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L’Île des Femmes/Texte entier

La bibliothèque libre.
Aux Éditions du monde nouveau (p. 5-267).

Aux confins de la terre, à l’occident de la Lybie, habite une nation gouvernée par des femmes. Ses mœurs sont toutes différentes des nôtres. Les femmes y font le service de guerre pendant un temps déterminé, durant lequel elles conservent leur virginité. Elles approchent des hommes pour en avoir des enfants, lorsque leur service militaire est achevé. Les amazones détiennent tous les pouvoirs et, seules, remplissent les fonctions publiques. Les hommes, soumis au joug des femmes, restent à la maison et se livrent exclusivement aux soins domestiques. Après leur accouchement, les mères confient leurs nouveau-nés aux hommes, qui les nourrissent de lait et autres aliments, selon leur âge…

… La reine Myrina alla combattre les Gorgones dans leur pays… le combat fut acharné. Cependant les Amazones se rendirent victorieuses et tuèrent un grand nombre de leurs ennemies…

Dans les pays conquis, Myrina choisit les lieux favorables à la fondation des villes. Elle en construisit plusieurs dont l’une porte son nom et d’autres celui des Amazones ayant commandé les principaux corps de son armée : Cyme, Pitane, Priène. Dans l’île de Lesbos, elle édifia Mitylène, ville qui porte le nom de sa sœur.

D’après Diodore de Sicile. Liv. iii, 53, 54, 55.

On se rapprocha, à force de rames, de l’Île de Lemnos…

Tous les hommes y avaient tragiquement péri, l’année précédente, par la fureur des femmes…

Restées seules dans l’île, les Lemniennes délaissèrent les ouvrages de Minerne familiers jusqu’alors à leurs mains et prirent sans peine l’habitude de manier les armes, de labourer la terre et de paître les troupeaux…

D’après Apollonius de Rhodes. — Expédition
des Argonautes.

Les lecteurs de ce roman ne manqueront pas de penser, sans doute, que le sujet arrivé à son achèvement vers les dernières pages du volume, en pose un autre, également lié à l’aventure des Marseillais, laissés dans l’île vénusienne. C’est pourquoi je crois bon d’indiquer que l’Île des Femmes sera suivie d’un second livre qui aura pour titre : l’Île des Hommes.

R. C.

i

LA CENTAURESSE


Le grand orbe rouge et or d’un crépuscule du mois de juillet 1788 trempait l’eau plane du vieux port de toutes ses colorations aériennes.

Marseille, en cet endroit, sentait fort la poissonnerie et la marine.

Richement gréée, bien carénée, appareillée au complet, La Centauresse, belle et forte goélette, ainsi nommée à cause de sa figure de proue, sous la pression des voiles incurvées par la brise de terre, tressaillait dans toute sa membrure.

La manœuvre s’y activait. Gabiers lancés dans le gréement ; hommes d’équipage, pieds nus, courant sur le pont.

Appareillage sensationnel. On le voyait.

Sur les quais, une affluence extraordinaire. Des badauds béaient, hissés non sans incommodité sur des barriques, des tas de caisses, des amas de cordages.

Par bâbord de La Centauresse, accoudé à la lisse, un jeune homme vigoureux, dru et quelque peu glorieux dans sa vêture à la Jean-Bart, agitait un mouchoir.

On murmurait son nom parmi le peuple : le chevalier Dyonis de Saint-Clinal.

À la droite du jeune navigateur, le large chapeau, la barbe annelée et la soutane proéminente du père Loumaigne ; à senestre, l’habit gris souris et le visage ascétique, rasé au bleu, du maître es-sciences profanes Onésime Pintarède.

Le long et maigre pédagogue manœuvrait la coulisse d’une lunette marine, tel un apothicaire sa seringue. Les pouces dans sa ceinture et la paume des mains à plat sur sa « bonne santé », ce qui désignait une légère et convenable obésité, bien prise entre de larges flancs, le révérend père Loumaigne, profès de l’ordre des Jésuites, méditait à vide, dans le saisissement du prodigieux voyage qui allait commencer. Ah ! lever l’ancre enfin pour une grande aventure autour du globe, au lieu d’en lire la relation au coin du feu, quelle faveur de la Providence !…

Un peu pâle, et gêné par l’émotion qui contrariait malicieusement son attitude extérieure, qu’il eût voulue dégagée, Dyonis de Saint-Clinal montrait ses beaux yeux bruns voilés comme par des larmes retenues.

Le cabestan qui remontait l’ancre geignait. Des matelots, pieds et torses nus, tiraient les amarres. Parfois les ordres bourrus du capitaine Le Buric, commandant du bord, dominaient le brouhaha de la manœuvre.

Devant l’embarcadère, l’officieux et savant abbé Paillet menait une active police autour de la famille Saint-Clinal, écartant les indiscrets des deux bras, tandis qu’il considérait, avec une envie bien légitime, ses heureux collègues de l’académie phocéenne des sciences et belles-lettres : le père Loumaigne et maître Onésime Pintarède, précepteurs de l’heureux Dyonis.

M. de Saint-Clinal le père, majestueux, gras, superbe de satisfaction opulemment épanouie, offrant bien à la vue de tous sa magnifique prestance, levait et abaissait la canne pour rendre à Monsieur son fils les adieux multipliés d’un pathétique mouchoir.

Grand bourgeois, riche armateur, planteur d’oliviers et de vignes en Provence, intéressé dans la Compagnie des Indes et propriétaire d’un riche comptoir en Louisiane, M. de Saint-Clinal considérait avec une fierté magistrale cette Centauresse qu’il venait de mettre à la disposition de son fils quatrième, pour le récompenser d’une adolescence exemplaire.

Chacun des huit fils de M. de Saint-Clinal donnait à son père une espérance particulière. Dyonis, lui, serait certainement le grand homme de la famille. En toute modestie, ce garçon avait l’ambition grande. La célébrité lui semblait promise, tellement il était marqué du signe de l’intelligence et de la supériorité. Devenir un écrivain de la nature comme Buffon, un grand voyageur ainsi que Bougainville ou Cook, tel était son rêve. Autrement, la société, avec ses pompes et ses œuvres, ne l’intéressait point. Formé à l’école de Pintarède et de Loumaigne, ses maîtres, en dépit de ses vingt ans, il jouissait de ce détachement philosophique qui refroidit les mets de la table, ignore l’amour, les femmes et le plaisir.

Dyonis de Saint-Clinal, dans sa voie privilégiée, eut le bonheur rare d’être encouragé par son père, compris, soutenu, et, ce qui était l’efficace, doté par lui avec une royale munificence. Devant la passerelle, après la dernière accolade d’adieu, le riche armateur dit simplement à sa géniture : « Escales partout où vous voudrez ; itinéraire à votre fantaisie ; lettres de change pour tous endroits où se négocient des effets de commerce. Allez, Monsieur mon fils. Bon voyage ! Que Dieu vous ait sous sa sainte garde. Votre mère pleure. Je suis ému aussi. Pourtant, je me félicite de votre départ, car je songe à l’homme accompli que vous serez à votre retour, lorsque vous aurez vu tant de choses ! »

Les sept frères de Dyonis, colonnes vivantes de cette famille prospère, partaient de moitié avec lui. Leur imagination embarquait, déjà éblouie par l’aventure. Le peuple rassemblé pour ce départ sensationnel et mystérieux ne put d’empêcher de manifester par éclats de voix ses vœux d’heureuse navigation. Ainsi, Dyonis et ses compagnons se trouvèrent recommandés à toutes les saintes et à tous les saints révérés des marins, sans oublier Notre-Dame de la Garde, comme de juste.

La Centauresse, capable d’affronter le fleuve et la mer, la mer et l’océan, toute blanche de voiles hautes et gonflées, cinglait déjà vers la sortie du port, lente, majestueuse, portant, semblait-il, au bout de son grand mât le disque du soleil, pareil à un feu rouge, destiné à éclairer bientôt sa route nocturne.

ii

L’ÉTRANGE AVENTURE


Par acquit de conscience et point d’honneur classique, Dionys fit d’abord avec La Centauresse un périple préalable sur les pourtours de la cuvette méditerranéenne. C’était un pélerinage, en suivant les routes des trirèmes grecques, des galères romaines ou des nefs puniques. Ne fallait-il pas apercevoir au moins l’aspect de l’ancien monde avant que de naviguer vers les mondes nouveaux ?

Toutefois, La Centauresse salua rapidement les côtes de Sicile, passa par le travers de l’Hellade, puis, virant de bord avant les Échelles du Levant, croisa au large des syrtes barbaresques et du littoral du dey d’Alger, à cause des pirates, peut-être davantage encore pour atteindre au plus vite le détroit de Gibraltar.

Sans manquer à sa paisible dignité, le P. Loumaigne se désolait tout de même quelque peu d’abandonner si promptement ces grands paysages historiques qui faisaient bourdonner en son esprit tout un rucher de doctes abeilles. Le chevalier son élève, le consolait en lui promettant un voyage d’études archéologiques, plus tard, lorsqu’ils seraient revenus de leur grande aventure vers l’Inconnu. Les tropiques, des îles découvertes, un autre hémisphère, voilà ce qu’il fallait à Dyonis et à maître Pintarède. Au reste, le P. Loumaigne ancien missionnaire en Chine n’était pas insensible à l’attraction des lointains géographiques. Lui aussi s’élança dans l’espace de toute son imagination, lorsque la brume de l’horizon arrière eut voilé le dernier point culminant de la péninsule ibérique.

Il y a toujours quelque chose de poignant dans les joies extraordinaires. Lorsque La Centauresse eut franchi les portes continentales, Dyonis et ses deux maîtres, réunis sur le gaillard d’avant, restèrent un long moment silencieux, avec de la fièvre dans les prunelles et une sorte de pâleur absorbée au front. C’est que La Centauresse sillait toute gaillarde et rapide dans la monstrueuse mobilité de la mer océane. Le divertissement était fini. Maintenant, entre l’immensité du ciel et de l’eau, l’on cinglait vraiment vers les lointains problématiques. Rien ne pouvait plus arrêter le voyage commencé. Le Libre-arbitre, origine de cette aventure, la livrait à ses fatalités. Les trois navigateurs sentaient bien que ce compagnon au front obscur, le Destin, venait d’embarquer sur La Centauresse. C’est lui, désormais, qui allait se tenir à la barre des événements. En secret, ils questionnaient le Taciturne qui apparaît à chaque pulsation de notre pensée sans se montrer entièrement jamais. Dyonis, qui était jeune et enthousiaste, secoua la tête, et, d’un seul élan, sortit du cercle anxieux :

— Enfin ! nous voilà partis ! s’écria-t-il, ses regards de visionnaire prolongés dans l’espace.

Maître Pintarède et le père Loumaigne, dont le moindre souffle noir eût pu éteindre la flamme, se sentirent rallumés par la rayonnante allégresse de leur élève. L’étreinte craintive finissait.

À partir de ce moment, maître Pintarède, qui avait préparé le voyage pour sa partie scientifique, devint minutieux, attentif, tout hérissé de remarques, de notes, de notules, d’échantillons. Armé d’un télescope la nuit, d’une longue-vue le jour, il ne cessait de découvrir et le ciel, et la terre, et les eaux. On eût dit qu’il venait de tomber de la lune sur cette vieille planète qu’il hantait depuis plus de cinquante ans. Quant au P. Loumaigne, historiographe de l’expédition, jour par jour, et sommant pour ainsi dire chaque heure de lui fournir un incident, il minutait la relation du voyage sur un gros registre in-folio, soigneusement coté et parafé, afin de prévenir toute falsification ultérieure.

Dyonis participait davantage à la vie du bord. Aux côtés du capitaine Le Buric, vieux loup de mer rempli d’expérience et d’un sardonique mépris à l’égard des occupatons du révérend père et de maître Pintarède, le jeune savant apprenait son métier de marin. Cela ne l’empêchait d’ailleurs point d’écrire ses impressions ou plutôt de décrire les images que les choses successives projetaient en son âme. C’est ainsi que Dyonis s’annexait cet univers dont Onésime Pintarède, tout en se pourléchant les lèvres, ce qui était son tic, cataloguait les infiniments petits.

La Centauresse naviguait ainsi depuis plusieurs semaines, musant d’un flot à l’autre et ne s’arrêtant aux escales que pour s’approvisionner. Le cap était toujours mis de préférence sur les parages infréquentés des navires, ce qui faisait sacrer intérieurement le capitaine Le Buric. Le brave homme trouvait parfaitement insensé de s’écarter, sans rime ni raison, des routes connues.

Les Marseillais étaient ainsi perdus dans l’immensité marine, la ligne étant dépassée depuis une dizaine de jours, lorsque l’événement capital de la grande aventure vint à se produire.

C’était par une après-midi brasillante. Sous le flamboiement du soleil, l’océan s’enflait langoureusement, soulevant de lourdes vagues dorées. Dyonis fumait la pipe sous l’auvent de la dunette. Près de lui, maître Pintarède scrutait à la loupe une sorte de pelote animale qu’il venait de nommer Parocidaris pour la troisième fois. Des matelots, demi-nus, sommeillaient dans des coins d’ombre ventilés. La paix accablée des jours torrides assoupissait les bruits et endormait les mouvements.

Le silence universel où s’agitait seulement, comme dans une urne vide, le bruit déferlant des eaux refoulées par le soc de la proue, fut violemment cahoté par les jugements intempestifs du capitaine Le Buric.

C’était extraordinaire, car le commandant de La Centauresse homme taciturne, même en ses colères, redoutables cependant, ne parlait que des yeux, par onomatopées ou commandements laconiques. Le temps était beau, l’accalmie seulement dérivée par une légère brise, assez forte pourtant pour qu’on lui tendît les rets de toute la voilure. La goelette filait ses nœuds régulièrement. Rien ne paraissait donc justifier la subite bordée de paroles du capitaine Le Buric.

Les éclats de vois redoublant, Dyonis courut vers le poste du capitaine, où il trouva, aux côtés de Le Buric véhément, le lieutenant Tamarix et le maître de manœuvre abasourdis, effarés. Le vieux marin, apercevant Dyonis, sortit sur le pont et darda sa longue-vue vers le lointain.

— Que se passe-t-il ? interrogea le chevalier.

Virant de bord tout d’une pièce, Le Buric jeta la longue-vue à son second et, levant en l’air ses bras courtauds qui emmanchaient de grosses mains velues, rudoyant et brusque :

— Quarante ans que je navigue ! quarante ans ! s’écria-t-il, et jamais pareille chose ne m’est arrivée.

Cessant de parler, le capitaine Le Buric regarda la carte marine que le maître de manœuvre tenait déployée, comme pour la prendre à témoin de ce qu’il disait. Il s’absorba un instant dans cet examen, fourrageant avec des doigts irrités sa chevelure crépue et rousse de faune.

— Mais voyons, dites-moi ? insista timidement Dyonis qui cherchait à comprendre le langage expressif pourtant que lui tenaient les regards du lieutenant Tamarix.

— Vous me demandez ce qui nous arrive ? Eh bien ! Monsieur le chevalier de Saint-Clinal, je vais vous le dire. Nous avons perdu le nord. Oui, j’ai égaré mon navire. Je ne sais plus où nous sommes ; le lieutenant Tamarix non plus, ni vous, Monsieur, ni personne à bord.

— Pas possible ! s’exclama Dyonis.

Et avec sa belle assurance de jeune savant, il indiqua sur la carte la position approximative de La Centauresse.

Alors, Le Buric, faisant chatoyer ses gros yeux larmoyants de priseur, répliqua bourrument, à travers un rire orageux :

— Je vous dis que nous sommes désorientés comme guêpes dans une carafe.

Posant un doigt sur la carte de M. Daprés :

— D’après vous, Monsieur le chevalier, et d’après nous tous, voilà où nous naviguons… oui, vous dites oui ; et moi, je dis : non, morbleu ! Regardez, pas une terre, ni une île, ni un rocher où poser votre semelle à cent lieues à la ronde.

— C’est exact.

— Pardieu, si c’est exact ! Eh bien ! armez-vous de la lunette.

Le Buric saisit le jeune homme par les épaules et, le braquant dans la direction voulue :

— Regardez !

Planté sur ses pieds solides, les poings dans les poches de sa veste, le capitaine, dont un rire sarcastique mitonnait la rude physionomie, considérait le visage de son jeune patron.

Au fait, Dyonis abaissa vivement la longue-vue et, dévisageant tout à tour le capitaine, le lieutenant et le maître de manœuvre :

— Qu’est-ce que je vois ?

— Ah ! ah ! oh ! oh ! gloussa Le Buric.

Projeté hors du bastingage, haletant, Dyonis scrutait de nouveau les confins de la mer.

Tous regardaient maintenant dans la même direction. Le père Loumaigne survenant, fit comme les autres, sans mot dire, tellement la mimique singulière des observateurs l’impressionnait.

— C’est fantastique, mon père ! lui dit Tamarix.

— Un mirage, peut-être, répondit le révérend fasciné.

— Non, une terre bien en relief ; et voyez ce reflet, ne dirait-on pas une coupole ?

Un matelot, près d’eux :

— Ces deux points blancs, ce sont les échauguettes d’un môle…

— Des postes de vigie, rectifia le père Loumaigne.

Un autre matelot reprit :

— Moi, je vois la ligne bleue d’une montagne ; on dirait qu’il y a de la neige sur un sommet.

— De la neige sous ce soleil ! répliqua l’autre marin en riant.

Le capitaine Le Buric renâclait et toussait par quintes saccadées.

Dyonis restait silencieux, gardant sur son visage extasié le reflet d’une magnifique vision. La terre lointaine s’affirmant avec plus de précision, il ne put s’empêcher de dire :

— Mais devant quelle partie du monde sommes-nous ? Quel est le merveilleux pays qui nous apparaît dans cette lumière de rêve ? La ville qu’on entrevoit maintenant, étagée au fond d’un golfe, ne donne l’idée d’aucune architecture connue. Quelle civilisation ces curieux monuments et édifices abritent-ils ?

Martelant le bordage du poing, Le Buric répliqua :

— Je n’en sais foutre rien !

— Moi non plus, ajouta Tamarix. Dieu sait si j’ai parcouru des latitudes. Rien ne me rappelle ce que je vois.

Dyonis reprit, mi-sérieux, mi-plaisant :

— Peut-être allons-nous découvrir un nouveau monde ?

Le jeune navigateur se voyait déjà illustré d’une gloire pareille à celle de Christophe Colomb ou d’Améric Vespuce.

La vieille âme bretonne du capitaine Le Buric était volontiers superstitieuse, surtout lorsque son expérience le laissait à court devant les événements. Au lieu d’être enflammé comme les autres par la curiosité et l’imagination, il devenait sombre. Cette mystérieuse terre, cette île des Sirènes peut-être, qui attirait invinciblement La Centauresse, l’inquiétait.

— Je vais vous dire le vrai, moi, fit-il en regardant profondément Dyonis. Nous ne nous sommes pas embarqués comme des marins ordinaires. La Centauresse ne poursuit ni but commercial ni but militaire. Nous trafiquons la mer, ma parole d’honneur, comme pour tenter Dieu ! Aussi, ne riez pas de ce que je vais dire : le diable a pris place à bord, en même temps que nous. C’est Satan qui fausse notre route et nous perdra peut-être, à moins que le père Loumaigne ne réussisse, avec son chapelet, à exorciser le Malin.

Pour montrer qu’il croyait vraiment à ce qu’il disait, Le Buric se signa gravement et par trois fois. Le père Loumaigne ne put faire moins que de l’imiter, en disant, toutefois :

— Nous nous sommes tous recommandés à Dieu. Depuis que nous naviguons, son service n’a point chômé. Au surplus, je ne cesse de prier pour notre navire et pour chacun de ses passagers. Le diable n’embarque que sur les vaisseaux des mécréants. Or, nous sommes tous de bons chrétiens, fidèles à Jésus, soumis à son Église.

— Sait-on jamais ! bougonna Le Buric, en dévisageant singulièrement maître Pintarède, qui survenait, précédé de son regard court et ahuri de myope.

— Ce que nous ignorons, reprit doucement le père Loumaigne, Dieu seul le sait. Fions-nous à lui. Satan n’est son serviteur, ni son justicier. Toute révérence gardée pour la volonté divine dont les desseins sont impénétrables, essayons de raisonner comme doivent le faire des hommes.

— Fort bien parlé ! acquiesça maître Pintarède. Tirons notre bonnet à la Providence, ensuite, dans la nature naturante, soyons des hommes naturés, comme disait Bacon.

— Ce charabia ne dit rien qui vaille, grommela Le Buric.

Le père Loumaigne, abaissant de nouveau sa longue-vue, reprit :

— Je confesse que cette terre apparaissante est pour le moins étrange. Mais nous n’allons pas tarder à en voir disparaître la fantasmagorie. Alors, nous apercevrons un pays quelconque, avec des habitants, des animaux, des plantes, peut-être inconnus mais, nullement surnaturels. Dieu a fait de terre et d’eau notre planète.

Maître Pintarède s’arrêta de secouer son blair avec un grand mouchoir couleur havane. Il écarquillait les yeux, cherchant à comprendre. Comme il était myope, il ne vit rien de ce qui frappait la vue des autres. On lui passa la lunette pour se débarrasser de ses questions tatillonnes.

Un peu agacé d’avoir été interrompu, le Jésuite continua sur un ton plus marqué :

— Toutefois, ne soyons point présomptueux. Attendons d’y voir plus clair. Sous réserve de cette attente, je crois opportun de signaler que ni Christophe Colomb, ni Americ Vespuce, ni Vasco de Gama, ni Cook, ni Bougainville, ni tant d’autres navigateurs célèbres n’ont entièrement découvert la planète.

— Vous croyez, mon père ? fit Saint-Clinal.

— Comment ne pas croire, Monsieur le chevalier ? Voyez !

Et le père Loumaigne, étendant le bras, montra de la main l’apparition de plus en plus visible.

Après avoir profité de la tabatière de Le Buric pour humer une prise, le révérend père reprit :

— Je sais bien que la plupart des légendes océaniques sont d’origine païenne. Il faut distinguer néanmoins ce qui provient de l’erreur des hommes de ce qui est en eux sûre prescience ou souvenir altéré. Il est certain — j’en prends à témoin tout ce qui est advenu depuis 1492 — qu’une partie du monde légendaire a réellement existé. Ainsi, un continent ignoré se trouvait aux confins de cette mer océane où l’imagination seule avait voyagé jusqu’aux caravelles de Christophe Colomb. Or, tout ce que nous connaissons des terres, des îles, des archipels, ajoutés au monde connu, ne donne point la caractéristique des océanides préexistantes, si j’ose dire, dans le monde fabuleux. Parmi ces océanides que de terres promises, peut-être encore dans l’harmonie sacrée d’un âge d’or inaltéré. Je me demande même si, pour notre édification future, le Créateur n’aurait point laissé subsister, en quelque endroit de la planète, un coin de la création, telle qu’elle était avant la grande déchéance de la nature et de l’humanité !

