L’Île de Wight/01

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L’ILE DE WIGHT.





I.
LES RÉGATES DE COWES.




De toutes les parties de l’Angleterre, l’île de Wight est peut-être celle où l’on peut, avec le moins de fatigue et de dépense, parcourir les lieux les plus intéressans dans le plus court espace de temps. Je suis venu très souvent dans cette île charmante, si voisine de la France, si bien favorisée par sa situation et son climat, et, chose singulière, je n’y ai jamais rencontré un seul de mes compatriotes. En fait d’étrangers, on n’y voit guère que des Turcs ou des Levantins. On dirait que les touristes de la Grande-Bretagne se la sont réservée pour leur usage exclusif. Il me semble qu’il serait temps enfin de lui rendre justice; l’île de Wight mérite mieux que cette indifférence, et j’espère ici réussir à le prouver. Toutefois je ne veux tromper personne : aussi ne la recommanderai-je pas aux gens très sérieux, qui ne consentent à admirer chez nos voisins que les merveilles de leur industrie: l’île de Wight n’est pas faite pour les économistes, qui ne daignent passer le détroit que pour visiter les docks de Londres ou de Liverpool, les chantiers de Chatam, les fabriques de Birmingham ou les usines de Cornouailles; on n’y trouve pas de grandes manufactures, pas de machines à vapeur, pas même de chemins de fer, et. chose tout aussi digne de remarque, on n’y est nulle part aveuglé par la fumée du charbon de terre, quoique l’île de Wight soit bien incontestablement anglaise, quelle appartienne au comté de Hampshire et ressortisse au diocèse de Winchester. La nature a fait tous les frais de sa parure; elle seule y est intéressante à étudier, et, si les hommes de notre siècle y ont mis la main, ce n’est pas pour déchirer ses entrailles en y creusant des mines, ou empoisonner l’air parfume qu’on y respire en y élevant des hauts fourneaux: c’est pour y tracer de jolies routes aussi soigneusement dessinées et sablées que celles d’un parc, y bâtir trois ou quatre petites villes bien propres et bien gaies, ou y semer enfin des milliers de délicieux cottages.

Les amateurs d’architecture gothique peuvent étudier dans l’île de Wight les vieilles murailles normandes de Norris-Castle, les tours crénelées des châteaux d’East-Cowes ou de Steephill, et plus d’une ruine féodale qui date de l’époque des Saxons. Quant aux peintres, pour qui elle semble avoir été créée tout exprès, comment n’aimeraient-ils pas son ciel vaporeux et brillant tout à la fois, les masses de ses grands chênes touffus, dont le feuillage est si abondant, et ses ombrages d’un bleu si sombre? Et ces gentilles chaumières du temps de la reine Elisabeth, tout habillées de lierre et de roses, avec leurs vitraux en losange et le pot de géranium rouge derrière la fenêtre, comme elles ont un cachet local et font bien dans le paysage! Mais, si vous êtes fatigué de toute cette verdure, écoutez le bruit de la mer, elle est à deux pas; la scène change : voici les falaises aux flancs déchirés par les vagues, et les rochers noirs couverts de varech et d’écume. Je ne connais rien de plus romantique que ma chère île de Wight; nulle part on ne rencontre de sites plus pittoresques et plus variés. Antiquaires, poètes, artistes, venez ici, il y a de l’occupation pour vous tous!

Chaque année, nous allons nous ennuyer à Dieppe, au mont Dore, à Vichy, nous poussons même jusque sur les bords du Rhin ou jusqu’en Suisse; en quelques heures, nous pourrions être transportés dans l’île de Wight, et pour vingt-cinq francs! Personne n’y songe. Le fait est qu’il est presque sans exemple de rencontrer dans nos salons de Paris quelqu’un qui puisse parler avec connaissance de cause du château de Carisbrook, de Shanklin, d’Alum-Bay et des régates de Cowes, lesquelles, soit dit en passant, valent bien à elles seules la peine d’attirer les étrangers dans l’île.

Depuis que les chemins de fer de Londres à Southampton et à Portsmouth ont mis la capitale de l’Angleterre à trois heures et demie de distance de Ryde ou de Cowes, pendant tout l’été, la route qui fait le tour de l’île est parcourue par une foule de familles avides de jouir du spectacle de ses beaux sites à meilleur marché que s’il s’agissait pour elles de faire le voyage de Spa, de Baden ou d’Interlaken. Ces promeneurs, — dans de légères voitures de toute forme et de toute espèce, depuis le stage-coach jusqu’au poney-chaise, — animent le tableau et enrichissent les hôteliers de l’île, dont les jolies auberges, déguisées en chaumières et à moitié ensevelies sous les chèvrefeuilles et les jasmins, sont bien les plus agréables lieux de repos que puisse rencontrer un voyageur. Cette grande affluence de cockneys serait insupportable dans tout autre pays que celui-ci, et le touriste rêveur, l’observateur tranquille de la nature se trouveraient bientôt fatigués du train des grandes routes et du tapage des cabarets; mais les Anglais sont si réservés dans leurs manières, si peu bruyans, si bien élevés en un mot, que tout s’accomplit dans ce petit espace de quelques lieues carrées le plus silencieusement du monde. A part le son éloigné d’une clarinette et de deux trombones qui annoncent de temps en temps l’arrivée d’un bateau à vapeur de plaisir, ces graves gentlemen et leurs ladies s’amusent discrètement à faire leur tour de l’île sans jamais gêner ni étourdir personne.

Ces familles de promeneurs n’appartiennent pas toutes cependant à l’aristocratie : on rencontre dans ces chars, dans ces calèches, dans ces vehicles of every description, beaucoup plus de marchands de la Cité avec leurs femmes et leurs enfans, ou de boutiquiers des villes du littoral, que de membres de la chambre haute; mais, il faut le reconnaître, c’est toujours la même mesure, la même civilité partout dans les manières de cette foule errante, et j’en ai été vraiment édifié. Quand on a vu d’ailleurs comment se comporte le public à un shilling dans le Palais de cristal à Londres, il est permis de croire John-Bull moins rude et plus raffiné que notre sot amour-propre national ne nous le fait supposer peut-être. Les Anglais ont leurs défauts, leurs ridicules même; cependant il y a beaucoup à gagner auprès d’eux, surtout pour des Français : j’en appelle à ceux de mes compatriotes qui sauraient faire le sacrifice de leurs préventions avant de passer la Manche. Il est vrai que, pour entreprendre ce voyage avec quelque plaisir et quelque profit, il faudrait parler au moins un peu la langue du pays; il faudrait surtout se résigner à vivre en Angleterre autrement que ne le font, sans presque aucune exception, les Français qui s’y aventurent.

