, où deux créoles au chapeau pointu préparaient des lignes de pêche. Tandis que je déjeunais avec un poisson enveloppé dans une feuille de bananier et un morceau de pain détrempé par la pluie, mon guide changeait le vin en eau, c’est-à-dire qu’il remplissait au ruisseau voisin une bouteille vidée par lui sur la route. Après le nuage reparut le soleil. Les deux créoles descendirent vers la mer, et bientôt je pus les voir, perdus à des profondeurs infinies au-dessous de l’escarpement où je me reposais, sauter avec leur frêle pirogue sur les vagues agitées ; ils retirèrent de l’eau, au bout des lignes, de ces beaux poissons d’un rouge brillant qui fourmillent autour de l’île. La pêche est pour les petits blancs une véritable passion ; s’ils n’ont pas de pirogue, ils s’en vont à l’embouchure des rivières prendre dans des filets les petits poissons qui arrivent par myriades à certaines époques, ou bien, remontant les cours d’eau, ils cherchent l’anguille, que son instinct porte à tourner le dos à la mer, à atteindre les bassins assez profonds, pour ainsi dire suspendus à moitié du chemin des montagnes, où l’on s’étonne de la rencontrer. Dans les habitations situées sur le bord de la plage, il y a aussi un noir pêcheur chargé d’alimenter la table des produits de la mer et des ruisseaux[3]. L’Océan doit nourrir l’insulaire.
Le Rempart du Bois-Blanc est véritablement un mur coupé à pic, planté de très beaux arbres éclaircis par la hache, à travers lesquels on découvre le Brûlé, se déroulant depuis les flancs du piton de Fournaise jusqu’à la mer. Arrivé là le cœur manque pour traverser cette sombre et morne solitude qui n’est ni dorée comme le désert, ni nuancée de lichens comme les roches les plus arides. Le soleil, plus brûlant encore après l’orage, faisait mieux sentir le prix des frais ombrages du Rempart. Je conçois parfaitement que beaucoup d’habitans de l’île se soient arrêtés sur la hauteur, sans aller au-delà. Il fallut, au pas de ma mule fatiguée, suivre la rampe par laquelle on descend en pente douce sur le champ de lave : n’ayant plus d’autre ombre que celle de mon chapeau, j’en conclus qu’il était midi. Cependant il soufflait du large une brise vivifiante ; la chaleur ne semblait point étouffante comme au Bengale, mais ferme et presque agréable comme sur le littoral du Pérou. La grande difficulté, c’était de faire passer une mule prudente et circonspecte à travers les mille crevasses du sol ; rebelle à toute direction de ma part, la bête s’obstinait à choisir la route : tantôt tendant le pied pour sonder des pâtés de lave enroulés comme d’énormes colimaçons, tantôt se rassemblant pour franchir avec confiance une large fissure, elle trottait, et marquait avec les mouvemens de son oreille les impressions d’un instinct curieux à étudier.
Cette plaine désolée était, il n’y a pas long-temps, couverte de forêts, depuis le pied de la Fournaise jusqu’à la mer, comme les contrées environnantes. Un soir, le volcan se couronna de flammes et de fumée ; de la forge en travail se mirent à ruisseler avec un pétillement extraordinaire des torrens, des rivières de feu ; puis la lave, s’avançant ici par avalanches et là par larges nappes, enleva les grands bois tout debout et comme implantés sur cette matière incandescente, dont la brûlante chaleur crispait leurs feuilles et tordait leurs branches. Les arbres, précipités dans la plaine, jusque sur la plage, disparurent absorbés sous ces masses en fusion que la mer arrêta au milieu de leur course, et changea en roches solides avec un fracas épouvantable. De bien loin à la ronde, on arrivait pour contempler cette lutte acharnée de deux élémens ; les navires étaient éclairés dans leur marche par ces lueurs empourprées qui faisaient pâlir les étoiles, et les navigateurs carguaient leurs voiles afin de jouir du magnifique spectacle qui frappait leurs yeux d’une façon inattendue. Il ne fallut peut-être qu’une nuit pour changer en désert tout un pays boisé ; autour du cratère, qui se repose pendant l’hivernage et lance sa fumée pendant la saison sèche, on distingue les lignes violettes et noires tracées par les flots de lave. Sur des hauteurs abritées par un ravin, par une fissure, paraissent encore de grands takamakas blancs et morts comme ceux du Vieux-Brûlé, dans les troncs desquels niche, dit-on, le paille-en-queue, ce bel oiseau des tropiques au plumage argenté. Le fait me semble douteux ; cependant j’ai vu beaucoup de ces hôtes de la plage voler au-dessus de ma tête en se dirigeant vers ces arbres dépouillés où les oiseaux de terre n’oseraient plus se poser.
Le piton de Fournaise est l’un des moins hauts de l’île : on lui donne 2,200 toises d’élévation, c’est-à-dire un peu plus des deux tiers du piton des Neiges, le seul où l’on trouve de la glace en toute saison ; ce dernier est un volcan éteint comme la plupart de ces autres cimes chenues si souvent voilées par les nuages de la mousson. Saint-Denis et Saint-Paul ont aussi leurs pays brûlés, et plusieurs personnes pensent que, les cratères s’étant successivement refermés en commençant par le nord-est de l’île, la Fournaise, située à la pointe sud-est, ne tardera pas à s’éteindre à son tour ; mais peut-on assigner aux plus inexplicables phénomènes de la nature une marche, une direction absolues ? L’espace envahi par la dernière coulée a environ deux lieues d’étendue du Rempart à la pointe de Tremblet. En s’arrêtant à cette pointe, la lave a bouleversé le sol. Bondissant par-dessus des roches, elle les a déplacées ou recouvertes de façon à laisser du côté de la mer des grottes profondes envahies à moitié par des arbres et des lianes, tant la végétation est vigoureuse et prompte à reprendre le dessus dans les régions tropicales. Sur ce point, le chemin n’est plus praticable. Arrivé sur un roc abrupte d’où je ne pouvais plus faire descendre ma monture, assailli par un grain furieux, je n’eus plus d’autre ressource que de laisser sur son piédestal la mule revêche et de chercher un abri dans les grottes. La pluie augmentant, l’eau ruisselait et formait des lacs. Tout à coup, de dessous une pirogue neuve renversée près du cap, je vis sortir six grands créoles, charpentiers et bûcherons, qui vinrent se réfugier près de moi. Leur patois, leur accent, les traits assez réguliers de leurs visages d’un blanc mat, leurs façons et leur propos, tout me rappelait les petits habitans de la Haute-Louisiane, du Bas-Canada, de l’Illinois. Comment se fait-il que ces Français anciens aient pris à la fois sur une île d’Afrique et sur le continent américain des allures semblables ? D’où vient qu’en s’éloignant d’un type commun, ces familles, qui se sont rapprochées de la nature, aient marché parallèlement ? Ne faudrait-il pas conclure de là que la civilisation, en perfectionnant le caractère des peuples, leur donne ces nuances tranchées, ces différences si sensibles qui les distinguent les uns des autres ?
