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L’Île aux trente cercueils/17

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XVII

« PRINCE CRUEL AUX ORDRES DU DESTIN… »



Don Luis s’adressa de nouveau à Vorski :

« Nous sommes bien d’accord, camarade ? Tout ce que je dis est l’expression exacte de la vérité, n’est-ce pas ? » Vorski avait fermé les yeux, sa tête demeurait penchée, et les veines de son front étaient démesurément grossies. Pour couper court à toute intervention de Stéphane, don Luis s’écria :

« Tu parleras, mon vieux ! Hein, la douleur commence à devenir sérieuse ? Le cerveau chavire ? Rappelle-toi… un coup de sifflet… « Maman, les p’tits bateaux »… et j’interromps mon discours… Tu ne veux pas ? Tu n’es pas encore mûr ? Tant pis. Et vous, Stéphane, ne craignez rien pour François. Je réponds de tout. Mais pas de pitié pour ce monstre, je vous en prie ? Ah ! non, mille fois non ! N’oublions pas qu’il a tout préparé et tout combiné, froidement et librement ! N’oublions pas… Mais je m’emballe. Inutile. »

Don Luis déplia la feuille du carnet où Vorski avait inscrit la prophétie, et poursuivit en la tenant sous ses yeux :

« Ce qu’il me reste à dire a moins d’importance, la grande explication générale étant donnée. Mais il faut bien, cependant, entrer dans quelques détails, démonter le mécanisme de l’affaire imaginée et construite par Vorski, et finalement arriver au rôle joué par notre sympathique vieux Druide… Ainsi donc nous voici au mois de juin. C’est l’époque fixée pour l’exécution des trente victimes. Évidemment, elle a été fixée par le frère Thomas parce que juin rime avec Caïn et avec destin ; de même que l’année quatorze et trois s’accouple avec effrois et croix ; de même que le frère Thomas s’est arrêté au nombre de trente victimes parce que c’est le nombre des écueils et des dolmens de Sarek. Mais, pour Vorski, la consigne est formelle. En juin 17, il faut trente victimes. On les aura… On les aura, à condition, cependant, que les vingt-neuf habitants de Sarek — nous verrons tout à l’heure que Vorski a sous la main sa trentième victime — veuillent bien rester dans l’île et attendre leur immolation. Or, voici que, soudain, Vorski apprend le départ d’Honorine et de Maguennoc. Honorine reviendra à temps. Mais Maguennoc ? Vorski n’hésite pas : il lance sur ses traces Elfride et Conrad avec ordre de le tuer et d’attendre. Il hésite d’autant moins qu’il suppose, d’après certaines paroles entendues, que Maguennoc a emporté avec lui la pierre précieuse, le bijou miraculeux auquel on ne peut toucher, mais qu’on doit laisser dans son étui de plomb. (C’est l’expression même de Maguennoc.)

« Elfride et Conrad partent donc. Dans une auberge, un matin, Elfride mêle du poison à la tasse de café qu’avale Maguennoc. (La prophétie n’annonce-t-elle pas qu’il y aura empoisonnement ? ) Maguennoc reprend sa route. Mais, au bout de quelques heures, il est pris de souffrances intolérables et meurt, presque instantanément, sur le bord du talus. Elfride et Conrad accourent, fouillent et vident les poches. Rien. Pas de bijou. Pas de pierre précieuse. Les espérances de Vorski ne se sont pas réalisées. Tout de même le cadavre est là. Que faire ? On le jette provisoirement dans une cabane à moitié démolie, où quelques mois auparavant ont déjà passé Vorski et ses complices. C’est là que Véronique d’Hergemont le découvre… et c’est là qu’elle ne le retrouve plus une heure après, Elfride et Conrad, qui surveillent aux alentours, l’ayant fait disparaître et l’ayant caché, toujours provisoirement, dans les caves d’un petit château abandonné.

« Et d’un. En passant, notons que les prédictions de Maguennoc relativement à l’ordre dans lequel seront exécutées les trente victimes — à commencer par lui — ne reposent sur rien. La prophétie n’en parle pas. En tout cas, Vorski agit au petit bonheur. À Sarek, il enlève François et Stéphane Maroux, puis, autant par précaution que pour traverser l’île sans attirer l’attention et pour pénétrer plus facilement au Prieuré, il endosse les vêtements de Stéphane, tandis que Raynold revêt ceux de François. La tâche, d’ailleurs, est facile. Il n’y a dans la maison qu’un vieillard, M. d’Hergemont, et une femme, Marie Le Goff. Dès qu’ils seront supprimés, on fouillera les chambres, et principalement celle de Maguennoc. Qui sait, en effet, se demande Vorski, — lequel ignore encore le résultat de l’expédition d’Elfride, — qui sait si Maguennoc n’a pas laissé au Prieuré le bijou miraculeux ?