J’ai vu arriver l’autre soir, sur le steamer de Southampton à Cowes, quatre Parisiens pur sang qui venaient à coup sûr en Angleterre pour la première fois. Ils étaient costumés en voyageurs, se drapaient dans leurs manteaux et dans leurs tartans écossais, s’en dépouillaient, s’en revêtaient encore, allumaient des cigares, lorgnaient les femmes, parlaient très haut et avaient l’air enchantés d’eux-mêmes. Une heure après, ce n’était plus cela : du balcon de ma chambre, je les apercevais, dans une salle d’hôtel, attablés et très en colère contre le waiter. qui ne comprenait pas le sujet de leur irritation. pour moi, j’en avais deviné aisément la cause, car je connaissais par expérience le menu d’un souper anglais. C’est d’abord l’inévitable bouilloire et la théière de rigueur, avec du beurre et de la crème. Après un quart d’heure d’attente, si les voyageurs auxquels on a servi le thé sont des Français, ils s’impatientent, ils sonnent, et crient au garçon qu’ils veulent souper. Un nouveau quart d’heure s’écoule, et l’on voit entrer solennellement alors deux plats en argent massif, recouverts de boules plus massives encore, et les domestiques, toujours respectueux, se retirent, a Voyons ! que nous apporte cette magnifique argenterie?» Affreuse déception! Des pommes de terre cuites à la vapeur et des petits pois à l’anglaise! Convenons qu’ici des gens affamés ont bien le droit d’envoyer l’hôtel à tous les diables. S’ils ont soif, les choses prennent un caractère plus sérieux : ils demandent du vin d’ordinaire; on leur apporte du claret qu’ils trouvent fort bon, mais qu’on leur fera payer, sur la note, 12 ou 15 francs la bouteille. Quant à de l’eau et à du pain, je mets en fait qu’il est presque impossible de s’en procurer, en Angleterre, dans un hôtel fashionable.

Lorsqu’un touriste de notre pays arrive fatigué dans une auberge, il demande d’abord un bouillon, ce cordial éminemment français. Un bouillon! Dans la Grande-Bretagne et l’Irlande, on ne met jamais le pot-au-feu. Mais au moins un beefsteak aux pommes, c’est un plat anglais que celui-là ! « Waiter, crie le voyageur, apportez-nous plusieurs beefsteaks aux pommes de terre. » Hélas! chose incroyable. l’Angleterre est le seul pays du monde où l’on ne mange pas de beefsteak. J’ose à peine ajouter ici, pour compléter le tableau, que l’omelette, cette ressource si précieuse du voyageur, est en Angleterre un mets presque inconnu. Mon Dieu, je sais bien que dans l’île de Wight même on peut se procurer à l’hôtel Roper, et encore ailleurs, des sandwiches, de l’excellente viande froide, des pies, des puddings pour souper, et que l’ale est une boisson délicieuse; mais qui peut s’en douter avant d’avoir étudié de près la cuisine anglaise, et comment suppléer à ce défaut d’expérience, quand on n’a pas quelques phrases à sa disposition pour s’expliquer avec le maître d’hôtel?

En somme, après avoir souffert la faim et la soif, s’être exaspérés vingt fois contre les gens, avoir payé une carte exorbitante, dégoûtés de Cowes, mes quatre compatriotes repartaient par le bateau de Portsmouth le lendemain matin, le jour même où les régates devaient commencer. Ils étaient bien loin de se douter alors qu’ils quittaient une ville où le beau monde de l’Angleterre accourait de toutes parts, et que rien n’était plus curieux ni plus intéressant que le spectacle auquel ils tournaient le dos, furieux déjà contre l’île de Wight, où je les avais vus arriver la veille si joyeusement.

L’histoire de ces quatre voyageurs est, à peu de chose près, celle de tous ceux qui ont la prétention de venir en Angleterre, en conservant leurs habitudes françaises, sans s’y ennuyer parfaitement et sans être cruellement rançonnés. Il n’y a qu’une manière agréable et économique de vivre dans ce pays-ci : c’est de loger dans des maisons particulières, mais à la condition que vous vous contenterez de la même nourriture que vos hôtes. Vous êtes ainsi on ne peut plus comfortablement et tranquillement établi, et vous pouvez ne passer qu’une semaine, quelquefois même un jour, dans un de ces appartemens meublés, qui n’ont aucun des inconvéniens des maisons garnies. Le service est compris dans le prix de location, qui, pour un homme seul, ne dépasse guère deux guinées par semaine, et rien ne peut donner une idée de la propreté exquise de ces élégans petits appartemens. Ajoutez que les maisons, partout ailleurs qu’à Londres, ne sont pas très grandes; il en résulte que vous êtes seul locataire au logis, où tous ne rencontrez jamais personne, pas même les propriétaires, si vous le voulez, et vous auriez tort de ne pas vous mettre en rapport avec eux, car vous les trouverez en général pleins d’attentions pour vous.

L’île de Wight a environ soixante-quinze milles anglais de périmètre; sur la carte, elle ressemble à un losange dont l’un des angles formerait l’extrémité nord, et l’angle opposé l’extrémité sud de l’île. Cowes, à l’embouchure de la Medina, est située au plus septentrional de ces deux points, et Ventnor, la Nice de l’Angleterre, à l’autre bout de la diagonale sur le méridien de Cowes. Un canal naturel et semi-circulaire enserre la partie nord et ouest de l’île : c’est un havre immense où les navires du plus fort tonnage peuvent trouver en tout temps un abri, et dont la largeur varie de deux à six milles. Il est fréquenté par les bâtimens de toutes les nations, qui, se dirigeant vers le nord, trouvent des vents contraires dans la Manche, car de Portsmouth à la Tamise il n’y a pas un bon mouillage sur les côtes du Sussex et du Kent.