Tout en fumant leur petite pipe de boucanier, à laquelle ils s’empressèrent à l’envi de me laisser allumer un chiroute de manille, objet nouveau pour eux, les bûcherons me donnèrent des renseignemens sur la route à suivre ; ils me citèrent l’un après l’autre les quarante espèces de bois propres à la construction et aux travaux d’art que fournit leur île ; mais comment présenter à des Européens des noms comme ceux-ci : bois blanc, bois de nate, bois de pomme, bois de nèfle, etc ? On reconnaît là les anciennes appellations appliquées par les premiers habitans à des espèces nouvelles ; les savans sont venus trop tard pour changer ces naïves nomenclatures, qui sont les mêmes dans toutes les colonies. Les pièces de bois que ces bûcherons travaillaient devant moi, ils les amenaient des hauteurs voisines tout équarries en les faisant glisser à force de bras ; puis ils les creusaient en pirogues qui, conduites par une pente rapide de la pointe sur la plage, étaient hissées à bord d’une barque et dirigées sur Saint-Pierre. Tout à coup la barque à l’ancre au pied du rocher ne pouvant plus résister à la violence des vagues, se mit à fuir devant la tempête ; ma mule, résignée, demeura seule comme le point de mire de l’orage. Il ne fallut pas moins des six bûcherons pour la forcer à rentrer dans le sentier ; mais je m’aperçus bientôt que sa corne était rongée au vif par l’effet de cette lave rude comme une lime. Quand les animaux souffrent, ils ne se plaignent pas, ils résistent et protestent.
Sur cette pointe lointaine, pays neutre à peu près entre les deux arrondissemens, les hôtels manquent, et on a recours à l’hospitalité créole ; au petit hameau de Saint-Philippe, qu’on traverse à la sortie de ce désert, c’est au presbytère qu’on va frapper. Sur les grandes habitations, il y a des pavillons isolés du principal corps de logis où le voyageur, l’ami, l’hôte convié séjournent volontiers dans une liberté parfaite sans être astreints à se rapprocher de la famille plus qu’ils ne le désirent. Là se trouveront rangés quelquefois sur les rayons d’une bibliothèque nos poètes les plus choisis ; alors c’est un double plaisir de lire des vers là où il ne s’en fait pas. D’ailleurs une colonie, quelque pittoresque que l’ait faite la nature, n’est jamais un lieu très poétique par lui-même : là où il n’y a ni monumens, ni objets d’art, on est par trop heureux de se réfugier dans les livres, surtout lorsqu’on tombe en pleine récolte chez un planteur absorbé par la vue du sirop qui coule de ses cannes.
Une fois le Grand-Brûlé franchi, nous voilà dans la partie sous le vent ; moins découpée de petites anses, la côte s’allonge presque en ligne droite sous le flot régulier qui la bat. Bientôt se déploient les vastes sucreries de Vincendo, qui font le pendant de celles du Piton-Rond : plus loin fument les usines de la ravine à l’Angevin ; le boulanger mulâtre, qui s’en va sur son âne distribuer les pains aux portes des maisons, annonce qu’on se retrouve en pays civilisé. Une route monotone, parce qu’elle traverse des terres cultivées, amène le voyageur au milieu du village de Saint-Joseph, et l’on regrette presque les nuées de l’autre rive, tant le soleil est piquant sur ces chemins poudreux ; et puis, quoi de plus niais que de galoper en escarpins, un parasol à la main, devant de belles et riches demeures bien fermées, bien ombragées, où chacun se repose sur des nattes en attendant le soir ? Comment frapper à ces volets demi-clos pour demander au passage une orangeade, un simple fruit qui mettrait tant de valets en rumeur ? La cabane vous attire mieux ; le voyageur sent que le pauvre, heureux et fier du verre d’eau qu’il offre, montrera un certain empressement à l’accueillir. Les grands champs de cannes vertes, au milieu desquels surgissent les têtes de noirs, sont tristes à l’œil ; ils offrent trop crûment le symbole du rude travail de l’esclave sans salaire et de l’opulence du maître. Mais ce qui me frappa devant ces maisons, entourées de jardins parfois délicieux et assises au bord de la mer, ce qui lui donne un air de gaieté ce sont des volières charmantes pleines de jolis oiseaux apportés comme les arbres de l’enclos, de toutes les parties du monde. Dans un pays dépeuplé de volatiles, on a senti le besoin d’entendre autour de soi le gazouillement si vif, et si joyeux dont on ne peut se passer là où il n’y a pas d’hiver, et par suite pas de printemps. À Saint-Pierre, à Saint-Denis, à Saint-Paul, j’ai admiré ces volières où le chardonneret d’Europe, trop connu pour que nous l’admirions, rivalise avec le cardinal et le bengali ; je ne pouvais les voir sans me rappeler les cages dorées suspendues aux voûtes des églises à Lima.