« Première victime, la cuisinière Marie Le Goff, que Vorski saisit à la gorge et frappe d’un coup de couteau. Mais il arrive qu’un flot de sang inonde le visage du bandit. Pris de peur, en proie à l’une de ces crises de lâcheté auxquelles il est sujet, il s’enfuit après avoir déchaîné Raynold contre M. d’Hergemont.

« Entre l’enfant et le vieillard, la lutte est longue. Elle se poursuit à travers la maison, et, par un hasard tragique, s’achève sous les yeux de Véronique d’Hergemont. M. d’Hergemont est tué. Au même moment Honorine arrive. Elle tombe. Quatrième victime.

« Les événements se précipitent. Au cours de la nuit, la panique commence. Les habitants de Sarek, affolés, croyant que les prédictions de Maguennoc s’accomplissent, et que l’heure de la catastrophe qui menace leur île depuis si longtemps va sonner, décident de partir. C’est ce qu’attendent Vorski et son fils. Postés sur le canot automobile qu’ils ont dérobé, ils s’élancent vers les fugitifs, et c’est la chasse abominable, le grand coup annoncé par le frère Thomas :

« Il y aura naufrages, deuils et crimes. »

« Honorine, qui assiste au spectacle et dont le cerveau est déjà fort ébranlé, devient folle et se jette du haut de la falaise.

« Là-dessus, quelques jours d’accalmie durant lesquels Véronique d’Hergemont explore, sans être inquiétée, le Prieuré de l’île de Sarek. En effet, le père et le fils, après leur chasse fructueuse, laissant seul Otto, qui passe son temps à boire dans les cellules, sont partis sur le canot pour chercher Elfride et Conrad, pour ramener le cadavre de Maguennoc et le jeter à l’eau en vue de Sarek, puisque Maguennoc a son domicile marqué et obligatoire parmi les trente cercueils.

« À ce moment, c’est-à-dire lorsqu’il revient à Sarek, Vorski en est au chiffre de vingt-quatre. Stéphane et François, surveillés par Otto, sont captifs. Restent quatre femmes réservées au supplice, dont les trois sœurs Archignat, toutes trois enfermées dans leur cellier. C’est leur tour. Véronique d’Hergemont essaye bien de les délivrer : trop tard. Guettées par la bande, visées par Raynold, qui est un habile tireur à l’arc, les sœurs Archignat sont atteintes par les flèches (les flèches, ordre de la prophétie) et tombent aux mains de l’ennemi. Le soir même, elles sont accrochées à trois chênes, non sans que Vorski les eût au préalable allégées des cinquante billets de mille qu’elles cachaient sur elles. Résultat : Vingt-neuf victimes. Qui sera la trentième ? Qui sera la quatrième femme ? »

Don Luis fit une pause et reprit :

« Sur cette question, la prophétie est très claire, et cela en deux endroits qui se complètent :

« Devant sa mère, Abel tuera Caïn. »

« Et, quelques vers après :

… « Ayant occis l’épouse un soir de juin. »

Vorski, lui, dès qu’il avait eu connaissance du document, avait interprété les deux vers à sa façon. Ne pouvant, en effet, à cette époque, disposer de Véronique, qu’il a vainement cherchée par toute la France, il biaise avec les ordres du destin. La quatrième femme torturée sera bien une épouse, mais sa première épouse, Elfride. Et cela n’ira pas absolument à l’encontre de la prophétie, car il peut s’agir à la rigueur, de la mère de Caïn aussi bien que de la mère d’Abel. Et notons que l’autre prédiction qui lui fut faite jadis, à lui personnellement, ne disait pas davantage celle qui devait mourir : « La femme de Vorski périra sur la croix. » Quelle femme ? Elfride.

« Donc la chère et dévouée complice périra. Gros crève-cœur pour Vorski ! Mais ne faut-il pas obéir au dieu Moloch ? et si Vorski, pour accomplir sa tâche, s’est décidé à sacrifier son fils Raynold, il serait inexcusable s’il ne sacrifiait pas sa femme Elfride. Et ainsi tout ira bien.