Pour donner une idée des intérêts qui sont concentrés dans cet étroit espace, il suffira de rappeler que les eaux du Solent baignent à la fois Portsmouth et Southampton, Portsmouth avec ses docks, ses arsenaux et ses cent vaisseaux de ligne, Southampton avec ses paquebots à vapeur de mille chevaux, qui font le service régulier des Indes, de l’Australie et de la Chine. O’Connell avait décerné à l’Irlande le nom flatteur de gem of the sea; on appelle l’île de Wight le jardin de l’Angleterre, et, pour dire vrai, c’est un titre qu’elle est bien autrement fondée à porter que notre plate et insignifiante Touraine n’a le droit d’usurper celui de jardin de la France. Suivant les anciennes chroniques, cette île, il y a quelques centaines d’années, était si bien boisée, qu’un écureuil pouvait la parcourir dans tous les sens en sautant d’arbre en arbre. C’est à l’abondance des essences de chêne et d’orme dans l’île de Wight qu’on attribue l’établissement des chantiers de Portsmouth dans le voisinage. L’île est renommée aussi pour ses prés salés, et conséquemment pour la viande de mouton, qui y est excellente : son climat est si doux, que les géraniums, les fluxias et les figuiers y croissent en pleine terre et y deviennent superbes. Les murs du presbytère, à Shanklin, sont tapissés par un myrte qui a, dit-on, trois cents ans, et dont le tronc mesure près de soixante centimètres de circonférence.

Plus d’un souvenir historique se rattache à l’île de Wight : Guillaume-le-Conquérant en fit don à William Fitz-Osborne, son parent et l’un de ses plus braves chevaliers. Ce fut le premier lord de l’île, il bâtit le château de Carisbrook. C’est dans cette citadelle que se retira le roi Jean-sans-Terre après la signature de la grande charte. Henri VI créa Beauchamp, comte de Warwick, roi de l’île de Wight. Le comte de Portland en était gouverneur, lorsque la guerre civile du XVIIe siècle éclata ; il fut remplacé par lord Pembroke, auquel succéda presque aussitôt le colonel Hammond de l’armée du parlement : c’est à la garde de cet officier que Charles Ier fut confié, lors de sa détention au château de Carisbrook. On sait comment ce malheureux prince essaya vainement de s’évader, en passant par une fenêtre de sa prison qui, trop étroite, le retint, sans qu’il lui fût possible de se dégager. Sa seconde fille, la princesse Elisabeth, mourut prisonnière à Carisbrook le 8 septembre 1650, un an et demi après l’exécution de son père ; elle est enterrée dans la chapelle.

Pour faire le tour de l’île, on commence d’ordinaire par Cowes, où l’on aborde en venant de Southampton. Cowes n’a pas plus de 3,500 habitans : mais c’est une très jolie petite ville, fort proprette, fort gaie et presque entièrement neuve : elle est pourvue de boutiques élégantes et on ne peut mieux garnies. Elle se divise en deux parties que sépare la Medina, — East-Cowes sur la rive droite, West-Cowes sur la rive gauche ; c’est cette seconde partie qui constitue la ville proprement dite. La Medina prend sa source au centre de l’île, près de Newport. Cette rivière est navigable dans toute son étendue pour de gros navires à la marée haute. C’est un excellent lieu d’hivernage, que beaucoup de yachts ont adopté. West-Cowes, bâti en amphithéâtre, s’appuie sur une colline que recouvre entièrement le parc séculaire de Northwood ; cet horizon de verdure, vu de la mer, produit le plus charmant effet. Les maisons de la ville ont presque toutes des jardins, et les émanations des fleurs mises en mouvement par la brise du soir sont délicieuses à respirer.

Il est certain que les Anglais, à force de méthode et de persévérance, parviennent toujours à obtenir la quintessence de toute production qui peut se créer chez eux ; les fleurs ont incontestablement plus de parfum, la viande plus de saveur, les œufs sont plus gros, la moutarde est plus forte chez nos voisins que dans les autres pays. Malheureusement pour eux, les fruits magnifiques de leurs serres-chaudes n’ont aucun goût ; je crois qu’on ne voit arriver à complète maturité en Angleterre que les noisettes ou les fraises. Les Anglais n’en sont pas moins des gens qui font très bien ce qu’ils font. Dans toutes les branches des connaissances humaines ou dans tous les genres de perfectionnemens auxquels leur nature ou leur climat ne se montrera pas trop rebelle, on peut être assuré qu’ils arriveront aussi près du but que possible. Est-il, par exemple, un peuple au monde qui pousse plus loin le respect des lois, de l’autorité, des liens de famille, et même des distinctions sociales ou des usages? La ferveur de leur piété, la décence de leur maintien dans les églises pourraient en tous lieux servir de modèles. « C’est un grand bonheur qu’ils ne soient pas catholiques, me disait une spirituelle Française, car ils savent si bien prier le bon Dieu, qu’ils nous prendraient toutes nos places en paradis. »

Si les fruits manquent à Cowes, la végétation y est en revanche magnifique, et je l’ai rarement vue prospérer aussi près de la mer. Partout où des arbres s’y trouvent à l’abri du vent de sud-ouest, ils atteignent des proportions considérables. Le château, bâti par Henri VIII, et dont les vagues baignent la batterie, est ombragé par des ormes de toute beauté; c’est la demeure du marquis d’Anglesey, lord-gouverneur actuel de l’île, qui a perdu un bras à Waterloo. La plupart des habitans de Cowes ont, dans leurs jardins, un mât auquel ils hissent à tout propos de grands pavillons aux couleurs variées; peut-être ne se rendent-ils pas parfaitement compte de la signification de ces emblèmes; quant à moi, je les considère comme un moyen dont on use dans l’île de Wight en général pour manifester toute espèce d’émotion ou d’impression. Qu’un gros marchand de la ville se marie, qu’un navire étranger paraisse dans le port, qu’on signale l’entrée en rade de yachts appartenant à quelqu’un des clubs nationaux, et aussitôt vous voyez flotter au-dessus des toits les couleurs russes, suédoises, américaines, le pavillon anglais, les burgees du Royal-Cork, du Royal-Dee ou du Royal-Mersey. Mon hôte me fit l’honneur d’arborer le drapeau tricolore sur sa maison pendant tout le temps que je l’ai habitée. Le Club des Yachts de Cowes a aussi plusieurs mâts destinés à un service de signaux avec les navires en mer. Cette multitude de flammes qui flottent dans les airs donnent à la ville ainsi pavoisée une apparence de fête permanente.