Grace à l’extraordinaire variété des sites, le paysage change d’un village à l’autre ; au sortir des plantations coupées de distance en distance par des collines, par des ravins, par des cours d’eau habilement ménagés, on aperçoit Saint-Pierre, la troisième ville de la colonie. Ce qui la distingue des autres, c’est une apparence de port ; l’embouchure de la rivière d’Abord abrite les caboteurs de la côte durant la saison dangereuse. Ces caboteurs sont en petit nombre, car on porte à peine à cent le nombre des marins appartenant au pays, et cela s’explique. Les navires, n’étant pas plus exposés autour de l’île que dans les deux rades, s’en vont eux-mêmes de quartier en quartier chercher leur chargement : alors le cabotage est à peu près supprimé. Les sucres cueillis dans la banlieue richement cultivée, sont emmagasinés dans de vastes hangars le long du quai ; de beaux attelages de mules amènent leurs lourdes charges par des routes pleines de poussière, mais bien entretenues. Saint-Pierre est un canton opulent, joyeux, qui paraît avoir moins souffert que les autres des mauvaises récoltes et de spéculations hasardées. Depuis le bord de la mer jusqu’à une ligne de montagnes d’un bleu foncé, nettement découpées dans un ciel magnifique, c’est-à-dire sur l’espace de plusieurs lieues, s’étendent de belles plantations arrosées avec soin. Il s’échappe du flanc de ces roches azurées des ruisseaux d’une limpidité extrême et assez puissans pour être employés comme moteurs dans les usines. L’eau, conduite par des canaux faits de planches, suspendus parfois à de grandes hauteurs, tombe sur la roue démesurée qui met en mouvement les cylindres destinés à broyer les cannes. Dans toute la partie sous le vent, moins abondante en rivières, on a su utiliser les plus petits ruisseaux ; aussi de toutes parts entend-on murmurer l’eau qui bondit dans les fossés, comme si elle était heureuse de courir à son gré, après avoir servi aux besoins de l’homme.
Appuyée comme Saint-Denis sur un ravin profond creusé verticalement par la rivière d’Abord, décorée d’une place carrée où la garnison s’exerce à l’ombre des arbres verts, coupée de rues régulières, de jardins, la ville de Saint-Pierre se pavane le long de sa plage de sable et de galets ; elle est assise là comme la capitale de la région des sucres qui s’étend depuis la fin des Brûlés jusqu’aux caféteries de Saint-Leu. Quand on a dépassé Saint-Louis, hameau charmant à cause des ruisseaux qui coulent à pleins bords de chaque côté de la rue, aussi frais, grace à leur rapidité, que le soleil est brûlant, on ne tarde pas à apercevoir sur la droite, au fond d’une vallée sablonneuse, le colossal établissement du Gol, qui doit englober toutes les sucreries du canton. On est surpris de voir des chameaux amenés de Mascate se promener dans une cour côte à côte avec les mules du Poitou. Si ce n’était la rareté des fourrages, il est probable qu’on verrait aussi des éléphans sur cette île, qui, moins rapprochée de l’Europe, dont elle relève, que des quatre autres parties du monde, tire ses bestiaux, ses bêtes de somme et de trait, ses chevaux de selle, indistinctement et à son choix, de France, d’Arabie, de Sydney, de Madagascar, de Buenos-Ayres[4]. Vu des hauteurs voisines, l’étang salé du quartier de Saint-Louis, allongé en croissant sur le bord de la mer, avec laquelle il communique en certaines saisons, et comme envahi par les monticules mouvans d’un désert tout africain, présente un aspect de désolation absolue, de grève stérile et d’eau impotable dont l’île offre peu d’exemples ; mais il lui fallait cela pour être complète.
Comme je redescendais la colline élevée que contourne la route en livrant aux regards une immense étendue de flots scintillans et de sables dorés, je vis s’avancer vers moi un convoi assez nombreux de nègres des deux sexes conduits par des gendarmes et les menottes aux mains. Si vous demandez quels sont ces malfaiteurs, on vous répondra : des noirs marrons, jeunes filles à tête folle, au cœur ardent, vieillards au front gris, aux regards sournois, coupables de s’être ennuyés à bêcher les cannes à sucre, et d’avoir cédé à l’instinct qui les portait à fuir. Pendant la halte du jour, on les fera s’asseoir sous un hangar, les pieds sur une barre de fer à laquelle s’adaptent des grilles, et là, bien scellés, ils prendront un repas quelconque sous la surveillance des gardiens. De pareilles rencontres, et elles ne sont pas rares, vous font tout à coup tourner les regards vers la France avec une amertume inexprimable. Quelque chose vous dit au fond de votre cœur révolté que le temps de l’esclavage est fini, par cela seul que, partout où il règne, la loi naturelle est logiquement abolie. Moins sensible que moi à une misère dans laquelle il vivait lui-même, mon guide regarda passer ses camarades d’un œil qui semblait dire : C’est bien fait pour vous, misérables ! Et cette stupidité en lui, fruit nécessaire de l’esclavage, m’affligeait cruellement. Mais détournons nos regards de ces spectacles honteux pour l’humanité : chassons loin de nous le souvenir de ces histoires, de ces faits qu’on voudrait n’avoir ni vus ni entendus ; continuons notre route par-delà la ravine des Avirons, qui sert de limite aux dunes. La nuit vient, le soleil se cache derrière les mornes, qui projettent jusque sur l’Océan leurs ombres immenses ; peu à peu, sur le ciel un instant désert, s’allument les planètes et les constellations de l’hémisphère austral ; au-dessus de nos têtes scintillent les deux groupes d’étoiles à demi nébuleuses que les marins appellent dans l’Océan Pacifique les Magellans, dans l’Océan indien Maurice et Bourbon. La lune, comme accrochée sur la cime d’un cratère éteint, laisse tomber ses lueurs étranges à travers les ravins, les fissures des montagnes ; à cette heure, tout travail a cessé dans l’île ; le noir, qui siffle en courant à travers les cannes, est parti en course pour son propre plaisir, non pour le service du maître ; insouciant de la menace et du châtiment, tant que les ténèbres le cachent, il vagabonde.
Saint-Leu, joli bourg resserré entre la plage et des collines abruptes, bâti parallèlement à la mer, ne consiste guère qu’en une longue rue plantée de ces cèdres effilés qui décorent les quais de Pondichéry. C’est le grand entrepôt des cafés de la partie sous le vent ; les produits de cette côte, moins battue par la tempête, n’ont pas la saveur alcaline qu’on reproche avec un peu de prévention peut-être à ceux de la partie du vent. Toutefois, on conçoit qu’un terrain plus sec, plus semblable à celui de l’Yemen, soit aussi plus favorable au développement et à la maturité parfaite d’un fruit apporté de cette contrée. Les gourmets non-seulement distinguent, en le buvant, sur quelle partie de l’île a été cueilli le café, mais encore se vantent de reconnaître le crû, l’habitation, le coin du champ où la fève a mûri. Sans pousser aussi loin l’art de la dégustation, on ne peut s’empêcher d’admettre l’excellence des cafés de l’île Bourbon et de déplorer cette manie qu’ont eue les planteurs de substituer, en maints endroits, à la culture d’un arbuste qui faisait leur véritable richesse, celle de la canne à sucre, multipliée dans tant de colonies d’une façon extraordinaire et remplacée même dans des latitudes tempérées avec quelque succès[5]. Ceci explique le cri de détresse poussé par-delà les mers par les colons épouvantés d’une concurrence qui coïncide si malheureusement avec les dépenses énormes dans lesquelles ils viennent de s’engager en établissant des moulins à vapeur.
