L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 29

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Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 144-149).


XXIX

ENCORE LA MARQUE NOIRE.


Le conseil des pirates avait déjà duré un certain temps, quand l’un d’eux rentra, et répétant ce salut qui avait, à mes yeux, quelque chose d’ironique, demanda qu’on lui prêtât la torche pour un instant. Silver y consentit et l’émissaire se retira, nous laissant dans l’obscurité.

« Nous touchons au dénouement, Jim, » me dit Silver d’un ton de familiarité tout amical.

J’eus la curiosité de jeter un regard par la meurtrière la plus rapprochée de moi. Le grand feu que j’avais vu en arrivant était maintenant tombé en braise, et je m’expliquai aisément pourquoi les conspirateurs avaient besoin d’une torche. À peu près à mi-côte, ils étaient réunis en groupe. L’un tenait la lumière ; un autre s’était agenouillé à terre, et je voyais la lame d’un couteau briller dans ses mains. Tous les autres se penchaient pour suivre avec intérêt son opération. Je vis alors qu’il tenait un livre, en même temps que son couteau, et je me demandais même comment ce livre pouvait se trouver là, quand l’homme qui était à genoux se releva et toute la bande revint vers la porte.

« Ils rentrent, dis-je à Silver.

Et je repris ma place contre le mur, car il me parut au-dessous de ma dignité d’être trouvé par eux en train de les guetter.

— Eh bien, qu’ils rentrent, mon garçon ! me répondit tranquillement Silver. J’ai encore plus d’une corde à mon arc. »

Les cinq hommes se montrèrent sur le seuil, pressés les uns contre les autres comme des moutons, et poussèrent devant eux celui que j’avais vu agenouillé. Dans toute autre occasion, il aurait été comique à voir, s’avançant gauchement, hésitant avant de poser un pied devant l’autre, et tenant sa main droite fermée.

« Avance, mon garçon, lui dit Silver. Je ne te mangerai pas… Donne un peu ça, petit loup !… Je connais la civilité puérile et honnête, sois tranquille ! Et je ne ferai pas de mal à un délégué… »

Encouragé de la sorte, le pirate avança jusqu’au bout. Il passa quelque chose à Silver, de la main à la main, puis se replia au plus vite sur ses camarades.

L’autre regarda ce qu’on venait de lui remettre.

« La marque noire !… Je m’en doutais, dit-il… Où diable avez-vous péché ce papier ?… Mais voyons ! je ne me trompe pas ! Oh ! oh !… voilà qui porte malheur… Vous avez été couper ce rond dans une Bible !… Quel est l’idiot qui a déchiré une Bible ?…

— Là !… s’écria Morgan. Là !… qu’est-ce que je disais ?… C’est fait pour nous gâter la chance, je vous ai avertis !…

— Ma foi, vous avez fait une belle affaire tous tant que vous êtes ! reprit Silver. Ah ! ah !… je ne vous vois pas blancs !… Tous pendus pour le moins… Quel bêta de marsouin avait une Bible à lui ?…

— C’est Dick, dit quelqu’un.

— Dick ?… Eh bien, Dick peut faire son testament, le pauvre garçon !… Ce qu’il aura de chance maintenant ne l’étouffera pas.

Ici, l’homme qui était sorti le premier prit la parole.

— Assez de balivernes, John Silver, dit-il. Cet équipage vous a envoyé la marque noire en plein conseil, comme cela se doit. Commencez par la retourner et voir ce qu’il y a d’écrit, comme cela se doit aussi. Alors vous pourrez parler.

— Grand merci, George, répliqua Silver. Vous connaissez les règles, c’est ce qui me plait en vous… Eh bien, voyons, qu’est-ce donc qu’il y a d’écrit ?… Ah !… Déposé… Voilà la chose. Et fort joliment moulée, ma parole !… Tout comme de l’imprimé… C’est vous qui écrivez ainsi, George ?… Mais, sapristi, vous voici en passe de devenir un personnage ?… Vous seriez élu capitaine que cela ne m’étonnerait pas… En attendant, voulez-vous me donner le tison ? Ma pipe s’est éteinte.

— Allons, allons, dit George, trêve à tout ceci. Nous savons que vous êtes farceur, ou que vous croyez l’être. Mais votre rôle est fini, maintenant. Il ne vous reste plus qu’à descendre de ce tonneau et à venir voter avec nous.

— Tiens, moi qui m’imaginais que vous connaissiez les règles ! répliqua Silver avec dédain. Je vois qu’il faut vous les apprendre. Eh bien donc, sachez-le, je resterai ici. Et je suis toujours votre capitaine, vous m’entendez, — jusqu’à ce que vous m’ayez présenté vos griefs et que je vous aie répondu… En attendant, votre marque noire ne vaut pas un vieux biscuit !… Après, on verra.