L’industrie principale de Cowes est la construction des navires et des yachts en particulier. MM. J. White et Ramsey sont les constructeurs les plus en renom. Pendant la belle saison, la location des bateaux et des voitures de remise fait aussi vivre une partie de la population de la ville. On y compte huit ou dix excellens hôtels et une bonne quantité de furnished lodgings, with a sea view. La rue principale et la promenade habituelle sont, comme de raison, le bord de la mer; l’établissement du club est à côté du château; c’est devant ce quai, appelé la Parade, que viennent mouiller tous les yachts, que le commodore est à l’ancre, et qu’est placé conséquemment le winning-post pour les régates. La vue de cette esplanade est admirable. Le roi George IV, étant prince de Galles, a long-temps habile l’une des jolies maisons qui y sont bâties.

La reine Victoria, depuis quelque temps, a fixé sa résidence d’été dans l’île de Wight, où elle habite le château d’Osborne, près de Cowes. Elle est très aimée et fort popu)aire dans le pays; elle paraît se plaire beaucoup dans sa nouvelle habitation, où elle dépense chaque année d’assez fortes sommes en embellissemens. L’architecture italienne d’Osborne n’a rien de remarquable, et son parc est encore à créer; mais l’air y est excellent, et la vue magnifique. On y domine toute l’île, Ryde, Portsmouth, Southampton et le Solent, où croisent sans cesse d’innombrables bâtimens. La position d’Osborne rappelle beaucoup celle du château de Stolzenfels sur le Rhin. La reine a trois steamers, construits exprès pour elle. Après les régates de Cowes, auxquelles elle ne manque jamais d’assister, sa majesté va passer quelque temps à Balmoral, dans les montagnes de l’Écosse; mais elle revient ensuite à Osborne, où, pendant son absence, les plus jeunes de ses enfans, qu’elle y laisse, se promènent chaque jour sur mer, à moins qu’il ne fasse trop mauvais temps.

On peut dire que la reine d’Angleterre a choisi pour son séjour de prédilection, et pour y élever sa famille, le lieu le plus maritime de toute la Grande-Bretagne : il n’en est pas un en effet, dans les trois royaumes, de plus à portée des établissemens de sa puissante armée navale. Plymouth et Falmouth ne sont pas éloignés d’Osborne, Portsmouth en est à une portée de canon ; mais ce qui donne à Cowes et à ses environs un cachet tout particulier, c’est le Royal-yacht-Squadron, fondé en 1812 dans cette ville par lord Belfast et lord Yarborough, qui en fut le premier commodore. On ne saurait imaginer l’activité qu’impriment à la navigation de plaisir les différens clubs de yachts qui existent en Angleterre, eu Écosse et en Irlande. Au milieu de toutes ces réunions, c’est au club de Cowes que revient la palme; de l’élégance et de la mode; c’est, si j’ose m’exprimer ainsi, l’institution spéciale de l’île de Wight.

Le yachting, ou la navigation sur des bâtimens de plaisir, est un des sports nationaux de nos voisins, et ils y excellent comme dans le racing, c’est-à-dire dans les courses. L’élève des chevaux n’est pas l’objet de plus d’études et de soins en Angleterre que l’élève des bâtimens. Je fais usage ici d’une locution défectueuse, mais que m’autorisent à employer les efforts incessans du yachting people pour améliorer les conditions et accélérer l’allure de leurs cutters et de leurs schooners, auxquels des prix de vitesse sont aussi bien offerts d’ailleurs qu’aux pur-sang d’Epsom ou de Newmarket.

Nous avons cherché à nous approprier les procédés des Anglais pour perfectionner leurs races chevalines; c’est grâce aux encouragemens accordés sur nos hippodromes aux producteurs de race pure qui; nous devrons peut-être de voir s’ennoblir les chevaux de notre cavalerie : pourquoi ne songerait-on pas aussi à exciter l’émulation de nos constructeurs de navires en multipliant les régates, et en accordant des vases, des pièces d’orfèvrerie aux yachts français les plus rapides? Il ne serait pas impossible de voir un jour les habitans les plus riches de nos ports de mer croiser, dans d’élégans bâtimens, sur les côtes du Hampshire ou du Sussex, qui sait même? peut-être entrer en lice avec l’Alarm, l’Arrow, la Gipsy-Queen ou la redoutable America! Glaucus, à M. le duc d’Orléans, n’a-t-il pas gagné la coupe d’Ascot, battant les meilleurs chevaux de l’Angleterre ? Il ne faut donc désespérer de rien. Dans tous les cas, des essais de cette nature seraient éminemment profitables à notre marine. Quand on songe à l’étendue de nos côtes, il est déplorable de se dire que, sur la liste universelle et officielle des yachts publiés cette année, on ne voie pas figurer le nom d’un seul bâtiment français. Le Club impérial de Saint-Pétersbourg, dont le prince Labanoff est commodore, compte dix-neuf navires, jaugeant ensemble 1,199 tonneaux, au nombre desquels s’en trouvent d’assez forts: le schooner de l’empereur, Queen-Victoria par exemple, les schooners Tsavitsa du prince Serge Kotchoubei, et Zabava de M. de Schischmareff ; Le Club royal néerlandais, que préside le prince Henri des Pays-Bas, réunit déjà onze yachts. Le Club de New-York n’en possède pas moins de vingt-cinq, au nombre desquels la célèbre goélette du commodore Stephens, America, qui, cette année, a défié le monde entier et a tout distancé en Angleterre,

il y a dix-sept clubs de yachts chez nos voisins[1]; les membres de ces différens cercles ont sous leurs ordres sept cent quatre-vingt-quinze navires, jaugeant environ 7,316 tonneaux, depuis la yole de 3 tonneaux jusqu’au schooner de 393 tonneaux. Or, pour évaluer l’ensemble de leurs équipages, en comptant un homme pour 5 tonneaux, ce qui est la règle des courses, on trouve un chiffre de douze à treize cents marins d’élite, expérimentés, adroits, sobres, et qui peuvent servir de modèles comme matelots, grâce à l’engagement inviolable pris entre les membres des différens clubs de ne jamais se servir d’un homme qui leur aurait donné quelque sujet de mécontentement. En temps de guerre, ces légers navires, montés par des marins déterminés à tenter des abordages, feraient d’excellens corsaires; il en est dans le nombre d’un assez fort échantillon pour porter du canon.