Maitre Pintarède, avec un sourire de supériorité :

— Ceci est un conte, père Loumaigne, dit-il.

Et, avec une certaine suffisance :

— Nous approchons simplement de l’Île de France. Cette grande tache verte et rouge, qui borde la côte à l’ouest, n’est autre chose qu’une forêt de lataniers : latania rubra, et latania borbonica. Donc…

Le Buric haussa les épaules en riant :

— Alors nous aurions doublé le cap de Bonne-Espérance, franchi la terrible passe du Mozambique, par l’opération du Saint-Esprit ! Maître Pintarède, comme tous les savants, vous n’êtes qu’un âne !

Le P. Loumaigne reprit, cependant que maître Onésime secouait le paquet qu’il venait de recevoir :

— Quoi qu’il en soit de tout ceci, nous pouvons être assurés d’illustrer notre voyage par un fait bien remarquable. Un pays pareil à celui que nous observons n’a jamais été décrit. Je connais à peu près toute la littérature des voyages. Rien de semblable n’a été vu. L’Otahili de Bougainville sera éclipsée par notre île devant l’admiration des hommes.

— C’est bien mon avis, opina Dyonis de Saint-Clinal avec flamme.

La terre inconnue montait peu à peu à l’horizon, dégageant insensiblement son relief des cendres violettes du lointain. Tous les regards la scrutaient de nouveau avec une anxieuse curiosité.

Cependant, Dyonis palpitait dans un émerveillement prodigieux. Malgré la rétivité de Le Buric, il ordonna de mettre franchement le cap sur l’île inattendue.

iii

L’OISEAU MÉCANIQUE
ET LE CÉTACÉ DE FER


Les vents alizés portaient bien dans les voiles. Vive et légère, La Centauresse voguait vers la terre inconnue avec une témérité, il est vrai, pavoisée aux couleurs de France, ce qui était une sécurité et une égide. L’homme de vigie ne cessait de signaler des détails nouveaux dans son porte-voix. Tout le monde était sur le pont, même l’écrivain, le maître-coq, le médicastre et les charpentiers. Avec ou sans lunettes, chacun braquait ses regards dans la même direction. Maître Pintarède venait d’installer obliquement par bâbord la longue-vue du chevalier. Il fallait que le père Loumaigne, de temps en temps, donnât un coup d’épaule à son confrère laïque pour qu’il lui fit place devant l’objectif, ce qui faisait murmurer grièvement l’habit gris souris contre la soutane.

On en était là, dans l’extraordinaire, lorsqu’une surprise brusque agita les observateurs comme un fort coup de vent rebrousse les feuillages. Il n’y eut bientôt plus sur le navire que bouches arquées, regards levés vers le ciel. Dyonis, qui se trouvait à califourchon sur le bout-dehors, revint en courant vers la dunette.

Le porte-voix signalait trois oiseaux gigantesques qui venaient de se lever de terre. Ils paraissaient voler vers La Centauresse.

Un ronflement pareil à celui qu’aurait pu produire quelque bourdon gros comme un bœuf, roulait dans le ciel. Accroché au bastingage, les yeux en salière, le capitaine Le Buric, répétait, hors de lui :

— N… de D !… qu’est-ce que cela ?

Le bourdonnement, d’abord harmonisé, se dédoublait, maintenant, par saccades alternatives, extraordinairement rapides et puissantes.

Les trois oiseaux, visibles à l’œil nu, avançaient en triangle par une progression continue, sans remuer leurs ailes immenses, ce qui pétrifiait d’étonnement les gens de La Centauresse. Le P. Loumaigne ne faisait qu’un avec sa lorgnette et les soubresauts de sa panse rebondie marquaient l’agitation de son esprit.

Maître Pintarède débusqua enfin de derrière le télescope :

— Il y a un homme dans chacun de ces rapaces vertigineux.

— Ce sont des navires de l’air, alors, s’exclama le lieutenant Tamarix en proie à une effervescence irrésistible.

— L’antiquité, fit le P. Loumaigne, par ses légendes des chevaux volants…

— Voilà mes remarques, coupa maître Pintarède : Deux grandes ailes rigides, un corps long, fuselé, empenné à la queue, avec une aile ou aileron perpendiculaire au plan du vol. Les immenses rémiges de l’avant sont soutenues par des tendons semblables à des filins accrochés à des fûts verticaux. Nervures très proéminentes. Aucun plumage. En avant, une palette hélicoïdale, animée d’une giration vertigineuse autour d’un pivot. Cette palette, ou hélice, produit le bourdonnement que vous entendez. Le tic-tac saccadé qui nous martèle l’ouïe, provient du corps même de l’animal, protégé par un corselet rigide, pareil à celui des coléoptères, mais énorme et, dirait-on, métallique. L’arrière, allongé comme je viens de le dire, figure une queue de poisson, mais qui ne remue pas, non plus que les ailes, toujours planes, pareillement à celles des martinets lorsqu’ils glissent sur l’air. Le plus extraordinaire, c’est cet être d’apparence humaine, qui semble se mouvoir et agir indépendamment dans la carapace même du formidable condor.

— Oh ! oh ! regardez. Voyez…

L’un des trois oiseaux d’apparence mécanique lâchait des minces filets bleus de fumée, en pétaradant.

Au comble de l’enthousiasme, Dyonis s’émerveillait devant les monstres fabuleux maintenant lancés en une ascension presque verticale, leurs ailes tour à tour dorées de soleil.

— N’avais-je pas raison, fit-il, en s’adressant au commandant du bord, de vouloir tenter l’aventure ! Jamais navigation n’aura donné lieu à des observations pareilles. C’est bien d’un monde nouveau que nous approchons. Déjà, ce que nous voyons, dépasse les limites de l’imaginable.

— Nous devons être en présence, fit Pintarède, de l’un de ces monstres ailés que l’on croyait disparus depuis les époques préhistoriques.

— Les ailes d’Icare, fit le P. Loumaigne.

— Les deux pédagogues, vous me faites rire, gronda le capitaine Le Buric. Vos oiseaux ne sont que des mécaniques, des machines faites avec du fer, du bois et de la toile. Le diable seul a pu inventer cela.

— La matière est plus lourde que l’air, rétorqua maitre Pintarède, bien que la remarque du capitaine fût indiscutable. Elle tombe, mais ne s’élève pas. On ne peut renverser les lois de la physique.

— Mais l’esprit meut la matière ! s’écria le père Loumaigne.

— Oui, repartit ironiquement maître Pintarède, comme la foi transporte les montagnes. Mais carguez ou larguez donc les voiles, mon père avec votre esprit, les gabiers vous en seront bien reconnaissants !…

Le lieutenant Tamarix s’esclaffa.

Habitué à être tiré à hue et à dia par ses deux maîtres, Dyonis dit, passant outre :

— Je partage l’avis du capitaine Le Buric. Ce sont des machines volantes que nous voyons, d’où j’infère que les hommes de l’île qui se trouve sous le vent, doivent être beaucoup plus civilisés et savants que nous ne le sommes. Il n’y a pas de limite aux progrès scientifiques. L’invention qu’il nous est donné d’admirer permet de supposer une mécanique dont nous n’avons seulement pas idée.

Les deux régents restaient silencieux, tant leur esprit était confondu. Le visage du capitaine Le Buric demeurait consterné.

À ce moment, l’un des appareils, se détachant de la voûte d’azur, parut tomber droit sur La Centauresse, en vrillant. Chacun se tassa, s’aplatit, arrondit un gros dos, la respiration coupée. Arcbouté et paraissant faire tête à la foudre, le Capitaine tendait ses deux poings velus, pareil à un Prométhée courtaut bravant les cieux.

Secondes vertigineuses où les os craquaient déjà sous le choc attendu. Mais, à quelques centaines de mètres, la machine tonitruante reprit l’horizontale et passa en vrombissant sur La Centauresse, décrivant ensuite une belle ellipse et revenant par trois fois sur le vaisseau.

Le capitaine Le Buric trois fois aussi s’était signé, ce qui ne l’empêcha pas de sacrer comme un impie :

— N… de D… ! je braque la caronade, s’il revient barber mes haubans !

Les trois oiseaux cinglaient maintenant en droiture vers la terre inconnue.

— Ils sont venus nous reconnaître, fit Dyonis suffoqué d’étonnement. Avez-vous remarqué l’homme assis dans le ventre de l’appareil ? Il avait une tête de cuir, avec deux gros yeux ronds et un pelage de bête.

Mais le vieux loup de mer, passant outre à tous ces détails, se planta devant lui :

— Alors, que fait-on, Monsieur le chevalier ? de- manda-t-il carrément.

— Mais, le cap sur l’île, toujours.

— Qu’en pensent ces messieurs ?

— Il faut explorer l’extraordinaire, fit Pintarède.

— C’est notre devoir, appuya le père Loumaigne.

— Et vous, Tamarix ?

— Moi, il me tarde bien de voir comment sont faites les femmes de ce pays.

— Eh bien ! répliqua le vieux loup de mer, je dirai tout seul, alors, qu’il vaudrait mieux virer de bord et gagner le large. Non pas que je craigne la bourrasque. Mais il est des choses qu’on ne doit point tenter.

Faisant face au père jésuite :

— Dieu ne nous a pas tout permis.

— Dieu nous a défendu le mal. Je ne sache pas qu’il ait limité notre bonne volonté pour le bien. Or, à part M. de Tamarix, qui accorde à ses frivoles concupiscences trop de crédit, je ne connais personne, à bord, qui ne se trouve pas tout bonnement dans les voies du Seigneur. Je ferai sans doute encore une petite exception, avec toute la prudence désirable, d’ailleurs. Mon cher collègue, Onésime Pintarède, s’abandonne peut-être trop à l’orgueil de l’homme. Toutefois, son irréligion voltairienne paraît innocente. Je dirai même qu’il pratique ordinairement de bonnes vertus chrétiennes, sans les avouer telles. Jusqu’ici, sa fausse religion de la science, qui l’a détourné de la vraie religion, n’aura pas gravement offensé la Majesté divine. Ainsi, mon capitaine Le Buric, il ne me semble pas, pour autant que l’homme puisse les mériter, que nous soyons exclus des bénédictions de la Providence.

— C’est bien tant mieux, dit maître Pintarède, avec un rire socratique, car cela me permettra une fois de plus d’observer dans la réalité du monde que Dieu, ayant réglé le cours des choses une fois pour toutes, s’est détourné de notre planète pour l’éternité des temps.

— Et moi, sans approuver que l’on affecte ainsi l’esprit fort, dit à son tour le lieutenant Tamarix, Dieu m’ayant fait homme et marin sans feu ni lieu, je suis persuadé qu’une épouse belle, surprenante, fort amoureuse, me sera accordée durant le séjour que nous allons faire dans cette isle.

— Cette isle, déclara Dyonis de Saint-Clinal, il faudra la baptiser… Comment la nommerons-nous ?

— L’Isle volante, dit le père Loumaigne.

— L’Isle phocéenne, en l’honneur de notre patrie, opina maître Pintarède.

— L’Isle des Marseillais ! proposa plus simplement Tamarix.

— Non, l’Isle du Diable ! bougonna le capitaine Le Buric en se dirigeant vers la dunette, ajoutant, à part lui :

— Ils sont fous !

— Mon avis, reprit Dyonis, c’est qu’il faut effectuer d’abord notre découverte. Le nom résultera ensuite de ses caractéristiques dominantes. J’ai idée que des surprises merveilleuses nous sont encore réservées.

Cependant, La Centauresse tanguait doucement.

La vigie criait :

— Attention, arrière à la mer, ras du flot.

Virant sur lui-même, le capitaine Le Buric, avec sa plus grosse voix :

— Jarnigué ! Qu’est-ce qu’il y a encore ? s’écria-t-il.

Et il se hâta vers le beaupré, suivi des autres.

À quelques encâblures, un nouveau monstre suivait La Centauresse, le dos immergé. Dyonis apprécia que cet étrange cétacé mesurait une centaine de toises de longueur. Sa couleur était bleu de fer. Il portait sur le dos une sorte de terrasse, avec balustrade. Au milieu de cette terrasse, une tête hermétique, grosse comme une cuve à lessive retournée.

Le Buric remarqua tout de suite :

— Ce cétacé est en fer !… Drôle de pays. Les hommes doivent y être d’acier, les femmes de bronze…

— Regardez ! regardez ! s’écria Dyonis, montrant du doigt de petites bouées rondes qui flottaient à quelque distance du monstre. Chaque fois que le flot inclinait ces appendices, apparaissait une surface lisse et claire comme un miroir,

— Ce sont les yeux du phénomène, des yeux flottants et pédonculaires, affirma maître Pintarède, admirant encore une fois les étonnantes merveilles de la nature !

— Mais, dites-moi donc, fit Le Buric narquois, dites-moi donc, maître ès-sciences physiques et naturelles, ce qu’il peut bien digérer dans son estomac de fer, votre requin. Des boulons, sans doute, les boulons des navires perdus corps et biens sur cette côte de malheur, d’où personne n’est revenu, puisque jamais il n’en a été fait mention dans les journaux de bord !

— En effet, dit le père Loumaigne en fixant le point décisif, il faut, monsieur Pintarède, il faut nous dire si les oiseaux rigides et les cétacés de fer appartiennent au monde animal ou ne sont que des mécaniques. Ceci est de votre compétence. Je n’oserai, quant à moi, opiner avant yous.

Le petit bout de langue rose de maître Onésime pointait vers le nez tombant. Ses gros yeux de hanneton, derrière les lunettes cerclées d’or, égaraient leurs regards incertains. Sur un ton très docte :

— En semblable matière, toute affirmation tranchée est difficile avant que des observations minutieuses et rapprochées aient pu être faites.

Il hésita une seconde, puis donnant en quelque sorte des pinçons de l’œil au Révérend, il osa dire, avec prudence d’ailleurs :

— Dans l’ordre de nos connaissances, il ne serait sans doute point difficile d’assigner aux objets animés que nous apercevons un classement certain. Mais, sapredienne ! tout nous avertit que nous l’avons franchi le cercle de nos connaissances, ainsi que le règne des lois physiques et naturelles vérifiées par nous. Pourtant, avant comme après, nous ne disposons d’autres moyens de juger que ceux qui nous viennent de notre science. Or, que du fer puisse voler ou naviguer automatiquement sous les flots, cela est contraire à tout ce que nous savons et demeure dans le domaine de l’impossible. Que dire alors, sinon que nous nous trouvons en présence d’une forme de vie inconnue, participant à la fois de l’organisme vivant et de l’appareil mécanique, ce qui revient à dire qu’un nouvel ordre de connaissances et un autre système de lois naturelles vont s’offrir à notre examen.

— Et de la loi divine, protesta le père Loumaigne, qu’en faites-vous, mécréant !

— Ventre-saint-bleu ! Tonnerre de tonnerre ! s’écria le capitaine Le Buric.

La grosse tête ronde du cétacé venait de s’ouvrir. Deux êtres humains en sortaient, tandis que le monstre immergé, se soulevant, découvrait toute sa terrasse à balustre. Les deux hommes, vêtu de surois jaunes, se promenèrent tranquillement sur le dos du mastodonte marin. Puis, l’un d’eux, armé de doubles lunettes, dites jumelles, observa La Centauresse.

Le lieutenant Tamarix, muni d’un porte-voix, cria :

— Bonjour. Qui êtes-vous ? Nous, La Centauresse, du port de Marseille, goélette de mille tonneaux, sous pavillon de France. Notre vaisseau accomplit un voyage d’exploration.

Les deux hommes du requin de fer rentrèrent dans le ventre de l’animal marin dont ils paraissaient être les parasites. Aussitôt, une voix démesurément enflée répondit :

Proudendtzia et obédiendtzia !

Ce fut tout. Le capot se ferma et le monstre, fonçant de sa tête pyriforme, disparut sous les vagues montueuses.

— Extraordinaire ! phénoménal ! jubila Dyonis de Saint-Clinal.

— Quelle langue parlent-ils ? demanda Le Buric, de plus en plus en proie à ses craintes superstitieuses.

— Une sorte de latin, fit le père Loumaigne médusé. Ils nous ont dit : prudence ! obéissance !

On s’aperçut alors que le requin de fer réapparaissait à bâbord, alors qu’il avait disparu par tribord.

— Foutre ! dit le capitaine, il vient de passer sous notre quille. Je n’y comprends rien. Ce bateau du diable — car c’en est un — navigue sous l’eau. Est-ce qu’il flotterait dans l’air aussi ?

Le ronflement aérien se produisit de nouveau et l’un des grands oiseaux mécaniques reparut au-dessus de La Centauresse. Presque aussitôt, il glissa sur l’air, décrivant de larges courbes et se penchant gracieusement, tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre aile.

À la fin, il se posa sur l’eau et navigua pour accoster le requin de fer.

Il y avait deux passagers dans cet oiseau mécanique. L’un d’eux lança un fil terminé par une boule noire sur la terrasse du requin. Un homme saisit cette boule et la tira dans l’antre du monstre.

Les deux organismes restèrent un moment unis par ce mystérieux cordon, puis le fil revint vers l’oiseau qui, après un glissement rapide, s’enleva dans l’air, propulsant son vol avec un halètement frénétique. On le vit regagner la terre, rapide et dardé comme une flèche.

— C’est à se demander si l’on ne rêve pas ? soupira le père Loumaigne qui promenait à grands pas sa « bonne santé » le long du bastingage.

Son collègue, maître Onésime Pintarède, laissa tomber ces paroles ahuries :

— Nous ne sommes que des enfants !

Le capitaine Le Buric approchant Dyonis de Saint-Clinal, que toutes ces merveilles exaltaient, proposa, par mesure de prudence, de chercher un atterrage hors du port fantastique qui s’offrait à leur vue. Ainsi, ils pourraient prendre contact avec cette terre inconnue, recueillir les premiers renseignements nécessaires et agir ensuite selon les circonstances.

— Capitaine Le Buric, dit le chevalier, vous avez promis à Monsieur mon père et à moi de conduire La Centauresse partout où je voudrais aller…

— C’est entendu, Monsieur le chevalier. Mais je dois également vous ramener sain et sauf.

— Oui, c’est pourquoi j’allais vous dire que, respectant votre vieille expérience, nous chercherions un abri à la côte, bien que mon désir fût de faire escale en ce port.

— Bon ! coupa le vieux Breton, je commande la manœuvre en conséquence.

iv

PREMIÈRE ESQUISSE DE VÉNUSIA


Le voile de brume et de lointain s’évanouissait complètement dans la clarté aérienne. Le paysage, jusqu’alors fondu et indéterminé comme l’arrière-plan\ d’un tableau, accusait des reliefs et montrait ses détails les plus saillants.

L’orée bleuâtre de l’eau, toute clapotante d’écume, battait de son ressac une côte ocreuse, cariée par les vagues et rappelant, avec ses promontoires ébréchés, ses calanques obliques, ses tamariniers et ses palmiers, une côte de Provence plus tropicale que celle tant aimée des Marseillais de La Centauresse.

Au loin, au fond d’un golfe inondé de soleil, s’ouvrait un vaste estuaire où se noyait, en bouillonnant, un fleuve encore vert, eût-on dit, du reflet des luxuriants feuillages de la vallée. À quelques lieues de cette embouchure, un surbaissement du relief côtier découvrait, au loin, des montagnes confuses. L’on pouvait distinguer, cependant, certains sommets arrondis, avec des cratères semblables à ces puys ou volcans éteints que l’on voit au pays des Arvernes. Sur l’un d’eux même, se balançait un jet de fumée qui prenait dans l’air la forme d’un saule pleureur.

Par endroits, se découvrait aussi la campagne. Une campagne agricole, avec des champs, des cultures, des arbres épars, des chemins, des routes larges et toutes roses. Dans le prolongement rectiligne de l’une d’elles, les verres grossissants révélèrent une sorte de véhicule, semblable à un carrosse bas, sans brancards ni chevaux, et qui filait avec une rapidité déconcertante. Les passagers de La Centauresse ne purent manifester leur étonnement à ce sujet car, aussitôt, un fait encore plus extraordinaire, disparate par rapport au précédent, les rendit tous stupéfaits.

Sur un chemin longeant la côte, passait, à ce moment, une troupe de cavaliers, en grands manteaux bleus flottants, tout hérissés de lances. Cette troupe escortait un troupeau moutonnant d’hommes, nus jusqu’à la ceinture.

— Des esclaves ! Des cavaliers casqués à la romaine !

Fallait-il en croire ses yeux ? Les gens de La Centauresse étaient-ils victimes d’une hallucination collective, due à l’extrême chaleur tropicale ? Le Capitaine Le Buric ne desserrait plus les dents. Maître Pintarède, qui croyait ne rien ignorer de tout ce qui est connaissable, commençait à se croire victime, comme le vieux marin breton, de quelque machination diabolique. On pouvait lire dans ses gros yeux globuleux, la protestation véhémente de son esprit contre ces réalités invraisemblables, absurdes. Le P. Loumaigne, lui, allait et venait sur le pont avec une jubilation extrême. Aussi bien que le chevalier son élève, il débordait d’impatience et d’enthousiasme.

Il était impossible aux uns et aux autres d’accompagner leurs étonnements et constatations de commentaires trop de surprises sollicitant à la fois leur attention émerveillée.

Le lieutenant Tamarix venait de s’écrier :

— Regardez ! regardez ! les phares…

Dans ce que l’on avait pris pour les échauguettes d’un môle ou pour des phares, chacun pouvait distinguer maintenant à l’œil nu, même maître Onésime avec ses lunettes, des statues gigantesques, comme le colosse de Rhodes, taillées dans un marbre vert ainsi que de l’émeraude. Elles représentaient deux femmes jumelles, deux déesses plutôt, nues et immobiles, une main protégeant leur regard aigu, qui fouillait la plaine marine. Le flot battait leurs genoux. Une ligne rousse marquait, au-dessus des hanches, l’empreinte des mers plus hautes. Le torse s’élançait de cette gaine d’algues dans un jet de beauté voluptueuse et puissante. Les reins étirés, les seins gonflés et provoquants, le cou tendu donnaient une impression de frémissement et d’attente dominatrice.

— Vénus anadyomène ! dit tout bas le P. Loumaigne.

Deux digues elliptiques reliaient les statues à la terre. L’espace libre, entre chacune d’elles, large de deux cents toises, marquait l’entrée du port, prolongé dans les terres par une immense baie.

Merveille des merveilles ! Au fond de cette baie, une ville étagée, d’une étrange polychromie. Des maisons basses, à toits plats, alignées en rues géométriquement, entouraient le port. Un quartier populeux probablement. Puis, sur une pente assez douce et arrondie, ce n’était qu’arbres, jardins, petits palais de marbre. Deux murailles circulaires, débordantes de verdure, semblaient limiter une autre partie de la cité. De La Centauresse, on eût dit qu’il n’y avait là qu’un immense parc en forme de ceinture. En haut, sur le plateau, des coupoles d’argent et d’or, des temples, des monuments inconnus. Au faîte d’une tour de bronze, de trente pieds au moins, quatre atlantes géants portaient un lourd socle comme un pavois, sur lequel s’érigeait une statue toute en or.

