L’Île d’Orléans/12

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Augustin Côté & Cie (p. 93-105).


XII

De l’Emplacement du Fort


Découverte de la Terre du Fort — Défrichements des Hurons sous

la garde du Père Garreau — Leur vie, leurs luttes avec l’Iroquois

— Trou Saint-Patrice — Dissertations.


Il nous reste à rappeler brièvement les circonstances de l’établissement des Hurons dans l’île d’Orléans et la découverte de l’emplacement du Fort qu’ils y occupaient.

Il se rattache, en effet, à ce lieu beaucoup d’intérêt, puisque là se trouvaient, il y a plus de deux siècles, un certain nombre de familles huronnes, pauvres débris d’une de ces puissantes nations qui couvraient autrefois le sol du Canada. Toujours en butte aux persécutions incessantes de ses perfides ennemis, les Iroquois, épuisée et presque anéantie par des guerres continuelles et désastreuses, la nation huronne chercha sa sûreté en se dispersant.

D’après l’avis des chefs qui n’avaient pu s’entendre sur un projet d’ensemble, les guerriers des tribus, suivis de leurs familles, se divisèrent en cinq bandes principales, dont la première se retira dans les îles qui sont dans la partie nord du lac Huron, surtout l’île Manitouline ; la seconde troupe se joignit aux Iroquois ; la troisième alla occuper l’île de Michillimakinac ; la quatrième demanda asile et protection à la nation du Chat. Errieronnons, et la plus grande partie de la cinquième se retira auprès des colons français de Québec, avec ses missionnaires, vers l’année 1650, et le reste de leur troupe vint se réunir à eux quelques années après.

C’est de cette cinquième bande, la seule qui ait presque survécu jusqu’à nous, que nous avons à nous occuper.

Comme on ne pouvait leur donner place dans la ville même, et qu’il était dangereux pour eux de demeurer hors des murs, les Révérends Pères Jésuites, après avoir tenté divers moyens d’accommodement avec les autorités civiles de la colonie, achetèrent, en 1651, de madame Éléonore de Grand-Maison, épouse de François de Chavigny, écuyer, sieur de Berchereaux, dont on a parlé plus haut, un lot de terre sur la Pointe de l’île d’Orléans, qu’ils partagèrent également entre les chefs de familles hurons. Ils construisirent dans le voisinage des huttes sauvages, une maison de prière, une modeste résidence pour le missionnaire, et en outre un fort en pieux, semblable à celui de l’île Saint-Joseph, maintenant appelé Charity Island, à sept lieues de Pennetanguishene, dans le lac Huron.

L’auteur de la brochure qui nous occupait, en 1864, prétend avoir découvert l’emplacement où ce fort fut construit. 11 n’y a pas de doute que la terre du Fort ne soit celle qui fut achetée pour établir les Hurons. On en trouve la position marquée avec exactitude, sur une carte de l’île et comté de Saint-Laurent. Mais à quel endroit précis, c’est là que gît la difficulté. Si ce fort eut été construit en bois, il y a longtemps qu’il n’en existerait plus de vestiges ; mais les écrivains conviennent qu’il fut construit exactement comme celui de Saint-Joseph, qui se composait d’un mur de pierres de douze pieds de hauteur, flanqué de quatre bastions dont on voit encore les ruines. (Voir Traduction de la vie du Père Bressiani, par le Rév. P. Martin, p. 38). Or, le fort de l’île d’Orléans étant exactement semblable, doit avoir eu au moins des fondations en pierres et être surmonté de pieux ! Adoptera qui voudra ce superbe raisonnement, nous laissons à chacun pleine liberté sur ce point. Mais nous ne croyons point devoir céder devant la puissance d’une pareille logique, et nous aimons à croire que personne ne nous en cherchera noise. Les deux forts étaient semblables par les dimensions, par les formes, et non pas par les matériaux, dit-on : et pourquoi sous les pieux de ce fort en pieux, aurait-on mis un mur en pierres ? Ici on ferait vainement appel à la science des architectes. On ne construisait pas ainsi autrefois, je veux dire au temps, dont il s’agit ici. D’ailleurs, les Jésuites n’en avaient pas les moyens. À la fin du chapitre III, Relation de l′année 1652, par le R. P. Ragueneau, on lit :