Il ne faut pas croire que les yachts se bornent à des excursions sur les côtes de l’Angleterre; l’année dernière, une escadrille de plus de soixante voiles, sous les ordres de lord Wilton, commodore, ayant son pavillon à bord du Xariffa, schooner de 209 tonneaux, est allée rendre visite au président de la république à Cherbourg. M. Stephenson était arrivé depuis quelques semaines de Malte dans l’île de Wight à bord de son yacht en fer, Titania, lorsqu’il a couru dernièrement contre la goélette America. Ces bâtimens vont dans la Méditerranée, en Égypte, au cap de Bonne-Espérance, même en Australie; ils sont fins voiliers, manœuvres par des marins de choix; leur coque, leur gréement, tout est neuf et dans le meilleur état; maître et équipage sont parfaitement logés et pourvus de toutes les choses nécessaires. Quant au comfort des chambres habitées par le gentleman propriétaire du yacht, et souvent par sa famille, rien n’en peut donner l’idée. Dans d’aussi excellentes conditions, ces navires, qui n’ont jamais d’ailleurs un très fort tirant d’eau, sont plus sûrs que des bâtimens de guerre qu’écrase et fait plonger le poids de leur artillerie. Quant aux bâtimens du commerce, c’est à peine si j’ose en parler; on sait que les armateurs et les négocians font en sorte de ne rien donner au luxe : aussi tout y est-il calculé pour l’économie, ils ont bien juste le nombre d’hommes nécessaires, souvent leur voilure est rapiécée, et, il faut le dire, plus d’un vieux trois-mâts navigue encore, quoique ses flancs soient disjoints, ses mâts pourris, et sa dernière heure depuis long-temps sonnée.

Les plus grands bâtimens ne sont pas toujours indispensables pour les plus grandes traversées; le navire que montait Christophe Colomb, lorsqu’il découvrit l’Amérique, était une goélette de 100 tonneaux. Plusieurs yachts accompagnent en ce moment l’expédition qui, sous les ordres du capitaine Penny, est chargée de rechercher les navires du capitaine Franklin dans les mers polaires. L’un de ces yachts est monté par un gentleman porteur d’un nom illustre dans la navigation des régions arctiques, sir J. Ross : c’est le schooner Félix de 110 tonneaux. Je ne sais pas à qui appartiennent les deux autres bâtimens, Advance et Rescue; mais on lit dans le dernier rapport fait à l’amirauté que le charpentier de l’un de ces petits navires a rendu les plus grands services dans des conjonctures difficiles. Bien des gens s’étonneront peut-être que la passion des aventures et des dangers puisse entraîner ainsi de jeunes hommes, possesseurs de magnifiques revenus, à braver les périls, les privations et souvent le scorbut, ces accompagnemens inévitables d’un hivernage au milieu des glaces par 77 degrés de latitude; pour moi, j’estime au contraire qu’ils font un noble emploi de leur temps et de leur fortune en prenant part à cette généreuse expédition, qui, si elle n’a pas pour résultat, comme on peut le craindre, de ramener les malheureux équipages de l’Erèbe et de la Terror, élargit de plus en plus cependant le domaine des sciences naturelles et de la géographie, en jetant de nouvelles lumières sur les contrées arctiques, si intéressantes à étudier[2]. Sans insister même sur l’intérêt que peuvent offrir ces expéditions périlleuses, on ne saurait contester qu’il n’y ait un grand charme à visiter les côtes de l’Espagne, de l’Italie, à se rendre en Grèce, en Turquie, dans la Terre-Sainte, comme maître absolu d’une de ces petites maisons flottantes, d’un de ces jolis navires si lestes, si coquets, si bien et si abondamment pourvus de tout ce que comporte la vie la plus comfortable et la plus élégante, toujours sûrs d’ailleurs de trouver partout de bons mouillages proportionnés à leurs dimensions, quand il ne leur convient plus de tenir la mer, qu’ils ne craignent jamais.

Quand je suis débarqué à Cowes cette année, il n’y était question que d’un schooner mystérieux, récemment arrivé des États-Unis, qui était doué, disait-on, d’une étonnante vitesse. Son propriétaire, le Commodore Stephens, parfait gentleman d’ailleurs, avait déclaré qu’il engageait son America contre n’importe quel bâtiment à voile que ce fût, pour telle distance et telle somme qui lui serait proposée; et, pour fixer les idées, il indiquait la bagatelle de 10,000 livres sterling (250,000 fr.) comme enjeu. Il y avait près de quinze jours que le défi du commodore Stephens avait été articulé devant le Royal-yacht-Squadron, et le Royal-yacht-Squadron faisait la sourde oreille ; pas un membre des yacht-clubs les plus renommés de l’Angleterre, qui s’étaient donné rendez-vous à Cowes cette année, n’osait relever le gant du redoutable étranger. Les vieux marins se couvraient la tête et juraient que le Yankee pouvait rendre des points au fantastique Flying Dutchman. «Il y a quelques jours, me disait un de ces vieux loups de mer, à la manière dont l’America a doublé et dépassé les meilleurs voiliers de la rade qui s’essayaient dans les eaux de Ryde, il faut que le diable s’en mêle; le schooner, monsieur, n’avait pas seulement daigné hisser son foc, quand nos clippers[3] étaient couverts de toile ! — Il a une hélice en-dessous, c’est bien sûr, » ajoutait un homme du peuple, car à Cowes tout le monde est marin ou digne de l’être. — Quoi qu’il en soit, les têtes se montaient, et, au milieu de toute cette foule élégante qu’attiraient les fêtes des régates, on ne parlait plus que du Flying stranger[4] ; c’est le nom qu’on donnait à la goélette de New-York. Impossible d’engager le plus petit pari, tant la terreur était grande!