On peut considérer le canton de Saint-Leu comme le plus chaud de toute l’île ; quand le soleil darde en plein sur la mer calmée, le thermomètre, qui ne monte pas à Saint-Denis au-delà de 26 degrés, doit, sur cette côte brûlante, s’élever à 30 au moins. On se croirait alors à ces derniers jours de l’été à Calcutta, où les cigognes s’en vont d’un vol hardi chercher quelque fraîcheur dans les régions supérieures de l’atmosphère, se balançant à des hauteurs prodigieuses sous un ciel bleu comme celui de l’Égypte. Aussi je plains le voyageur qui, comme moi, sera réduit à gravir à pied, sur une route pavée de larges pierres glissantes, des collines arides, déboisées, suspendues au-dessus de la Grande-Ravine. C’est par un sentier en zig-zag, heureusement ombragé de mimosas à la partie culminante, qu’on arrive avec d’horribles fatigues à la ravine des Trois-Bassins. Mais aussi quelle nature ! quels paysages variés, quels horizons splendides renouvelés incessamment Il faut bien que le soleil soit à l’unisson des grandes scènes qu’il éclaire. En rentrant au milieu des plantations de cannes, largement coupées d’avenues immenses dans lesquelles s’épanouit la rose de Bengale en longues allées, on retrouve par instans la mer scintillante comme un miroir d’argent ; des navires descendent péniblement la côte en louvoyant ; la brise les abandonne, et ils restent immobiles avec leurs grandes voiles aplaties sur les mâts, tandis que le goéland et le paille-en-queue effleurent les flots de leurs ailes. À la pureté de l’atmosphère, on prend confiance dans ce climat tropical, qui a le bien rare privilége d’être à la fois magnifique et salubre. Aucune maladie endémique n’afflige la colonie ; le chiffre des mortalités (2, 36/100 p. 100, ou environ un 42e, fourni par toute la population libre, dont les deux tiers au moins se composent d’Européens de naissance ou d’origine) est à peine égal à celui que présentent les calculs analogues faits sur l’ensemble des départemens de la France[6]. Dans toute l’île, on ne rencontre pas d’animaux féroces ou nuisibles ; les singes n’y viennent pas comme à Maurice dévaster les plantations, et le serpent, le fléau de l’Inde, n’y menace ni l’homme, ni les bestiaux. De vieux colons vous diront tout bas dans l’oreille qu’on a découvert depuis quelques années des reptiles déposés sur la plage par des Anglais ; mais nos voisins ne sont pas Carthaginois à ce point : ils se contentent, dans leur sollicitude pour la race noire, d’inquiéter les habitations par certaines brochures rédigées dans un esprit d’émancipation sur lequel on ne se méprend guère.
À l’embouchure de la rivière de Saint-Gilles, qu’on traverse au sortir du quartier de Saint-Leu, et dans l’anse de ce nom, le gouvernement avait songé à creuser un port, mais l’expérience a prouvé qu’il faudrait au moins six années et bien des millions pour achever ce travail. Pour comble de malheur, cet abri offert aux navires les eût entraînés loin de la capitale et à une distance assez considérable de toute ville. Ici, nous avons à gravir encore une colline très élevée, dominée à des hauteurs infinies par le Brûlé de Saint-Paul, puis par le Grand-Bénard, le second des pics de l’île ; sur le revers opposé de cette colline, on jouit d’un panorama vraiment merveilleux. À droite, au-delà des vallons escarpés qu’arrose, le Bernica, et sur lesquels s’échelonnent en gradins des plantations de toute espèce, café, girofle, maïs, se profilent des montagnes abruptes, sombres, développées en demi-cercle jusqu’à la mer. À leur pied s’étend un delta formé par les cailloux que promènent les torrens et que repoussent les vents alisés ; à travers cette plaine pierreuse, impossible à cultiver, serpente la rivière des Galets, tantôt réduite à un filet d’eau, tantôt débordée. Dans ce vaste tableau se trouve circonscrit un autre paysage qui en est le premier plan ; il se compose de la ville de Saint-Paul vue à vol d’oiseau, découpée de vergers, cernée par son grand lac, assise devant une belle rade où se balancent de nombreux navires. À mesure qu’on descend par la rampe taillée dans le roc comme un escalier, la mer disparaît en s’affaissant, les montagnes grandissent, la ville dans laquelle on entre présente à l’œil satisfait des fleurs et des fruits qui s’épanouissent et se colorent au milieu du frais ombrage des jardins. Quelques champs de riz à moitié inondés verdissent par endroits. Comme pendant aux cocotiers que baignent des eaux douces empruntées au lac, se dressent près des flots salés de l’Océan, par bouquets ou isolés, des dattiers dont les grappes énormes feraient bondir de joie l’Arabe exilé de son désert. En voyant l’admirable position de cette ville, la gaieté de ses rues, l’air d’aisance que respirent ses maisons avec leurs enclos baignés de larges fossés, on conçoit qu’elle aspire à devenir la capitale de l’île. Le gouvernement français avait même eu l’idée, pour calmer les prétentions des habitans, de transporter à Saint-Paul la résidence des cours judicaires ; mais ceux de Saint-Denis firent entendre des plaintes si amères, qu’il fallut revenir à l’ancien ordre de choses. Aux États-Unis, quand une ville a pris par son commerce assez d’accroissement, on choisit quelque place naissante et moins favorablement située pour en faire le chef-lieu de la province ; mais peut-on établir deux capitales dans une colonie dont la population blanche ne suffirait pas à former ce que nous appelons une ville de troisième ordre ?