Encore une déesse, élancée en sa beauté suprême, impérieuse, une main levée vers le ciel, l’autre couvrant la ville de son geste d’imposition souveraine. Sous ses pieds, un homme à visage faunesque, à plat ventre, l’échine brisée, l’anneau de l’esclave au jarret.

— Je crois, fit le P. Loumaigne en se signant, que nous ferions bien de fuir au plus vite ce monde étrange. Le Roy le fera reconnaître plus tard.

Le capitaine Le Buric ricana :

— C’est cela, avec une flotte de bois !…

Incommodé par la chaleur et fourbu d’étonnement, maître Pintarède, assis à l’ombre du bastingage, semblable à un bouddha accroupi et mécontent, soupira : « Oui, partons, notre découverte est faite ! »

Dyonis de Saint-Clinal et le lieutenant Tamarix, avides de voir, exultaient et se renvoyaient comme une balle le mot : admirable !…

Cependant, La Centauresse commençait à prendre le travers de la passe des Anadyomènes, cinglant vers le cap boisé que l’on apercevait quart nord-ouest.

v

L’ESCADRILLE DU DIABLE


Tandis que La Centauresse froissait la robe illuminée de la mer, Dyonis demeura longtemps silencieux, fasciné par les déesses de la passe qui semblaient s’être arrêtées au ras des flots pour attendre les arrivants. Et, vraiment, ces deux femmes de pierre faisaient bouillonner le sang du garçon virginal.

La goélette avait pris maintenant le travers de la côte et mis franchement le cap sur le promontoire brun qui barrait l’horizon à l’ouest.

Le lieutenant Tamarix lustrait d’une main perplexe sa belle barbe noire, montrant dans un demi-sourire la double rangée brillante de ses dents. Selon qu’ils regardaient l’un ou l’autre de ses compagnons, ses yeux changeaient d’expression avec une subtile mobilité. La vue du chevalier, si bellement jeune et naïf en sa contemplation, les rendait admiratifs. Tournés vers le capitaine Le Buric, planté à tribord et bougonnant, ils riaient, extrêmement amusés. Une pointe d’ironie indulgente les traversait en considérant l’agitation contradictoire du R. P. Loumaigne, tantôt saisi par la beauté sculpturale des Anadyomènes, tantôt effrayé par leur audacieuse féminité.

« À vrai dire, pensait le Jésuite humaniste, ces deux Vénus aux aguets dans la plaine marine se rapprochent peu des modèles connus. Rien du type de l’Anadyomène nue créée par Praxitèle, non plus que de celui de l’Aphrodite Ourania de Phidias, en marbre de Paros, que l’on voyait au temple de Colonos Agoraios. Le statuaire de cet étrange pays semble avoir saisi dans l’être de la femme des valeurs humaines inconnues de nous. Ce n’est pas l’Aphrodite Pandemos, déesse des plaisirs communs et des vices de l’amour ; ce n’est pas l’Aphrodite Ourania, amante et mère de la race. » Tout à fait dérobé en son imagination antique, le P. Loumaigne tenta d’échapper à ses perplexités en se disant que les deux statues de la passe suggéraient l’idée d’une amazone victorieuse de l’homme, de l’homme dompteur de femmes, de cavales et de chevaux, victorieuse par la ruse et la force dominatrice.

Plus simplement, le beau lieutenant Tamarix concluait en même temps :

— Si les femmes en chair de ce pays sont aussi belles que celles de marbre, ce que l’on va se divertir !…

Ah ! comme le P. Loumaigne l’eût réprouvée la promesse païenne que Tamarix venait de faire à ses concupiscences !

Cet instant d’attente et de réflexion fut abrégé de nouveau par la vigie.

— Parez à l’avant ! l’entendit-on crier.

Les Marseillais coururent vers la proue. Un cétacé de fer, à demi immergé, semblait barrer la route à La Centauresse. La tête hermétique s’ouvrit. Une voix métallique, enflée par un pavillon de cuivre, dit d’une façon retentissante, en une sorte de latin vulgaire :

— Marins des terres interdites, virez de bord. Si vous ne franchissez pas la passe entre les deux Vénus de la mer, nous vous coulons.

Les trois condors manufacturés tournoyaient de nouveau au-dessus de la goëlette.

— Nous sommes pris ! fit Le Buric dont la colère redoutable était jugulée par son impuissance même. Le bateau de bois ne pouvait certainement lutter contre ces mystérieux engins de fer.

Le conciliabule fut court. Mieux valait obéir. C’était évident.

Tamarix ayant embouché le porte-voix, répondit :

La Centauresse, goélette française, capitaine Le Buric, sous pavillon du Roi, sera heureuse de faire escale dans votre port, en bon, franc et loyal arraisonnement.

Point de réponse. On navigua alors en silence, selon l’ordre reçu.

Ayant enfin passé entre les deux colossales Vénus anadyomènes, La Centauresse flotta dans un avant-port immense peuplé de vagues dansantes mais, autrement, presque désert. Quelques bateaux seulement, bas, casematés, métalliques convergeaient de loin vers la goélette. Des câbles de cuivre coupés court, pendaient au flanc de ces navires singuliers. Le chevalier et ses compagnons se demandaient en vain quelle pouvait être l’utilité de ces langues de métal, lorsque, de chacune d’elles, jaillit une fulguration bleuâtre, suivie d’un zigzag violent de foudre. Une masse d’eau haute comme une colline, se souleva à distance. La Centauresse, cependant, faillit chavirer.

Le capitaine Le Buric fit un bond en arrière, se signant et sacrant en même temps. Maître Pintarède, qui avait donné du flanc contre le mât d’artimon, se frottait les côtes, tandis que le P. Loumaigne, accroché des deux mains à une vergue basse, essayait de résister à ce mouvement d’eau intempestif. Le beau lieutenant Tamarix ne lissait plus sa barbe de jais. La bouche ouverte, il montrait de grosses dents brillamment émaillées, prêtes à mordre, comme les croces d’un fauve molesté. Quant au chevalier de Saint-Clinal, il venait bel et bien de sentir la venette sillonner son épiderme à contre-poil. Des matelots s’étaient serrés instinctivement autour de leurs chefs. Tous étaient ainsi que des moutons en angoisse du loup.

Alors, ses regards presque égarés, le capitaine Le Buric dit :

— J’ai été dans la Marine du Roi, officier bleu et en escadre, au feu. À Port-Mahon, avec La Galisonnière, aux Antilles, sous d’Estaing, ma pipe, sans trembler, fit la nique aux Anglais. Je me souviens aussi de m’être frotté quelques fois, à la hache ou au sabre d’abordage, avec ces messieurs corsaires et pirates, dont mon vaisseau fut toujours nettoyé. Enfin, depuis quarante ans que je navigue, mon poil s’est durci. Et je voudrais bien, tonnerre de Brest ! connaître celui qui dirait que Le Buric, une seule fois, perdit son courage. Eh bien ! Dieu me pardonne, aujourd’hui, je ne suis plus moi, et tout ce que je vois me désoriente et me met à bas. C’est pire qu’après un naufrage. Que ferons-nous contre ces bateaux qui vont sous l’eau et dans l’air et contre ces gens de l’enfer qu’ils portent ! Mille bombes de mille bombes ! Qui eût dit que pareil grappin dût m’amariner !

En disant cela, le capitaine ne parlait à personne. C’est avec lui-même qu’il s’entretenait ainsi à haute voix, tout en fourrageant de ses doigts irrités la brousse crépue de sa chevelure. D’ailleurs, à partir de ce moment, énergique et tout à son affaire, le vieux routier des mers demeura muet, verrouillé comme un coffre à finance.

Mais, pour Dyonis, l’attraction de la ville féérique fut plus forte que l’appréhension glaciale. De nouveau il observa la terre mystérieuse avec sa lorgnette.

— Est-ce splendide ! remarqua le lieutenant Tamarix, repris lui aussi par l’enchantement.

Se rapprochant des jeunes gens, front bourru, regards courbes, le capitaine Le Buric prononça ces derniers mots :

— Dites que c’est terrible !

Il s’éloigna aussitôt et regagna son poste de commandement.

— J’avoue, déclara le chevalier, que je ne suis point tranquille. Quel sort nous sera-t-il réservé dans ce pays des merveilles ?

— Bah ! répondit le lieutenant Tamarix, jetant par-dessus bord toute idée importune, un monde aussi beau ne peut être peuplé d’hommes méchants. La beauté engendre la paix et le plaisir. J’imagine que le culte de l’amour et de la femme doit être l’unique souci des habitants de cette terre fortunée. Croyez-moi, chevalier, nous allons franchir les portes de quelque Éden miraculeux, peuplé de houris célestes et de bonne grâce.

Dyonis rougit et se donna une contenance en regardant ses maîtres, le père Loumaigne et Onésime Pintarède, lesquels se dévisageaient, comiquement effarés et penauds.

À ce moment, Le Buric hurla d’une voix presque démente :

— L’escadrille du Diable !… Parez à bâbord, à tribord et partout !

Les navires claustrés, avec leurs filins de cuivre aux flancs, approchaient dans une formation indiquant clairement que La Centauresse allait être cernée par cet essaim impressionnant. En fait, la goëlette ne tarda pas à naviguer avec cette escorte diabolique autour d’elle.

Le chevalier remarqua que la vitesse d’évolution des bateaux casematés, presque sans superstructure, était vertigineuse. L’un d’eux piqua soudain vers le navire des Marseillais comme un taon au poitrail d’un bœuf, puis s’arrêta net à quelques brasses. Le pont était seulement occupé par un porte-voix de cuivre tournant qui trompetta aussitôt ces paroles, dites en un français légèrement zézayant, au grand étonnement des Marseillais :

— Commandant de La Centauresse dirigez votre navire vers l’oriflamme rouge du ponton que vous apercevez quart sud-est. Vous accosterez là et larguerez vos amarres.

Cela dit, et comme pour ne pas attendre une réplique, le myrmidon d’acier vira en vitesse et regagna son rang.

Maussade et furieux, Le Buric donna aigrement ses ordres puis, les bras derrière le dos, les épaules accablées, il attendit, sans donner un seul regard à la cité étagée dont les coupoles polychromes, les palais de marbre, les temples, les colonnes, les arcs et les jardins captivaient l’attention de tous les passagers et marins de la goëlette.

Cependant, le père Loumaigne faisait ces remarques au chevalier émerveillé :

— Cette ville immense et somptueuse me paraît divisée, selon un système concentrique, en quatre cités particulières. En haut, à l’endroit où la montagne primitive s’arrondit en cône, remarquez une première enceinte. La statue colossale en occupe le centre et le point le plus élevé de la partie enveloppée par ces murs. C’est là que l’on voit les temples, palais, édifices les plus beaux et les plus grands. Tout y est construit en marbre de couleurs différentes. Le mur ceint à l’ouest un lieu immense planté d’arbres. Ce doit être le jardin de cette partie de la cité comme la statue en représente probablement la divinité.

— Oh ! oh ! fit Dyonis, je lis une inscription sur le socle de cette statue.

— Laquelle ?

Vénus Victrix !

— Je m’en doutais, fit le révérend père.

— Et je vois un deuxième rempart circulaire…

— Oui, cette partie de la cité ne laisse voir que les dômes arrondis de grands arbres, des frondaisons, avec quelques toits en terrasse. Voyez-vous encore une statue sur la porte en forme d’arc de triomphe de ce mur que l’on aperçoit dans la direction d’une longue ligne de cyprès ?

— Oui, mon père, je vois. Attendez… l’inscription : J’y suis :

Vénus génitrix.

— Ah ! par exemple, comme c’est étrange !

Le père Loumaigne resta pensif ; puis, se secouant :

— Dans la troisième zone, on ne remarque que villas blanches et roses, parterres fleuris, allées sablées, ombrages sinueux, colonnades et arcs, avec des bâtiments tout en bas, adossés au troisième rempart, semblables à des casernes ou à des couvents. La cité des fleurs et des plaisirs, sans doute. Mais voyez, au delà du troisième mur et jusqu’à la côte, ces quartiers aux maisons basses, réparties entre les quadrilatères de rues larges comme la Cannebière. La cité du peuple probablement. Que pouvons-nous inférer de cette curieuse répartition de la ville ? J’y perds absolument mon latin.

— Cette civilisation si différente de la nôtre, distance trop nos connaissances pour que nous puissions nous en faire une idée.

— Oui. Mais que va-t-il advenir de tout cela. Nous nous trouvons évidemment soumis d’une façon irrévocable au bon plaisir des habitants de cet étrange pays.

— Que nous aurons découvert !

— Oui, assurément.

— Mais…

— Mais ?

— Pourrons-nous porter la nouvelle de notre découverte ubi et orbi ?…

— Je n’en doute pas…

— Au fait, moi non plus, conclut le père Loumaigne. À la grâce de Dieu !

— Ainsi soit-il, fit en riant le lieutenant Tamarix qui passait près d’eux.

Au bord de l’écoutille, le capitaine Le Buric, pour allumer sa pipe, soufflait comme un phoque sur de l’amadou.

Dans sa cabine, maître Onésime Pintarède revêtait son bel habit ponceau, afin de présenter avec avantage sa docte personne aux habitants de la terre inconnue.

Cependant, l’escadrille du Diable resserrait son cercle autour de La Centauresse de façon inquiétante…

vi

OÙ LE CAPITAINE LE BURIC
VEUT FAIRE SAUTER LE DIABLE


La Centauresse était parée pour naviguer vers les pontons. Déjà, sa proue pointait dans cette direction.

Le capitaine Le Buric revint vers le groupe formé autour du chevalier. Relevant bien haut la tête, qu’il portait d’habitude légèrement penchée, il se bourra les narines de tabac et dit :

— Messieurs, nous serons bientôt les prisonniers de ces démons. Cela ne vous effraie pas ?

— Pardon, pardon, interrompit Onésime Pintarède, je ne fanfaronne pas, moi. Je voudrais bien être ailleurs. Étudier la faune et la flore dans une contrée sauvage, tant que l’on voudra. Mais, crédié ! se voir pour ainsi dire happé par un monde où, visiblement, tout dépasse la science et l’expérience, ce n’est pas rassurant du tout. Comme le proposait le père Loumaigne, il aurait fallu s’en aller et ne revenir qu’avec l’escadre du Roy.

— Vous avez raison, fit le capitaine. Pour moi, si je tremble sous ma vieille écorce, c’est parce que nous nous trouvons hors de toute affaire humaine. Ces diablesses à l’entrée du port, cette ville femme, ces longues limaces noires qui nous cernent et vomissent la foudre, tout cela indique trop que sont outrepassées les limites de la nature et de la simple humanité. J’en suis à me demander si tout ceci ne serait point qu’un songe maléfique, une étrange fantasmagorie.

Le lieutenant Tamarix tira de sa bouche la belle pipe hollandaise qu’il préférait :

— Dépaysés, surpris, ahuris nous le sommes tous, c’est certain. Mais quoi d’étonnant à cela ? Ce monde-ci ne ressemble pas au nôtre, j’en conviens. C’est un pays tout de même où il y a de la terre, des arbres, des hommes et des femmes, sans doute ; un pays trop civilisé pour qu’y règne la sauvagerie. Qui sait, nous y serons peut-être portés en triomphe. Peut-être aussi nous regardera-t-on comme des bêtes curieuses. Quoi qu’il en soit, on se tirera sains et saufs de cette aventure, à tout prendre rassurante, en dépit de certaines bizarreries qui dépassent notre judiciaire.

— Je le crois aussi ! certifia Dyonis de Saint-Clinal.

— Et moi, je répète, s’entêta Le Buric, que nous sommes sortis de la terre et que La Centauresse navigue dans l’autre monde. Qui sait, peut-être avons-nous fait naufrage et sommes-nous en route pour l’Enfer, que nous avons sans doute bien mérité les uns et les autres.

À ce moment, le capitaine Le Buric roula un poing sur son front, s’arcbouta, et l’on aperçut alors, dans ses gros yeux larmoyants, une expression allant de l’inquiétude la plus vive à l’égarement. Et sa voix rude aussi changeait : on eût dit qu’elle sortait d’un trou profond.

— Il y a des chauves-souris dans les voiles. Voyez, regardez au bonnet de cacatois cette face camarde qui ricane. Une main de squelette pêche des âmes avec un fil hameçonné. La cale est pleine d’un rire infernal… Et ces machines qui nous cassent la tête de leur aile tournante… l’escadrille du diable ! la voilà, la voilà…

Le vieux marin prononça des paroles encore plus incohérentes devant ses compagnons atterrés, autant par la démence de ses propos que par celle des regards. Enfin, Le Buric revint par ces paroles à quelque chose de plus intelligible :

— Priez ! P. Loumaigne, priez pour vous, pour nous tous qui sommes outres pleines de péchés !

Le maître de manœuvre vint informer le commandant d’une dérive légère. Le vieux loup de mer reprit aussitôt son regard lucide. Le chevalier qui l’observait eut l’impression que le capitaine venait de passer, sans transition, d’une personnalité dans une autre. Il le vit s’éloigner d’un pas tranquille avec le bas officier et donner posément ses ordres. À son front perlaient des gouttes de sueur.

Aucun incident ne marqua les instants qui suivirent. Maître Pintarède nommait au père Loumaigne les palmiers qui formaient un bois frais et luisant sur les hautes pentes de la côte ouest : lataniers, coryphas, cocotiers, cycas. Ce qui l’étonnait à l’extrême, c’était d’apercevoir, admirablement étagés sur les montagnes les hautes silhouettes des Araucaria excelsa. Ce conifère n’avait encore été signalé que dans les Andes de l’Amérique du Sud.

Cependant La Centauresse approchait du but.

Un bateau, petit comme une flûte et qui portait en son milieu une cheminée fumante, avançait vers la goélette, traînant après elle de grandes barcasses.

Le myrmidon de fer se décocha de nouveau vers le navire des Marseillais. Le Buric, voyant cela, s’empara du porte-voix. Celui du myrmidon, une fois arrêté, commanda :

— Capitaine de La Centauresse, quand vous serez entre les deux bouées bleues, tout l’équipage, tous les passagers devront descendre à bord de nos embarcations.

— Moins le quart et le service ! objecta Le Buric.

— Tout le monde. Le capitaine seul attendra notre inspection.

— Mais…

— S’il reste un seul homme, nous vous coulons !

— Sacré tonnerre ! hurla le capitaine, hors de lui, notre navire ne peut être abandonné ainsi. Dans aucun port du monde cela n’est exigé. Nous ne saurions accepter des ordres contraires aux usages de la marine. Nous sommes sous pavillon du Roi de France et le Roi de France sait venger les affronts faits à son pavillon.

— Les ordres sont donnés, reprit le porte-voix. Si vous ne jetez point l’ancre à hauteur de nos embarcations, nous vous pulvérisons. Ce ne sera pas long. Dixi !

Le myrmidon filait déjà, laissant derrière lui un sillage droit comme une raie tracée par un bon laboureur.

Tout en grommelant, le capitaine Le Buric commanda une manœuvre. Puis, s’adressant au père Loumaigne qui lisait son bréviaire pour calmer l’agitation de son esprit :

— Je ferai sauter le diable, moi, je vous le promets !

— Ah bah !

— Ah bah ! oui, mon père, le diable.

— Et comment ?

— Dans une poêle, la poêle à la mère Nicolas.

— Capitaine Le Buric, je ne comprends pas.

Le vieux marin gloussa de rire. Apercevant le maître artilleur :

— Géromet, ordonna-t-il, faut mettre la mèche à un baril de poudre. Sans observation, allez.

Le marin courut exécuter l’ordre.

— Quoi, malheureux ! s’écria le P. Loumaigne, vous voulez faire sauter La Centauresse !

— Oui, mon père, et le diable avec ! Ah ! ah ! on rira…

— Je suis heureux, reprit habilement le Jésuite, de vous entendre plaisanter ainsi. Cela me rassure.

— Je ne plaisante pas, père profès. Je vous ferai tous descendre dans les embarcations de Satan, tous, sauf l’Onésime Pintarède qui sera attaché au grand mât. Et je mettrai l’étincelle aux poudres. Vous verrez un beau feu d’artifice et le diable dans sa fournaise. Par la Sainte-Barbe, on rira !

Le capitaine alluma sa pipe, cracha plusieurs fois en égarant ses regards dans le vide.

— Il est fou ! dit à part lui le révérend père. Il ne manquait que cela ! Dieu nous ait en sa sainte garde.

Le chevalier et le lieutenant Tamarix, à l’écart écoutaient une rumeur lointaine et qui semblait venir du ciel.

Maître Onésime Pintarède, la bouche en cœur, arrivait avec son bel habit ponceau et ses lunettes cerclées d’or.

Et le soleil, cependant, commençait à teindre l’horizon du couchant de l’or liquide et du rouge saturnien des grands crépuscules d’été.

vii

LE COMBAT DES MASCULINES
ET DES VÉNUSIENNES


Depuis quelques instants une fraicheur venait de l’île. Les vaguelettes rebroussées semblaient galoper vers le large. Déjà mollissait la marche de La Centauresse.

— Il va souffler fort vent debout, dit le maître de manœuvre à un camarade. Ce sera tout un aria d’accoster à ces pontons. Nous n’avons presque plus assez de place pour louvoyer.

Sans tarder, le sifflet du capitaine commanda de prendre des ris. Agiles comme singes, les gabiers grimpèrent dans la mâture pour se percher ensuite chacun à sa vergue.

Après cette première impression de courant d’air un rapide souffle de terre se leva, contre lequel, haut dans le ciel, luttaient de grands oiseaux blancs.

Il fallut trousser entièrement les voiles, ce qui donna un certain air déplumé à La Centauresse, de plus en plus secouée par la houle.

Le bateau fumant approchait seul, maintenant. Le porte-voix revint pour ordonner :

— Donnez vos amarres. La vigie vous prendra en remorque. Gouvernez en suivant.

Juste à ce moment, trois coups de canon tirés de la colline enfoncèrent profondément le silence. La rumeur que l’on percevait un instant auparavant devenait une sarabande de bourdonnements de plus en plus rapprochés.

Le porte-voix prononça ces mots solitaires, exclamations sans doute de celui qui l’embouchait :

— Mascouliné ! Mœchiné !

— Que faut-il entendre ? demanda vivement Dyonis au père Loumaigne.

Le révérend déclina à part lui Masculinus, Mœchus, Mœcha puis répondit :

— Je crois que l’on a dit : Les Masculines ! les Adultères !

Et il ajouta en soupirant :

— Seigneur, quelle est donc la moralité de ces gens-là ?

