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L’Île des Femmes/01

La bibliothèque libre.
Aux Éditions du monde nouveau (p. 9-13).

i

LA CENTAURESSE


Le grand orbe rouge et or d’un crépuscule du mois de juillet 1788 trempait l’eau plane du vieux port de toutes ses colorations aériennes.

Marseille, en cet endroit, sentait fort la poissonnerie et la marine.

Richement gréée, bien carénée, appareillée au complet, La Centauresse, belle et forte goélette, ainsi nommée à cause de sa figure de proue, sous la pression des voiles incurvées par la brise de terre, tressaillait dans toute sa membrure.

La manœuvre s’y activait. Gabiers lancés dans le gréement ; hommes d’équipage, pieds nus, courant sur le pont.

Appareillage sensationnel. On le voyait.

Sur les quais, une affluence extraordinaire. Des badauds béaient, hissés non sans incommodité sur des barriques, des tas de caisses, des amas de cordages.

Par bâbord de La Centauresse, accoudé à la lisse, un jeune homme vigoureux, dru et quelque peu glorieux dans sa vêture à la Jean-Bart, agitait un mouchoir.

On murmurait son nom parmi le peuple : le chevalier Dyonis de Saint-Clinal.

À la droite du jeune navigateur, le large chapeau, la barbe annelée et la soutane proéminente du père Loumaigne ; à senestre, l’habit gris souris et le visage ascétique, rasé au bleu, du maître es-sciences profanes Onésime Pintarède.

Le long et maigre pédagogue manœuvrait la coulisse d’une lunette marine, tel un apothicaire sa seringue. Les pouces dans sa ceinture et la paume des mains à plat sur sa « bonne santé », ce qui désignait une légère et convenable obésité, bien prise entre de larges flancs, le révérend père Loumaigne, profès de l’ordre des Jésuites, méditait à vide, dans le saisissement du prodigieux voyage qui allait commencer. Ah ! lever l’ancre enfin pour une grande aventure autour du globe, au lieu d’en lire la relation au coin du feu, quelle faveur de la Providence !…

Un peu pâle, et gêné par l’émotion qui contrariait malicieusement son attitude extérieure, qu’il eût voulue dégagée, Dyonis de Saint-Clinal montrait ses beaux yeux bruns voilés comme par des larmes retenues.

Le cabestan qui remontait l’ancre geignait. Des matelots, pieds et torses nus, tiraient les amarres. Parfois les ordres bourrus du capitaine Le Buric, commandant du bord, dominaient le brouhaha de la manœuvre.

Devant l’embarcadère, l’officieux et savant abbé Paillet menait une active police autour de la famille Saint-Clinal, écartant les indiscrets des deux bras, tandis qu’il considérait, avec une envie bien légitime, ses heureux collègues de l’académie phocéenne des sciences et belles-lettres : le père Loumaigne et maître Onésime Pintarède, précepteurs de l’heureux Dyonis.

M. de Saint-Clinal le père, majestueux, gras, superbe de satisfaction opulemment épanouie, offrant bien à la vue de tous sa magnifique prestance, levait et abaissait la canne pour rendre à Monsieur son fils les adieux multipliés d’un pathétique mouchoir.

Grand bourgeois, riche armateur, planteur d’oliviers et de vignes en Provence, intéressé dans la Compagnie des Indes et propriétaire d’un riche comptoir en Louisiane, M. de Saint-Clinal considérait avec une fierté magistrale cette Centauresse qu’il venait de mettre à la disposition de son fils quatrième, pour le récompenser d’une adolescence exemplaire.

Chacun des huit fils de M. de Saint-Clinal donnait à son père une espérance particulière. Dyonis, lui, serait certainement le grand homme de la famille. En toute modestie, ce garçon avait l’ambition grande. La célébrité lui semblait promise, tellement il était marqué du signe de l’intelligence et de la supériorité. Devenir un écrivain de la nature comme Buffon, un grand voyageur ainsi que Bougainville ou Cook, tel était son rêve. Autrement, la société, avec ses pompes et ses œuvres, ne l’intéressait point. Formé à l’école de Pintarède et de Loumaigne, ses maîtres, en dépit de ses vingt ans, il jouissait de ce détachement philosophique qui refroidit les mets de la table, ignore l’amour, les femmes et le plaisir.

Dyonis de Saint-Clinal, dans sa voie privilégiée, eut le bonheur rare d’être encouragé par son père, compris, soutenu, et, ce qui était l’efficace, doté par lui avec une royale munificence. Devant la passerelle, après la dernière accolade d’adieu, le riche armateur dit simplement à sa géniture : « Escales partout où vous voudrez ; itinéraire à votre fantaisie ; lettres de change pour tous endroits où se négocient des effets de commerce. Allez, Monsieur mon fils. Bon voyage ! Que Dieu vous ait sous sa sainte garde. Votre mère pleure. Je suis ému aussi. Pourtant, je me félicite de votre départ, car je songe à l’homme accompli que vous serez à votre retour, lorsque vous aurez vu tant de choses ! »

Les sept frères de Dyonis, colonnes vivantes de cette famille prospère, partaient de moitié avec lui. Leur imagination embarquait, déjà éblouie par l’aventure. Le peuple rassemblé pour ce départ sensationnel et mystérieux ne put d’empêcher de manifester par éclats de voix ses vœux d’heureuse navigation. Ainsi, Dyonis et ses compagnons se trouvèrent recommandés à toutes les saintes et à tous les saints révérés des marins, sans oublier Notre-Dame de la Garde, comme de juste.

La Centauresse, capable d’affronter le fleuve et la mer, la mer et l’océan, toute blanche de voiles hautes et gonflées, cinglait déjà vers la sortie du port, lente, majestueuse, portant, semblait-il, au bout de son grand mât le disque du soleil, pareil à un feu rouge, destiné à éclairer bientôt sa route nocturne.