Cependant on touchait au 21 août : c’était le jour où les yachts devaient se disputer la coupe de cent guinées, prix offert par le club aux schooners et cutters de tous tonnages et de tous pays, portant les six voiles réglementaires et remplissant les conditions ordinaires pour les courses de ce genre. Or l’America était engagée. Le jour désiré se leva enfin. Qu’on se figure la plus belle matinée du monde, la mer d’un bleu de saphir, ridée seulement par une jolie petite brise de sud-ouest, et sillonnée en tous sens par une multitude d’élégans yachts qui ne devaient pas disputer la coupe, mais se proposaient de suivre la course, et s’amusaient en attendant à tirer des bordées de droite et de gauche de la façon la plus gracieuse. Ils s’inclinaient et se balançaient sur la mer comme on voit des patineurs se pencher sur la glace qu’ils effleurent en voltigeant. L’intérêt qui s’attachait à l’épreuve était immense; la plage était couverte de curieux; les yachts, leurs couleurs déployées et placés sur deux lignes dès la veille au soir, n’attendaient que le premier coup de canon pour se préparer, car au deuxième coup, tiré cinq minutes après, il fallait appareiller, et lestement.

De mémoire d’homme, on n’avait vu une pareille émotion à Cowes, où l’on ne trouvait plus un lit depuis huit jours; on avait signalé en rade jusqu’à cent yachts, car nombre de nobles chasseurs avaient quitté les moors et les lochs d’Ecosse, quoique les grouses y soient superbes cette année, pour assister à la fameuse course. Les plus fashionables ladies étaient venues de leurs châteaux pour passer le temps des régates dans l’île, le balcon du club était couvert d’une foule aristocratique, et, pour rendre l’événement plus solennel encore, on voyait la reine et la famille royale croiser à distance dans le Fairy.

Jusqu’à cet instant, les marins anglais avaient considéré les paroles du Rule Britannia comme un article de foi; or voilà qu’un navire traversant l’Atlantique venait défier les chefs-d’œuvre des White, des Camper et des Ratsey. qui ne connaissaient pas encore d’égaux, et qui allaient se voir battre par une goélette américaine! N’était-ce point là une petite humiliation nationale? La justice m’oblige cependant à déclarer que je n’ai constaté que de la curiosité et de l’intérêt dans les paroles de ces braves Anglais attentifs à étudier les faits et gestes du Yankee; il était impossible d’y démêler la moindre amertume. Il y a du bon goût suivant moi, il y a même de la grandeur dans cette manière de prendre les choses.

Des dix-huit yachts engagés aux dernières régates de Cowes, quinze seulement ont concouru. L’escadrille était composée de huit schooners ou goélettes et de sept cutters, et telle était la différence de tonnage, que l’on comptait dans le nombre un navire de 303 tonneaux, Brilliant, à M. Acker, et un petit cutter de 42 tonneaux, Aurora, à M. Lemarchand.

Malgré la haute réputation de l’America, les marins anglais n’abandonnaient pas tout espoir. « Si le vent est léger, disait-on sur le rivage, vous verrez louvoyer Volante! — J’aime encore mieux Alarm, s’écriait un autre connaisseur, le temps aujourd’hui est à l’avantage des grands cutters; ils sont si prompts à virer de bord! » Un quart d’heure avant le moment du départ, la légère vapeur bleuâtre suspendue depuis le matin sur la mer cédait à l’action d’un beau soleil, et ce tableau naval brillait dans tout son éclat. Enfin, à neuf heures, le coup de canon du départ retentit, et aussitôt tous les yachts déployèrent leurs blanches ailes, et s’éloignèrent dans la direction de Ryde, poussés par une faible brise. Quant à l’America, elle appareilla avec la moitié de ses voiles seulement, et cependant elle avait, en un clin d’œil, dépassé la plupart de ses concurrens. J’étais à bord d’un bateau à vapeur, et je suivis toute la course, jusqu’à dix heures quarante-cinq minutes, Volante, Gipsy-Queen, Freak et Aurora tenaient bon. A Sanhead, le Wyvern, au duc de Marlborough, se découragea et retourna à Cowes. A ce moment, l’America hissa le reste de sa voilure, et presque aussitôt elle laissa toute la flotte derrière elle, excepté Volante, qui, gonflée sous sa toile comme un ballon, faisait tous les efforts imaginables pour se maintenir à la hauteur du redoutable Yankee, dont les voiles semblaient aussi plates que des planches : chose singulière, alors que tous les yachts étaient lavés par la mer, car le vent avait beaucoup fraîchi. l’America volait sur la vague, sans prendre une goutte d’eau à bord. Son équipage se tenait couché sur le pont par prudence, car les bordages de la goélette n’ont pas six pouces d’élévation[5].

A onze heures et demie, Volante était vaincue; l’America ne l’avait pas plus tôt dépassée, qu’on vit le schooner amener généreusement son foc et sa voile d’en haut, comme pour donner un avantage à son adversaire. Il ventait à ce moment une brise de six nœuds; l’America, avec ses deux voiles de moins, obligeait les steamers à forcer de vapeur pour la suivre. Au tournant des Culver-Cliffs, les yachts les moins éloignés étaient à deux milles en arrière; les matelots anglais semblaient tous avoir perdu la tête. Devant Ventnor, Arrow , le vainqueur de la veille, se jeta étourdiment à la côte. On lui envoya une amarre, non sans beaucoup de peine, et le steamer de la reine put parvenir à retirer le pauvre cutter du milieu des récifs, mais dans un état pitoyable. La reine avec la famille royale n’avait presque pas quitté le théâtre des courses pendant toute la journée. A quelques encablures plus loin, en courant une bordée, Freak accrocha Volante, et lui cassa net son beaupré; tout le field était en désarroi, le Favori seul poursuivait sa marche sans encombre.