Des bateaux pareils aux myrmidons franchissaient la passe des Anadyomènes à toute vitesse. Instantanément, ceux qui cernaient La Centauresse se formèrent en ligne par tribord. Les câbles de cuivre se hérissèrent comme les crins des bêtes mauvaises. En quelques secondes, des éclairs violents, suivis de longs jaillissements bleuâtres, se croisèrent dans la rade. Les sirènes hurlaient dans la Cité de Vénus. Des collines environnantes se projetaient des gerbes de feu, suivies de grondements sonores. Les boulets transversaient l’espace de leur susurrement courbe. L’on voyait les bandes d’oiseaux qui fuyaient, d’un vol épouvanté, vers l’intérieur de l’île. Au loin se balançait la gerbe de fumée du volcan.

Prise dans un tourbillon provoqué par les décharges électriques La Centauresse vira poupe arrière, comme une toupie. La capitaine Le Buric, enflammé, sa tignasse rousse au vent, sifflait des ordres précipités. La voilure se rouvrait, bien offerte au vent arrière. Ainsi le navire des Marseillais s’élança à toute allure vers la passe que l’on dut démasquer rapidement devant d’énormes mastodontes blindés, arrivant par files, deux par deux, et forçant la mer avec puissance. Ensuite, les vaisseaux écrasants se formèrent en ligne de bataille, face à l’arrière port, vers lequel ils lançaient de leurs canons monstrueux d’effroyables décharges sur les vaisseaux cuirassés adverses accourant au combat.

— Bataille ! bataille ! hurla Le Buric, possédé cette fois par le démon des combats. Bataille ! Montjoie-Saint-Denis !

Et, sans autre réflexion probablement que celle de son instinct, il rangea La Centauresse en ligne avec les vaisseaux formidables et fit tirer ses trois caronades de tribord. Ainsi sans savoir ni pourquoi ni comment, la goëlette s’était mise du parti des titaniques agresseurs.

Des essaims d’oiseaux mécaniques se levaient sur la Cité de Vénus, ainsi baptisée par les Marseillais et dont Venusia était le nom véritable. Tous avançaient à la rencontre des mêmes appareils qui venaient du côté de la mer.

En un instant le ciel fut empli de crépitements saccadés, Les grands condors se poursuivaient avec une rage folle. Certains d’entre eux laissaient tomber des bombes longues et noires qui éclataient avec un formidable fracas au ras de l’eau. Des boulets en forme de pain de sucre arrivaient en mugissant et fouillaient profondément la mer. De chaque côté le combat déchaînait des forces fracassantes. De formidables coups de gong, rapides et multipliés, heurtaient brutalement la voûte du ciel et martelaient impitoyablement l’organisme humain. Les marins de La Centauresse se bouchaient les oreilles avec de l’étoupe. On eût dit que des géants dérochaient le ciel et y provoquaient de vastes écroulements.

Le capitaine Le Buric écumait de joie. Le délire de la poudre le mettait dans une surexcitation satanique. C’était toute sa démence pour le moment. Il avait fait hisser le pavillon de guerre, car La Centauresse appartenait à cette catégorie de navires de commerce, que le roi pouvait incorporer à sa flotte de combat. C’est pourquoi la goëlette possédait en tout temps quelques spécimens de canons qui devaient constituer son armement de guerre.

— Bataille ! bataille ! continuait de crier Le Buric, tout en activant le branle-bas.

Le chevalier haletait, déchiré, morcelé, écharpé par les détonations, les explosions, les chocs brisants sur les flancs d’acier des vaisseaux. Mais il suivait vaillamment le capitaine Le Buric qui ne le dissuadait pas de son imprudente bravoure.

Le lieutenant Tamarix commandait aux caronades, noir de poudre, tout à son rôle. Il était magnifique. Remis de sa première surprise, maître Onésime Pintarède lui-même venait de risquer une apparition sur le pont, nazillant des yeux, si l’on peut dire, et observant la bataille avec un comique effarement. Le père Loumaigne, toujours serein, majestueux, portait aux canonniers des cruches d’eau acidulée et priait pour le salut du navire.

Maintenant, les grands oiseaux mécaniques venus du large se rencontraient avec ceux partis de la Cité de Vénus. Mêlée tournoyante. Chasse des appareils les uns contre les autres avec de vertigineuses voltiges dans l’azur. L’acharnement inouï, de ce combat donnait l’impression d’une méchanceté terriblement agressive et impitoyable. Une bombe tombée du ciel, grosse comme un sac de farine, fit son plongeon et explosa à côté de La Centauresse. La goëlette craqua dans toute sa membrure et toucha le flot de la bande.

Ahuris, heurtés dans une sorte d’étonnement catastrophique, les Marseillais haletaient avec un tapage épouvantable dans l’estomac et un douloureux resserrement de l’épigastre. En même temps l’odeur de la poudre, la violence du sang leur faisaient désirer un anachronique abordage, le sabre ou la hache au poing.

Du vaisseau le plus proche, une embarcation fut mise à l’eau. Elle se rapprocha ostensiblement de La Centauresse. De nouveau un porte-voix parla, cette fois en espagnol :

— Marins étrangers, manœuvrez vers la passe et mettez le cap ensuite quart sud-ouest. Nous voulons vous sauver. Amigos somos ! sommes amis, Un de nos navires vous conduira en lieu sûr. Vite ! vite ! car votre bateau de bois se trouve à la merci du moindre projectile. Une seule décharge électrique vous mettrait en feu. Vous êtes des nôtres. Là-bas, les Vénusiennes vous tueraient tous.

Le père Loumaigne traduisait au fur et à mesure.

— Dites-leur ordonna Le Burie quand ce fut fini, que nous aurions voulu combattre jusqu’au bout, mais que nous obéissons, sans différer, à l’ordre donné.

Et il ajouta :

— Par la Sainte Vierge ! nous ne sommes que des moustiques parmi ces géants !

Le vent de terre donnant toujours, La Centauresse s’éloigna rapidement des anadyomènes, protégée par les vaisseaux formidables qui tonnaient sans relâche. Un grand appareil de l’air vint se briser sur la digue avec un bruit craquant d’arbre écrasé. Au large et en arrière de la jetée, trois vaisseaux, encore plus imposants que ceux qui barraient la passe de la rade, lâchaient des rafales épouvantables. D’ailleurs, cette bataille bizarre atteignait maintenant, semblait-il, son maximum de violence. Le crépitement des oiseaux dans le ciel rageait et le roulement de tonnerre produit par les canons s’immensifiait en un vaste orage, sillonné d’éclairs, et d’ondes électriques. Comme La Centauresse passait en arrière de la ligne formée par les trois cuirassés, le capitaine Le Buric observa que chacun était protégé par une sorte de chemise en treillis de fer qui semblait descendre plus bas que la quille.

— Étrange ! étrange ! murmura-t-il ; oui, vraiment, nous ne sommes que des moussaillons, cadédi !

Dans la furie de la bataille, Dyonis oseillait entre l’enthousiasme et l’effroi. Pourtant il était toujours brave et présent sur le pont, où le père Loumaigne promenait sa belle carrure. Encore une fois, Onésime Pintarède, ébranlé, redescendait vers les profondeurs du vaisseau.

L’embarcation approchait toujours de La Centauresse en faisant des signaux avec un pavillon. Le lieutenant Tamarix comprit qu’un messager désirait monter à bord. On descendit l’échelle. Escalade périlleuse. Néanmoins, un jeune marin sortit de la chaloupe et grimpa avec une souple agilité. Tamarix et le chevalier aidèrent l’envoyé de la flotte inconnue à franchir le bastingage. Ô surprise ! on s’aperçut alors que le jeune marin était une femme bronzée, merveilleusement découplée, avec des yeux longs fendus, et dont les prunelles fauves paraissaient sensiblement plus grandes que celles même des Arlésiennes. À son annulaire brillait un rubis. Elle était vêtue de drap bleu et coiffée d’un béret marqué par un insigne en or.

Le lieutenant Tamarix était sidéré. Plusieurs fois il brisa son regard contre celui de la marinière.

Les Marseillais béaient devant la première créature vue de près dans ce monde étrangement dramatique et puissant. Extraordinaire était leur surprise de se trouver dans un pareil moment en présence d’une Vénus vivante, avec un double bouclier de seins durs bombant le maillot et quelque peu foudroyante du regard.

Sans se troubler, l’envoyée demanda dans un français pénible, mais intelligible, le commandant du vaisseau.

Le capitaine Le Buric salua militairement.

L’envoyée s’inclina, rendit un salut pareil et s’acquitta immédiatement de sa mission.

L’un des buts du grand combat, dit l’envoyée, était de délivrer La Centauresse, des Vénusiennes qui auraient tué tous ses passagers et détruit entièrement le navire. L’armée à laquelle elle appartenait voulait, au contraire, sauver les étrangers. « Nous sommes les amies de l’homme, nous, les « Masculines », comme disent nos ennemies. Sachez que les Vénusiennes tiennent en esclavage nos frères mâles. Tout cela vous sera expliqué plus tard. Vous serez les premiers représentants des mondes lointains que nous ayons jamais vus. Nous voulons apprendre beaucoup de choses de vous. Jamais un navire n’a approché de notre île sans être détruit corps et biens en pleine rade. Aucun pas étranger n’a foulé notre sol. Nous sommes des révoltées contre les lois inflexibles qui rendent l’homme esclave et la femme souveraine dans la Terre de Vénus. Il nous semble que les grandes vérités morales que nous attendons nous viendront de vous. Il est donc important que nous vous sauvions. Pour cela, naviguez vers le cap qui se trouve à l’horizon. Vous le doublerez. Je resterai, d’ailleurs, à votre bord pour les signaux à faire et pour vous piloter. Nos « électriques » accompagneront votre vaisseau à distance, avec des dragueurs contre les sous-marins. Une fois doublé le cap, vous serez sauvés. Le plus difficile est fait, d’ailleurs. En route ! conduisez-moi à votre poste de quart. »

Incident comique, cependant que le capitaine, le lieutenant et le chevalier accompagnaient la « Masculine » vers le gouvernail, maître Pintarède, montrant sa face ahurie par la trappe de l’étambot, demanda :

— Point de malheur ?…

— Non, répondit le père Loumaigne, toujours indulgent, mais quelle bataille ! La terre et les cieux en sont ébranlés. Il semble qu’on entende s’écrouler des montagnes.

Une brise de joie et d’espoir soufflait sur La Centauresse. L’équipage se rendait compte que le navire sortait d’un enfer de guerre comme jamais homme d’Europe n’en avait vu. Les matelots aussi, du reste, en approchant de l’île fantastique, avaient subi les appréhensions superstitieuses de leur capitaine. L’événement qui se produisait à bord, tout en laissant place encore à l’imprévu et au merveilleux, prenait donc pour tous un caractère plus rassurant.

Déjà quelques galéjades provençales provoquaient des rires. Un matelot de l’Estaque disait, les yeux tournés vers la bataille tonnante :

Y a dé pébré et dé safran, digo ! Dis, il y a du poivre et du safran. Mé p’ancara ll’a bouillabaïsso ! mais pas encore la bouillabaisse !…

Juste à ce moment d’optimisme général, la trombe mugissante d’une trajectoire plongea sur le milieu de La Centauresse, dont une explosion brutale éparpilla les fragments dans une gerbe de fumée et de feu.

Les narines encore saisies par une odeur âcre, l’ouïe et la vue bouleversées, le chevalier Dyonis de Saint-Clinal, pris dans un remous d’eau, s’aperçut qu’il nageait instinctivement. Le mouvement régulier de ses membres remit un peu de suite dans ses pensées. À quelques brasses de lui, l’avant et l’arrière de son navire coupé par le milieu achevaient de sombrer. Des débris dansaient sur l’eau verte avec des paquets d’écume.

Un tronçon de mât, entraîné par un courant, passait à quelques brasses de lui. Il donna ce qui lui restait de forces pour l’atteindre. Lorsqu’il s’y fut cramponné, d’un dernier effort il se hissa jusqu’à ce que le madrier se trouvât sous les aisselles. Alors le chevalier se laissa emporter, l’esprit brisé par le désastre.

Au loin, les vaisseaux tonnaient foujours comme entre des parois de fer. Le grand soleil rouge s’immergeait à moitié dans la mer, sous l’horizon vulcanien du couchant. Une bombe venue du ciel tomba près du jeune explorateur et fit passer sur lui une lourde masse d’eau salée. À partir de ce moment, étreignant toujours son épave, Dyonis flotta, à demi évanoui.

Lorsque le chevalier reprit ses sens, il gisait sur une grève de sable, la tête appuyée à son tronçon de mât. Le reflux l’avait laissé là, le corps à demi recouvert de sargasses. Il se dressa d’un bond, étonné de se trouver seul dans la nuit noire. Toute l’astronomie du ciel austral scintillait dans le bleuté sombre des espaces silencieux. Il voyait la Croix du Sud, le Centaure, le Navire, le Scorpion, le Grand-Chien, la tremblante Canopus, et il se cherchait encore lui-même. Lorsqu’il se fut réidentifié en sa personnalité et avec les circonstances, le jeune homme, encore un enfant par le cœur, se prit à sangloter, tremblant de froid, les dents claquantes. Il voyait, engloutis dans l’océan impitoyable, ses maîtres, le capitaine Le Buric, le beau lieutenant Tamarix, tout son équipage de choix. Il s’accusait de cette catastrophe, de même que sa détresse lui paraissait être la conséquence de sa vaine curiosité géographique. Que n’était-il resté comme ses frères, là-bas, dans la douce Provence, à l’abri du château d’If !

Le bruit déferlant des vagues annonçait le retour de la marée. Tout obscurci de son malheur, les yeux encore pleins de larmes, Dyonis gravit la côte, fuyant la mer phosphorescente qui revenait dans la conque de sable.

Une fois à l’abri, son premier soin fut de scruter le large et d’écouter l’espace. Plus un bruit de bataille. L’obscurité partout. Il était seul, cette fois, face au destin !

Que faire ? Rien pour le moment. Dormir surtout. Dyonis chercha une place chaude entre les rochers chauffés par la chaleur du jour. Des amas de fucus secs grésillaient sous ses pas. Il en fit un tas, y mit le feu avec son briquet, alluma même une pipe, son tabac n’ayant pas été mouillé dans sa soubreveste de cuir. Lorsque ses habits furent séchés, il s’endormit en songeant à Robinson Crusoë dans son île. Il ne se réveilla qu’au matin, à l’aurore.

Devant lui la plaine marine était vide et blanche sous la tiède naissance du jour. Aucun débris de La Centauresse, nulle épave de la bataille navale. Au loin, les Anadyomènes montraient à peine leur tête au ras des flots. Instinctivement, Dyonis s’éloigna en sens inverse de la Cité de Vénus. Une forêt commençait à une demi-lieue de l’endroit où il se trouvait. La forêt est le refuge des errants et des hommes traqués. Le chevalier courut y chercher un asile provisoire. Toutefois, il resta à la lisière la plus rapprochée de la côte toute la journée, se nourrissant de bananes et d’oranges qu’il put se procurer dans une plantation voisine. Il attendit, en observation dans les hautes branches d’un goyavier géant, il ne savait trop quel évènement favorable. Il lui fallait, en outre, un peu de repos et de réflexion avant d’agir. Au reste, il somnola une partie de la journée dans la paix des grands arbres et dans la solitude du soleil et de l’océan. Blotti dans une fourche puissante, il rêva même que le capitaine Le Buric, goguenard, lui disait :

— Hé quoi ! gabier, tu prends des ris à la cime des arbres !

Et ces paroles firent naître un sourire dans son repos endolori.

viii

LYDÉ


Un oiseau chantait si près de sa figure que Dyonis se réveilla en sursaut, étonné de se trouver perché sur un arbre, comme l’étaient ces perroquets qui, d’en haut, à travers les feuilles, le considéraient curieusement de leurs petits yeux ronds. De minuscules singes du genre ouistiti jouaient au-dessus de sa tête, d’une branche à l’autre, pareils à des gamins enragés. Toute la forét pépiait dans la solitude profonde de sa foule végétale.

Au lieu de se réveiller dans le tragique souci d’une infortune tellement exilée, le chevalier reprit conscience de lui-même en même temps qu’il découvrait le paysage environnant. Du gîte endolori où elle s’était crispée d’inquiétude, son âme s’épandit heureuse, momentanément délivrée, dans la douceur divine du jour déclinant.

Émerveillement naissant, auquel s’offrait la vue d’un véritable paradis terrestre. De l’orée du bois jusqu’aux plantations d’orangers et de bananiers qui alignaient leurs files en des champs parfaitement cultivés, ce n’étaient que fleurs multicolores dans l’herbe et baies vives sur les buissons. Plus loin, sur un plateau élevé, le froment et l’orge, moissonnés depuis longtemps sans doute, formaient de hautes meules brunes ou dorées. De belles routes, droites comme des viæ romaines, bombaient avec leur empierrement de granit rose. La multitude des arbres de la forêt semblait toute formée de ces végétaux de luxe que l’on voit dans les serres européennes.

L’enchantement de la beauté terrestre grisait Dyonis dans cette Arcadie tropicale que tempérait si délicieusement, à cette heure, la faible brise aérant toute l’immensité limpide. Vert bleu au large, l’Atlantique poussait dans l’anse la plus proche des ondulations violettes. Dans une baie éloignée, l’eau purpurine comme du vin clairet à ses franges côtières était étrangement rouge jusqu’à la barre houleuse du large.

Bien sûr, ce moment de paradisiaque contemplation ne pouvait durer. Le chevalier ne tarda pas à se souvenir de sa situation. Il était seul et responsable de lui-même. Il eut alors une vision rapide de Marseille, de sa mère qu’il aimait tant, de son noble et généreux père, de ses sept frères, tous si affectueux pour leur benjamin.

Les yeux baignés de larmes, le jeune navigateur comprit que le souvenir de La Centauresse, le regret de tous ceux qu’elle portait, comme l’enivrement de l’Eden dans lequel il venait de naufrager ne devaient point le distraire, pour le moment, du souci de son salut. Il ne pouvait rester perché sur un arbre, si près sans doute de ces Vénusiennes inclémentes et assassines.

Que faire ? Quel parti prendre ?…

Dyonis ne pouvait, certes, dans son ignorance presque totale du monde où il se trouvait, projeter un plan d’action à longue visée. Deux faits seulement lui servirent de repère : les « Vénousiennes » étaient des ennemies et les « Mascouliné » des amies, des alliées depuis le combat naval d’hier. Il fallait donc s’éloigner des unes et tenter de rejoindre les autres. Or, la messagère avait dit, sur La Centauresse, qu’il fallait doubler le cap, allongé là-bas sur l’océan, au bord extrême du golfe pourpre. C’est donc vers la contrée située au delà de ce promontoire qu’il devrait cheminer dès que la nuit serait venue.

Son parti étant pris, Dyonis se calma. La perspective de l’action lui rendit même l’espoir avec tout son courage. Il se donna alors le temps de penser de tout son cœur au vieux capitaine Le Buric, au beau lieutenant Tamarix dont il aurait aimé, en cette île, le plaisant compagnonnage. Ah ! quels regrets qu’Onésime Pintarède ne fût pas avec lui ! Comme il aurait jubilé dans cet eldorado botanique ! Il le voyait, déflorant de l’œil quelque plante arrachée. Et le bon Père Loumaigne, quelle ne serait pas sa fascination, lui qui ne détaillait pas le monde, devant cet Atlantique poussant sa houle indigo vers les cendres dorées de l’horizon !

Sur le pan de route qu’il apercevait de son observatoire, une de ces voitures anormales déjà vues de La Centauresse passa et disparut en vitesse. Voiture sans chevaux, bondissante, rapide avec une souple vélocité et dont la cadence était marquée par une sorte de halètement mécanique. Mais le chevalier ne s’étonna pas outre mesure. Son imagination étant déjà dépassée, il ne voyait plus de limites à l’extraordinaire. Il s’attendait à des surprises plus ahurissantes encore dans cette miraculeuse terre.

En ce moment, Dyonis s’étonnait surtout de ce qui se passait en lui-même. Livré à sa propre sauvegarde et aux périls d’une aventure inimaginable il sentait s’affirmer en lui avec force la volonté du courage et de l’audace. Il devenait subitement un homme. Après son naufrage, il eut peur d’avoir peur, peur d’être incapable de toute détermination virile. Assuré maintenant de ne pas manquer d’initiative ni de constance dans ses résolutions, le chevalier ne douta pas de revoir Marseille, après avoir heureusement traversé les péripéties de son incroyable odyssée.

Il se tailla d’abord un bâton, long comme une pique et l’épointa soigneusement. Ensuite, avec un lambeau de voile ramassé sur la grève, il confectionna un bissac, en utilisant les ficelles qui y appendaient. Ce sac, avant de partir, il l’emplirait d’oranges et de dattes, afin d’être muni de provisions de route. On ne sait jamais ce qui peut arriver. « Toujours la prudence est bonne pourvoyeuse de nos nécessités », pensait notre nouveau Robinson.

Au crépuscule finissant, le chevalier accomplissait cette première partie de son programme avec une ruse d’Indien. Sa cueillette faite, il revint à la lisière du bois et chemina en s’abritant derrière le premier rideau de feuillage, l’œil et l’oreille aux aguets. Bien que toujours inquiet par moments son cœur se dilatait dans l’ivresse de l’action en se réconfortant de l’espoir qui la soutient et lui assigne un but. Les eucalyptus, et d’autres plantes qu’il n’avait pas le loisir de reconnaître, embaumaient sa marche. À travers le lacis des branchages, il voyait les fleurs de l’orée en nappes vives, les orangers piqués d’or et l’océan qui buvait au loin les dernières lueurs du jour.

Des étoiles claires crépitaient déjà dans le lin pur du ciel, lorsque le chevalier fut obligé de quitter le bois concertant pour se diriger vers les hauts rochers, jalonnant la première partie de son itinéraire. Après avoir traversé un champ rèche d’esparcettes, grande fut sa surprise, en s’élevant avec le terrain, de trouver, à flanc de coteau, un vignoble chargé de raisins mûrissants, des figuiers épars dont il cueillit sans peine, en tâtonnant entre les feuilles, les fruits mielleux et mous. Ô Provence ! terre bénie où nasillent les cigales ! le chevalier Dyonis de Saint-Clinal, Marseillais de toute son âme, croyait bien t’avoir retrouvée avec l’odeur amère des figuiers. La saveur méridionale des « quotidianos » et des raisins, c’était, parlée par des fruits, la musicale langue du pays natal !

Vers trois heures du matin, Dyonis arriva devant le fleuve qu’il était impatient d’atteindre, assez avant dans les terres pour éviter cette vaste embouchure observée par lui à bord de son vaisseau.

La première pointe du jour blanchoyait à l’horizon du levant. La lune, d’ailleurs apparue vers la mi-nuit, éclairait doucement le paysage. Les projections lumineuses, venues de la Cité de Vénus et qui balayaient le ciel au moment de la ténèbre, ne se produisaient plus. Tout était silence, fraîcheur apaisée, tranquillité dormante.