« Nous avons aidé ces bonnes gens à défricher des terres comme vous avez appris. Ils ont recueilly cette année une assez bonne quantité de bled d’inde… Nous avons fait bastir vn Réduit ou espèce de Fort pour les défendre contre les Iroquois ; il est à peu près de la même grandeur de celuy qui estait aux Hurons au lieu nommé Ahouendaé. Nous avons aussi fait dresser une chapelle assez gentille, et une petite maison pour nous loger. Les cabanes de nos bons néophytes sont tout au près de nous, à l’abry du Fort. Les Iroquois nous obligent de les secourir, etc. »

Dans la Relation de 1656, chap. III, à propos du massacre des Hurons par les Iroquois, le R. P. Le Jeune dit : « … Le reste se sauvant dans notre maison enceinte d’une palissade de bonne défense, etc. » Dans l’île de Michillimakinac, en 1670, ils élevèrent une palissade de 25 pieds de haut, pour protéger leur village, mais il n’est pas parlé de murailles au-dessous.

Que l’auteur voulant faire une glacière ait découvert les restes d’une muraille de cinq pieds d’épaisseur, recouverte d’un pied de terre, et enveloppée d’épines et de jeunes érables, c’est ce que nous ne sentons aucune inclination à contester. Mais de là en augurer que c’est l’enceinte d’un fort, en conclure que le fort des Hurons a été construit là, qu’il était en pierres, etc., c’est être très accommodant. On pouvait tout aussi carrément dire que c’est le solage d’une maison détruite par le temps, ou transportée ailleurs, ou alléguer que ce sont les ruines d’un moulin.

Établissons maintenant que les RR. PP. Jésuites décident les Hurons à se retirer sur la terre du Fort, et que Madame de la Forest concède à d’autres individus et non pas aux Jésuites, une autre terre du Fort (Journal des RR. PP. Jésuites, 1650.) : « Consulté pour savoir s’il fallait loger et donner place aux Hurons sur nos terres de Beauport, il fut dit que oui, mais qu’il fallait que ce fussent les familles les plus choisies et qu’il fallait se résoudre de faire la dépense de 500 écus par an pour ce sujet.

« 1651, mars. — Les Hurons quittent Beauport pour l’isle d’Orléans. »

Nous lisons encore au Journal des Supérieurs de la maison des Jésuites que nous sommes heureux de pouvoir consulter sur ce point :

« 1651, 19 mars. — Contrat avec Demoiselle de Grand-Maison, pour les terres en faveur des Hurons qui vont habiter l’isle d’Orléans. »

Et plus bas :

« 1651, 29 mars. — Le Père Chaumonot va demeurer à l’isle d’Orléans. »

« Même année, 18 avril. — Partage des terres de demoiselle de Grand-Maison… Les parts sont de trente à quarante perches, sur un demi arpent… Tout le monde est content… On commence à semer… »

Nous avons vu comment M. de la Forest avait laissé le pays. Or, le 1er  mars, 1652, madame Éléonore de Grand-Maison représenta par requête au gouverneur Jean de Lauzon, que son mari (François de la Forest), lui avait abandonné tout ce qu’il possédait en cette colonie, laissant ses affaires dans un état d’incertitude, etc. Sur les observations de la dite dame, le gouverneur décida que son époux serait privé de ses biens, que ceux qui avaient pris de lui des terres en concession les défricheraient, et il disposa des terres et seigneuries qui lui appartenaient, en faveur de la dite dame Éléonore de Grand-Maison, qui en devait jouir selon les conditions faites à son époux.

Les PP. Jésuites ont donc concédé cette terre du Fort, de madame de la Forest, un an avant qu’elle fut autorisée à en disposer. C’est en mars 1651, sous l’administration du gouverneur d’Aillebout, et non dès 1649, comme on l’a dit quelque part, que les sauvages Hurons furent conduits par le Père Ragueneau sur la terre du Fort, et madame de la Forest ne fut autorisée à jouir des biens délaissés par son mari qu’en mars 1652. (Nous trouvons ailleurs des renseignements encore plus étendus.)

