L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 33

La bibliothèque libre.
Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 166-170).


XXXIII

LA FIN D’UN RÈGNE.


Ce fut un écroulement. Les six hommes restèrent comme foudroyés. Mais Silver se remit le premier. Toutes ses pensées avaient été tendues depuis des mois et des semaines vers ce trésor, comme les muscles d’un cheval de course le sont vers le but : elles étaient arrêtées court, de la manière la plus brutale et la plus inopinée ; et pourtant il garda sa raison, reprit son assiette et arrêta son plan de conduite avant que les autres eussent seulement compris ce qui leur arrivait.

« Jim, me dit-il tout bas, prends ce pistolet et attention au grabuge ! »

En même temps, il appuyait doucement vers la droite et, en trois sauts, mettait le trou entre ses hommes et nous. Cela fait, il me regarda en secouant la tête, comme pour dire : « Nous voici dans de beaux draps ! » Et en vérité, j’étais bien de son avis. Son air était tout amical maintenant. Je me sentis si révolté de ce perpétuel changement que je ne pus m’empêcher de murmurer à son oreille :

« Ah ! vous avez encore tourné casaque ?… »

Il n’eut même pas le temps de me répondre. Les pirates, jurant et hurlant, sautaient l’un après l’autre dans l’excavation, se mettaient à gratter la terre avec leurs ongles et rejetaient les planches sur les bords… Morgan trouva une pièce d’or et la ramassa. C’était une pièce de deux guinées. En quelques secondes elle passa de main en main et revint à Morgan, qui la jeta à Silver.

« Deux guinées ! cria-t-il en même temps. Voilà vos sept cent mille livres, n’est-ce pas, monsieur l’homme de tête ? C’est là le résultat de vos belles combinaisons ?

— Cherchez toujours, mes enfants, répliqua Silver avec la plus froide insolence. Cherchez ! peut-être trouverez-vous des truffes !

— Des truffes ! glapit George Merry. Camarades, vous l’entendez ? Je vous dis, moi, que cet homme savait tout le temps à quoi s’en tenir. Il n’y a qu’à le voir… C’est écrit sur sa figure !…

— Ah ! ah ! George Merry, encore cette candidature ! répondit Silver. Vous tenez décidément à être capitaine ! »

Mais cette fois tous étaient pour Merry. L’un après l’autre ils sortirent de l’excavation en jetant derrière eux des regards furieux. Un point me parut de bon augure : ils avaient soin de remonter du côté opposé à Silver.

Nous voilà donc deux d’un côté, cinq de l’autre, avec le trou entre nous… Personne ne se décidait pourtant à frapper le premier coup. Silver ne bougeait pas. Il les observait, très droit sur sa béquille, aussi calme que jamais. Brave, à coup sûr, il l’était.

À la fin, Merry parut croire qu’un petit discours serait en situation :

« Camarades, dit-il, ils ne sont que deux contre nous : l’infirme qui nous a conduits ici pour aboutir à ce beau résultat, et le petit louveteau qui nous a trahis !… Allons, camarades !… »

Il levait le bras en parlant et s’apprêtait sans doute à donner l’exemple, quand tout à coup… pif !… paf !… pan !… trois coups de fusil éclatèrent dans le taillis voisin. Merry tomba dans le trou, la tête la première ; l’homme aux bandelettes tourna sur lui-même comme une toupie et s’abattit sur le côté, frappé à mort, mais encore agité de convulsions suprêmes ; les trois autres tournèrent les talons et prirent la fuite sans demander leur reste.

Au même instant, le docteur, Gray et Ben Gunn sortirent du taillis et nous rejoignirent, tenant leurs fusils encore fumants.

« En avant et au pas de charge ! cria le docteur. Il faut les empêcher de gagner les chaloupes. »

Et nous voilà partis à travers bois, enfoncés parfois jusqu’aux épaules dans les hautes herbes. On peut dire que Silver était décidé à rester avec nous !… Le tour de force que fit cet homme, bondissant sur sa béquille et franchissant les obstacles avec une telle ardeur que les muscles de sa poitrine se gonflaient à éclater, pas un acrobate de profession n’aurait pu le répéter, de l’avis du docteur lui-même. Il était au point d’étouffer, mais nous suivait à moins de trente pas, quand nous arrivâmes au bord du plateau.

« Docteur ! cria-t-il, regardez !… Inutile de se presser. »

Il disait vrai : dans une clairière qui s’ouvrait au-dessous de nous on pouvait voir les trois survivants courant toujours dans la même direction, vers le Mât-de-Misaine, c’est-à-dire que nous étions déjà entre eux et les embarcations. Nous pûmes donc faire halte pour reprendre haleine, et bientôt John Silver nous rejoignit en s’essuyant le front.