Apercevant un bois montueux sur l’autre rive, Dyonis résolut de traverser le fleuve à la nage en cet endroit, bien qu’il y fût particulièrement rapide et bouillonnant. Il remonta cependant encore un peu en amont pour utiliser la dérive du courant. Bien lui en prit, car il ne tarda pas à découvrir une petite île boisée, dominée par des rochers assez hauts et curieusement pittoresques. Comme il descendait vers la berge, déjà déshabillé, ses vêtements rangés sur un gros fagot de branches qu’il avait pris au bord d’un champ, il vit une barque, avec ses deux rames, qu’un simple câble noué à un arbre retenait. Sans prendre le temps de se rhabiller, il détacha l’embarcation et rama avec allégresse, bien décidé à ne faire qu’une pause à la pointe extrême de l’île, cependant si belle dans le clair-obscur du point du jour.

Tout en ramant, le chevalier sentit que ses pieds reposaient sur une étoffe très douce. C’était un grand manteau couleur orange, dans le genre des burnous des Arabes. Le jeune Marseillais estima, d’après la suavité de son parfum, que ce vêtement devait appartenir à une femme. Il regretta presque, alors, de s’être emparé si prestement de l’embarcation appartenant, sans doute, à quelque jolie habitante de ces rives. Mais il fallait se sauver. Il ne lui était pas loisible d’avoir des scrupules. Sûrement, la personne qu’il obligerait peut-être à se morfondre sur l’autre bord ne se trouvait pas en danger comme lui. Et puis, après tout, si c’était une « Vénousienne » : tant pis pour elle !…

Le chevalier approchait de l’île, le plus fort du courant étant franchi. C’est alors qu’un chant délicieusement limpide lui fit prêter l’oreille. Il ne percevait pas les paroles, mais la mélodie, déjà, avait trouvé sa fibre sensible. Il ramait indolemment. Une femme chantait divinement dans son cœur.

Dyonis amena sa barque dans une petite anse sous des retombées flexueuses de tamariniers et de lauriers-roses. Le chant s’était rapproché, toujours merveilleusement pur et rythmé. Le jeune homme, immobile sur son banc, ondulait de tout son être avec les enivrantes modulations de la mélodie. L’une de ses rames grinça en tournant dans sa gaine. Alors, la voix qui chantait dit en ce latin rustique déjà entendu :

— Évoé ! est-ce toi, Lalagé ?…

Dyonis palpita dans un silence cependant contraint et fort interdit.

— Lalagé ! réponds…

Des feuilles bruissaient, des branches s’écartaient : une forme blanche, divinement gracieuse, parut sur le tertre.

Le chevalier, toujours nu comme Adam, s’enveloppa prestement du manteau laissé dans la barque.

— Pourquoi, Lalagé, reprit la voix, pourquoi ne pas me répondre ? Es-tu devenue muette sur l’autre rive ? Les Vénousiennes t’ont-elles arraché la langue ?

Sans plus attendre, l’apparition sauta dans la barque.

Cette jeune femme n’était pas une ennemie. Dyonis se crut sauvé. Il baissa la tête cependant, ne sachant que répondre en sa confusion et sa crainte.

Une main douce passa sur son front et la voix musicale demanda encore :

— Qu’as-tu Lalagé ? Tu me fais peur ! Comment, tu ne dis toujours rien à Lydé ?

Le Père Loumaigne avait fait du chevalier un bon latiniste. Imitant de son mieux l’accent et la prononciation entendue, il dit en relevant la tête et le plus doucement qu’il put :

— Je ne suis pas Lalagé…

L’apparition poussa un petit cri égosillé et prit son élan pour quitter la barque. Dyonis voulut la retenir par un pan de son manteau. Il lui resta dans la main. Et l’apparition, virginalement et suavement nue, comme Diané au sortir du bain, arrêtée sur la pointe des pieds, regarda le jeune homme dont la vêture était également tombée. D’un geste pudique, le chevalier ramena le manteau de Lalagé sur ses épaules. Ensuite, il présenta, tout ouvert, celui resté dans sa main, disant en même temps :

— N’ayez pas peur, Lydé. Ne me fuyez pas. J’ai besoin de protection. Je ne sais où je suis ni ce que je dois faire. Soyez mon Égérie, ô naïade du fleuve si belle !

Surprise, indécise, mais plus curieuse encore, tout en s’enveloppant du manteau que Dyonis lui avait rendu, Lydé demanda :

— Qui es-tu ?

— Un étranger des mondes lointains, naufragé sur votre terre.

— Quand ?

— Hier. Mon bateau La Centauresse fut coulé au moment du combat naval que vous avez dû entendre d’ici.

Lydé se courbant et se rapprochant dit tout bas :

— Montre-moi ton visage.

Elle offrit le sien.

Ils se regardèrent durant une seconde, une seconde qui suffit à Dyonis, le jeune homme vierge, pour qu’il retint en lui le plus impressionnant portrait de femme qu’il eût jamais admiré.

— Lydé, répéta-t-il avec plus de ferveur et de force, sois bonne pour moi !

Il osa même lui prendre les mains avec toute la spontanéité affectueuse de son imploration, de sorte que ce geste fut admirablement ce qu’il devait être en la circonstance.

— Compte sur moi, étranger, dit-elle. Lydé est une amie, une sœur des hommes. Mais parle plus bas.

Sur l’autre rive, une voix féminine cria : « Ohé ! Ohé ! »

Bona dea ! fit Lydé, mais cette barque est celle de Lalagé ?

— Oui, peut-être… je l’ai prise pour traverser le fleuve. J’étais fugitif. Cette barque me sauvait… Je n’ai pas hésité…

Un doigt sur la bouche, Lydé réfléchit. Le jour naissant baignait son visage jeune, idéalement féminin avec sa peau dorée, ses tresses blondes tombant sur les épaules et la pure eau bleue de ses prunelles. « Oh ! ciel ! qu’elle est belle ! » murmurait le chevalier au plus profond de lui-même.

— Viens ! fit brusquement Lydé en le prenant par la main.

Ensemble, ils firent un bond sur le tertre. Mais il fallut que Dyonis retournât dans la barque pour reprendre ses habits oubliés. Cela fait, la jeune « Mascouliné », car c’en était une, entraîna le chevalier, déjà gagné par une bonne joie calmante, sous un couvert de citronniers sauvages, au pied d’un rocher où s’ouvrait une petite grotte.

— Reste-là, dit Lydé ; je vais repasser le fleuve et ramener Lalagé qui doit se désespérer.

— Comment ! fit Dyonis, mais tu ne pourras pas franchir ce courant impétueux. Je vais ramer moi-même.

Lydé rit tranquillement :

— Non, dit-elle ; reste-là. Je viendrai t’y reprendre. Surtout, ne te montre pas.

D’un bond léger, elle disparut entre les feuilles.

Débordant d’allégresse, Dyonis se dit : « Je suis sauvé ! Ô monsieur mon père, ma bonne maman, mes frères, et toi vieux port d’où sont partis mes grands rêves d’aventure, je vous reverrai ! »

Je vous reverrai, donc je quitterai cette île. Ah ! ah ! comment ? Mais, déjà, un lien l’y retenait. Il ne s’en allait pas volontiers, même en pensée. Le chevalier resta pensif. Un silence d’âme se produisait en lui. Et le visage de Lydé, dans une fraîcheur d’aurore, c’était tout ce qu’il voyait au plus profond de lui-même. En s’écoutant, il entendait murmurer encore sur sa plus mélodique fibre, la délicieuse cantilène de la jeune amazone !

Après s’être rhabillé, tout ému et tout troublé, il ne pensa qu’au retour de la fille de Vénus. Pour lui, maintenant, le naufrage de La Centauresse semblait s’être produit dans un monde confus, lointain. Il sourit malgré lui en imaginant que le capitaine Le Buric lui disait de sa voix goguenarde, comme dans son rêve de la veille, mais en modifiant la plaisanterie :

— Hé ! gabier, tu prends des ris dans les voiles des jeunes mariées !

Cela, cependant, lui fit invoquer ses maîtres et le beau lieutenant Tamarix.

Le lieutenant Tamarix ! Il aimait les femmes ! C’était un nostalgique de l’amour ! Aimer les femmes ? Non… une femme !…

L’Amour ? Ô Lydé ! Le cœur oppressé du chevalier se mit à bouillonner et une palpitation odorante et lumineuse laissa tout son être, durant quelques secondes, dans un éblouissement.

Ce n’était qu’une impression, un flux inconscient, auxquels le candide Dyonis n’osa donner de nom, ni accorder une espérance.

Pourtant, habillé, drapé dans le manteau de Lalagé, il attendait le retour de la secourable naïade avec un frémissement d’impatience.

Lorsque les brindilles craquèrent sous un pas léger, Dyonis eut un tambour au cœur et des bourdonnements dans les oreilles. L’image de Lydé, dès qu’elle apparut sous les citronniers sauvages, pénétra en lui comme un rayon de soleil dans une fenêtre fleurie.

Il lui sourit.

Elle le regarda et dit sur un ton surprenant :

— Comme tu es beau !

Dyonis resta muet. Vraiment, ces paroles étaient trop inattendues. Cependant, Lydé rougissante, elle aussi, ajouta visiblement étonnée :

— Tu es plus beau qu’une femme !

— Que dirais-je alors de toi, déesse ! répliqua timidement le chevalier. Tu es plus belle que toute beauté imaginable.

Comme se parlant à elle-même, Lydé continua :

— Je n’ai pas peur de toi. Tu ne m’effrayes pas et tu es un homme, l’homme défendu, l’homme réprouvé par Vénus victorieuse ! Ah ! comme nous avons raison de ne plus croire à l’infériorilé des mâles, à leur bestialité, à leur indignité native, à leur servitude obligée sous la loi de la femme amazone et déesse. Tu es beau, étranger, beau plus qu’une femme et divin en tes yeux comme une vierge guerrière.

Dyonis ne comprenait pas bien. Cependant, il sentit que si Lydé le trouvait beau, c’était à la suite d’une découverte de l’esprit et non par l’effet d’une admiration sentimentale. Il en éprouva un certain dépit.

Mais Lydé ne lui laissa pas le temps d’une réflexion plus nourrie :

— Voici bientôt le jour, dit-elle. Enveloppe-toi bien dans le manteau de Lalagé et suis-moi. Nous allons monter à l’observatoire. Lalagé, dans un instant, apportera des aliments. Tu resteras tout le jour avec nous et toute la nuit. Demain, nous regagnerons la colonie fluviale et te présenterons ensuite à la Bellatrix dea, notre chef suprême. En attendant, tu nous auras parlé de ton pays. On dit que là-bas, au lointain de la mer, l’homme et la femme ne sont pas ennemis. Est-ce vrai ?

— Pour sûr ! répliqua Dyonis avec conviction.

— Alors, qu’est-ce qu’ils font ?

— Ils s’aiment !

Les regards de la Mascouliné vacillèrent, puis elle rougit et se détourna.

— Viens, dit-elle, hâtons-nous.

Il la suivit sous les citronniers, l’esprit fort perplexe.

— Ton nom ? demanda-t-elle en se retournant,

— Dyonis de Saint-Clinal.

Lydé, répéta : Dyonis ! Dyonis ! en chantonnant.

— C’est un doux nom, dit-elle enfin avec un sourire ravi qu’elle déroba rapidement au regard naïf et prenant du chevalier.

Celui-ci, médusé par l’adorable et robuste sveltesse de Lydé, murmura ingénument :

— Comme je vais l’aimer !…

ix

DYONIS RETROUVE
LE PÈRE LOUMAIGNE
ET LE BEAU LIEUTENANT TAMARIX


L’observatoire où Lydé conduisit Saint-Clinal se trouvait au haut des rochers romantiques qui dominaient l’île de leur crête ébréchée. Par une vertigineuse échelle de cinquante barreaux, l’on atteignait un tertre broussailleux. Là, des madriers portaient à leur extrémité une cage truquée avec des rameaux et qu’il fallait atteindre en s’aidant des chevilles alternées, plantées au flanc de l’un des madriers.

Par les claires-voies de cette cage ou à travers les créneaux naturels des rochers, l’œil découvrait largement le paysage en toutes directions : le fleuve jusqu’à son estuaire et profondément en amont ; tout le versant de la vallée, les collines boisées, le damier sinueux des champs cultivés ; dans une inflexion du terrain, les coupoles polychromes de Venusia, la Cité des Femmes ; la statue de la grande Vénus victorieuse, avec son homme aux reins brisés sous les pieds. Aux premières atteintes du soleil levant, la déesse d’or ripostait par une gerbe jailissante de flèches de lumière, plus vives que les rayons reçus.

Comme le jeune homme attardait ses regards sur le monument de la divinité cruelle, apparemment régnante et triomphante en ces lieux :

— Voilà ce que nous ne voulons plus, fit Lydé entre les dents, l’œil offensif.

— Quoi ? demanda Dyonis.

— Que la femme soit victorieuse de l’homme et le martyrise… Dans ton pays, qui est-ce qui domine ?

— L’homme à l’extérieur, partout où les travaux sont ardus, pénibles, sanglants ; la femme dans tout ce qui est intérieur, intime, domestique…

— Qui fait la guerre ?

— Les hommes seulement. Chez nous, la femme est amante, épouse, mère surtout, enfin souveraine de la maison et du cœur de l’homme.

Lydé, les yeux brillants, regardait Dyonis, ayant l’air de sonder un étonnant problème. Elle s’ébroua et dit en riant :

— Je manque à ma promesse. Je ne devais te poser aucune question avant le retour de Lalagé. Mais, Dyonis au joli nom, sache que brûlante est mon impatience de t’entendre tout dire. Que Lalagé revienne vite !… sans quoi je questionne et j’écoute !

La guerrière svelte, aux beaux traits classiques, harmonieusement musclée comme un jeune athlète, montra au chevalier, pour passer le temps, quelques points de la topographie de l’île. La région grise et verte des oliviers sur les coteaux du levant ; celles des sources chaudes, des geysers sulfureux ; des marais solfatares ; la forêt des oréades ; les champs de pierres précieuses ; les hauts plateaux où paissent les bœufs, les vaches, les moutons, les chevaux bondissants ; les dix colonies fluviales ; quelques-unes des colonies agricoles ; le camp fumant des cyclopes, ou des forgerons, sous le volcan empanaché de fumée, et, surtout, le territoire où s’étaient retranchées les Masculines en révolte. Ce territoire comprenait un peu moins de la moitié du pays insulaire, à l’ouest. Le fleuve d’émeraude qui coulait sous les rochers, ensuite la haute chaîne volcanique, formant l’épine dorsale de l’île, lui servaient de frontière et de front naturel.

Lydé interrompit son explication pour redire :

— Ah ! que fait donc Lalagé ! Comme elle tarde et retarde notre joie de savoir ce qu’il y a au lointain de la mer et comment est fait le monde d’où tu viens, ce monde plein de monstres infernaux, nous a-t-on appris ; des monstres pareils à toi, sans doute, ajouta-t-elle avec une douce ironie.

— Et moi aussi, repartit le chevalier, je suis impatient de connaître ton pays…

— Il t’étonne…

— Au suprême degré. Tout nous dépasse ici ou nous semble mystère. Impossible d’être davantage expatrié.

Attentive, Lydé fit signe à Dyonis de se taire. La tête dans un créneau et une longue-vue sur les yeux, elle paraissait observer la rive opposée avec une curiosité singulière.

Elle dit sans se retourner, à mots précipités :

— Deux hommes sur l’autre berge… des étrangers… Prends la lunette de Lalagé. Regarde, dans les buissons, à gauche de la petite plage de sable. Ils dorment, à moins qu’ils ne soient morts.

— Oui… oui… je vois… oh ! oh ! Tamarix… Père Loumaigne….

— Qui ça… Tamarix… Loumaigne ?

— Tamarix, lieutenant de La Centauresse, mon navire ; le R. P. Loumaigne, l’un de mes précepteurs.

— Qu’est-ce qu’un Révérend Père ?

— Un homme de Dieu !

— De Dieu ! Mais n’est-ce pas une déesse seulement qui règne sur les hommes et dans les cieux ?

— Non, Lydé, Dieu, un seul Dieu, pour tout l’univers. Je t’expliquerai. Il t’expliquera, lui, plutôt, le Père Loumaigne. Auparavant, il faut les sauver. Je les aime. Sauvons-les, Lydé !

— Certainement, pour toi d’abord, pour eux, ensuite. Ah ! je serai joliment félicitée d’avoir recueilli trois hommes des pays lointains.

Lydé quitta le créneau en rajustant son manteau sur sa poitrine brunie par le soleil.

— Avez-vous encore une barque disponible ?

— Oui, la mienne.

— Je pars, alors !

Dyonis se dirigeait déjà vers l’échelle.

— Non ! non ! fit énergiquement Lydé en l’arrêtant du bras. Je ne veux pas que tu coures ce danger.

— Pourtant…

Drapée fièrement dans son manteau comme un jeune guerrier de l’Iliade, Lydé continua :

— Je ne veux pas, Dyonis au doux nom, que tu risques d’être pris par les Vénusiennes. Ta vie est précieuse à mes compagnes, plus que la mienne. Reste ici. Observe bien le fleuve. En cas d’événement suspect, appuie trois fois sur cette manette. Tu n’auras plus rien à faire ensuite. D’ailleurs, Lalagé sera bientôt de retour. Je pars. Ce ne sera pas long.

Dyonis objecta encore :

— Mais, si mes compagnons, ne sachant pas à qui ils ont affaire, décampaient avant que tu aies pu les joindre !

Lydé sourit.

— Rassure-toi. D’abord, tes compagnons n’auront pas peur d’une femme seule. Ensuite, s’ils remuent, je crie : Dyonis !… Ils comprendront.

Avec quels tremblements au cœur, quelques instants après, le chevalier accompagnait du regard la barque qui portait une moitié si divine de sa vie ! Dépouillée de son manteau, Lydé ramait, bras nus, avec une souple et rapide vigueur.

Le lieutenant et le Révérend sommeillaient encore lorsque Lydé, ayant ensablé sa barque et quitté ses sandales, arriva vers eux, criant dans sa main en cornet :

— Évoé ! Évoé ! Dyonis ! Dyonis !…

Le Père Loumaigne, le premier, dressa sa haute stature, en se frottant les yeux. Le chevalier, témoin rapproché de la scène par sa longue-vue, ne put s’empêcher de rire en voyant l’air ébahi du Père et l’éblouissement de Tamarix devant Lydé, demi-nue, souveraine et belle comme on imagine nymphes ou naïades.

Néanmoins, les explications furent brèves, car, presque aussitôt, les deux hommes, suivant la jeune amazone, guéèrent jusqu’à la barque et y prirent place.

Tamarix saisit les rames d’autorité. Après lui avoir donné le point de direction, Lydé s’assit à côté du Jésuite qui lissait avec perplexité sa longue barbe des deux mains.

Cependant, Lalagé arrivait dans la cage. Elle était très brune, les yeux veloutés et longs fendus, jeune comme Lydé, mais avec des lignes de beauté plus hardies, plus vives et d’un caractère davantage étranger encore aux types féminins de la vieille France.

— Ah ! c’est vous… l’homme des pays lontains.

— Oui, Lalagé, et je vous salue.

Tandis que deux prunelles liquides absorbaient ardemment sa physionomie, Dyonis expliqua l’absence de Lydé et demanda la permission de descendre jusqu’à l’anse des lauriers-roses et des tamarix pour recevoir ses compatriotes.

Lorsqu’il y arriva, les passagers de Lydé débarquaient sous les branchages, fleuris de bouquets roses et blancs.

Sans mot dire, le Père Loumaigne pressa son élève sur sa vaste poitrine. Le beau lieutenant Tamarix l’ayant accolé à son tour, Lydé tira le chevalier à part.

— Dyonis au joli nom, dit-elle, emmenez vos compagnons dans la grotte. Lalagé est revenue, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je vais la retrouver. Il faut que j’examine avec elle ce que nous devons faire. Ma nouvelle traversée de la rivière a dû être observée de l’autre côté. Sans doute faudra-t-il vous conduire à la 5e colonie fluviale sans tarder. Pourtant, j’aurais bien voulu te garder avec nous jusqu’à demain matin.

Comme celui de Lydé, le visage de Dyonis eut une expression jaune, contrariée.

— Et dans ce cas, fit le chevalier d’une voix hésitante, je ne te verrai plus ?

— Il se peut. Je ne sais. Je ne veux pas cela pourtant. Il me semble, déjà, que nulle autre que moi ne peut être ton Égérie, comme tu m’as dit. D’ailleurs, quelle fille de Vénus oserait se substituer à moi qui, la première, t’ai accueilli ici. Je demanderai pour récompense à notre Bellatrix, d’être attachée à ta personne. Je serai ton compagnon. Aie confiance.

— Merci, fit Dyonis en coulant toute la joie de son âme dans le prenant regard de la jeune amazone.

Pendant ce colloque, la barbe poivre et sel du Père Loumaigne tremblait sur « sa bonne santé », tandis que les yeux brûlés de Tamarix trahissaient une envie émerveillée. Lydé, sa légère et courte tunique hyacinthe, serrée à la ceinture, montrait son jeune corps comme sous une transparence de gaze. Devant ces épaules rondes et ces bras abricotés, le Révérend baissait discrètement le front vers son crucifix, sans perdre de vue, cependant, les prunelles du lieutenant qui devenaient phosphorescentes en regardant la sveltesse eurythmique de Lydé. À ces signes, Dyonis éprouva une instinctive fierté. Lydé n’était que pour lui !

La fille de Vénus s’esquiva, manteau flottant, les jambes serrées par les lanières croisées des sandales. Lorsqu’elle eut disparu, le lieutenant Tamarix dit :

— Cette divinité du fleuve est un miracle pour les yeux. Le vieil Ulysse, en abordant l’île des Phéaciens, fut moins fortuné devant Nausicaa que nous sommes ravis auprès de cette harmonieuse et vigoureuse enfant.

— Païen ! que parlez-vous de vos yeux concupiscents, gronda cordialement le Père Loumaigne. Cette jeune femme mérite surtout l’effusion de nos cœurs. Ne nous a-t-elle point sauvés ? Ne nous a-t-elle point réunis à notre cher chevalier ?

Le précepteur embrassa encore Dyonis.

— Ô mon enfant, dit-il, quelle joie de t’avoir retrouvé ! Joie qui s’attriste en songeant à tous ceux de La Centauresse. Ah ! comme je regrette notre capitaine Le Buric et cet excellent maître Onésime Pintarède !…

Ils arrivaient dans la grotte.

Dyonis réprimait mal ses larmes. Brièvement, il narra son sauvetage. Tamarix, à son tour, dit comment le Père Loumaigne et lui s’étaient tirés sains et saufs de la catastrophe. Projetés en pleine mer par l’explosion, ils se trouvèrent côte à côte à la cime d’une vague. Ils purent échanger ces mots : « Nageons droit vers le rivage ; le flot nous pousse. » À bout de forces, le marin et le Père Jésuite arrivèrent presque ensemble sous un rocher surplombant. Ils restèrent ainsi l’un et l’autre, longtemps, essoufflés, engourdis. La bataille continuait au milieu d’éclairs rapides. La nuit était venue. Au large passaient des ombres fantastiques et tonnantes. Puis les coups de canon, les crépitations s’espacèrent. Bientôt, le grand ciel étoilé clignota dans le silence agité seulement par le bruit balancé de l’océan.