À l’extrémité du delta dont nous avons parlé, est situé le hameau de la Possession, ainsi nommé du lieu où prirent terre pour la première fois les navigateurs français. Entre ce petit établissement, le plus ancien de l’île, et la capitale, se dresse un amas de montagnes aussi inhabitables que le Grand-Brûlé, auquel elles correspondent, en formant la limite opposée de la partie sous le vent. Une route, praticable à dos de mulet, traverse ces hauteurs sauvages, largement crevassées par les pluies de l’été et par les bouleversemens qu’ont opérés sur cette pointe les volcans depuis long-temps éteints. Au lieu de suivre ce pénible sentier, montons à bord d’une de ces barques échouées sur les galets ; elles nous conduiront à Saint-Denis, malgré une mer toujours houleuse, malgré le calme et les grains, sous la direction d’un créole, pilote expérimenté ; les avirons, un peu lourds pour nos bras, sont mus par des noirs de bonne humeur, qui chantent des refrains bizarres. On suit une côte presque partout inabordable, excepté sur quelques points, à l’embouchure de vallées étroites, où les pêcheurs se bâtissent des huttes. À en juger par ces noms, la ravine de la grande chaloupe, la ravine à Jacques, la ravine à malheur, on devine qu’il a dû se passer par là, au temps des flibustiers, de curieuses et tragiques histoires. C’est par l’une de ces gorges que les Anglais, je crois, débarquèrent une partie de leurs forces en 1810, afin de tomber sur Saint-Denis du haut des mornes. Du cap des Lataniers, on file sur le cap Bernard, muraille de rochers perpendiculaires trouée par le flot en cavernes profondes ; la mer y mugit comme sur les points les plus sauvages de la côte de Bretagne. Mais déjà on découvre la rade, les navires de guerre mouillés en tête de la ligne, les chaloupes de batelage qui portent du bord au quai les passagers et les marchandises, les ponts volans fixés sur pilotis à une vingtaine de toises dans la mer, abaissant au-dessus des barques les poulies qui enlèvent, aux cris des noirs, les sacs de riz, les caisses, les vaches et les mules. Cette ville, qu’on avait trouvée si petite en débarquant d’Europe ou des Indes, semble avoir grandi aux yeux de celui qui vient de faire le tour de l’île.
La situation de Saint-Denis est moins attrayante que celle de Saint-Paul ; cependant la petite capitale, couronnée de montagnes en amphithéâtre, se présente bien et rappelle un peu Valparaiso. La rivière, dont la source se cache aux environs de la plaine d’Afouge et de la plaine aux Chicots, au flanc d’un piton volcanique, arrive brusquement dans la vallée par un défilé d’une profondeur effrayante, qui va s’élargissant jusqu’à la mer ; sur la rive gauche se prolonge un ravin escarpé, couvert dans toute sa longueur de jardins où mûrissent peut-être les meilleurs fruits de la colonie. D’en bas, cette muraille basaltique, tapissée de verdure, incrustée de rampes et de chemins en pente douce, que bordent les agaves et les acacias, semble un gracieux parterre suspendu au sommet d’un rempart. D’en haut, l’œil plonge sur le ruisseau, sur ses bords bien ombragés, où des moulins se cachent au milieu des plus frais bosquets. La ville est assise entre une grève de sables fins, plantée d’arbres verts, et ce demi-cercle de montagnes, dont la base, près du Fort-Blanc, se revêt de bois touffus. La plaine des exercices et la poudrière se trouvent au-dessous de cette petite forêt, j’allais dire de ce mâqui, car c’est sous son ombre que j’ai lu Colomba[7]. Dans la ville, il n’y a pas d’édifice qui mérite d’être cité ; les rues de la partie marchande, coupées à angle droit, sont bordées, vers le centre, de boutiques, de magasins, tous européens, et se terminent par de jolies habitations d’un aspect moins uniforme ; la claire-voie, le barreau, s’ouvre sur des bosquets ; des allées tournantes conduisent au pavillon, souvent fait de planches, mais propre, aéré, bien adapté au climat. Parmi les productions des îles et des continens voisins, on remarque surtout le ravenala de Madagascar, l’arbre du voyageur, aux fruits lisses et écailleux, aux longues feuilles en éventail, qui a la propriété de conserver dans son tronc poreux une grande quantité d’eau. En remontant la principale rue qui part de la mer, on arrive au jardin du Roi, qui est fort petit, mais arrosé de bassins[8], et distribué avec goût. Les promenades du matin y sont charmantes et instructives même, quand on a pour cicérone le directeur M. Richard, qui, après avoir étudié la botanique et pratiqué l’horticulture dans les quatre parties du monde, est venu continuer ses travaux sur cette île curieuse, déjà explorée par lui dans toutes ses localités. Il donne ses soins particuliers à des pépinières établies dans le but de fournir aux colons les arbustes à fleurs et les arbres à haute tige, qui sont le plus bel ornement des lieux cultivés.
La circonférence de l’île est de quarante-huit lieues ; la population totale s’élevait en 1837 à 109,330 individus, dont 39,817 libres et 69,513 esclaves ; ce qui ne donne guère qu’un habitant par deux hectares. Le nombre des affranchissemens, qui, de 1830 à 1843, a été, dans nos quatre colonies, de 39,820, paraît moins satisfaisant à Bourbon qu’à la Martinique et à la Guadeloupe[9] : on y compte en tout à peu près 10,000 individus de couleur libres ; mais ils ne forment pas là comme aux Antilles, comme à la Nouvelle-Orléans, comme au Brésil surtout, une classe à part, indépendante par caractère, souvent menaçante. On a essayé d’introduire dans la colonie, à côté de ces travailleurs émancipés, des Indiens de la côte de Coromandel et de l’Orissa. Les premiers engagemens n’ayant pas été faits avec assez de discernement et de sagesse, les nouveaux venus, koulies et parias, peu satisfaits de leur sort, ont déserté l’île. De plus de 3,000 qu’ils étaient en 1830, il n’en est pas resté 1,500 ; aujourd’hui, c’est de loin en loin qu’on rencontre un turban rouge dans les bazars et sur les chemins. Cependant l’île voisine n’en a pas moins de 10,000 à 15,000, et bien qu’une première tentative ait été pour nous infructueuse, la question des immigrations s’est représentée d’elle-même, à propos de l’émancipation des noirs. La commission spéciale chargée d’examiner les questions relatives à l’esclavage et à la constitution politique des colonies a rédigé, sous la présidence de M. le duc de Broglie, de longs et sérieux rapports sur ces matières pleines d’intérêt. Les débats sont ouverts ; de leur côté, les planteurs de Bourbon ont envoyé un délégué à l’île de France pour y chercher des argumens contre les tendances abolitionnistes de l’Europe. En attendant, le nègre de pioche est coté, comme dans les autres colonies, au prix de 1,500 francs environ.