« Mais brusquement, coup de théâtre. Tandis qu’il poursuit les sœurs Archignat, il aperçoit et il reconnaît Véronique d’Hergemont !

« Comment un homme comme Vorski n’aurait-il pas vu là encore une faveur des puissances supérieures ? La femme qu’il n’a jamais oubliée lui est envoyée à l’instant même où elle doit prendre sa place dans la grande aventure. On la lui donne comme une proie merveilleuse qu’il va pouvoir immoler… ou conquérir. Quelle perspective ! Et comme le ciel s’illumine de clartés imprévues  ! Vorski en perd la tête. Il se croit de plus en plus le messie, l’élu, le missionnaire, l’homme qui est aux ordres du Destin ». Il se rattache à la lignée des grands prêtres, gardiens de la Pierre-Dieu. Il est druide, archidruide, et, comme tel, la nuit où Véronique d’Hergemont a brûlé le pont — cette nuit qui est la sixième après la lune — il va couper le gui sacré avec une faucille d’or ! « Et le siège du Prieuré commence. Je n’insiste pas. Véronique d’Hergemont vous a tout raconté, Stéphane, et nous connaissons ses souffrances, le rôle que joue le délicieux Tout-Va-Bien, la découverte du souterrain et des cellules, la lutte autour de François, la lutte autour de vous, Stéphane, que Vorski a emprisonné dans une des cellules de torture appelée par la prophétie « Chambres de mort ». Vous y êtes surpris avec Mme d’Hergemont. Le jeune monstre Raynold vous rejette à la mer. François et sa mère s’échappent. Malheureusement, Vorski et sa bande ont pu arriver jusqu’au Prieuré. François est pris. Sa mère le rejoint… Et puis, et puis, ce sont les scènes les plus tragiques, sur lesquelles je n’insiste pas davantage, l’entrevue entre Vorski et Véronique d’Hergemont, le duel entre les deux frères, entre Abel et Caïn sous les yeux mêmes de Véronique d’Hergemont. La prophétie ne l’exige-t-elle pas ?

« Devant sa mère, Abel tuera Caïn. »


« Et la Prophétie exige également qu’elle souffre au delà de toute expression et que Vorski soit un raffiné du mal. « Prince cruel », il met un masque aux deux combattants, et, comme Abel est sur le point d’être vaincu, lui-même il blesse Caïn pour que ce soit Caïn qui soit tué.

« Le monstre est fou. Il est fou, et il est ivre. Le dénouement approche. Il boit, il boit, car le soir même c’est le supplice de Véronique d’Hergemont.

« Par mille morts et par lente agonie,
«  Ayant occis l’épouse…


« Les mille morts, Véronique les a subies, et l’agonie sera lente. Voici l’heure. Souper, cortège funèbre, préparatifs, érection de l’échelle, établissement des cordes, et puis… et puis le vieux Druide ! »

Don Luis n’avait pas prononcé ces deux mots qu’il éclata de rite.

« Ah ! là, par exemple, ça devient drôle. À partir de ce moment le drame côtoie la comédie, et le burlesque se mêle au macabre. Ah ! ce vieux Druide, quel sacré pistolet ! Pour vous, Stéphane, et pour vous, Patrice, qui fûtes dans la coulisse, l’histoire n’a plus d’intérêt. Mais pour Vorski… Quelles passionnantes révélations !… Dis donc, Otto, appuie l’échelle contre le tronc de l’arbre de manière que ton patron puisse poser les pieds sur l’échelon supérieur. Bien. Hein, ça te soulage, Vorski ? Note que mon attention ne vient pas d’un sentiment de pitié absurde. Non. Mais j’ai un peu peur que tu ne tournes de l’œil, et, de plus, je tiens à ce que tu sois en bonne posture pour écouter la confession du vieux Druide. »

Nouvel éclat de rire. Décidément le vieux Druide excitait l’hilarité de don Luis.

« L’arrivée du vieux Druide, dit-il, apporte dans l’aventure l’ordre et la raison. Ce qui était décousu et lâche se resserre. L’incohérence dans le crime devient la logique dans le châtiment. Ce n’est plus l’obéissance aux bouts rimés du frère Thomas, mais la soumission au bon sens, la méthode rigoureuse d’un homme qui sait ce qu’il veut et qui n’a pas de temps à perdre. Vraiment, le vieux Druide mérite toute notre admiration.