Cependant à la hauteur d’Alum-Bay, dans une fausse manœuvre, le bout-dehors du beaupré de l’America se brisa : cela ne sembla pas le moins du monde la contrarier; bien plus, une circonstance inattendue et tout-à-fait piquante allait donner la mesure de ce dont cette étonnante goélette est capable. Au moment où elle avait dépassé les Needles, aux applaudissemens d’une foule nombreuse accourue des différens villages de la cote sur ce point décisif, et qu’elle mettait le cap au nord, sûre désormais de la victoire (car à ce moment le yacht le plus rapproché paraissait à plus de sept milles et demi en arrière), elle aperçut tout à coup, à deux milles devant elle, un cutter faisant force de voiles vers Cowes : c’était le Wildfire, qui n’était pas engagé dans la course, mais s’amusait à la suivre. Le prendre pour un concurrent qui lui aurait échappé. lui donner la chasse et le rattraper fut pour l’America l’affaire d’un instant; en moins de rien, le Wildftre était dépassé et distancé. Je remarquai à ce moment que les farouches républicains de l’Amérique du Nord savaient, quand il y avait lieu, se comporter en parfaits courtisans, car, en arrivant à la hauteur du bateau à vapeur où se trouvait la reine, tout l’équipage de la goélette se découvrit, poussa trois acclamations, et amena galamment son pavillon. « C’est, remarquait plaisamment quelqu’un auprès de moi, comme un jockey qui, dans une course, en passant devant la reine, lui ôterait sa casquette. »

Enfin, à huit heures trente-sept minutes, l’America atteignait le but et était proclamée victorieuse. Il paraît que les Anglais n’ont pas de rancune, car, au signal du coup de canon d’arrivée, les applaudissemens des équipages de tous les bâtimens en rade, joints à ceux de la plage, saluèrent joyeusement la défaite de l’Angleterre. Cependant, depuis les Needles, Aurora avait insensiblement regagné le terrain perdu, dételle façon que ce brave petit cutter arriva encore le second. dix minutes après la goélette américaine. Le vent était tellement tombé, que je vis le moment où les yachts ne pourraient plus avancer du tout. Quant au reste de l’escadrille, il n’en était pas question; aussi lord Wilton proclama-t-il l’America première, Aurora seconde, les treize autres nulle part.

Je me féliciterai toute ma vie d’avoir assisté à cette mémorable course, qu’on peut considérer comme un événement dans l’histoire de la navigation du monde, tant le succès du schooner américain a renversé tous les usages du yacht building. Il fallait voir les plus célèbres amateurs, et même leurs ladies, se presser à bord du clipper le lendemain, examiner une à une toutes les parties de son gréement, en admirer la simplicité, reconnaître l’avantage de la forme concave de sa coque, rendre justice à l’extrême propreté de ce joli navire, à la manière habile dont il avait été manœuvré et commandé, et s’avouer enfin battus de la meilleure grâce du monde. Le soir, vainqueurs et vaincus soupaient ensemble, ce qui fournissait à M. Lawrence, ambassadeur des États-Unis en Angleterre, arrivé de Londres le matin pour assister à la course, l’occasion de délivrer un de ces excellens speaches dont il n’est heureusement pas avare. « C’est un jeune enfant, dit-il en parlant de l’événement du jour, qui s’est permis d’avoir raison contre son père. » Enfin tout se passa, de part et d’autre, de la façon la plus courtoise.

La fête se termina par un feu d’artifice comme on n’en voit qu’en Angleterre, où il est possible heureusement de trouver quelquefois à rire. Le fire-work de Cowes était annoncé depuis un mois. Il commençait à neuf heures, à minuit il continuait encore! La première fusée partit sans plus de façon, suivant une ligne horizontale, et dut produire un déplorable effet sur le quai, où se trouvaient réunis un très grand nombre de curieux. Un quart d’heure après, la seconde s’élança avec un peu plus de bonheur, aux applaudissemens d’un public fanatique de ce genre de spectacle. On continua ainsi de lancer des fusées de cinq minutes en cinq minutes pendant une partie de la nuit, avec intervalles de feux du Bengale et autres surprises; mais quels pétards et quels soleils! J’étais allé me poster assez loin, pour jouir du coup d’œil ; après avoir patiemment attendu le bouquet pendant près de deux heures par un vent froid et humide, je rentrai me coucher avec une bonne fluxion, tout en me disant que les Anglais feront bien de prendre des leçons de feux d’artifice en Chine, où l’on est, com.me chacun sait, très fort dans l’art des Ruggieri.

Le lendemain du jour des régates, le club donnait un bal, et c’était chose curieuse que de voir les belles dames en grande toilette qui débarquaient à la lueur des torches sur la Parade; elles venaient de leurs yachts, où elles demeuraient, et à bord desquels elles avaient des établissemens beaucoup plus comfortables à coup sûr qu’elles n’en auraient trouvé dans les hôtels de la ville. Le bal était splendide, et l’orchestre ne jouait que des contredanses françaises. Le succès de l’America a sérieusement fait réfléchir tout le yachting people. On convient maintenant en Angleterre que le système de construction et de gréement appliqué jusqu’à présent aux yachts doit être modifié. Quelques personnes, dans le principe, avaient prétendu que la goélette de New-York était un bateau-pilote renforcé, que le peu de capacité de ses flancs excluait d’avance tous ces aménagemens intérieurs si nécessaires à l’habitation d’un gentilhomme qui va voyager dans la Méditerranée, en Italie, en Égypte, et emmène souvent sa famille avec lui; que tout, dans les navires de plaisir anglais, ne pouvait donc pas être sacrifié à la vitesse, et que la construction de l’America n’avait pas eu un autre but. Or rien n’est plus inexact : Titania, Volante, Arrow et d’autres yachts encore du port de Cowes, notoirement destinés aux courses, ont été aisément battus par le schooner américain. Il est à remarquer d’ailleurs que les chambres de ce bâtiment si fin voilier sont on ne peut plus coquettement et commodément disposées; j’en parle pour les avoir examinées moi-même, et non sans un léger sentiment de satisfaction nationale, car c’est au Havre que les aménagemens intérieurs de l’America ont été établis.