Saint-Denis a un collége royal dans lequel cent cinquante élèves environ reçoivent une instruction pareille à celle que l’Université donne à la jeunesse française. Outre les maîtres d’usage, cette institution renferme un professeur de droit et un instructeur militaire ; six bourses dans les colléges et les écoles spéciales de la métropole sont accordées à la colonie, au profit des élèves qui les ont méritées par leur zèle et leurs succès. L’instruction primaire est confiée tant à des instituteurs (appartenant quelquefois à la classe des hommes de couleur libres) qu’aux frères des écoles chrétiennes. Les sœurs de la congrégation de Saint-Joseph distribuent en grande partie l’enseignement aux jeunes filles. Ces dames ont aussi une maison à Pondichéry, et leurs services dans l’Inde ont été si bien appréciés, que la ville de Madras les a accueillies, et la capitale du Bengale les a demandées. La justice est administrée par une cour royale, deux cours d’assises et deux tribunaux de première instance ; six juges de paix résident dans les principaux quartiers de l’île. En dehors de l’administration judiciaire et politique, il s’est formé dans la colonie des associations charitables destinées au soulagement des familles pauvres, car il y a de la misère même dans les pays où les besoins sont le moins multipliés. Les petits blancs, il faut bien le dire, montrent une extrême répugnance pour le travail manuel, qui, d’après leurs préjugés, les assimilerait aux noirs. Ainsi, l’esclavage est une des causes pour lesquelles l’industrie reste languissante dans l’île, ceux qui devraient être les meilleurs ouvriers fuyant par instinct les ateliers et repoussant toute apparence de sujétion.
La garnison, qui ne consistait qu’en deux compagnies d’artillerie, une demi-compagnie d’ouvriers et un demi-bataillon du deuxième régiment de marine[10], a été augmentée en 1841, dans la prévision des évènemens à venir ; ce sont les soldats eux-mêmes qui ont défriché le terrain et préparé les baraques pour leurs compagnons attendus. Les troupes de la garnison sont réparties dans les principales localités de l’île ; chaque village a son canon qui règle, le matin et le soir, le mouvement de la rade et l’heure de la retraite pour les noirs. À ces troupes réglées on doit ajouter les milices, qui s’élèvent environ à sept mille hommes ; un cinquième se compose d’hommes de couleur, parmi lesquels on compte plus de vingt officiers. Quand le gouverneur va, au nom du roi, qu’il représente, ouvrir la session, il est escorté par un détachement de cavalerie, compagnie supplémentaire, formée de la jeunesse élégante et riche comme la 13e légion de Paris. Le service se fait généralement avec zèle et régularité. Le petit blanc surtout se montre empressé à remplir les devoirs de citoyen ; au premier appel, il descend la montagne, pieds nus, tenant sur l’épaule le fusil soigneusement enfermé dans le fourreau de cuir. Il n’a pas d’uniforme, mais ses habitudes de chasseur, sa fierté personnelle, qui le porte à se placer si fort au-dessus de la classe mêlée, en ont fait et en feraient encore un bon soldat. Il a donné plus d’une preuve d’énergie et de patriotisme dans les évènemens dont l’île a été le théâtre de 1793 à 1818.
Depuis le commencement de la révolution jusqu’en 1803, la colonie se gouverna elle-même. Au gouverneur déposé se substitua une assemblée coloniale, laquelle se mit à suivre de son mieux le mouvement qui s’opérait en France ; cependant son zèle pour les idées de liberté se trouva en défaut sur un point important ; les agens du pouvoir central envoyés pour proclamer sans façon l’abolition de l’esclavage ne purent pas même débarquer dans l’île. Les premiers élans de l’enthousiasme révolutionnaire une fois calmés, les modérés l’emportèrent ; bientôt cependant il y eut contre eux une réaction terrible ; cent huit des principaux habitans, condamnés à la déportation, prirent le chemin des Seychelles ; une frégate anglaise se trouva là, qui coula leur navire et se chargea de faire périr dans les flots ceux auxquels le parti vainqueur avait voulu laisser la vie. Devenue une petite république, la colonie traita d’égale à égale avec les puissances, reçut les ambassadeurs de Tippo-Saheb et lui fournit des secours. Elle-même se fit représenter près du nabab par un agent qui l’aida dans ses guerres contre les Anglais ; cependant la garnison était réduite à cent cinquante hommes !
Grace aux corsaires qu’elle lançait vers les côtes de l’Inde, grace aussi à l’admission des navires étrangers sur ses rades, l’île, abandonnée de sa métropole, continua de prospérer. Sous l’administration du général Decaen, arrivé à l’île de France en septembre 1803, ce brillant état de choses se soutint encore jusqu’à ce que les croisières ennemies trop multipliées vinssent mettre un terme au double genre de commerce qui enrichissait la colonie. En juillet 1810, les Anglais débarquèrent par deux côtés sur Bourbon, au nombre de quatre mille ; une centaine de soldats européens, soutenus de deux compagnies mobiles de créoles et de 1,200 miliciens, leur opposa une vive résistance. La victoire resta à l’ennemi, qui quatre mois plus tard s’emparait aussi de l’île de France. En 1815, l’île Bourbon nous fut rendue ; les habitans, las de ces changemens de maître, adoptèrent le nouveau régime qui rendait au pays son ancien nom. Aux cent-jours, la population et les troupes refusèrent de reconnaître l’autorité impériale d’une part, et de l’autre dédaignèrent d’obéir aux Anglais qui sommaient la colonie de se mettre sous la protection fort équivoque du pavillon britannique. Le blocus fut continué, puis l’ennemi se retira trois mois après, mais non sans avoir capturé le long de la côte quelques navires désarmés.