— Oh ! n’ayez crainte, reprit George, nous savons ce que nous voulons… Et d’abord, vous avez gâché notre affaire. Vous seriez bien hardi de le nier… Puis, vous avez laissé sortir de ce blockhaus l’ennemi qui s’y trouvait pris comme dans une trappe. Pourquoi ces gens ont-ils voulu s’en aller ? je l’ignore ; mais il est clair qu’ils y avaient intérêt… Après cela, vous avez empêché que nous tombions sur eux quand ils battaient en retraite. Oh ! nous savons quel est votre jeu, John Silver : vous voulez vous ménager une porte de sortie, si les choses tournent tout à fait mal. Et c’est ce que nous ne permettrons pas… Enfin, notre dernier grief, c’est ce garçon-là.

— C’est tout ? demanda froidement Silver.

— Et c’est bien assez, répliqua George. Nous irons tous sécher au soleil au bout d’une corde à cause de vos bêtises.

— Eh bien, voyons, je vais vous répondre à vos quatre points, en les prenant l’un après l’autre. J’ai gâché cette expédition, dites-vous ? Êtes-vous bien sûr que ce soit moi ? Vous savez tous quel était mon plan et vous n’ignorez pas qu’il aurait suffi de le suivre pour que nous fussions tous actuellement à bord de l’Hispaniola, vivants et en bonne santé, avec du pudding à bouche que veux-tu, et de l’or plein notre cale, mille millions de tonnerres ! Or, qui n’a pas voulu m’écouter ? Qui m’a forcé la main, à moi le capitaine élu ? Qui m’a flanqué la marque noire le jour même où nous avons pris terre et a refusé d’attendre pour commencer la danse ? Ah ! c’est une belle danse, parlons-en ! Une danse qui m’a tout l’air de vouloir finir par une gigue au bout de la corde sur le quai des Pendus de la bonne ville de Londres… Mais à qui la faute ? C’est la faute d’Andersen, celle de Hands et la vôtre, George Merry. Et vous êtes le dernier survivant de ce trio de faiseurs d’embarras ! Et vous avez encore l’impudence de vouloir être notre capitaine, à ma barbe ! Par le diable, ceci enfonce ce que j’ai jamais vu de plus fort !

Silver s’arrêta et je vis bien à la figure de George et de ses camarades que ce petit discours portait coup.

« Voilà pour le grief numéro un ! reprit l’accusé en essuyant d’un revers de main son front baigné de sueur, car il parlait avec une véhémence à faire trembler la maison. Ma parole, cela me donne un haut-le-cœur, de revenir sur ces choses. Vous n’avez pas plus de mémoire que de raison, et je me demande où vos mères avaient la tête quand elles vous ont laissés prendre la mer. Vous, des matelots ?… vous, des chevaliers de fortune ?… allons donc ! Vous étiez faits pour auner du drap !…

— Continue, John, dit Morgan. Parle-nous des autres griefs.

— Ah ! les autres griefs !… Encore du propre !… Vous dites que nous avons gâché cette affaire !… Je vous crois. Si vous saviez seulement à quel point elle est gâchée !… À dire vrai, nous sommes si près du gibet que mon cou se raidit, rien que d’y penser… Vous n’êtes pas sans en avoir vu des pendus, le long de la Tamise, se balançant aux chaînes, avec des vols de corbeaux tout alentour !… Les matelots se les montrent en descendant la rivière avec le jusant. « Quel est celui-là ? » dit l’un. « Celui-là ? Eh ! c’est John Silver. Je l’ai bien connu, » répond l’autre. Et vous entendez les chaînes s’entre-choquer comme vous arrivez à la bouée… Eh bien, voilà où nous en sommes, grâce à ce beau parleur-là, à Hands, à Andersen et à tous les idiots qui ont voulu se mêler de ce qui ne les regardait pas… Et si vous êtes curieux de savoir ce que j’ai à dire du numéro quatre, — de ce garçon-là, — eh ! par tous les diables, est-ce que ce n’est pas un otage ? Croyez-vous qu’un otage n’ait pas son prix par le temps qui court, pour que j’aille m’amuser à le gâcher aussi ? Non, pas si bête. C’est peut-être notre dernière chance de salut. Je la garde. Tuer ce garçon ? Ah ! mais non, camarades. Quant au numéro trois… il y a beaucoup à dire au sujet du numéro trois. Peut-être comptez-vous pour rien d’avoir un docteur, un vrai docteur, qui vient vous voir chaque jour, — toi, Bill, avec ta tête cassée, et vous, George Merry, qui trembliez la fièvre il n’y a pas six heures et qui en ce moment même avez les yeux couleur jaune citron ?… Peut-être aussi ignorez-vous qu’il y a un autre navire en route vers cette île ?… Pourtant il y en a un, qui ne tardera pas à paraître. Et nous verrons alors qui sera bien aise d’avoir un otage, quand nous en serons là… Reste le numéro deux. Pourquoi j’ai traité avec les gens du blockhaus ? M’est avis que vous le savez bien un peu, vous qui êtes venus me lécher les bottes, pour que je le fisse, — oui, me lécher les bottes, vous étiez si découragés, — sans compter que vous seriez morts de faim sous deux ou trois jours… Mais tout cela n’est rien. Vous voulez savoir pourquoi j’ai traité ?… Tenez, le voilà, le pourquoi !… »

Et ce disant, il jeta sur le plancher un papier que je reconnus à l’instant, — la carte même, la carte jaunie, avec ses trois croix rouges, que j’ai trouvée dans le coffre du Capitaine !… Il m’était impossible de comprendre que le docteur s’en fût dessaisi.

