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L’Île des Femmes/05

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Aux Éditions du monde nouveau (p. 45-54).

v

L’ESCADRILLE DU DIABLE


Tandis que La Centauresse froissait la robe illuminée de la mer, Dyonis demeura longtemps silencieux, fasciné par les déesses de la passe qui semblaient s’être arrêtées au ras des flots pour attendre les arrivants. Et, vraiment, ces deux femmes de pierre faisaient bouillonner le sang du garçon virginal.

La goélette avait pris maintenant le travers de la côte et mis franchement le cap sur le promontoire brun qui barrait l’horizon à l’ouest.

Le lieutenant Tamarix lustrait d’une main perplexe sa belle barbe noire, montrant dans un demi-sourire la double rangée brillante de ses dents. Selon qu’ils regardaient l’un ou l’autre de ses compagnons, ses yeux changeaient d’expression avec une subtile mobilité. La vue du chevalier, si bellement jeune et naïf en sa contemplation, les rendait admiratifs. Tournés vers le capitaine Le Buric, planté à tribord et bougonnant, ils riaient, extrêmement amusés. Une pointe d’ironie indulgente les traversait en considérant l’agitation contradictoire du R. P. Loumaigne, tantôt saisi par la beauté sculpturale des Anadyomènes, tantôt effrayé par leur audacieuse féminité.

« À vrai dire, pensait le Jésuite humaniste, ces deux Vénus aux aguets dans la plaine marine se rapprochent peu des modèles connus. Rien du type de l’Anadyomène nue créée par Praxitèle, non plus que de celui de l’Aphrodite Ourania de Phidias, en marbre de Paros, que l’on voyait au temple de Colonos Agoraios. Le statuaire de cet étrange pays semble avoir saisi dans l’être de la femme des valeurs humaines inconnues de nous. Ce n’est pas l’Aphrodite Pandemos, déesse des plaisirs communs et des vices de l’amour ; ce n’est pas l’Aphrodite Ourania, amante et mère de la race. » Tout à fait dérobé en son imagination antique, le P. Loumaigne tenta d’échapper à ses perplexités en se disant que les deux statues de la passe suggéraient l’idée d’une amazone victorieuse de l’homme, de l’homme dompteur de femmes, de cavales et de chevaux, victorieuse par la ruse et la force dominatrice.

Plus simplement, le beau lieutenant Tamarix concluait en même temps :

— Si les femmes en chair de ce pays sont aussi belles que celles de marbre, ce que l’on va se divertir !…

Ah ! comme le P. Loumaigne l’eût réprouvée la promesse païenne que Tamarix venait de faire à ses concupiscences !

Cet instant d’attente et de réflexion fut abrégé de nouveau par la vigie.

— Parez à l’avant ! l’entendit-on crier.

Les Marseillais coururent vers la proue. Un cétacé de fer, à demi immergé, semblait barrer la route à La Centauresse. La tête hermétique s’ouvrit. Une voix métallique, enflée par un pavillon de cuivre, dit d’une façon retentissante, en une sorte de latin vulgaire :

— Marins des terres interdites, virez de bord. Si vous ne franchissez pas la passe entre les deux Vénus de la mer, nous vous coulons.

Les trois condors manufacturés tournoyaient de nouveau au-dessus de la goëlette.

— Nous sommes pris ! fit Le Buric dont la colère redoutable était jugulée par son impuissance même. Le bateau de bois ne pouvait certainement lutter contre ces mystérieux engins de fer.

Le conciliabule fut court. Mieux valait obéir. C’était évident.

Tamarix ayant embouché le porte-voix, répondit :

La Centauresse, goélette française, capitaine Le Buric, sous pavillon du Roi, sera heureuse de faire escale dans votre port, en bon, franc et loyal arraisonnement.

Point de réponse. On navigua alors en silence, selon l’ordre reçu.

Ayant enfin passé entre les deux colossales Vénus anadyomènes, La Centauresse flotta dans un avant-port immense peuplé de vagues dansantes mais, autrement, presque désert. Quelques bateaux seulement, bas, casematés, métalliques convergeaient de loin vers la goélette. Des câbles de cuivre coupés court, pendaient au flanc de ces navires singuliers. Le chevalier et ses compagnons se demandaient en vain quelle pouvait être l’utilité de ces langues de métal, lorsque, de chacune d’elles, jaillit une fulguration bleuâtre, suivie d’un zigzag violent de foudre. Une masse d’eau haute comme une colline, se souleva à distance. La Centauresse, cependant, faillit chavirer.