« Le vieux Druide, que nous pourrions appeler indifféremment, tu t’en doutes, n’est-ce pas ? don Luis Perenna ou Arsène Lupin, ne savait pas grand’chose de l’histoire lorsque le périscope de son sous-marin, le Bouchon-de-Cristal, émergea en vue des côtes de Sarek hier vers midi.

— Pas grand’chose ? s’écria malgré lui Stéphane Maroux.

— Autant dire rien du tout, affirma don Luis.

— Comment ! mais tous ces détails sur le passé de Vorski, toutes ces précisions sur ce qu’il a fait à Sarek, sur ses projets, sur le rôle d’Elfride, sur l’empoisonnement de Maguennoc ?

— Tout cela, déclara don Luis, je l’ai appris ici même, depuis hier.

— Mais par qui ? nous ne vous avons pas quittés ?

— Croyez-moi quand je vous dis que le vieux Druide, en abordant hier sur les côtes de Sarek, ne savait rien du tout. Mais le vieux Druide a la prétention d’être, au moins autant que toi, Vorski, favorisé des dieux. Et, de fait, tout de suite, il eut la chance d’apercevoir, sur une petite plage isolée, l’ami Stéphane, qui, lui, avait eu la chance de tomber dans une poche d’eau assez profonde et, ainsi, d’échapper au sort que ton fils et toi lui réserviez. Sauvetage, conversation. En une demi-heure, le vieux Druide était renseigné. Aussitôt, recherches… Il finit par atteindre les cellules, où il trouva dans la tienne, Vorski, une tunique blanche nécessaire à son emploi : puis, sur un bout de papier, une copie, écrite par toi, de la prophétie. À merveille. Le vieux Druide connaît le plan de l’ennemi.

« Il suit d’abord le tunnel par où François et sa mère se sont enfuis, mais ne peut passer à cause de l’éboulement produit. Il retourne sur ses pas et débouche aux Landes-Noires. Exploration de l’île. Rencontre d’Otto et de Conrad. L’ennemi brûle la passerelle. Il est six heures du soir. Comment atteindre le Prieuré ? « Par la montée de la Poterne, dit Stéphane. » Le vieux Druide regagne le Bouchon-de-Cristal. On contourne l’île sous la direction de Stéphane, qui connaît toutes les passes — et d’ailleurs le Bouchon-de-Cristal, mon cher Vorski, est un sous-marin docile, qui se glisse partout, et que le vieux Druide a fait construire d’après ses propres plans — et enfin on accoste la barque de François. Là, rencontre de Tout-Va-Bien, qui dort au-dessous de la barque même. Présentation du vieux Druide. Sympathie immédiate. On se met en route. Mais, à mi-chemin de la montée, Tout-Va-Bien bifurque. La paroi de la falaise est comme rapiécée à cet endroit par des moellons en équilibre. Au milieu de ces moellons, un trou, un trou que Maguennoc a pratiqué, le vieux Druide s’en est rendu compte depuis, pour pénétrer dans la salle des sacrifices souterrains et dans les cryptes mortuaires. Ainsi le vieux Druide se trouve au cœur de toute l’intrigue, maître en-dessus et en-dessous. Seulement, il est huit heures du soir.

« Pour François, pas d’inquiétude immédiate. La prophétie annonce « Abel tuera Caïn ». Mais Véronique d’Hergemont, qui doit périr « un soir de juin », a-t-elle subi l’abominable torture ? Arriverait-on trop tard pour la secourir ?

Don Luis se tourna vers Stéphane :

— Vous vous rappelez, Stéphane, les angoisses par lesquelles le vieux Druide et vous avez passé, et votre joie lorsque vous avez découvert l’arbre préparé avec l’inscription : V. d’H. Sur cet arbre, nulle victime encore. Véronique sera sauvée, et, de fait, on entend un bruit de voix qui vient du Prieuré. C’est le cortège sinistre. Parmi les ténèbres qui s’épaississent, il monte lentement le long des pelouses. La lanterne s’agite. Une halte. Vorski pérore. Le dénouement approche. Bientôt ce sera l’assaut et ce sera la délivrance de Véronique.