Le Père Loumaigne et le lieutenant Tamarix explorèrent alors la côte, à la recherche des survivants de La Centauresse, s’il y en avait. Le piétinement galopé d’une cavalerie en marche les obligea à se blottir dans les rochers. Des amazones passèrent avec des bruits d’armes, de gourmettes et dans un bruissement de voix féminines. Les faisceaux lumineux, qui précédaient cette troupe, rendaient le rivage visible comme en plein jour. Les Vénusiennes fouillaient le terrain, craignant, sans doute, un débarquement des Masculines.

Lorsque cette cavalerie fut lointaine, le Révérend et son compagnon gagnèrent, d’un buisson à l’autre, la forêt qui servit de refuge à Saint-Clinal. Pour les mêmes raisons que lui, après s’être reposés tout un jour dans un fourré, ils s’orientèrent vers le fleuve la nuit suivante.

Heureux de s’être retrouvés les trois Marseillais, par-dessous leurs propos, étaient tarabustés par des soucis différents.

Le Révérend Père se demandait comment il pourrait ramener son élève à Marseille. Ah ! la jeunesse de Dyonis n’allait-elle pas être captivée dans cette Île des Femmes, en apparence si païenne ? Il fallait renoncer à sauver son innocence. L’amour sûrement jouerait un grand rôle dans leur aventure. Tamarix ! lieutenant Tamarix ! quel mentor serez-vous pour le candide chevalier ?

Navré d’avoir tellement oublié le peu de latin qu’il avait su, le bel officier bleu, étranger aux préoccupations du Révérend Père, se demandait comment il pourrait entrer en conversation galante avec les irrésistibles beautés de l’Île.

Plus douce était la méditation du chevalier. Dans l’odeur mouillée du fleuve et des hautes fougères, aux écoutes de son cœur vierge que l’amour naissant préparait aux belles et ardentes floraisons de la vie, sa pensée était à la fois la vision, la musique, le parfum, le sentiment de Lydé. Il la voyait et la sentait en lui, lumineuse et douce, intimement accordée au rythme de toute son ardeur intérieure. Cette nativité merveilleuse mettait de l’aurore à flots dans le cœur du jeune homme, hier encore froid et obscur pour la femme. Des frémissements le saisissaient et qui eussent projeté dans une ivresse démonstrative sa jeunesse fougueuse, sans cette robe noire du Père Loumaigne qui effrayait ses enthousiastes velléités.

— Mais enfin, mon Père, demanda Tamarix en relevant la tête, que déduisez-vous de ce que nous savons déjà d’un pays tellement singulier ? J’avoue ne pouvoir me faire encore une idée saisissante de sa civilisation et de ses mœurs.

— Nous sommes évidemment, répondit le Révérend, dans une matrie, non dans une patrie. Les femmes règnent dans cette île. Comment ? Je ne le discerne pas exactement encore, bien que nous sachions déjà que les mâles y sont domestiqués, comme chez les antiques amazones, plusieurs siècles avant la guerre de Troie. Diodore de Sicile relate qu’aux temps fabuleux de la reine Myrina, les hommes élevaient les enfants et vaquaient aux soins du ménage. Les femmes, elles, remplissaient les charges de l’État et faisaient la guerre aux adversaires les plus redoutables, comme les Cernéens et les Gorgones. Ces femmes, qui habitaient primitivement une île appelée Hespera, dans le lac Tribonis, du côté de l’Éthiopie occidentale, firent de grandes conquêtes, fondèrent des villes, établirent un empire féminin. Serions-nous en présence de leurs descendantes ?

— Mais ce latin à peine déformé qu’elles parlent ? objecta Dyonis.

— Voilà qui est incompréhensible. Il faut que ces femmes extraordinaires, dont il n’a jamais été question dans l’ancien monde aient eu, cependant, un contact prolongé avec la civilisation romaine, qui n’a cependant jamais exploré la terre jusqu’à l’endroit où nous sommes. J’avoue que ce problème historique me passionne tellement que je ne regretterais point notre infortune, si nous n’avions perdu tant de compagnons !

Il fit un signe de croix. Puis, se tournant vers le lieutenant Tamarix :

— Vous qui êtes marin, quelle idée avez-vous de notre position géographique ?

— Voilà, fit l’officier bleu, même en admettant des erreurs dans le relevé du point, erreurs dont les causes m’échapperaient, j’estime que nous avons dépassé le tropique du Capricorne, en ligne approximative du premier méridien, mais pas au delà de la route parcourue par le Saint-Louis, en 1708, entre 30° et 40° de longitude. Bref, nous devons avoir l’île de Saxanbourg au nord et celle de Tristan da Cougne au sud. À moins, bien entendu, d’une dérive étrange et diabolique, comme le pensait le capitaine Le Buric.

— Dieu ait son âme ! dit le Jésuite.

— Quoi qu’il en soit, reprit Tamarix, je ne vois pas comment nous pourrons jamais regagner Marseille.

— Nous sommes confiés à la garde du bon Dieu ! dit le Jésuite. Il ne nous abandonnera pas si nous lui restons fidèles.

Le Père Loumaigne avait achevé sa phrase en regardant spécialement Dyonis. Il continua :

— N’oubliez pas, mon enfant, dans cette île qui sera pleine de séductions pour vous, les commandements de Dieu et de l’Église.

Tamarix pensa à part lui : « Ah ! non, mon bon Père Loumaigne, tu ne nous feras point faire pénitence ici, troun dé laire ! » presque en même temps qu’il disait :

— Mon Père, pensez-vous qu’ici, si loin de l’ancien monde, les vertus chrétiennes soient encore efficaces ? Cette île où nous sommes, ne se trouve t-elle point hors du royaume de notre bon Dieu ?

Le Père Loumaigne rit en soulevant d’une main sa barbe par en-dessous.

— Je vois, dit-il, que le lieutenant Tamarix aime toujours la galéjade. Pourtant, si nous devons être sérieux une fois en notre vie, c’est bien dans les conjonctures présentes que le fait doit se produire. Et puis, si nous sommes sauvés, ce qui est tranquillisant je l’avoue, il nous reste encore à faire notre salut.

— Amen ! répliqua Tamarix en échangeant avec le chevalier un regard gaiement complice.

x

LES MÉNADES APAISÉES


Le chevalier et ses compagnons devisaient encore dans la grotte, lorsqu’un fracas soudain d’arbres et de branchages violentés se produisit dans le silence vert, gazouillant et mouillé de l’île fluviale.

Les trois Marseillais se dressèrent ensemble, soulevés par une brusque surprise. Ils pressentaient déjà un danger nouveau, encore inimaginable.

Comme ils sortaient de la grotte, une machine lourde, basse, close, ruisselante, poussant une grosse tête de fer conique, escaladait les montées bossuées de l’île en basculant sur des bandes à grappins.

Stupéfaits, haletants, les naufragés de La Centauresse oscillaient sur leurs jambes, l’esprit sans direction. Avant qu’ils eussent eu le temps de rajuster leurs idées, cinq femmes, cinq Ménades casquées, armées de glaives, bondirent sauvagement vers eux. Ils étaient cernés, sans avoir pu seulement ramasser des pierres pour se défendre.

— Les Vénusiennes ! s’écria Dyonis en pâlissant.

Dressé de toute sa haute taille et donnant sa voix de poitrine la plus retentissante, le Père Loumaigne, pareil à un prophète acculé par les méchants, fit barrage au danger avec ces fortes paroles :

— Malheur à qui touche aux hommes de Dieu !

Mais, l’entourant, menaçant de lui larder les côtes, deux farouches amazones obligèrent le Jésuite à marcher, et rondement, vers la machine infernale. Tamarix eut beau montrer ses dents étincelantes, son noir et brûlant regard, sous la pointe des épées de deux guerrières, il dut suivre le Père Loumaigne, qui avançait sous la menace, toujours imposant et digne. Dyonis, lui, n’était prisonnier que d’une seule Vénusienne mais, à la vérité, grande, robuste et fort agressive.

En un tournemain, le Père Loumaigne fut emboîté dans l’antre de la machine. Pour avoir voulu caresser d’une main enjôleuse le bras nu de l’une des Vénusiennes, le beau lieutenant Tamarix venait de recevoir sur la tête un coup d’épée, asséné à plat, qui lui fit voir plus de trente-six lumignons. Lui aussi ne tarda pas à disparaître par la trappe qui avait englouti la corpulence du Jésuite.

Distraite quelques secondes par cet incident, l’amazone qui tenait Dyonis captif laissa retomber son arme le long du corps. Furieux, l’œil aigu, profitant de cette négligence, ayant Lydé présente en son cœur, Dyonis bondit à la gorge de la Vénusienne avec la souple promptitude d’un félin. Doué d’une force physique insoupçonnée de lui, d’une secousse il plaqua au sol la femme ennemie dont les yeux farouches s’écarquillaient d’effroi et de colère. Vivement le chevalier désarma l’amazone et, sans la frapper, gagna l’abri d’un arbre. Les deux Vénusiennes libres, levant leur glaive, se précipitèrent vers l’homme, transpercé de leurs regards homicides. Dyonis battit en retraite d’un arbre à l’autre pour se donner du champ. Il n’avait pas peur. Il combattait déjà pour vaincre. Une ivresse le gagnait. Il guettait la seconde qui lui permettrait de foncer et d’entrer à pleine lame dans la vie des combattantes. Il ne distinguait plus ni le sexe, ni l’humanité de ses adversaires. Elles étaient l’ennemi mortel, celui qui, homme ou lion, déchaîne toutes les forces combattives et meurtrières de l’être. Et comme nous pensons et sentons toujours ce que nous sommes, même extraordinairement, Dyonis jubilait de se révéler à lui-même dans cet état de violent courage qui contrastait tellement avec sa douceur habituelle.

Lydé et Lalagé, équipées pour le combat, bouclier et lance en mains, dévalaient de l’observatoire en clamant des cris de guerre, pendant que le chevalier rusait avec ses assaillantes. À leur tour, les Vénusiennes se hérissèrent de cris guerriers, mais en cherchant habilement une protection au plus épais des arbres.

Presque en même temps, herculéen et magnifique, le P. Loumaigne surgissait de la trappe, serrant d’un bras de fer l’une des amazones, ployée par cette redoutable étreinte. Ayant pris pied sur le sol et s’étant saisi de l’arme de la Vénusienne, d’un seul balancement il lança la femme, tête première, à dix pas dans un fourré. Projeté en avant, l’épée de l’amazone dans sa poigne, le Jésuite, forçant le pas, se porta aux côtés du chevalier, toujours acrêté comme un coq de combat. Il ne l’avait pas rejoint encore que le lieutenant Tamarix s’échappait à son tour de la machine, le visage en sang, les doigts encore crispés d’avoir peut-être étranglé sa gardienne, qu’il avait cependant plutôt envie d’embrasser. Malheureusement, ses clignements d’yeux n’avaient encore produit aucun résultat, lorsque le P. Loumaigne, sans qu’on s’y attendit, porta à sa gardienne une terrible ceinture arrière. À son tour, le geste aussi prompt qu’une idée subite, Tamarix entra, sans autre préambule, dans les voies de fait, et d’autant plus énergiquement que l’autre Vénusienne allait pousser sa lame dans la « bonne santé » du R. P. Jésuite.

Trépignante, belliqueuse, la fureur aux dents, Lydé courait la première entre les troncs, cherchant à couper les Vénusiennes de leur machine, en ce moment inerte et massive dans l’herbe, comme un cachalot échoué. Lalagé et les trois Marseillais suivaient exactement cette tactique. Lorsque ce mouvement eut réussi, Lydé dit avec précipitation :

— Lalagé et moi allons combattre seules les Vénusiennes. Hommes des pays lointains, restez sur place.

Sans attendre de réponse, les deux guerrières se portèrent en avant, se couvrant de leur léger bouclier. Leur tunique hyacinthe flottait au vent de la course. Tout en elles était dardé : les yeux, le cou, le buste, la fine lance au bout du bras replié et serré au corps. Face à elles, cessant de ruser d’un arbre à l’autre, les Vénusiennes, rejetant leur casque, presque nues comme de jeunes guerriers galates, se jetèrent résolument au combat, leurs épées transformées en lames d’argent par la lumière matinale.

Tout autour, les petits singes grimpaient à l’extrême cime des arbres. Les perroquets se lançaient des uns aux autres, comme pierres, les éclats de voix cassée, En bas, le fleuve glissait son murmure dans un lit d’air bleu.

Dyonis et le lieutenant Tamarix s’élancèrent à la suite des Masculines. Mais déjà, à vastes enjambées, le P. Loumaigne les avait précédés. Il fut si rapide, qu’il se trouva, bras écartés, entre les combattantes, lorsque quelques pas seulement les séparaient du corps à corps.

Pax ! Pax Domini ! répéta-t-il en regardant tour à tour les Masculines et les Vénusiennes.

Profitant du léger temps d’arrêt produit par cette intervention, imposant et superbe, le P. Jésuite jeta son arme à terre, mit un pied dessus puis, levant en l’air son petit crucifix cloisonné, impérieux et pathétique, répéta :

Pax ! Pax !

De part et d’autre, leur élan suspendu, les femmes ennemies regardaient, bouche bée, ce géant vêtu d’une grande robe noire, dont la parole paraissait plus qu’humaine.

Sans perdre une seconde, paternel et inspiré, le P. Loumaigne continua :

— Tous les hommes, toutes les femmes de la terre sont frères et sœurs. Il n’y a qu’un seul Dieu dans le ciel, maître de tout l’univers ; qu’une seule humanité ici-bas dont Il est le Père. À tous les hommes, à toutes les femmes de la terre, Dieu a dit :

« Aimez-vous les uns les autres ! »

« Femmes : écoutez ce commandement. Obéissez. En vous frappant, vous blesseriez Dieu dans son cœur ; vous abimeriez toute la beauté humaine dont Il vous a comblées. Votre combat ne serait qu’un meurtre impie. Voyez, le soleil fait rire la vie dans les branches. Tout ce qui vibre et palpite, dans ce beau matin tressaillant d’espérance, chante son hymne de joie au Créateur ; et vous voudriez vous tuer !…

Le lieutenant Tamarix achevait de se bander la tête avec un mouchoir couleur tabac, comme le Père ponctuait son exhortation d’un religieux silence. Il crut bon alors de prendre la parole en un provençal bien accentué, pour se faire mieux comprendre :

— Quant à nous, troun de l’air ! dit-il, nous ne voulons pas vous taper dessus. Nous ne sommes faits que pour vous caresser !

Sous le regard sévère du Jésuite, Tamarix garda pour lui la suite de ses inutiles paroles.

— Allons, reprit le Révérend Père, en s’adressant aux Vénusiennes, puisque vous avez attaqué les premières, jetez aussi les premières vos armes.

— Elles n’aiment pas ; la haine les rend orgueilleuses et cruelles, s’écria Lydé, toujours belliqueuse comme la déesse Arès.

— C’est qu’elles ne savent peut-être pas que vous pourriez les aimer ! répliqua doucement le Jésuite.

Maîtrisant les Vénusiennes sous l’impérieuse et noble beauté de son regard :

— Jetez vos armes ! les adjura-t-il encore.

Alors, l’une d’elles, avançant d’un pas, glaive incliné :

— Elles nous tueraient ! dit-elle.

— Non ! non ! répliquua la véhémente Lydé, non !

— Toutes nos prisonnières vivent, ajouta Lalagé, toutes ; il n’en est pas une qui ne soit notre amie maintenant.

S’adressant au P. Loumaigne :

— Nous luttons, nous, pour que l’amour règne entre les hommes et les femmes redevenus libres.

— Vous voyez bien ! vous voyez bien ! s’écria le P. Loumaigne triomphant. Allons, mes enfants, vos armes. Vous vous embrasserez après : Pax ! Pax domini !

Il prit lui-même les épées aux mains indécises des Vénusiennes. Piquant alors leurs lances à terre, Lydé et Lalagé avancèrent, souriantes, vers leurs sœurs de l’Île. Elles se connaissaient du reste. Les Marseillais, étonnés, les entendirent s’appeler par leur nom. Il se produisit bientôt entre elles tout un brouhaha de paroles véhémentes, mais déjà réconciliatrices. Ayant gagné le combat sans le livrer, Lydé et Lalagé se montraient charmantes de naturel en leur humeur désarmée. Encore pâles et, sans doute, inquiètes, les deux Vénusiennes aux longs cils droits, aux regards encore inapaisés, questionnaient leurs compagnes sur les motifs profonds et le but réel de la révolte des Masculines. S’offraient-elles déjà à la conversion ? La détente de leurs physionomies crispées indiquait tout au moins que les rébellions du cœur ou de l’esprit cédaient peu à peu…

L’amazone que le P. Loumaigne avait pressée dans ses bras, sans tendresse, revenait vers le groupe parlant des femmes, d’un pas quelque peu brisé. Le Jésuite s’empressa auprès d’elle, lui tendit la main et la conduisit auprès de ses compagnes, en s’excusant d’une saute de brutalité qui fut nécessaire. Lalagé et Tamarix coururent vers la machine. Ils y trouvèrent la dernière Vénusienne à peine revenue de son évanouissement. Tamarix lui baisa la main. Lalagé la rassura si bien qu’elle osa sortir de son coin et se laissa conduire auprès de ses compagnes.

Lydé dit alors :

— Seigneur mon Père, et vous seigneur lieutenant Tamarix, restez auprès de l’appareil. Lalagé passera nos sœurs reconquises sur l’autre rive. Moi, je vais dire à la centurione, par l’acoustique, ce qui vient de se passer. Le seigneur Dyonis prendra la vigie au poste d’observation.

Prenant Lydé par un pli de sa tunique, Lalagé la tira à l’écart.

— Ma petite Lydé, nous avons mal décidé…

— Comment, amie chérie ?…

— Voici. Nos sœurs les Vénusiennes seraient tout à fait rassurées, si l’homme à la grande barbe les accompagnait auprès de la centurione.

— Compris ! fit Lydé, avec un sourire complice. Je dirai dans mon rapport que j’envoie le chef des hommes lointains et que nous emmènerons demain matin ses deux compagnons avec nous. Est-ce cela ?

— Oui ! chère sœur jolie comme le premier rayon de l’aurore.

— Mais une question, ma Lalagé aux tresses brunes, lequel des deux compagnons adoptes-tu ?

— Faut-il choisir, ma Lydé ? demanda malignement Lalagé.

— Ce me semble.

— Mais si notre préférence était pareille ?

— Je demanderais alors au chevalier Dyonis de décider ?…

— Donc, fit Lalagé en étouffant un rire, il ne me reste plus qu’à me proposer pour être la compagnonne de celui qu’on nomme le lieutenant Tamarix. J’aime, d’ailleurs, sa belle barbe noire. J’aime le sourire brillant de sa bouche. J’aime le rayonnement des beaux diamants noirs que sont ses prunelles. Je vois en lui toute la beauté de l’homme.

— Et pour moi, ô ma sœur ! Dyonis au si joli nom est plus beau que la plus belle femme !

— Des hommes ?…

— Oui, des hommes !…

Lydé et Lalagé se regardèrent avec une certaine inquiétude.

— Mascouliné ! dit l’une.

— Mascouliné ! répliqua l’autre. Pourquoi attendrions-nous d’être vieilles pour connaître l’homme ? C’est monstrueux. L’amour c’est le bonheur dû à la jeunesse. Celle qui aimera un jeune homme épousera un dieu, au lieu d’être accouplée plus tard, comme les amazones déchues, à des esclaves abrutis.

Revenue auprès des Marseillais, Lydé leur dit, non sans cligner des yeux en regardant Saint-Clinal :

— Ma camarade me dit que nos sœurs les Vénusiennes seraient plus confiantes si le Père qui nous a si bien parlé les accompagnait sur l’autre bord. D’autre part, homme de Dieu, ajouta-t-elle en s’adressant au Jésuite, étant le plus âgé et par là, le chef, il est nécessaire que vous soyez conduit à notre Bellatrix dea, sans tarder. Nous vous rejoindrons tous demain matin, d’ailleurs.

De la voix et des yeux, les Vénusiennes supplièrent le Père Loumaigne de les conduire chez les Masculines.

Lorsque son maître voulut interroger le chevalier du regard, celui-ci échangeait avec Lydé un sourire radieux. Le Père Loumaigne comprit. Cependant, il demanda par acquit de conscience :

— Pourquoi le chevalier et le lieutenant ne m’accompagnent-ils pas ?

— Parce que, répliqua Lydé, mon amie et moi réclamons la faveur de les garder jusqu’à demain matin afin que nous puissions bien les questionner sur le monde d’où vous venez. Il est juste que nous sachions les premières…

— C’est que, remarqua le Père Loumaigne, sur un ton d’ailleurs fort conciliant, il n’est pas bien convenable, dans notre pays du moins, que des jeunes gens restent seuls, dans une île, et pour la nuit surtout, avec des femmes aussi séduisantes que vous l’êtes…

— Mais, intervint Tamarix qui avait suffisamment compris le latin du Père Loumaigne, bien qu’il eût oublié quelque peu son rudiment, nous en sommes à mille lieues de notre pays ! Amenez votre pavillon, mon Père. On se confessera au retour !…

Lydé ajouta avec une fierté offensée :

— Sachez, homme de Dieu, que Lalagé et moi sommes des amazones, et qu’une amazone est femme vierge, chez les Mascoulinés comme chez les Vénousiennes. Ici, les moechinæ sont brûlées vives. Donc, soyez rassuré…

Le Père Loumaigne s’inclina. S’adressant aux Vénousiennes qui l’entouraient :

— Je vous accompagnerai, mes enfants, et ne vous quitterai pas avant d’être certain qu’aucun mal ne vous sera fait.

— Vous me jurez, fit alors le chevalier, pour rendre définitive la situation acquise, et rassurer aussi son cœur, vous me jurez que mon maître ne court aucun danger ; que je le retrouverai demain ?

— Soyez sans crainte, répondit Lalagé ! La dea a fait combattre sa flotte pour vous délivrer. Votre maître sera reçu avec honneur et joie. C’est des hommes des pays lointains que nous attendons la vérité. La seule pénitence de votre maître sera de répondre à un grand nombre de questions, comme vous, du reste, auprès de nous.

— Alors, nous restons ! décida Dyonis. Tamarix fit un signe d’assentiment.

« Ô jeunesse ! » soupira le Père Loumaigne avec une sainte indulgence. Il pensa aussi que Lydé et Lalagé étaient bien des femmes, c’est-à-dire astucieuses et rusées. Toutefois, il embrassa Dyonis avec confiance, s’inclina devant les amazones, et, en lui serrant les mains, dit au lieutenant Tamarix :

— Pensez aux vertus chrétiennes, mon beau lieutenant. Vous venez de constater que, dans cette île, comme partout ailleurs, elles sont efficaces.