Mais, si c’était une énigme pour moi, les rebelles ne songèrent même pas à en demander l’explication. Ils sautèrent sur ce papier comme des chats sur une souris. Je le vis passer de main en main. On se l’arrachait. Et c’étaient des cris, des rires enfantins… À peine auraient-ils témoigné plus de joie s’ils avaient tenu le trésor et s’ils s’étaient vus en mer, avec leur butin, dans un bon navire.

« Oui, dit l’un, c’est bien la griffe de Flint : J. F. avec un paraphe et un point au milieu. C’est ainsi qu’il signait toujours.

— C’est très joli, répondit George. Mais comment ferons-nous pour nous tirer d’ici sans navire ?

Silver ne fit qu’un bond et, s’appuyant d’une main contre le mur :

— George, cria-t-il, vous ne direz pas que vous n’êtes pas averti !… Si vous articulez encore un mot, il faudra en découdre avec moi, je vous préviens… Comment ferons-nous ? c’est à moi de vous le dire à présent ? Que n’y pensiez-vous plus tôt, vous et les autres qui m’avez perdu mon schooner, en vous mêlant de mes affaires ?… Ce n’est pas vous qui saurez me le dire, comment, car vous avez à peu près autant d’esprit qu’une taupe ! Mais vous pourriez parler poliment, George Merry, et vous le ferez ou il vous en cuira !…

— Ça, c’est assez juste, dit le vieux Morgan.

— Juste ? je le crois, reprit Silver. Vous avez perdu le schooner. Moi, j’ai trouvé le trésor… Quel est le moins sot ?… Mais j’en ai assez, nom d’un tonnerre !… Je donne ma démission. Choisissez qui vous voudrez pour votre capitaine. Je m’en lave les mains.

— Silver !… crièrent les hommes. Silver, notre capitaine !… Vive Silver !…

— Ah ! voici la chanson nouvelle ? répliqua le cuisinier. Allons mon pauvre George, votre tour viendra une autre fois… Et vous avez de la chance que je n’aie pas de rancune. Mais ce n’est pas mon genre… Quant à cette marque noire, camarades, vous voyez ce qu’elle vaut. Pas grand’chose, n’est-ce pas ? Dick a gâté sa Bible et sa bonne chance avec. C’est tout le résultat.

— Le livre sera toujours bon pour prêter serment, je pense ? demanda Dick, évidemment fort inquiet de l’imprudence qu’il avait commise.

— Une Bible déchirée ? répondit Silver. Non, mon gars. Cela ne vaut pas mieux qu’un vieux livre de chansons… Tiens, Jim, voici une curiosité pour toi », ajouta-t-il en me passant la marque noire. C’était un rond de papier du diamètre d’un écu de cinq shillings, découpé sur le dernier feuillet du livre. Un des côtés, assez grossièrement noirci avec du charbon, laissait encore lire deux ou trois lignes imprimées, — ces mots entre autres, qui frappèrent vivement mon esprit : « Dehors sont les chiens et les meurtriers ». Sur l’autre côté, resté en blanc, on avait écrit, toujours au charbon, le mot déposé, en majuscules (et avec deux p). Je possède encore, à l’heure où j’écris, ce curieux trophée. Mais il n’y reste pas trace d’écriture, — à peine une égratignure comme on peut en faire une du bout de l’ongle.

Ainsi se termina l’affaire. Chacun but un coup, puis nous nous couchâmes par terre pour dormir jusqu’au jour. Toute la vengeance de Silver contre George Merry fut de le mettre en sentinelle à la porte, avec la promesse d’une balle dans la tête s’il ne montait pas bien sa garde.

Il se passa longtemps avant que je pusse fermer l’œil. Dieu sait que j’avais de quoi penser, avec l’homme que j’avais tué dans l’après-midi, la position périlleuse où je me trouvais encore, et surtout l’étrange partie où je voyais s’engager Silver, — gardant les rebelles en main, d’un côté, de l’autre tâtant tous les moyens possibles et impossibles d’obtenir son pardon et de sauver sa misérable peau… Il dormait déjà paisiblement, le malheureux. Et moi, las comme je l’étais, je ne pouvais m’empêcher de le plaindre, tout pervers qu’il était, du sort affreux qu’il avait attiré sur sa tête et de la mort honteuse qui l’attendait.