On a cru jusqu’à présent que plus un yacht pouvait porter de toile, et plus il devait marcher vite; on ne réfléchissait pas assez qu’un navire penché sous le poids du vent, courbé sous son immense voilure, le nez dans l’écume et le flanc presque entièrement engagé dans la vague, ne peut pas avancer aussi facilement que s’il était dans les conditions voulues pour la marche, c’est-à-dire en équilibre et fendant l’eau avec sa quille. L’America porte peu de voiles; mais, ce qui vaut mieux, elle glisse sur la mer. et personne, même pendant un gros temps, n’est mouillé sur son pont. Ses voiles en coton sont plus légères, et conséquemment plus faciles à manœuvrer que les voiles en fil dont on fait usage dans la marine anglaise; elles ont de plus l’avantage de présenter une trame serrée et une surface très résistante à la pression du vent. J’ai déjà dit que, pendant la course, les voiles de l’America étaient raides et tendues, alors qu’on voyait celles des autres yachts toutes gonflées et comme près de se déchirer. Les mâts du célèbre schooner sont extrêmement inclinés en arrière et d’égale grandeur: ils ne portent pas de mâts d’en haut. On ne trouverait pas dans tout le gréement de ce navire une manœuvre, une poulie seulement qui ne fût d’une indispensable nécessité.

Il y a dans tout ceci matière à réflexion. L’Amérique, qu’on nous pardonne ce jeu de mots, est bien de nature à faire réfléchir l’Angleterre. «C’est la seule nation à craindre pour nous, » disait Cobden l’année dernière. — «Nous n’avons aucun souci des autres pays, répétait fièrement M. Hume devant ses commettans il y a un mois; mais prenons garde aux États-Unis! » Or voilà qu’au moment où une goélette de New-York renverse toutes les idées nautiques des Anglais à Cowes, et bat leur flotte; à plate couture devant leur reine, un Américain découvre à Londres l’impénétrable secret de Brahma, et ouvre ses serrures comme par enchantement. Je sais bien qu’à la place des Anglais, je ne serais pas sans quelque inquiétude, et que je ne parlerais pas tout-à-fait si haut dans l’allaire de Cuba.

Malgré l’éclatant triomphe de l’America, et surtout afin de savoir comment ce navire se conduirait par un grand vent et une forte mer, M. Stephenson, le capitaine du yacht Titania, défia le Flying stranger quelques jours après la course que je viens de raconter, en proposant à son propriétaire, il est vrai, d’assez singulières conditions. Il ne s’agissait plus du tout de l’île de Wight, mais d’une course en pleine mer et par un gros temps. Le commodore du Royal-yacht-Squadron fut prié de designer l’époque et le lieu; lord Wilton choisit un jour où il faisait un vent terrible, et ordonna que les concurrens partiraient de la pointe de Bembridge, iraient faire le tour d’un bateau à vapeur placé comme but à quarante milles droit dans l’est, et reviendraient ensuite. Or Titania fut si bien vaincue, qu’on n’avait pas encore de ses nouvelles à Bembridge, alors que l’America y était déjà de retour depuis une heure et demie!

Il était impossible de ne pas s’incliner devant une telle supériorité; aussi, en ce moment, n’est-on occupé, dans les chantiers de Cowes, qu’à refaire la plupart des yachts du club. Le marquis de Conyngham a recommandé qu’on allongeât Constance de quinze pieds; le comte de Mount-Edgecumbe veut pour Violette un gréement entièrement neuf; quant au duc de Marlborough, il est décidé à se défaire à tout prix de Wyvern, et il a recommandé à Ratsey un navire dans le genre yankee. Le fils d’un lord irlandais a pris encore le meilleur parti de tous : comme il faut qu’il y ait toujours un peu de commerce à faire avec des Américains, il se trouvait que le schooner de New-York, le clipper, le Flying stranger était à vendre,-le capitaine de Blaquière l’a acheté pour cinq mille guinées, dit-on, et le pavillon étoile de l’America est, depuis quelques jours, remplacé par la croix du Royal-Saint-George. Le Nouveau-Monde enverra-t-il, l’année prochaine, une autre goélette pour battre l’America, devenue anglaise? C’est ce que les Américains promettent gaiement, et ce que nos voisins ont presque l’air de craindre. fiers insulaires, vous avez donc aussi vos jours de soucis!

La petite ville de Cowes, les régates une fois terminées, devint moins brillante. Tout y rentra bientôt dans l’état normal, et, comme premier symptôme du rétablissement de l’ordre, les crevettes, que le canon du Commodore avait depuis quelque temps éloignées, reprirent confiance et reparurent sur nos tables. Lord et lady Anglesey, lord et lady Ailesbury, lord et lady Wilton, lady Godolphin et beaucoup d’autres of the high life ne tardèrent pas à suivre l’exemple de la cour, qui avait donné le signal du départ. Les yachts étrangers à la rade retournèrent dans leurs ports respectifs. La mer perdait beaucoup de son intérêt. pour moi aussi, le moment de quitter Cowes était venu, et je m’éloignai de la côte, où rien ne me retenait plus, pour m’enfoncer dans l’intérieur de l’île.


LE COLONEL DE LA MOSKOWA.


West-Cowes (île de Wight), septembre 1851.

  1. Dix en Angleterre, quatre en Irlande, deux en Écosse, un dans le pays de Galles.
  2. Jusqu’ici la dernière expédition a découvert huit cent quarante-cinq milles de côtes nouvelles, tant dans la partie sud que dans la partie nord de la baie de Melville; des navires américains coopèrent aux recherches que dirige le capitaine Penny; aucun bâtiment français ne s’y est encore joint. Je m’étonne de l’indifférence de notre gouvernement dans cette occasion, car l’exploration des régions polaires, soit en raison des expériences magnétiques qui s’y rattachent, soit même dans l’intérêt de la pêche de la baleine, importe autant à la France qu’à tout autre pays.
  3. Les yachts les plus en renom.
  4. L’étranger volant.
  5. Il est certain qu’avec des bordages ainsi rasés, cette goélette ne peut pas tenir la mer; aussi prétend-on qu’elle on avait de très raisonnables, lorsqu’elle a traversé l’Atlantique, et qu’elle les a fait enlever au Havre en arrivant.