Et il se plaça, comme le bon Pasteur, au milieu des Ménades apaisées.

xi

UN CRI DE LA FEMME


Front grave, œil cave, sourcils rebroussés, le P. Loumaigne méditait, sa corpulence abandonnée au balancement d’un léger tangage. Les tics-tacs du bateau qui le passait d’une rive à l’autre avec les Vénusiennes captives, ne l’intéressait point bien que le singulier appareil qui les produisait se trouvât dans le champ de son regard oisif. L’embarcation marchait sans rames ni voiles. On eût dit que sa vitesse provenait de ces pistons lubrifiés dont on voyait le jeu bref et réglé en sa frénésie alternative. Le Révérend Père, pourtant ne daignait s’étonner de cette curieuse machinerie. Il n’était pas même obsédé par le mécontentement d’avoir laissé le chevalier dans l’île en compagnie des deux amazones et avec ce garnement de Tamarix pour mentor. Le Père Loumaigne savait se dégager de l’incident, franchir l’obstacle pour gagner ce point culminant de l’esprit d’où l’on peut considérer l’ensemble de toutes choses.

À vrai dire, des perplexités peu communes agitaient cependant l’excellent Père profès. Son esprit demeurait accroché à une multitude de points d’interrogation. Mais, en dépit de toutes les énigmes qui le sollicitaient, il se demandait seulement ceci :

« Devant quelle humanité me trouvé-je ? Quelle est sa religion ? Pourrai-je faire entrer ces femmes dans la maison du Christ ? »

Le P. Loumaigne se souvenait de ses vingt années de mission en Chine. L’apostolat demeurait sa vocation. Il savait comment on fait chrétiennes les âmes les plus éloignées de la Croix. Déjà, le convertisseur militant se réveillait en lui. La catholicité a le monde pour patrie. Où qu’il se trouve, le soldat de Jésus ne saurait rester au repos. Le Jésuite pensait à l’infatigable saint Paul. À dix huit siècles de distance, ne lui était-il point donné, à lui aussi, d’enseigner les gentils ? car l’île était certainement païenne. Les statues mythologiques de la Cité de Vénus l’attestaient suffisamment.

S’étant ainsi voué à la mission sacrée qui lui incombait, le Père Jésuite réveilla l’homme extérieur qui réapparut aussitôt avec ses yeux vivants, son front serein, sa calme dignité. Ainsi le Père aperçut de nouveau les captives, muettes et drapées sous les longs plis de leurs manteaux amarante et, presque à ses pieds, avec un regard d’admiration craintive, la Vénusienne qu’il faillit broyer dans ses bras, lorsque, dans l’île des Lauriers-roses, il s’échappa de la machine infernale.

— Comment te nommes-tu, mon enfant ? demanda-t-il.

— Lycisca ! répondit vivement l’amazone, avec des prunelles dardées, Lycisca, de la Légion amphitrite.

— Ah ! bien… dis-moi alors, Lycisca, qui adorez-vous dans cette île ?

La Vénusienne se leva, contempla pieusement la grande déesse qui fulgurait dans le lointain et, avec un commencement d’exaltation :

Venus Victrix !…

Le Père Loumaigne n’insista pas davantage. Il savait qu’on ne doit pas inquiéter les croyances des exotiques avant d’avoir gagné leur cœur.

Mais Lycisca reprit elle-même :

— Dans ton pays, la divinité n’est pas femme, d’après ce que tu nous as dit.

— Dieu est tout ! fit le Père Loumaigne.

— Et Venus Victrix, alors ?

— Tout pour toi, sans doute, mon enfant ; rien pour ceux qui croient à la vraie religion. Si… le souvenir d’un monde disparu, d’une antiquité qui fut, à bien des égards, la mère sublime de l’esprit humain, mais à laquelle il manqua, cependant, la Parole de Dieu !

Lycisca resta pensive sous la masse de ses noirs cheveux. Le Père reprit :

— Je t’expliquerai tout cela ; je te montrerai la lumière, la bonne vérité. Mais je voudrais bien savoir avant pourquoi vous vous battez entre femmes dans l’île ?

— Il y a les fidèles et les infidèles à Venus Victrix. Celles-ci disent qu’hommes et femmes sont égaux et doivent s’entr’aimer,

— Et les autres ?

— Que l’homme est un être inférieur, presque une bête, en tout cas seulement né pour servir d’esclave à la femme, depuis que notre déesse a vaincu sa race brutale.

— Pourtant, chacune de vous n’a-t-elle point un homme pour père, donc pour époux ?

— Non ; nous naissons dans la cité de Venus Genitrix où il y a les Mères et les Élus. Ces derniers ne sont pas des hommes, mais des demi-dieux ; nés de Vénus, notre mère à toutes, la seule que nous connaissions. Tant que nous demeurons belles et vierges, nous restons des amazones. Après, on nous jette aux hommes des métiers ou des champs. Selon notre rang, notre grade, on nous donne de un à cinq hommes en toute propriété. Parmi eux, nous pouvons alors choisir notre préféré.

— Donc, vous avez des enfants ; vous fondez un famille ?

Lycisea rougit.

— Non, je l’ai déjà dit non…

— Ce n’est pas possible !

— Mais si ; avant que l’amazone aille habiter parmi les hommes, une opération l’a rendue inapte à la maternité. Je répète que les femmes de la cité de Venus Genitrix, seules, sont des mères.

— Mais c’est horrible ! s’écria le Père Loumaigne épouvanté. Vous vivez à la fois contrairement aux lois de la nature et à la volonté divine.

— Alors, dans ton pays…

— Dans mon pays, les femmes sont des épouses et des mères.

Lycisca hésita puis, cachant son regard :

— Toi, tu as une femme, des enfants…

À son tour, le Père Loumaigne devint cramoisi. Cependant, il répondit posément :

— Non, moi je suis un homme du bon Dieu ; un homme qui a volontairement fait le sacrifice de son existence privée pour maintenir l’ordre religieux dans le monde. Il faut qu’il y ait entre l’humanité et son Créateur quelques âmes intactes, dignes de la suprême intercession, Nous sommes des guides spirituels, nous marchons en avant pour que nos frères ne quittent point la voie des destinées éternelles. Mais en dehors de nous, qui sommes peu nombreux, tous les autres hommes doivent s’unir, par le sacrement du mariage, à la femme qui sera la mère de leurs enfants, la gardienne du foyer, la compagne de leurs jours.

— Il nous est difficile de comprendre, objecta une autre Vénusienne, que des êtres aussi dissemblables que l’homme et la femme puissent vivre ensemble sans que l’un soit subjugué par l’autre. Leurs différences, à supposer qu’elles ne soient pas des inégalités, suffisent pour faire d’eux des ennemis naturels.

Debout, les deux mains dans sa ceinture, son grand chapeau noir en arrière, le Révérend Père déclara énergiquement que, loin d’être soumis à une si horrible rivalité, l’homme et la femme étaient des êtres complémentaires l’un de l’autre, des êtres confondus dans l’enfant né de l’union à laquelle ils sont prédestinés par le Créateur.

Pendant que ses compagnes baissaient silencieusement le front, revenue aux pieds du Révérend Père, Lycisca dit avec une douceur désarmée :

— Ainsi, vous donnez raison aux Masculines !

— Mais certainement. Leur révolte obéit à l’appel de la vérité humaine. C’est le retour invincible de votre race, soumise à une civilisation contre nature, à l’existence véritable, celle pour laquelle Dieu nous a créés et mis au monde.

Lalagé aux beaux sourcils, debout sur le plateau de proue, d’où elle surveillait les Vénusiennes, d’ailleurs tout à fait inoffensives, dit alors :

— Vous avez raison, mon seigneur Père Loumaigne. Vos paroles répandent de la lumière. Je vois ce que nous sommes. Dans le vide d’une ignorance absolue, on a mis pour nous des fantômes d’horreur, des croyances abominables. Là où il n’y a rien pour les autres humains, se trouvent les buts de nos existences égarées. Bref, nous vivons à l’envers. Je me suis dit souvent que l’homme devrait faire la guerre, gouverner, être maître des biens et la femme, sa compagne d’amour, la mère de ses enfants.

Les yeux brillants, dans une sorte d’invocation intérieure :

— Ah ! presser un enfant dans ses bras, le garder sur son sein comme font les reproductrices de la cité de Venus Genitrix !…

Frappant le plancher du talon de sa lance :

— Être des mères, voilà ce que nous voulons, avant tout !

D’une voix étouffée, le front sur leurs genoux, les Vénusiennes prostrées murmurèrent :

— Des mères ! des mères !…

La voix de ces femmes, ce cri de la femme fit tressaillir le P. Loumaigne. Comme il l’entendait cette plainte et cet appel venus des profondeurs émouvantes de l’être empêché de donner et sa fleur et son fruit !

Mais la curiosité resta plus forte que son émotion. Il demanda encore :

— Ces machines qui vont dans l’air et sous l’eau ; ces vaisseaux monstres qui marchent seuls ; ces canons formidables ; enfin, toutes les incroyables inventions qui font de votre île un pays si prodigieusement en avance sur le vieux monde, à qui les doit-on ?

— Aux savants qui peuplent la cité sainte, répondit Lycisca.

— Des hommes ! remarqua le P. Loumaigne.

— Oui, des hommes, intervint Lalagé avec une sourde haine dans la voix, des hommes, les pires ennemis des Masculines. Ce sont eux, surtout, qui veulent perpétuer le règne inique de la femme. Ils sont sans pitié !

Grand fut l’étonnement du Jésuite. Il ne pouvait concevoir que des hommes de science fussent les suppôts d’un régime antiphysique et arbitraire au suprême degré.

Il passa outre cependant, suivant son questionnaire mental.

— J’ai remarqué, quand vous alliez vous battre, qu’aucune de vous n’était munie d’armes à feu. C’est étonnant, avec les moyens dont vous disposez.

Une Vénusienne, soulevant son morne accablement :

— Notre religion défend l’emploi du feu autre part que sur l’eau. À terre, seules sont permises les armes à main ou de jet, où il n’y a ni feu au départ ni feu à l’arrivée. Même les machines qui ne peuvent être portées par une seule guerrière sont interdites.

Lalagé aux beaux sourcils intervint par ces paroles :

— Et les Masculines, elles aussi, observent cette prescription. C’est le courage, l’agilité, l’adresse, l’endurance des amazones qui doivent vaincre et non des engins sans âme.

— En cela, je ne vous blâme point ! fit le P. Loumaigne tout songeur.

L’embarcation approchait de la rive. Des amazones aux tuniques bleues sous des toges couleur orange étaient groupées sur la berge. En avant, une centurione, la poitrine écaillée d’or, tenait son cep de vigne.

xii

LA CENTURIONE


Lalagé venait de sauter sur la rive d’un bond léger. La centurione, femme de haute stature, rousse de chair et de cheveux, écouta le rapport de la jeune légionnaire sans modifier la direction de son régard dominateur. L’impassibilité autoritaire de cette « capitaine » ne manqua pas de frapper le P. Loumaigne, redressé de toute sa taille, en assurant, pour la circonstance, un noble port de tête.

Lorsque l’embarcation eut touché la berge, le Révérend fut invité à descendre par l’officieuse Lalagé, qui surveilla elle-même ensuite le débarquement des prisonnières anxieuses. Déviant vers le Jésuite un regard, direct vraiment insoutenable, la centurione prononça ces paroles rassurantes, avec une brevitas toute romaine :

— Homme des pays lointains, le seul que nos yeux aient jamais vu, je suis fière que ma Centurie ait la bonne fortune de vous recevoir, la première, dans l’Insula Femina. Vous et, vos compagnons serez, pour toutes les Masculines, des hôtes sacrés.

Le P. Loumaigne avait mis son chapeau bas. Son imposante attitude, rendue volontairement solennelle, indiquait qu’il se souvenait de son passage dans le monde, jadis, vers sa vingtième année, lorsqu’il était aux chevau-légers, l’enseigne vicomte de Loumaigne-Orsan, S’inclinant à peine, mais avec une parfaite aisance, il répondit à la bienvenue laconique de la centurione :

— J’assure Votre Seigneurie que les hommes de ma race sauront rester dignes de la bienveillante hospitalité qui leur est offerte dans l’Île Femme.

Ondulant dans leurs grands manteaux orange, bordés d’un liseré pourpre, les Amazones étonnées s’écrièrent :

— Il parle notre langue !…

— Comme nous l’écrivons !…

— J’ai tout compris…

Levant la main, la centurione imposa silence à ses jeunes guerrières, dont elle continua, d’ailleurs, les propos :

— Oui, dit-elle s’adressant au Père Jésuite toujours révérencieux, oui, c’est fort surprenant que nous puissions nous entendre d’emblée. J’aurais cru que le langage des pays lointains différait absolument du nôtre.

— Il en est bien ainsi, répliqua le Jésuite.

En quelques mots, il expliqua ce qu’était le latin pour les peuples européens et la variété des langues étrangères. Aux femmes-soldats qui l’écoutaient avidement, le Père parla ensuite du monde romain en s’étonnant de retrouver, de cette civilisation morte depuis tant de siècles, un fragment encore vivant dans cette partie de l’hémisphère sud connue depuis peu de temps et dont les anciens n’eurent jamais idée. Le fait, cependant certain, puisqu’il l’avait sous les yeux, lui paraissait inexplicable. Il fit remarquer encore aux amazones groupées autour de lui qu’elles étaient costumées et armées à peu près comme les légionnaires romains, au temps de Jules César.

Ployant son cep de vigne des deux mains, la centurione, excitée par ces révélations, s’écria :

— Alors, le vénusiaque serait la même langue que ce latin encore enseigné dans vos écoles et qu’un grand peuple parla jadis.

— Mais oui…

— Et vous croyez que nous ressemblons quelque peu à ces fameux Romains ?

— D’après mes premières remarques, votre colonie, à n’en pas douter, est romaine d’origine…

— Comme c’est curieux ! C’est bien la première fois que nous entendons parler du latin et des Romains. Jusqu’ici nous croyions que cette île était le centre et le noyau du monde, la Terre de la déesse Vénus, dont nous sommes les filles.

— Vos noms, reprit complaisamment le Jésuite : Lalagé, Lydé, Nééra, Myrtale, Cornélia, Claudia, Lycisca, ont été portés, jadis, par de nombreuses femmes romaines.

Pensant intéresser davantage encore les Amazones, le Révérend ajouta :

— Puisque vous êtes des femmes-soldats, je vais vous donner un autre exemple de la parenté de votre civilisation avec la romaine.

Il expliqua, alors, qu’à Rome les corps d’infanterie formaient chacun une légion commandée par un consul.

— Chez nous, par une consula, lui répondit-on.

La légion se subdivisait en cohortes, la cohorte en manipules, le manipule en centuries.

Idem et ibidem dans l’île. Deux cohortes par légion, deux manipules par cohorte, quatre centuries par manipule, donc seize pour la légion, en tout : 1.800 femmes.

— Dans l’armée romaine, le centurion avait sous ses ordres deux officiers appelés optiones.

Centuria… optiona.

— En ce qui concernait l’armement, l’infanterie comprenait les hastaires, en première ligne ; les princes en deuxième, les triaires en troisième. La cavalerie, ou ailes de chaque légion, se subdivisait en turmes et décuries.

— Et c’est à peu près pareil encore dans l’Insula Femina, continua l’amazone rousse, sauf que la cavalerie forme des légions indépendantes commandées par la consula equestra, la turme par la turma, la décurie par une decuria. Enfin, toute notre armée obéit à un chef suprême : la Bellatrix dea, la guerrière déesse.

— Peu importent ces différences, reprit le Père Loumaigne, vous n’en êtes pas moins des légionnaires romaines.

— Oui, et tout cela nous a été évidemment caché ! répliqua la centuria. Pourquoi ?

Les amazones se regardaient, montrant toutes, de face ou de profil, l’admirable modelé de leurs visages militaires.

Relevant la tête, qu’une extrême perplexité faisait tenir baissée, la centurione demanda encore :

— Voudriez-vous, homme des pays lointains, nous dire quelques vers latins, par exemple de ce Virgile dont vous avez prononcé le nom avec tant de respect.

— Mais certainement…

Le Révérend Père se recueillit, puis scanda ces vers de l’Énéide, en se servant de la prononciation vénusienne :

 
Ducit Amazonidum lunatis agmina peltis
Penthesilea furens, mediisque in milibus ardet,
Aurea subnectens exsertæ cingula mammæ
Bellatrix, audetque viris concurrere virgo[1].

Les amazones parurent agitées. Et la centurione, maîtrisant un étonnement des plus vifs, expliqua au Père Loumaigne que les vers qu’il venait de dire se trouvaient dans les textes sacrés du culte de Vénus.

— Mais, ajouta-t-elle, puisque vous nous révélez que l’origine de ces vers remonte à l’époque romaine, qu’ils ont été écrits par un nommé Virgile, et non pas dictés par la Déesse elle-même au scribe du temple, il faut croire qu’en ces temps anciens, les femmes faisaient également la guerre et subjugaient l’homme ?…

— Non, fit en souriant le Père Loumaigne ; s’il a existé des guerrières, de grandes armées de guerrières, c’est en des temps fabuleux dont rien ne reste que des légendes. L’âge héroïque de la femme se perd dans la nuit des temps.

Il parla alors aux Masculines attentives des guerrières immémoriales de la Chine, des amazones fabuleuses campées sur les rives du Thermodon ; de la reine Antiope vaincue par le géant Thésée ; de Thomyris la Scythe qui plongea la tête de Cyrus vaincu dans une outre de sang ; de Penthesilée qu’Achille pleura au siège de Troie, après l’avoir vaincue les armes à la main. Il parla aussi des farouches Africaines qui, sous la reine Myrina, battirent les Gorgones, autres femmes terribles, les Atlantes, les Égyptiens, firent de grandes conquêtes et fondèrent des villes ; des combattantes sud-américaines, dont le fleuve Amazone perpétue le souvenir. Mais il ajouta :

— En principe, dans le monde de l’histoire, l’homme s’est toujours arrogé le droit de diriger la cité et de la défendre contre les bêtes féroces, les malfaiteurs et les ennemis.

Les amazones écoutaient toujours le Père Loumaigne avec une sorte d’attention crispée, leurs yeux, ardents comme braise, constamment interrogateurs.

Seule, Lalagé depuis un instant paraissait nerveuse. Il lui tardait de regagner l’île fluviale. Son esprit était plutôt avec Dyonis et Tamarix. Dites par eux, les paroles du Père Loumaigne, qui l’excédaient, l’eussent intéressée comme ses compagnes. Elle demanda donc respectueusement à la centurione la permission de regagner son poste. La grande amazone rousse, à la tunique écaillée d’or, regardant le soleil, parut se rendre compte du temps passé en paroles. Elle congédia Lalagé, laquelle ne se fit pas répéter l’ordre reçu.

Le Père Jésuite s’occupa alors du sort des captives qui l’imploraient du regard.

Pour la première fois, la centurione daigna regarder les Vénusiennes :

— C’est à vous de choisir, leur dit-elle : ou servir dans une légion masculine, ou être réléguées aux mines avec les hommes souterrains.

— Eh bien ! alors, s’écria Lycisca la première, moi je demande mon enrôlement dans la turme de Lydé et de Lalagé.

— Et dans ma centurie, donc, répliqua l’amazone rousse. Accordé.

Ensuite, parlant aux autres Vénusiennes :

— Et vous ?

— Nous formons le même vœu que Lycisca.

— Bien.

Regardant ses amazones, la centurione ajouta :

— Vous pouvez embrasser vos sœurs, maintenant.

Comme si on les eût débarrassées d’un fardeau, les Vénusiennes, légères, souriantes, bras ouverts, s’élancèrent vers les amazones aux manteaux orange. Il y eut alors une mêlée de baisers, de rires et de paroles.

Pendant ce temps, la centurione faisait sonner le lituus pour que l’on amenât les chevaux laissés dans un carrefour du bois.

Elle s’enquit ensuite si le Père Loumaigne savait monter à cheval. Riant dans sa barbe, le Jésuite répondit qu’il avait été cavalier dans son jeune temps. Il parla même du régiment, de l’escadron, du peloton, des évolutions de la cavalerie, du service en campagne…

Les chevaux arrivaient, des purs sangs nerveux aux grandes encolures, vifs comme poudre.

Mais à ce moment, dans le bois, un autre lituus sonna d’une façon toute particulière, inattendue, sans doute, à en juger par l’effet produit aussitôt chez les amazones par cette sonnerie.

Aussi bien que ses légionnaires, la centurione drapa son manteau, abaissa la jugulaire du casque, tout en alignant ses guerrières sur deux rangs, chacune tenant sa monture par le bridon. Le Père Loumaigne profila de ce répit pour réciter un ave.

La petite troupe attendait sur le tertre, les regards tournés vers le chemin qui débouchait du bois et sur lequel se rapprochaient de plus en plus les foulées de chevaux bondissants.

Sa monture tournoyante encore dans l’emportement de la course, une amazone, dont le casque d’argent était surmonté d’une aigrette bleue sauta à terre, tandis qu’une autre cavalière, accomplissant la même voltige, prit les rênes aux mains de la première.

— La Consula ! dit la centurione rousse en passant auprès du Père Loumaigne qui venait de juger en chevau-léger, l’étonnante souplesse équestre des arrivantes.

Grande, maigre, brune, le front barré de sourcils noirs, l’ocrea, ou bottine haute, garnie d’éperons, la Consula s’avança vers le Père Loumaigne, impérieuse, altière, avec des regards qui semblaient briser les reflets miroitants d’une orgueilleuse lumière.

— C’est l’étranger ? demanda-t-elle à la centurione immobile comme une statue.

— Oui, Consula.

La consula salua en portant la main à la visière de son léger casque. Le Père Loumaigne s’inclina, tenant son grand chapeau à deux mains.

La consula dit tout haut à la centurione :

— L’île des lauriers-roses va être occupée par un manipule de la Légion d’infanterie verte, à cause de l’attaque de ce matin. Les Vénusiennes font de grands rassemblements dans la forêt des Cynocéphales. La cavalerie cesse le service du fleuve. Nous nous groupons ce soir à Fons Belli, auprès de la Bellatrix dea, en réserve. La bataille décisive se prépare.

Déjà, en amont, de grandes embarcations, chargées d’amazones, traversaient le fleuve d’Émeraude.

— L’occupation de l’île commence, dit la consula à la centurione. Dès que votre poste aura été relevé, vos légionnaires rentreront, avec les deux étrangers qu’elles n’auraient point dû garder.

Le Père Loumaigne sourit en songeant à l’astuce déjouée de la belle Lydé.

— Puis-je espérer d’être réuni avec mes compagnons ? osa-t-il demander.

— Comment, étranger des pays lointains, vous parlez notre langue ? s’écria la consula surprise.