« Mais là, il se place un incident qui va t’amuser, Vorski… Oui, une étrange découverte que nous faisons, mes amis et moi… la découverte d’une femme qui rôde autour du Dolmen et qui, à notre rencontre, se cache. On s’empare d’elle. À la lueur d’une lampe électrique, Stéphane la reconnaît. Sais-tu qui c’était, Vorski ? Je te le donne en cent. Elfride ! Oui, Elfride, ta complice, celle que tu voulais tout d’abord mettre en croix ! C’est curieux, n’est-ce pas ? Très surexcitée, à demi-folle, elle nous raconte qu’elle avait consenti au duel des deux enfants, sur la promesse que son fils serait vainqueur et tuerait le fils de Véronique. Mais tu l’as enfermée dès le matin, et, le soir, quand elle a réussi à s’échapper, c’est le cadavre de son fils Raynold, qu’elle a découvert. Maintenant elle vient assister au supplice de la rivale qu’elle déteste, puis se venger de toi, et te tuer, mon pauvre vieux.

« Parfait ! le vieux Druide approuve, et, tandis que tu approches du Dolmen et que Stéphane te guette, il continue à interroger Elfride. Mais soudain, ne voilà-t-il pas qu’en entendant ta voix, Vorski, ne voilà-t-il pas que la gueuse se rebiffe ? Revirement imprévu ! La voix du maître la soulève d’une ardeur sans pareille. Elle veut te voir, t’avertir du péril, te sauver, et, subitement, elle se jette sur le vieux Druide un poignard à la main. Le vieux Druide est contraint de l’assommer à moitié pour se défendre, et, aussitôt, en face de cette moribonde, il discerne le parti qu’il peut tirer de l’événement. En un clin d’œil, la vilaine créature est attachée. C’est toi-même qui la châtieras, Vorski, et elle subira le sort que tu lui avais préalablement réservé. Le vieux Druide passe alors sa tunique à Stéphane, lui donne ses instructions, tire une flèche de ton côté dès que tu arrives, et pendant que tu cours à la poursuite d’une tunique blanche, il procède à l’escamotage et substitue Elfride à Véronique, la première épouse à la seconde. Comment ? Ça ne te regarde pas. Toujours est-il que le tour est joué, et tu sais à quel point il a réussi ! »

Don Luis reprit haleine. On eût dit vraiment, à son ton de confidence familière, qu’il racontait à Vorski une histoire plaisante, une bonne farce, dont Vorski devait être le premier à rire.

« Ce n’est pas tout, continua-t-il. Patrice Belval et quelques-uns de mes Marocains — pour ta gouverne, il y en a dix-huit à bord — ont travaillé dans les salles souterraines. La prophétie n’est-elle pas catégorique ? Dès que l’épouse aura rendu le dernier soupir,

« Flammes et fracas jailliront de la terre
« À l’endroit même où gît le grand trésor. »

« Bien entendu, le frère Thomas n’a jamais su où gisait le grand trésor, ni personne au monde. Mais le vieux Druide l’a deviné, et il veut que Vorski ait son signal et lui tombe tout rôti dans le bec comme une alouette. Pour cela, il faut une issue qui débouche près du Dolmen-aux-Fées. Le capitaine Belval la cherche et la trouve, Maguennoc ayant déjà commencé les travaux de ce côté. On déblaie un ancien escalier. On déblaie l’intérieur de l’arbre mort. On prend dans le sous-marin et on place des cartouches de dynamite et des fusées d’avertissement. Et lorsque, du haut de ton perchoir, Vorski, tu clames comme un héraut : « Elle est morte ! la quatrième femme est morte sur la croix ! » pan ! pan ! coup de tonnerre, flammes et fracas, tout le tremblement… Ça y est, tu es de plus en plus le chéri des dieux, le chouchou du destin, et tu brûles du noble désir de te jeter dans le tuyau de la cheminée et d’avaler la Pierre-Dieu. Le lendemain, donc, après avoir cuvé ton trois-six et ton rhum, tu rappliques, la bouche en cœur. Tu as tué tes trente victimes, selon les rites du frère Thomas. Tu as surmonté tous les obstacles. La prophétie est accomplie.