Le capitaine Le Buric fit un bond en arrière, se signant et sacrant en même temps. Maître Pintarède, qui avait donné du flanc contre le mât d’artimon, se frottait les côtes, tandis que le P. Loumaigne, accroché des deux mains à une vergue basse, essayait de résister à ce mouvement d’eau intempestif. Le beau lieutenant Tamarix ne lissait plus sa barbe de jais. La bouche ouverte, il montrait de grosses dents brillamment émaillées, prêtes à mordre, comme les croces d’un fauve molesté. Quant au chevalier de Saint-Clinal, il venait bel et bien de sentir la venette sillonner son épiderme à contre-poil. Des matelots s’étaient serrés instinctivement autour de leurs chefs. Tous étaient ainsi que des moutons en angoisse du loup.

Alors, ses regards presque égarés, le capitaine Le Buric dit :

— J’ai été dans la Marine du Roi, officier bleu et en escadre, au feu. À Port-Mahon, avec La Galisonnière, aux Antilles, sous d’Estaing, ma pipe, sans trembler, fit la nique aux Anglais. Je me souviens aussi de m’être frotté quelques fois, à la hache ou au sabre d’abordage, avec ces messieurs corsaires et pirates, dont mon vaisseau fut toujours nettoyé. Enfin, depuis quarante ans que je navigue, mon poil s’est durci. Et je voudrais bien, tonnerre de Brest ! connaître celui qui dirait que Le Buric, une seule fois, perdit son courage. Eh bien ! Dieu me pardonne, aujourd’hui, je ne suis plus moi, et tout ce que je vois me désoriente et me met à bas. C’est pire qu’après un naufrage. Que ferons-nous contre ces bateaux qui vont sous l’eau et dans l’air et contre ces gens de l’enfer qu’ils portent ! Mille bombes de mille bombes ! Qui eût dit que pareil grappin dût m’amariner !

En disant cela, le capitaine ne parlait à personne. C’est avec lui-même qu’il s’entretenait ainsi à haute voix, tout en fourrageant de ses doigts irrités la brousse crépue de sa chevelure. D’ailleurs, à partir de ce moment, énergique et tout à son affaire, le vieux routier des mers demeura muet, verrouillé comme un coffre à finance.

Mais, pour Dyonis, l’attraction de la ville féérique fut plus forte que l’appréhension glaciale. De nouveau il observa la terre mystérieuse avec sa lorgnette.

— Est-ce splendide ! remarqua le lieutenant Tamarix, repris lui aussi par l’enchantement.

Se rapprochant des jeunes gens, front bourru, regards courbes, le capitaine Le Buric prononça ces derniers mots :

— Dites que c’est terrible !

Il s’éloigna aussitôt et regagna son poste de commandement.

— J’avoue, déclara le chevalier, que je ne suis point tranquille. Quel sort nous sera-t-il réservé dans ce pays des merveilles ?

— Bah ! répondit le lieutenant Tamarix, jetant par-dessus bord toute idée importune, un monde aussi beau ne peut être peuplé d’hommes méchants. La beauté engendre la paix et le plaisir. J’imagine que le culte de l’amour et de la femme doit être l’unique souci des habitants de cette terre fortunée. Croyez-moi, chevalier, nous allons franchir les portes de quelque Éden miraculeux, peuplé de houris célestes et de bonne grâce.

Dyonis rougit et se donna une contenance en regardant ses maîtres, le père Loumaigne et Onésime Pintarède, lesquels se dévisageaient, comiquement effarés et penauds.

À ce moment, Le Buric hurla d’une voix presque démente :

— L’escadrille du Diable !… Parez à bâbord, à tribord et partout !

Les navires claustrés, avec leurs filins de cuivre aux flancs, approchaient dans une formation indiquant clairement que La Centauresse allait être cernée par cet essaim impressionnant. En fait, la goëlette ne tarda pas à naviguer avec cette escorte diabolique autour d’elle.