Il s’en faut de beaucoup que l’île Bourbon, appauvrie depuis quelques années, puisse rivaliser de luxe avec l’île de France, sa voisine ; ici l’influence anglaise se fait sentir. Entre le Port-Louis, les Indes orientales et le Cap, des relations incessantes sont établies, qui donnent à la localité un mouvement, une animation qu’on ne peut s’attendre à trouver dans les petites villes de Saint-Denis et de Saint-Paul. Tout au plus même si l’on rencontre à Bourbon cette gaieté que les employés civils et militaires de Madras viennent chercher à Pondichéry, et que la Louisiane, devenue américaine, avait su conserver si long-temps. Il semblerait que les colons s’ennuient sur leur île, tant ils sont enclins à braver les périls et les fatigues d’une navigation de trois mois, à franchir une distance de près de quatre mille lieues pour venir en Europe jouir du produit de leurs récoltes ; désormais les communications multipliées et faciles attirent le planteur en France, comme elles entraînent le provincial à Paris. Aussi les rues des petites villes, celles de la capitale même, sont peu bruyantes ; à peine le soir verra-t-on quelques promeneurs assis sur le quai, les yeux tournés vers la mer souvent menaçante, respirer le frais un instant pour revenir dans l’intérieur de la famille passer l’heure des visites. Alors, à travers les arbres du jardin, derrière les feuilles si larges agitées par une brise légère comme des rideaux de verdure, on entendra le piano redire les contredanses et les galops de la saison passée ; mais la grande voix de l’Océan domine cette musique, et l’on se croirait captif sur cette plage où la vague semble crier un éternel qui vive ! À ces mêmes heures, la grosse et folle joie retentit dans les faubourgs, dans les baraques échelonnées le long du ravin, aux bords de la rivière ; c’est là qu’habitent de jeunes filles de couleur, esclaves encore comme l’indique leur pied nu qui s’échappe de dessous la robe de soie, et libres de mener la vie qu’elles veulent, pourvu qu’une somme fixe soit remise au maître à la fin de la semaine ; des mulâtresses libres, connaissances anciennes des navigateurs de la mer des Indes, chez qui les marins des vieux temps se réunissent pour causer de négriers chassés par les croiseurs, ou de traitans qui cherchent fortune au pays des Hovas ; enfin des personnes de sang croisé, malgache ou indien, au teint foncé, mais aux traits fins, à la longue chevelure soyeuse, d’origine libre, parfaitement distinctes du type africain par la délicatesse du profil et la petitesse du pied. Toute cette population, qu’il ne faut pas confondre dans une même classe, a cela de commun, que ses désirs ne s’étendent pas au-delà du rocher sur lequel la nature l’a fait naître ; elle forme avec les petits blancs, répandus dans les campagnes, la portion vraiment stable des indigènes. Enfin, dans les rues plus écartées, quand la nuit s’avance, la mandoline grossière, faite d’un arc de bois auquel pend une calebasse vide, résonne çà et là, raclée par un noir en gaieté qui bondit en répétant son refrain, et applique l’instrument à son oreille comme pour se saturer de ces sons peu harmonieux qui lui rappellent l’Afrique. Le matelot attardé, qui n’est pas rentré à bord au coup de canon, fuit, traqué par les patrouilles, et l’étranger inconnu est réduit à s’aller distraire aux théâtres ambulans qui s’établissent dans les trois principales localités de la colonie, lorsque s’y arrêtent par hasard quelques acteurs en tournée revenant de Batavia au Bengale ; à ces artistes se joignent quelques amateurs, et le vaudeville se joue tant bien que mal.
À Bourbon, les agrémens de la vie consistent dans la douceur du climat, dans la paix d’un intérieur respecté, dans les relations amicales avec des voisins égaux en position, unis par la communauté d’intérêts. Toutefois, ce qui distingue particulièrement la petite colonie africaine de celles qu’a conservées la France dans les îles et sur la côte d’Amérique, c’est que, plus isolée, abandonnée même de la métropole durant une période de crise, elle a dû à ses propres efforts, à ses seules forces, le développement de sa culture, la prospérité remarquable dont elle a joui ; il est arrivé de là que ses habitans ont dans le caractère beaucoup d’indépendance. L’émancipation des noirs, proclamée à l’île Maurice et au cap de Bonne-Espérance par une nation qu’ils ont droit de dire hostile, a indisposé les colons contre cette mesure, devant laquelle ils reculent toujours, au lieu de s’y préparer. Il leur semble presque, et l’erreur est fâcheuse, que la France s’unit avec un peuple poussé par un mauvais vouloir pour les dépouiller d’une propriété consacrée par les lois, ils ont eu peur même de l’enseignement religieux, distribué aux noirs avec discernement, sous le contrôle de l’autorité : oubliant ainsi que le maître, s’il doit, dans son intérêt propre, les secours du médecin à son esclave, est tenu en sa conscience de l’initier, d’autre part, aux espérances futures, qui lui feront supporter plus patiemment sa condition exceptionnelle. Les entraves que nos lois apportent au commerce des colonies ne sont pas, malheureusement, de nature à dissiper ces préventions à l’égard des dispositions de la métropole. Cependant la jeunesse aisée de Bourbon, qui vient en grande partie terminer ses études en France, puisera sur le continent européen des idées plus justes ; deux mille cinq cents enfans des deux sexes, qui reçoivent dans la colonie même les bienfaits d’une éducation première, devront aussi secouer ces préjugés. Le pouvoir à peu près absolu dont jouit le maître sur son habitation dès sa jeunesse explique ces fantaisies, ces caprices, qui le portent tantôt à une excessive indulgence, tantôt à une grande rigueur envers ses esclaves. Il est si difficile d’être toujours équitable quand on a l’habitude de commander sans contrôle. Avec cette préoccupation du maintien de l’autorité on verrait disparaître les dissonances fâcheuses qui choquent dans le caractère du colon, car il suffit d’avoir voyagé dans un pays de plantations pour savoir combien le créole est naturellement hospitalier, charitable et humain. On peut aussi juger du respect qu’inspire le blanc aux esclaves par la remarque suivante : sur un total de 412 crimes commis par ceux-ci, c’est-à-dire par une population moitié sauvage de près de 70,000 individus, pendant une période de cinq années, on ne compte que douze voies de fait envers des hommes libres.