« Et l’homme enfin retrouvera la pierre,
« Jadis volée aux Barbares du Nord,
« La Pierre-Dieu qui donne vie ou mort. »


« Le vieux Druide n’a qu’à s’exécuter et t’offrir la clef du paradis. Mais, tout d’abord, bien entendu, un petit intermède, quelques entrechats et tours de sorcellerie, histoire de rigoler un brin. Et en avant la Pierre-Dieu, que garde la Belle au bois dormant ! »

Don Luis exécuta vivement quelques-uns de ces entrechats pour lesquels il semblait avoir tant de prédilection. Puis il dit à Vorski :

« Mon vieux, j’ai comme une impression confuse que tu en as assez de mon discours et que tu aimerais mieux me révéler tout de suite la retraite de François, plutôt que d’en entendre davantage. Désolé ! il faut cependant bien que tu saches à quoi t’en tenir sur la Belle au bois dormant et sur la présence insolite de Véronique d’Hergemont. Deux minutes suffiront, d’ailleurs. Excuse-moi. »

Et don Luis reprit, laissant désormais de côté le vieux Druide et parlant en son propre nom :

« Oui, pourquoi ai-je transporté Véronique d’Hergemont à cet endroit, après l’avoir arrachée à tes griffes ? Ma réponse est bien simple : où voulais-tu que je la transportasse ? Dans le sous-marin ? Ta proposition est absurde. La mer était démontée cette nuit et Véronique avait besoin de repos ? Au Prieuré ? Jamais de la vie. C’eût été trop loin du théâtre des opérations et je n’aurais pas été tranquille. En vérité, il n’y avait qu’un endroit à l’abri de la tempête et à l’abri de tes coups, la salle des sacrifices, et c’est pourquoi je l’y apportai, et c’est pourquoi elle dormait là, paisiblement, sous l’influence d’un bon narcotique, quand tu l’as vue. J’avoue encore que le plaisir de te procurer ce petit spectacle était bien pour quelque chose dans ma résolution. Et ce que j’en fus récompensé ! Non, mais rappelle-toi la gueule que tu as faite ! Vision horrible ! Véronique ressuscitée ! La morte vivante ! Vision tellement horrible que tu détales au galop. Mais j’abrège. Tu trouves l’issue bouchée. Sur quoi tu te ravises. Retour offensif de Conrad, lequel m’attaque sournoisement, pendant que je m’occupais du transport de Véronique d’Hergemont dans le sous-marin. Conrad reçoit d’un de mes Marocains un coup funeste. Second intermède comique. Conrad affublé de la tunique du vieux Druide est étendu dans une des cryptes, et naturellement ton premier soin est de sauter dessus et de t’acharner après lui. Et, quand tu aperçois le cadavre d’Elfride qui a pris sur la table sacrée la place de Véronique d’Hergemont, vite… tu sautes encore dessus, et tu réduis en bouillie celle que tu as déjà crucifiée. Toujours la gaffe ! Et alors, le dénouement également dans la note comique. Tu es suspendu au poteau de torture tandis que je t’envoie en pleine figure un discours qui t’achève, et d’où il ressort que, si tu as conquis la Pierre-Dieu par la vertu de tes trente crimes, c’est moi qui en prends possession par ma propre vertu. Voici toute l’aventure, mon bon Vorski. Sauf quelques petits incidents secondaires, ou d’autres, plus importants, que tu n’as pas besoin de connaître, tu en sais aussi long que moi. Confortablement installé, tu as eu tout le temps de réfléchir. J’attends donc ta réponse, au sujet de François, en toute confiance. Allons, vas-y de ta chanson… « Maman, les p’tits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes !… » Ça y est ? Tu bavardes ? »

Don Luis avait monté quelques échelons. Stéphane et Patrice s’étaient approchés et, anxieusement, prêtaient l’oreille. Il était évident que Vorski allait parler.

Il avait ouvert les yeux et regardait don Luis d’un regard où il y avait à la fois de la haine et de la crainte. Cet homme extraordinaire devait lui apparaître comme un de ceux contre lesquels il est absolument inutile de lutter, et dont il est non moins inutile d’implorer la compassion. Don Luis représentait le vainqueur, et, devant celui qui est le plus fort, on cède ou on s’humilie. D’ailleurs, il était à bout de résistance. Le supplice devenait intolérable.

Il dit quelques mots d’une voix inintelligible.

« Un ton plus haut, fit don Luis. Je n’entends pas. Où est François d’Hergemont ? »

Il s’éleva sur l’échelle. Vorski balbutia :

« Je serai libre ?

— Sur l’honneur. Nous partirons tous d’ici, sauf Otto, qui te délivrera.

— Tout de suite ?

— Tout de suite.

— Alors…

— Alors ?

— Voici… François est vivant.