« Nous vous devons une belle chandelle, docteur ! dit-il en arrivant. Jim et moi allions avoir fort à faire, sans votre intervention… Ah ! c’est donc vous, Ben Gunn ? reprit-il. Eh bien, vous êtes donc devenu farceur sur vos vieux jours ?

— Oui, c’est moi, Ben Gunn, répondit l’homme des bois avec des contorsions d’anguille et des rougeurs qui témoignaient de son embarras. Et comment allez-vous, monsieur Silver ?… Comme vous le désirez, j’espère ?… reprit-il sous l’évidente impression qu’il convenait de dire quelque chose de poli.

— Ah ! Ben, Ben, répliqua Silver en le menaçant gaiement du doigt, quel tour vous m’avez joué !… »

Le docteur envoya Gray ramasser une bêche que les rebelles avaient abandonnée dans leur fuite, et, tout en descendant vers les chaloupes, il nous conta ce qui s’était passé. Ben Gunn était d’un bout à l’autre le héros de ce récit, qui intéressa puissamment Silver, et que je résume à grands traits.

Ben Gunn, dans ses courses vagabondes à travers l’île, avait un jour trouvé le squelette. C’est lui qui avait vidé ses poches. Il avait ensuite découvert le trésor, dont la cachette était encore assez apparente, à cause des traces laissées sur l’herbe par la terre fraîchement remuée. Il avait creusé l’excavation, et c’est le manche de sa bêche que nous avions trouvé au fond du trou. Peu à peu, à force de travail et de voyages successifs, il avait transporté tout le trésor, du pied du grand pin jusqu’à une caverne découverte par lui, au bas de la colline à deux pointes qui se trouvait au nord-est de l’île. L’or du capitaine Flint y était en sûreté depuis plus de deux mois, quand l’Hispaniola arriva à son premier mouillage. Le docteur réussit à soutirer ce secret à Ben Gunn le jour où il alla causer avec lui, dans l’après-midi qui suivit l’assaut du blockhaus. Il était déjà préoccupé de la nécessité de quitter au plus tôt une position aussi malsaine, avant que la mal’aria n’eût agi. La disparition du schooner et l’intérêt qu’il y avait à se rapprocher du trésor pour le défendre ; la certitude que Ben Gunn avait entassé dans sa caverne les provisions indispensables et notamment des salaisons de chèvre préparées pour lui-même : tout se réunit pour décider le docteur à céder une carte désormais inutile, à abandonner le blockhaus et ses approvisionnements : en un mot, à faire les concessions nécessaires pour pouvoir gagner sans plus tarder la colline à deux pointes.

« Toi seul me préoccupais dans cet arrangement, Jim, ajouta le docteur, et j’avoue qu’il m’en coûtait de ne pas savoir ce que tu étais devenu, avant d’évacuer la place. Mais je me trouvais obligé d’agir au mieux des intérêts de ceux qui étaient restés à leur poste. Si tu n’étais pas de leur nombre, à qui la faute ?… »

Ce jour-là, voyant que j’allais être impliqué dans l’affreux désappointement des révoltés, il s’était hâté de revenir à la caverne ; y laissant le squire et le capitaine pour garder le trésor, il avait pris avec lui Gray et Ben Gunn, et traversé l’île en diagonale pour arriver avant nous au grand pin. Constatant alors que nous l’avions gagné de vitesse, il avait dû se résoudre à envoyer en éclaireur Ben Gunn, qui était le plus léger à la course. Ben Gunn, voyant l’impression que la découverte du squelette causait sur ses anciens camarades, avait eu l’idée de les épouvanter par ses réminiscences du capitaine Flint, et le stratagème s’était trouvé avoir assez de succès pour pouvoir permettre au docteur et à Gray de prendre position dans le taillis.

— Ah ! remarqua Silver à la fin de ce récit, j’ai eu de la chance d’avoir Jim avec moi !… Sans quoi vous auriez bien laissé mettre le pauvre John en morceaux sans le moindre regret, docteur !…

— Sans le moindre regret, » répéta gaiement M. Livesey.

Nous arrivions aux chaloupes. Le docteur, à grand coups de bêche, commença par en démolir une ; puis nous nous embarquâmes sur l’autre pour gagner par mer la baie du Nord.