Le chevalier remarqua que la vitesse d’évolution des bateaux casematés, presque sans superstructure, était vertigineuse. L’un d’eux piqua soudain vers le navire des Marseillais comme un taon au poitrail d’un bœuf, puis s’arrêta net à quelques brasses. Le pont était seulement occupé par un porte-voix de cuivre tournant qui trompetta aussitôt ces paroles, dites en un français légèrement zézayant, au grand étonnement des Marseillais :

— Commandant de La Centauresse dirigez votre navire vers l’oriflamme rouge du ponton que vous apercevez quart sud-est. Vous accosterez là et larguerez vos amarres.

Cela dit, et comme pour ne pas attendre une réplique, le myrmidon d’acier vira en vitesse et regagna son rang.

Maussade et furieux, Le Buric donna aigrement ses ordres puis, les bras derrière le dos, les épaules accablées, il attendit, sans donner un seul regard à la cité étagée dont les coupoles polychromes, les palais de marbre, les temples, les colonnes, les arcs et les jardins captivaient l’attention de tous les passagers et marins de la goëlette.

Cependant, le père Loumaigne faisait ces remarques au chevalier émerveillé :

— Cette ville immense et somptueuse me paraît divisée, selon un système concentrique, en quatre cités particulières. En haut, à l’endroit où la montagne primitive s’arrondit en cône, remarquez une première enceinte. La statue colossale en occupe le centre et le point le plus élevé de la partie enveloppée par ces murs. C’est là que l’on voit les temples, palais, édifices les plus beaux et les plus grands. Tout y est construit en marbre de couleurs différentes. Le mur ceint à l’ouest un lieu immense planté d’arbres. Ce doit être le jardin de cette partie de la cité comme la statue en représente probablement la divinité.

— Oh ! oh ! fit Dyonis, je lis une inscription sur le socle de cette statue.

— Laquelle ?

Vénus Victrix !

— Je m’en doutais, fit le révérend père.

— Et je vois un deuxième rempart circulaire…

— Oui, cette partie de la cité ne laisse voir que les dômes arrondis de grands arbres, des frondaisons, avec quelques toits en terrasse. Voyez-vous encore une statue sur la porte en forme d’arc de triomphe de ce mur que l’on aperçoit dans la direction d’une longue ligne de cyprès ?

— Oui, mon père, je vois. Attendez… l’inscription : J’y suis :

Vénus génitrix.

— Ah ! par exemple, comme c’est étrange !

Le père Loumaigne resta pensif ; puis, se secouant :

— Dans la troisième zone, on ne remarque que villas blanches et roses, parterres fleuris, allées sablées, ombrages sinueux, colonnades et arcs, avec des bâtiments tout en bas, adossés au troisième rempart, semblables à des casernes ou à des couvents. La cité des fleurs et des plaisirs, sans doute. Mais voyez, au delà du troisième mur et jusqu’à la côte, ces quartiers aux maisons basses, réparties entre les quadrilatères de rues larges comme la Cannebière. La cité du peuple probablement. Que pouvons-nous inférer de cette curieuse répartition de la ville ? J’y perds absolument mon latin.

— Cette civilisation si différente de la nôtre, distance trop nos connaissances pour que nous puissions nous en faire une idée.

— Oui. Mais que va-t-il advenir de tout cela. Nous nous trouvons évidemment soumis d’une façon irrévocable au bon plaisir des habitants de cet étrange pays.

— Que nous aurons découvert !

— Oui, assurément.

— Mais…

— Mais ?

— Pourrons-nous porter la nouvelle de notre découverte ubi et orbi ?…

— Je n’en doute pas…

— Au fait, moi non plus, conclut le père Loumaigne. À la grâce de Dieu !

— Ainsi soit-il, fit en riant le lieutenant Tamarix qui passait près d’eux.

Au bord de l’écoutille, le capitaine Le Buric, pour allumer sa pipe, soufflait comme un phoque sur de l’amadou.

Dans sa cabine, maître Onésime Pintarède revêtait son bel habit ponceau, afin de présenter avec avantage sa docte personne aux habitants de la terre inconnue.

Cependant, l’escadrille du Diable resserrait son cercle autour de La Centauresse de façon inquiétante…