— Bougre de veau, je n’en doute pas. Mais où est-il ?

— Attaché dans la barque…

— Celle qui est suspendue au pied de la falaise ?

— Oui. »

Don Luis se frappa le front.

« Triple idiot !… Ne fais pas attention, c’est de moi que je parle. Eh oui, j’aurais dû deviné cela ! Est-ce que Tout-Va-Bien ne dormait pas sous cette barque, paisiblement, comme un bon chien qui dort près de son maître ! Est-ce que Tout-Va-Bien, lorsqu’on l’a lancé sur la piste de François, n’a pas conduit Stéphane auprès de cette barque ? Vrai ! il y a des fois où les plus habiles agissent comme des ânes ! Mais toi, Vorski, tu savais donc qu’il y avait là une descente et une barque ?

— Depuis hier.

— Et toi, malin, tu avais l’intention de filer dessus ?

— Oui.

— Eh bien ! tu fileras dessus, Vorski, avec Otto. Je te la laisse. Stéphane ! »

Mais Stéphane Maroux courait déjà vers la falaise escorté de Tout-va-bien.

« Délivrez François, Stéphane, cria don Luis.

Et il ajouta, s’adressant aux Marocains :

— Aidez-le, vous autres. Et mettez le sous-marin en marche. D’ici dix minutes on part. »

Il se retourna du côté de Vorski :

« Adieu, cher ami. Ah ! un mot encore. Dans toute aventure bien ordonnée, il y a une intrigue amoureuse. La nôtre paraît en être dépourvue, car je n’oserais pas faire allusion aux sentiments qui te poussaient vers la sainte créature qui portait ton nom. Cependant, je dois te signaler un très pur et très noble amour. Tu as vu l’empressement avec lequel Stéphane volait au secours de François ? Évidemment il aime bien son jeune élève, mais il aime encore plus sa mère. Et, puisque tout ce qui est agréable à Véronique d’Hergemont ne peut que te faire plaisir, je préfère t’avouer qu’il ne lui est pas indifférent, que cet amour admirable a touché son cœur de femme, qu’elle a retrouvé ce matin Stéphane avec une véritable joie, et que tout cela finira par un mariage… dès qu’elle sera veuve, bien entendu. Tu me comprends, n’est-ce pas ? Le seul obstacle à leur bonheur, c’est toi. Alors, comme tu es un parfait gentleman, tu ne voudras pas… Mais je n’en dis pas plus long. Je compte sur ton savoir-vivre pour mourir le plus tôt possible. Adieu, mon vieux. Je ne te donne pas la main, mais le cœur y est ! Otto, dans dix minutes, et sauf avis contraire, détache ton patron. Vous trouverez la barque au bas de la falaise. Bonne chance, les amis. » C’était fini. Entre don Luis et Vorski, la bataille se terminait sans que l’issue en eût été douteuse un seul instant. Depuis la première minute, l’un des deux adversaires avait tellement dominé l’autre, que celui-ci, malgré route son audace et son entraînement de criminel, n’avait plus été qu’un pantin désarticulé, grotesque et absurde. Ayant réussi dans l’exécution intégrale de son plan, ayant atteint et dépassé le but, victorieux, maître des événements, il se trouvait tout à coup accroché l’arbre du supplice et restait là, pantelant et captif, comme un insecte épinglé sur un bouchon de liège.

Sans s’occuper davantage de sa victime, don Luis entraîna Patrice Belval, qui ne put s’empêcher de lui dire :

« Tout de même, c’est donner beau jeu à ces ignobles personnages.

— Bah ! ils ne tarderont pas à se faire pincer ailleurs, ricana don Luis. Que voulez-vous qu’ils fassent ?

— Mais, tout d’abord, prendre la Pierre-Dieu.

— Impossible ! Il faut vingt hommes pour cela, un échafaudage, un matériel. Moi-même, j’y renonce actuellement. Je reviendrai après la guerre.

— Mais, voyons, don Luis, qu’est-ce que c’est que cette pierre miraculeuse ?

— Petit curieux, va, » fit don Luis, sans répondre autrement.

Ils partirent, et don Luis prononça en se frottant les mains :

« J’ai bien manœuvré. Il n’y a pas beaucoup plus de vingt-quatre heures que nous débarquions à Sarek. Et il y avait vingt-quatre siècles que durait l’énigme. Une heure par siècle. Mes compliments, Lupin.