Favorisée de la nature sur plus d’un point, puisqu’elle a des volcans sans tremblemens de terre, un climat salubre sous les tropiques, un sol fertile et propre à toute espèce de cultures, l’île Bourbon voit aborder par an 150 et 200 navires, dont environ 90 partis des ports de France. Deux à trois mille navigateurs la visitent chaque année ; chaque année aussi elle échange avec la métropole et les pays voisins une population flottante de plus de mille individus ; son mouvement commercial était naguère de plus de trente millions de francs[11] ; malgré son éloignement de nos côtes, elle entretient avec la France des relations multipliées, journalières. Ce qu’elle a perdu de son importance en survivant pour ainsi dire à nos désastres au-delà du Cap, ne doit-elle pas le regagner à nos yeux, en se montrant comme l’unique point dans ces mers où nous ayons des troupes blanches, l’unique lieu où nous soyons chez nous ? Si les anciens travaux du port ordonnés par Labourdonnais ont disparu aux premiers ras-de-marée, si la digue, construite à force d’argent, renversée à son tour avec les navires qu’elle devait protéger, n’offre désormais qu’un danger de plus aux approches des terres, ne trouvera-t-on pas de nos jours le moyen de disposer aux abords d’une crique, dans une anse, derrière un promontoire, un abri quelconque où les marins ne soient pas livrés sans défense aux ouragans ? Est-il convenable que nos navires de guerre soient réduits dans la saison mauvaise, ou par suite d’avaries, à se réfugier au cap de Bonne-Espérance, ou à demander asile à ceux qui sont maîtres aujourd’hui de l’île de France ? Après avoir été une annexe de Madagascar, de cette grande terre à laquelle elle emprunte encore des bestiaux et du riz, la petite île, au pis-aller, ne pourra-t-elle à son tour profiter de quelque port sur cette côte, qui soit comme une dépendance de la colonie ? Faudra-t-il là-dessus demander conseil aux Anglais, qui, après avoir renoncé depuis long-temps à toutes leurs prétentions sur le pays des Hovas et des Séclaves, songent de nouveau à s’établir au fond de la belle rade de Diégo-Suarez !
- ↑ Ce tribunal, créé par un édit du mois de mars 1711, était soumis, pour les appels, au tribunal souverain de Pondichéry, chef-lieu des établissemens de la compagnie des Indes. Nous empruntons ces détails aux Notices statistiques sur les colonies françaises, imprimées par ordre de M. le vice-amiral de Rosamel, ministre secrétaire-d’état de la marine et des colonies. 1838.
- ↑ En 1836, le sol de Bourbon se trouvait réparti ainsi qu’il suit :
Cultures
65,702 hectares 231,550 hectares Savanes14,040 — Bois et forêts55,921 — Terrains incultes95,887 — Les terres cultivées formaient ainsi près du tiers du territoire de la colonie.
- ↑ Le produit annuel de la pêche peut s’élever à cent cinquante mille kilogrammes de poissons frais ; cette industrie occupe environ cinq cents individus libres et esclaves, et emploie près de deux cents embarcations.
- ↑ Le nombre des bestiaux est évalué environ à 60,000, parmi lesquels les chevaux, les mules et les ânes entrent à peu près pour 11,000. On a essayé aussi d’acclimater le buffle de Malabar dans la colonie. Les esclaves possèdent en outre plus de 70,000 porcs.
- ↑ Les caféteries de Bourbon, qui donnaient, en 1832, 1,129,750 kilogrammes, ne rapportaient plus, en 1836, que 928,200 kilogrammes, tandis que les sucreries présentent pendant la même période une progression croissante dont le chiffre s’élève de 19,264,900 kilogrammes à 23,384,116 kilogrammes. La culture du giroflier semble être la seule qui se soit maintenue d’une façon à peu près égale ; la moyenne pendant le cours des mêmes années, a été de 403,506 kilogrammes. Cette précieuse denrée est expédiée en grande partie dans les Indes, d’où la colonie tire en retour presque tout le riz dont elle a besoin pour nourrir ses noirs. L’île Bourbon cueille elle-même environ 800,000 kil. de riz, dont la récolte a lieu deux fois par an (de février en mai, d’octobre en novembre) ; mais elle en reçoit de Madagascar à peu près 2 millions et des Indes 12 millions de kilogrammes. On voit combien il s’en faut qu’elle se suffise a elle-même sous ce rapport. La quantité de blé que produit la colonie est aussi fort au-dessous de ses besoins, bien que, sur une population de cent mille ames, quinze mille personnes au plus mangent du pain ; la douane permet l’introduction des grains du Bengale et des farines américaines. Le cacaoyer a cessé d’être cultivé d’une manière spéciale ; mêlé çà et là aux girofliers, aux caféiers, il donne à peine 10,000 kilogrammes. Enfin le coton, qui, par son prix trop élevé (1 fr. 40 cent. le kil.), ne peut soutenir la concurrence avec celui des États-Unis, de l’Inde, de l’Égypte, à cause de la cherté des transports surtout, a disparu peu à près complètement.
- ↑ Sur 3,426 esclaves ayant dépassé l’âge de soixante ans en 1836, il s’en trouvait 258 de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans, et 28 de quatre-vingt-dix à cent ans. On est surpris de ces exemples de longévité dans une race qui habite les régions tropicales et sort en grande partie des régions les plus malsaines de l’Afrique.
- ↑ Voyez la Revue des Deux Mondes, livraison du 1er juillet 1840.
- ↑ La ville de Saint-Denis est approvisionnée d’eau par le canal Saint-Étienne, qui a 255 mètres de longueur.
- ↑ Le nombre des affranchissemens, depuis la fin de 1830 jusqu’à la fin de 1837, a été de 3,000 environ.
- ↑ Quand un petit roi de la côte de Madagascar, forcé par les Hovas de fuir son pays, mit sous la protection de la France l’île de Nose-Bey, sur laquelle il s’était réfugié, on envoya, pour garder le pavillon, un détachement de la garnison de la colonie.
- ↑ La moyenne du mouvement commercial dans les dix dernières années donne les chiffres suivans :
Importation dans la colonie
13,268,481 francs Exportation de la colonie17,409,213 francs Total30,678,213 francs