C’était un voyage de huit à neuf milles. Silver, quoique à moitié mort de fatigue, prit un aviron comme les autres, et l’embarcation s’élança légèrement sur une mer unie comme un miroir. Bientôt nous passâmes devant le goulet et nous tournâmes l’angle sud-est de l’île, laissant derrière nous le premier mouillage de l’Hispaniola. En passant devant la colline à deux pointes, nous pûmes distinguer la bouche noire de la caverne de Ben Gunn, devant laquelle une forme humaine dressait sa haute taille, le mousquet à l’épaule. C’était celle du squire. À sa vue, nous nous mîmes à agiter nos mouchoirs et à pousser des hourras auxquels Silver ne fut pas le dernier à se joindre.

Trois milles plus loin, comme nous arrivions à l’entrée de la baie du Nord, ne voilà-t-il pas que nous rencontrons l’Hispaniola, se promenant toute seule ? La marée l’avait relevée et mise à flot. Heureusement que la brise était faible et le courant moins fort que dans la baie du Sud, où nous ne l’aurions jamais revue !… Mais en l’état, il n’y avait pas grand dommage, sinon que la voile de misaine était perdue. Remonter à bord, aller chercher à fond de cale une ancre de fortune et la jeter par une brasse et demie à fond : tout cela fut assez prestement fait. Après quoi, nous retournâmes en chaloupe à la Crique-au-Rhum, le point le plus rapproché de la caverne de Ben Gunn, et Gray repartit tout seul avec l’embarcation pour monter la garde à bord de l’Hispaniola.

Une pente douce montait de la grève à l’entrée de la caverne. Comme nous en approchions, le squire vint au-devant de nous. Il se montra bon et affable avec moi, sans rien me dire de mon escapade, ni en bien ni en mal. Mais le salut que lui adressa Silver lui fit monter le rouge au visage.

« John Silver, s’écria-t-il, vous êtes le plus grand imposteur et la plus prodigieuse canaille que j’aie jamais rencontré ! Il paraît que je ne dois point vous poursuivre. Je ne vous poursuivrai donc pas… Mais tous ces morts doivent peser sur votre conscience comme autant de bornes !…

— Je vous remercie, Monsieur, répliqua John en saluant de plus belle.

— Je vous défends de me remercier ! dit rudement le squire, car je manque à tous mes devoirs… Arrière, s’il vous plaît !… »

Là-dessus nous entrâmes dans la caverne. Elle était vaste et bien aérée ; dans le fond, une jolie cascade formait une petite pièce d’eau entourée de fougères ; le sol était couvert de sable. Devant un grand feu allumé près de l’entrée, nous trouvâmes le capitaine Smollett, couché sur un lit d’herbes et de mousse. Dans le coin le plus écarté, à la lueur de la flamme, je vis étinceler un grand tas de pièces d’or et un quadrilatère de barres brillantes.

C’était là ce trésor de Flint, que nous étions venus chercher si loin, et qui avait déjà coûté la vie à dix-sept hommes de l’Hispaniola… Et qui sait combien d’autres vies il avait coûtées pendant qu’on l’amassait, combien de sang et de tribulations, combien de bons navires coulés au fond des mers, combien de poudre, combien de braves gens brutalement envoyés dans l’éternité, combien de cruautés, de hontes, de mensonges et de crimes ?… Nul n’eût pu le dire. Et pourtant il y avait encore dans l’île au moins trois hommes, Silver, Morgan et Ben Gunn, qui avaient pris part à ces crimes, comme chacun avait espéré avoir part au trésor.

« C’est vous, Jim ? me dit le capitaine. Allons, vous êtes un brave garçon, à votre manière !… Mais je ne crois pas que nous reprenions jamais la mer ensemble. Vous aimez trop n’en faire qu’à votre tête, pour mon goût personnel… Vous voilà, John Silver ? Qu’est-ce qui vous amène ici, mon garçon ?

— Je reviens à mon devoir, Monsieur, répondit Silver.

— Ah ! » fit le capitaine.

Et il n’ajouta pas un mot.

Le bon souper, ce soir-là, au milieu de tous mes amis, avec le chevreau salé de Ben Gunn et quelques friandises arrosées de vin vieux de l’Hispaniola ! Jamais convives ne furent plus gais, plus heureux que nous. Et Silver était là, assis en dehors de la lumière du feu, mais mangeant, lui aussi, de bon appétit, tout prêt à s’élancer s’il manquait n’importe quoi, et se joignant tranquillement à nos rires, — le même homme poli, doux, obséquieux, que nous avions connu avant ces tragiques événements.