— Je vous ferais volontiers les miens, don Luis, dit Patrice Belval, mais ils ne valent pas ceux d’un connaisseur comme vous. »

Quand ils arrivèrent sur le sable de la petite grève, la barque de François, déjà descendue, était vide. Plus loin, à droite, le Bouchon-de-Cristal flottait sur la mer paisible.

François courut à leur rencontre et s’arrêta net à quelques pas de don Luis, le considérant avec des yeux agrandis.

« Alors, murmura-t-il, c’est vous ?… c’est vous que j’attendais ?…

— Ma foi, fit don Luis en riant, je ne sais pas si tu m’attendais… mais je suis sûr que c’est bien moi…

— Vous… vous… don Luis Perenna… c’est-à-dire…

— Chut, pas d’autre nom… Perenna me suffit… Et puis ne parlons pas de moi, veux-tu ? Moi, j’ai été le hasard, le monsieur qui passe et qui tombe à pic. Tandis que toi… Fichtre, mon petit, tu t’en es rudement bien tiré !… Ainsi, tu as passé la nuit dans cette barque ?

— Oui, sous la bâche qui la recouvrait, attaché au fond et solidement bâillonné.

— Inquiet ?

— Nullement. Il n’y avait pas un quart d’heure que j’étais là que Tout-Va-Bien survenait. Par conséquent…

— Mais cet homme… ce bandit… de quoi t’avait-il menacé ?

— De rien. Après le duel, et pendant que les autres s’occupaient de mon adversaire, il m’avait conduit ici soi-disant pour me ramener à maman et nous embarquer tous deux. Puis, arrivé près de la barque, il m’a empoigné sans un mot.

— Tu le connais, cet homme ? tu connais son nom ?

— J’ignore tout de lui. Je sais seulement qu’il nous persécutait, maman et moi.

— Pour des raisons que je te dirai, mon petit François. En tout cas, tu n’as plus rien à craindre de lui.

— Oh ! vous ne l’avez pas tué ?

— Non, mais je l’ai rendu inoffensif. Tout cela te sera expliqué. Mais je crois que, pour l’instant, ce que nous avons de plus pressé c’est de rejoindre ta mère.

— Stéphane m’a dit qu’elle se reposait là, dans le sous-marin, et que vous l’aviez sauvée, elle aussi. Elle m’attend, n’est-ce pas ?

— Oui, cette nuit, elle et moi, nous avons causé, et je lui ai promis de te retrouver. J’ai senti qu’elle avait confiance en moi. Tout de même, Stéphane, il vaut mieux que vous alliez en avant et que vous la prépariez… »


… À droite, au bout d’une chaîne de rochers qui formaient comme une jetée naturelle, le Bouchon-de-Cristal flottait sur les eaux tranquilles. Une dizaine de Marocains s’agitaient de tous côtés. Deux d’entre eux maintenaient une passerelle que don Luis et François franchirent un instant après.

Dans une des cabines, arrangée en salon, Véronique était étendue sur une chaise longue. Son pâle visage gardait la marque des souffrances inexprimables qu’elle avait endurées. Elle semblait très faible, très lasse. Mais ses yeux pleins de larmes brillaient de joie.

François se jeta dans ses bras. Elle éclata en sanglots sans prononcer une parole.

En face d’eux, Tout-Va-Bien, assis sur son derrière, battait des pattes et les regardait, la tête un peu de côté.

« Maman, dit François, don Luis est là… »

Elle saisit la main de don Luis et l’embrassa longuement, tandis que François murmurait :

« Et vous avez sauvé maman… Vous nous avez sauvés…  »

Don Luis l’interrompit :

« Veux-tu me faire plaisir, mon petit François ? Eh bien, ne me remercie pas. Si tu as besoin de remercier quelqu’un, tiens, remercie ton ami Tout-Va-Bien. Il n’a pas l’air d’avoir joué un rôle très important dans le drame. Et cependant, en opposition avec le mauvais homme qui vous persécutait, c’est lui qui fut le bon génie, discret, intelligent, modeste et silencieux.

— C’est vous aussi.

— Oh ! moi, je ne suis ni modeste ni silencieux, et c’est pour cela que j’admire Tout-Va-Bien. Allons, Tout-Va-Bien, suis-moi et renonce à faire le beau. Tu risquerais d’y passer la nuit, car ils en ont pour des heures à pleurer ensemble, la mère et le fils… »