En 1724, la terre du Fort, paroisse Saint-Pierre, fief Beaulieu, appartenait à Pierre Noël. Dans le contrat qu’il exhibe, devant le Conseil Supérieur, il est consigné que cette terre n’avait que cent arpents en superficie, et il n’en avait alors que soixante en sa possession. Or, par ces titres, on voit qu’en 1652, demoiselle Éléonore de Grand-Maison a concédé à Jacques Lévrier ces soixante arpents de terre, c’est-à-dire, six arpents de front sur dix de profondeur.[1]

Voilà donc la terre du Fort concédée en 1652, à Jacques Lévrier, et les révérends Pères Jésuites auraient acheté, dès 1651, la même terre de la même personne, mademoiselle Éléonore de Grand-Maison !…

Mais complétons les cent arpents dont elle se compose : autrement on pourrait faire des objections. Les quarante arpents qui devaient la compléter étaient, en 1657, et auparavant, en la possession de Pierre le Petit[2] qui la vendit, au mois de mars même année, au sieur de Lauzon[3]. Ce lot mesurant quatre arpents de front, sur dix de profondeur, fut vendu par Louis de Lauzon, sieur de la Citière, à Jean-Baptiste Peuvret, écuyer, sieur de Mesnu[4]. Le 12 novembre, 1671, le sieur de Mesnu la revendit à Gabriel Gosselin.

Par un autre acte, on voit que Jean-Baptiste Peuvret vendait cent arpents de la terre dite du Fort, à la pointe de l’île.

On pourrait donc inférer de là, que plusieurs des terres du bout de la verdoyante île, portaient le nom de terres du Fort, parce qu’elles avoisinaient l’emplacement du Fort, ou parce qu’elles lui étaient absolument contiguës. Dans tous les cas, cette appellation embrasse maintenant une étendue trop considérable pour nous laisser l’espoir de préciser exactement l’endroit occupé par le Fort des Hurons. La pauvre muraille reste donc ce qu’elle était : les ruines d’une maison, d’un moulin, peut-être aussi les restes du Fort indiqué ; mais, en attendant des preuves plus complètes, nous nous abstiendrons de croire à la découverte et d’adhérer aux sentiments du chroniqueur moderne.

Veut-on maintenant suivre les sauvages dans l’Île et connaître leur genre de vie. Ouvrons d’abord l’ouvrage de Charlevoix, (Histoire de la Nouvelle-France, tome Ier, p. 317) et voir en quels termes il y parle de cette espèce de réduction :

« … Les Hurons étaient au nombre de six cents dans l’île d’Orléans, où ils commencèrent à s’entretenir de leurs mains. Comme c’était la fleur des chrétiens de cette nation, qu’ils n’avaient point abandonné le Seigneur, on peut juger de leur ferveur dans un temps où tout portait à la reconnaissance envers celui qui mortifie et qui vivifie, toujours pour le bien de ses élus… »

Écoutons encore le récit d’un témoin oculaire. C’est leur infatigable missionnaire, le pieux Joseph-Marie Chaumonot, prêtre de la compagnie de Jésus, qui leur a rendu de si importants services :

« … J’avais passé onze ans au pays des Hurons avant qu’il fut détruit par les Iroquois. Le Supérieur, voyant le peu de sauvages, qui avaient échappés aux ennemis, eut la charité de les inviter à descendre à Québec. Rendu en cette ville, on me donna le soin de ces pauvres étrangers. J’y hivernai avec eux et au printemps je les conduisis à l’île d’Orléans sur les terres de notre compagnie. Ils y abattirent du bois, semèrent du bled d’inde qui vint à merveille. On paya des Français pour leur aider. De plus, nous avions à nourrir tous ces sauvages, auxquels nous donnions chaque jour une quantité plus ou moins grande de potages au riz, au blde d’inde et à la viande, selon qu’ils avaient travaillé à leur défrichement. Quelques-uns murmurèrent d’abord, pensant que nous voulions faire défricher nos terres pour les retirer ensuite ; mais ils ne tardèrent point à comprendre que, puisque nous les avions habillés et nourris tout l’hiver à Québec, et puisqu’on leur avait partagé même ce que nous avions de terre faite, nous ne voulions pas les déloger. Alors ils nous chargèrent de bénédictions. La seconde année ils nous remercièrent de leur avoir montré à travailler, et recueillirent du ble-d’inde autant qu’ils en avaient coutume d’en récolter en leur pays. »

Les dépenses, auxquelles l’établissement de ces pauvres sauvages entraîna la maison des Pères Jésuites, furent très considérables. Le R. Père Ragueneau, dans la Relation de 1651, chap. III, nous parle en ces termes de ce qu’on fit pour eux : « Deux de nos Pères s’y employent avec des peines et des ferveurs qui méritent que Dieu ait pitié de ces pauvres peuples… Il a fallu les nourrir à nos frais, cette première année, pour cela seul que nous n’en avons pas esté quittes à huit mille livres, donnant avec plaisir ce qu’on nous envoye de France ; mais c’est une charité bien employée, puisqu’elle n’a d’autre but que le salut des âmes. »

M. Bowen, auquel nous ne prêterons aucune intention mauvaise, conviendra cependant qu’il a eu tort de traduire (p. 27 de son Opuscule) « huit mille livres, par eight hundred. Il avouera aussi, sans difficulté, nous l’espérons du moins, que le Révérend Père Joseph-Marie Chaumonot fut le premier aumônier ou chapelain de la tribu de l’île, et non les Pères Gareau et Ragueneau. Ce dernier était, au contraire, en 1651, supérieur du Collège de Québec et des Missions du Canada. »

Cependant, en 1652, le R. P. Ragueneau alla résider à l’île d’Orléans, comme il le dit à la fin du chapitre III de la Relation de l’année 1652 : « Les Hurons sont en partie à l’île d’Orléans, où ils demeurent avec le Rév. Père Gareau et nous vivons à demi à la huronne. »

Les relations du temps comportent maints témoignages de la bonne conduite et de la piété des pauvres Hurons. Leur foi vive et simple, leur obéissance toujours affectueuse et empressée aux missionnaires qui étaient chargés de leur éducation religieuse, faisaient l’admiration de tout le monde. On s’étonnait que ces hommes naguères si farouches, accoutumés à errer en liberté sur les fleuves et au sein des vastes forêts, pussent oublier ainsi leur vie nomade et aventureuse et s’astreindre à cultiver la terre pour y trouver leur nourriture. Quelquefois, cependant, leur indépendance naturelle se ranimait, les idées de chasse et de courses lointaines venaient de temps en temps réveiller leurs souvenirs ; et, plus d’une fois, la pensée leur vint de jeter là leurs instruments de culture et de s’élancer avec leurs frêles canots sur les eaux du fleuve, pour chercher ailleurs une vie plus conforme à leurs goûts. Mais les Iroquois étaient là, guettant leur proie, et leurs missionnaires, profitant de la crainte que ces ennemis leur inspirait, et de l’ascendant que leur sollicitude et leurs bienfaits leur donnaient au milieu d’eux, parvinrent à les retenir et à leur inspirer peu à peu le goût de la vie sédentaire et des travaux utiles.

  1. Acte du 3 avril, ratifié le 6 décembre, même année, par Jacques Gourdeau.
  2. D’où vient le nom de l’anse à Petit, qui devait être appelée anse de le Petit.
  3. Louis de Lauzon, écuyer, sieur de la Citière et de Gaudarville, qui se noya deux ans après en revenant de l’île d’Orléans. Le Journal des Supérieurs des Jésuites s’exprime ainsi sur ce sujet : « 1659, mai 5. Versèrent dans un canot venant de l’île d’Orléans par un gros vent du Nord-Est, M. de la Citière, Larchevesque et Ibiérome. »
  4. Jacques Peuvret, écuyer, épousa le 15 juillet, 1659, madame Catherine Nau, veuve depuis seulement deux mois et dix jours, de Louis de Lauzon, sieur de la Citière.