Empressée, la centurione donna quelques explications.

— Comme la Bellatrix dea va être étonnée ! conclut la consula, qui daigna répondre enfin à la question du Jésuite en affirmant qu’il ne serait certainement pas isolé de ses amis.

À son tour, la consula multiplia ses questions, avide d’être renseignée sur les rapports des femmes et des hommes dans les pays lointains. Enfin, la barque ramenant Dyonis et Tamarix fut en vue. Lorsqu’ils débarquèrent le bon Père Loumaigne ne fût nullement surpris de la contrariété exprimée par la physionomie des jeunes Masculines et de ses Marseillais, tous deux émerillonnés comme des coqs.

La consula, après avoir questionné Lydé, remonta à cheval. Suivie de son escorte, elle s’enleva à bride abattue dans la direction du bois.

La centurione donna aussitôt l’ordre du départ à la décurie qui se trouvait sur la berge. Arrivés au carrefour, le Père Loumaigne, le lieutenant Tamarix et les Vénusiennes prirent place dans une de ces curieuses voitures qui marchaient toutes seules.

Quant à Dyonis, il monta sur le cheval de Lalagé, heureuse de pouvoir suivre le beau lieutenant Tamarix dans sa voiture.

Allègre et tout épanoui dans le soleil odorant, le chevalier maintenait sa monture à côté de celle de la douce Lydé aux yeux de violette. La décurione lui souriait tristement, inconsolée encore d’avoir abandonné l’île des lauriers-roses avant le jour fixé. Toute la femina turba portait les regards sur eux. Le jeune homme était pris et repris par les lassos invisibles des désirs spontanés jaillis de leur magnétique jeunesse.

De grands oiseaux mécaniques rayaient le bleu du ciel de leur clapotement adouci par la distance.

— Dans une heure, dit Lydé, nous serons dans la ville de Fons Belli.

xiii

À FONS BELLI


Entre les bambous droits et noirs aux légers feuillages, nettement dessinés au bout de leurs fines brindilles, apparaissait la féerie rafraîchissante et vive du jardin des fleurs bleues, des fleurs jaunes et rouges épanouies à foison entre leurs chemins d’eau et leurs contre-allées dallées de marbre.

Le chevalier Dyonis de Saint-Clinal et le lieutenant Tamarix cheminaient avec une âme florale, tant ils étaient pénétrés de coloris limpides et de printanières senteurs.

La matinée, encore mouillée, s’ouvrait toute à la lumière dorée. Les miroirs d’eau, dans l’Éden lacustre, blondissaient sous le soleil. On eût dit que les feuilles chantaient, si nombreux étaient les oiseaux invisibles qui pépiaient, roucoulaient ou sifflaient leurs aubades.

Ainsi fleuris, épanouis, embaumés, illuminés, les deux Marseillais avançaient derrière le rideau de bambous dans un enchantement plus grand encore que celui de ce paysage d’aquarelle, car l’amour, l’amour à son aurore et dans sa divine espérance, les enthousiasmait.

Ils marchaient vite et sans parler, tous les deux revêtus d’une toge de laine couleur garance, car ils avaient dû s’habiller à la mode de l’île, leur costume marinier n’étant plus mettable. D’ailleurs, dans la tunique légère, le maillot collant et l’ample manteau décoratif, ils se trouvaient fort à l’aise, plus beaux qu’auparavant. Avec son visage régulier, chaud, tendre encore de sa pure jeunesse, avec la souplesse de son harmonieuse prestance physique, le chevalier avait l’air d’un jeune dieu, tandis que le lieutenant Tamarix, noir de poil, barbu, avec son nez aquilin, son teint basané, évoquait plutôt la physionomie d’un consul victorieux, au retour d’une longue campagne de guerre dans l’Asie chaude et voluptueuse.

Comme ils s’engageaient dans le tournant de l’allée des bambous, apparut la haute silhouette du Père Loumaigne, vêtu d’une sorte d’himation en laine blanche, lui aussi ayant dû quitter sa soutane, brûlée par les sels de la mer.

Dyonis et son compagnon parurent contrariés par cette rencontre. Ils ralentirent le pas et se donnèrent un air de promeneurs innocents et oisifs.

— Où vont ces messieurs ? demanda paisiblement le Jésuite en tendant ses deux mains, l’une au chevalier, l’autre au lieutenant.

Incapable de mentir, Dyonis répondit :

— Mon Père, nous allons naviguer dans les jardins d’eau, avec Lydé et Lalagé qui doivent nous attendre à l’embarcadère.

— Je les visitai hier avec la Bellatrix dea, fit le Jésuite. C’est une merveille de plantes et de statues !

— Si le paradis est aussi beau, aussi riant, aussi charmant que ce paysage, déclara le beau lieutenant Tamarix, je ferai mon possible pour n’en être point exclus. Je compte d’ailleurs sur vous, mon Père, au cas où le bon saint Pierre ferait des difficultés.

Le Père Loumaigne sourit en fermant décidément son bréviaire.

— Oui, dit-il avec gravité, j’ai vu la Bellatrix dea hier. Je me suis entretenu longuement avec cette femme supérieure qui commande aux amazones révoltées.

— Ah ! fit Dyonis pincé par une vive curiosité, et avez-vous pénétré le secret des origines de la civilisation vénusienne ?

— Non, mon enfant, la Bellatrix n’en sait pas plus que nous. C’est dans la cité de Venus Victrix que ce secret pourrait seulement nous être révélé. Les mystères sacrés d’Élleusis étaient sans doute moins impénétrables que le sont ceux de l’Île des Femmes.

— Oui, dit Dyonis, mais la fameuse cité nous est interdite.

— Interdite ! fit le Père Loumaigne avec énergie, interdite ! Je compte bien m’y rendre sous peu.

— Comment, mon père ?

— En marchant droit devant moi.

— Mais, avec l’armée des masculines ?

— Non, non, mon enfant, seul !

Élevant son crucifix cloisonné d’une main :

— Est-ce qu’Il ne vaut pas une armée en bataille : Lui !

Prenant une main du père, Dyonis s’écria affectueusement :

— Vous n’allez pas courir un pareil danger. Vous savez bien que les Vénusiennes font mourir tous les étrangers qu’elles capturent !

— Mon fils, répliqua simplement le Jésuite, je sais qu’il n’y a pas de place pour la crainte dans le cœur d’un soldat de Dieu. Il se prépare ici un événement épouvantable. Toutes ces créatures vont se jeter les unes contre les autres. Il faudra que l’un des camps soit exterminés. Je dois empêcher cela.

— Comment, mon Père ?

— En faisant une fille du Christ de la Venus Victrix elle-même.

— Mais c’est insensé, s’écria Tamarix, vous allez vous faire brûler vif.

— Avec l’aide de Dieu, tout est possible ! conclut tranquillement le P. Loumaigne. Je rentre pour préparer mon départ, car la Bellatrix dea, après de vives résistances, a bien voulu consentir enfin à mon entreprise. Lycisca me servira de guide. Je n’ai pu détourner cette enfant de son désir de me suivre.

Et il ajouta pieusement, dans la lumière de son regard serein :

— Lycisca sera la première chrétienne de l’île. Son âme est déjà toute ouverte à la foi.

Regardant le chevalier, puis le lieutenant Tamarix :

— Et vous, mes enfants, n’oubliez pas que vous êtes ici en mission et non pour le plaisir. Il n’est aucune circonstance de la vie qui ne nous investisse humainement et divinement d’un devoir à remplir. Reconnaissez le vôtre et vous aurez à votre disposition une règle de conduite sûre. Quelles que soient les suites de notre aventure, vous serez contents, si vous avez bien agi. Bonne promenade. Ce soir, je vous ferai mes adieux.

Et le P. Loumaigne, lent et calme, s’éloigna en rouvrant son bréviaire. Bientôt on n’entendit plus le claquement de ses sandales.

Le front heureux de Dyonis s’était rembruni. Il n’avait pas dit spontanément à son maître : « Je vous accompagnerai ! » Il se reprochait déjà cet abandon. L’initiative du Père l’effrayait aussi. Pourtant, la grandeur, le courage d’une telle entreprise dominaient de haut sa défaillance sentimentale. Mais la rumeur impatiente de son cœur lui faisait sentir aussi que l’attraction la plus forte pour lui venait irrésistiblement de Lydé et de l’amour. S’il en avait douté, l’allégresse qui le remua en apercevant soudain, à travers les bambous, deux péplos blancs qui flottaient gracieusement, aurait confirmé son enchantement.

— Ce sont elles ! dit Tamarix en allongeant le pas.

— Oui ! répondit Dyonis, les regards invinciblement attirés par la double vision.

— Ce bon P. Loumaigne ! dit le lieutenant en riant. En voilà un qui prend la vie au sérieux.

— Il faudra bien que nous fassions comme lui.

— Quoi !… catéchiser les Vénusiennes ? Ne vaut-il pas mieux les aimer !

— L’évangélisation n’est pas notre affaire, répondit sérieusement Dyonis. Mais, avons-nous quitté Marseille pour des marivaudages ? Je veux dire qu’il faudra faire quelque chose, nous rendre utiles…, enfin, quoi ! agir de telle sorte que nous puissions être fiers de nous.

— Jeune homme, répliqua Tamarix, jeune homme mon seigneur et maître, il y a temps pour tout dans la vie ! Celui qui est sur la mer tempêtueuse ne peut faire la même chose que lorsqu’il se promenait en oisif sur la Cannebière. Suivons au jour le jour l’extraordinaire aventure qui nous a jetés ici. Aujourd’hui, nous allons nous promener sur ces canaux fleuris avec Lydé et Lalagé. Jouissons de cette heure azurée. Demain s’il le faut, nous nous battrons comme des lions, contre ces affreuses Vénusiennes. Si les Masculines réussissent, nous serons des généraux, des ministres, ce que nous voudrons. Un jour, un jour de gloire incomparable, nous arriverons dans le vieux port de Marseille, avec l’un de ces puissants vaisseaux de l’île qui lancent de longs panaches de fumée. Ah ! nos Marseillais, comme il seront quinauds ! Et Monsieur votre père qui, attendant le retour de La Centauresse, nous verra sur notre fantastique frégate ! Quelle révolution dans la Marine française n’allons-nous pas produire ! Un seul de ces monstres de fer, avec ses canons formidables, suffira pour couler toute la flotte anglaise réunie. Ce qu’on rira !…

Après un silence, et montrant en plein sa magnifique denture, le lieutenant Tamarix demanda, affirmant en même temps la réponse :

— Quel meilleur plan de conduite concevoir ?

— En effet, fit le chevalier, nous ne pouvons rêver mieux. Mais nous devrons prendre des notes, car il faudra bien, un jour, que nous établissions la relation de notre merveilleux voyage.

— Ça, chevalier, c’est votre affaire.

— Et la vôtre, Monsieur de Tamarix, quelle est elle ? demanda Dyonis avec une naïveté feinte.

— Jouer mon rôle. Pour le moment, me faire aimer de Lalagé, car je l’ai déjà dans les veines. Je pense, d’ailleurs, que Lydé, mon chevalier, ne vous laisse pas froid.

Le chevalier s’empourpra dans sa réserve pudique. Il répondit cependant :

— Sa beauté me fascine.

Lydé et Lalagé avaient disparu maintenant derrière une pente. Elles se hâtaient vers l’embarcadère pour préparer l’esquif. Leurs voiles transparents et colorés par le vert adouci de leurs tuniques, brodées de lotus jaunes, flottaient légèrement, comme les pensées qu’elles traduisaient, parfois, en paroles vives, rieuses, émues.

Lalagé disait :

— Le lieutenant Tamarix a voulu m’embrasser, hier soir, dans les rochers de Fons belli. Je désirais ce baiser. Pourtant je l’ai repoussé. Il m’a semblé qu’il y avait entre cet homme et moi une lame d’épée. Depuis l’île des lauriers-roses, je ne pense qu’à lui, en rêvant toutes sortes de songes. Mais je suis une amazone, une Vénusienne d’hier, et cela, malgré moi, me tient dans une sorte de malaise et de crainte.

— Moi, fit Lydé songeuse, rien qu’en prononçant ce doux nom : Dyonis ! je frissonne comme le feuillage de ces bambous sous la brise qui passe. En songeant qu’il sera bientôt auprès de moi, que j’entendrai sa voix chantante, que je verrai ses yeux si forts et si tendres, je tremble toute de joie.

— Mais, s’il te prenait dans ses bras, comme feront tes hommes plus tard, lorsque tu ne seras plus une amazone ?

Les yeux noyés de langueur, la gorge gonflée par un soupir, comme celle d’une tourterelle qui va roucouler, Lydé murmura d’une voix humide et chaude :

— S’il me prenait dans ses bras, je crois que je mourrais de bonheur. Je ne sais pas ce que je désire, du moins ce que je désire ne doit pas être possible, car je voudrais absorber mon ami, le posséder et le sentir en moi, comme ma pensée et mon sang. Que dis-je, Lalagé impossible ! Mais non, mais non, car il y est en moi ! En moi, je ne sens, je ne vois plus que lui !

— Être hantée par un homme, c’est grave pour une amazone.

— Et pour une femme ?

— C’est divin !…

Croisant son écharpe sur sa tunique, Lalagé, ajouta tout bas :

— C’est tellement divin que toutes nos compagnes nous envient. Si la Bellatrix dea n’avait point décidé que le Père ferait partie de son conseil et que ton Dyonis et mon Tamarix seraient nos compagnons d’armes, je crois que toute la Légion nous les aurait disputés. La centurione rousse aurait fait sien Tamarix et je crois bien que la consula ne t’aurait pas laissé Dyonis.

— Tu me fais peur, Lalagé.

— Trop tard. Ils sont nôtres.

— Comment ?

— Ne nous aiment-ils pas ?

Le front rougissant, Lydé soupira :

— L’amour, cet amour dont parlent les beaux vers latins que le chevalier nous a récités, c’est cela, cette joie tressaillante qui nous possède ?

— Oui, c’est cela, Lydé, cet adorable bonheur auquel nous sommes soustraites. C’est pour reconquérir le droit d’aimer que nous nous battons. La femme ne peut être soldat qu’en restant vierge. Cette nécessité n’existe pas pour l’homme. Rien que cela suffit à prouver que nous vivons à rebours. Appartenir à un seul homme et le posséder, avoir des enfants bien à soi, une maison, comme ce doit être beau et bon !

— Dans cette France lointaine d’où viennent nos amis et qu’ils aiment tant, c’est ainsi que les femmes sont heureuses ou malheureuses. Dyonis me parlait avec une douceur si profonde de son père, de sa mère, de ses sept frères !

— Et Tamarix, de sa mère veuve et de ses trois sœurs. Quand ils prononcent ce mot : Famille, leur voix change, il semble que tout leur esprit soudain tombe dans leur cœur.

— Et nous ne savons pas, nous, ce que c’est que la famille !

— Non ; pourtant, je n’en doute plus, c’est ce que nos cœurs désirent obscurément, profondément.

Elles arrivaient à l’embarcadère, un joli quai de marbre rose, avec toute l’étendue des fleurs mirée dans l’eau plane des canaux. Au loin, un rideau de hautes fougères arborescentes et de partout des fûts de marbre blanc, des statues polychromes de déesses, de guerrières, de femmes éphèbes.

— Les voilà ! les voilà !

Lydé rougit, Lalagé retira vivement la chaîne de l’embarcation.

xiv

LA VENISE DES FLEURS


C’était la première fois que les Marseillais voyaient Lydé et Lalagé habillées en femmes. Sous l’équipement militaire, leur effigie, marquée d’un signe de race altier, comme un faciès de médaille antique, ne semblait pas devoir se détendre dans les doux sourires défaillants des amantes. À présent sous le flottement transparent de leurs voiles bleus, toute douce et efflorescente apparaissait leur printanière féminité. Aussi bien que le chevalier, et quoique tanné par nombre d’épreuves sentimentales, le beau lieutenant Tamarix, devant elles, sentait son cœur fondre en une tendresse candide. Lui aussi, il était naïvement éperdu, avec cette ferveur balbutiante des lèvres qui soupire les hymnes sans paroles des premières amours.

Rieuses et gazouillant entre elles des confidences légères et furtives, les deux amazones, redevenues des vierges émues, rejetèrent leurs voiles pour préparer l’embarcation. Une légère tunique verte, brodée de lotus jaunes, à peine serrée à la ceinture, flottait sur leur chaste et jeune nudité. Les lanières des sandales se croisaient autour de leurs jambes fuselées. Dans son abondante chevelure dorée, Lydé aux belles tresses portait un corymbe de gloxinias, dont l’azur matinal répondait aux rayonnements de ses prunelles violettes. La brune Lalagé, elle, s’était ceinte d’une couronne d’hibiscus couleur de feu. Toutes les deux, parées de bracelets d’or, de colliers de perles pâles, de boucles d’oreilles longues, serties d’émeraudes et qui se terminaient par un minuscule grelot d’argent, aux tintins fins, à peine perceptibles. Ce grelottis menu sonnait cependant dans le cœur des deux Marseillais, comme les carillons joyeux de Pâques fleuries,

Tout en parant la barque, les petites déesses humaines entrevoyaient à la dérobée le ravissement muet des deux hommes des pays lointains. Et elles riaient, sur leurs dents étincelantes, un petit rire égrené et perlé de nymphes que les œgipans lutinent. Gaîté gazouillante comme celle d’un nid au Soleil !

Saint-Clinal et Tamarix voulaient ramer. Mais nautonnières belliqueuses n’y consentirent point. Lydé garda en mains les avirons d’ébène ; Lalagé resta au gouvernail.

— Asseyez-vous, Messieurs, dirent-elles avec une délicieuse impertinence, vos servantes vous promèneront dans les jardins d’eau de Fons Belli.

Depuis ce matin, elles aimaient répéter à la française ce mot de « Messieurs », appris la veille. Elles le zézayaient gentiment, avec un petit frisson de voix enamouré.

Une fois en pleine eau, Lydé demanda à Dyonis de chanter un air de son pays. C’était presque une prière fervente.

— Si j’avais ma mandoline ! dit évasivement le chevalier.

— Et ceci ? demanda Lalagé, en soulevant le couvercle d’un coffre. Et elle présenta à Dyonis une lyre à trois cordes.

— Parfait ! répliqua le chevalier en grattant l’instrument de l’ongle.

Bon musicien, doué d’une voix au timbre caressant, le chevalier ne se fit pas prier davantage. Il chanta, en s’accompagnant :

  
       Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,
       Chagrin d’amour dure toute la vie.

Pour la première fois, il palpitait de tout son être en psalmodiant la jolie chanson de Florian et c’est sur une chanterelle inconnue de son âme que la mélodieuse arabesque sentimentale de Martini se modulait.

En accentuant ces mesures :

 
       Tant que cette eau coulera doucement
       Vers ce ruisseau qui borde la prairie,
       Je t’aimerai, me répétait Sylvie…

il lui sembla que tout l’émoi de son cœur fusait en sa voix.

Lydé tenait les rames relevées. Ses prunelles de saphir, devenues pâles, presque glauques, semblaient écouter, elles aussi.

Quand Dyonis eut donné son dernier accord, Lalagé se dressa à l’arrière et, véritablement grisée par une incantation inconnue, s’écria :

— Évoé ! c’est du miel, de l’ambroisie, un rayon de lune douce.

La barque se balançait mollement. Pâle, sans regards, Lydé buvait son délicieux silence. Elle soupira enfin, semblant éveiller à peine le songe fasciné de son âme :

— Dyonis au doux nom, je suis encore toute enchantée par ta voix.

Elle lui tendit ses deux mains. Ils se regardèrent, éblouis.

Toujours debout à l’arrière la brune Lalagé continuait :

— Les mots de votre langue ont une si jolie variété de sons : les uns vifs, vibrants ; d’autres assourdis, doux et fuyants comme un soupir.

Et parlant à Tamarix, en accentuant pour être comprise :

— Vous m’apprendrez le français ; je veux le savoir.

— Moi aussi ! s’écria Lydé aux belles tresses dorées, puis à Dyonis :

— Qu’est-ce qu’elle dit, ta chanson ?

— Que l’amour est joie et peine.

Paupières baissées, Lydé se replia en ses pensées secrètes.

Dans la perspective droite du canal qui longeait les bambous, un esquif léger, au loin, avançait en vitesse.

— Néera ! fit Lalagé d’une voix contrariée.

Lydé sursauta, hésita une seconde, puis, manœuvrant les rames avec une agile vigueur, commanda :

— Nous prenons le canal d’Artémis.

L’embarcation vira, et, légère, glissante, avança dans l’un des chemins d’eau des merveilleux parterres. Aux miroirs azurescents des canaux, toute une féérie de colorations diluées et de formes reflétées : palmes, cycas, cocos, fougères à hautes tiges, et la multitude florale broyant ses couleurs vives et mêlant ses parfums à l’exhalaison des eaux douces et à l’or épuré du soleil. Délicieuse Venise végétale qui soulevait d’admiration les deux Marseillais, émus à la fois par la femme et par cet inimaginable Éden, peuplé, entre les feuillages, de déesses de marbre, armées, voilées, nues, immobiles ou dansant comme des bacchantes. La barque passait sous des arceaux de lianes : vanda suavis, grenadilles, calladium bigarrés, bignonias aux trompettes de cuivre, orchidées bizarres, d’un blanc, d’un bleu ou d’un incarnat célestes. Une fraîcheur extraordinaire dans les feuillages et toutes les corolles, vives, ardentes ou veloutées.

— Mais, pour qui ce Paradis a-t-il été fait ? demanda Dyonis, attristé en songeant à la joie qu’eût éprouvée son bon maître Onésime Pintarède, devant tant de végétaux luxuriants.

— Pour la bona dea, pour la Vénus Victrix, répondit Lydé qui effleurait seulement l’eau avec les pales des avirons. Fons belli, à cause de ses eaux ruisselantes, de ses belles collines boisées et de sa tiédeur en hiver, était le séjour agreste de notre déesse. Depuis la guerre des Masculines et des Vénusiennes, Fons belli est la capitale des Masculines.

— Pourquoi ce nom de Fontaine de la guerre ?

— Autrefois, au commencement d’une guerre contre les hommes révoltés, les amazones s’y rassemblèrent avant de partir vers la région des cheminées fumantes. Au retour, victorieuses, toutes reçurent ici les eaux lustrales…

Lydé donnait des signes d’inquiétude en prononçant ces paroles. Elle regardait, au loin, l’esquif de Néera qui avait tourné aussi dans le canal d’Artémis.

— Elle nous cherche, fit Lalagé, que le lieutenant Tamarix couvait des yeux.

— Oui, répondit Lydé avec une contraction du visage ; on dirait même qu’elle nous fait des signes…

— Mais qui donc est cette Néera ? demanda Dyonis.

— L’une des secrétaires de la Bellatrix dea. Une ancienne compagne. J’étais avec elle dans l’état-major suprême. C’était mon amie. Elle ne l’est plus. N’ai-je pas été promue decuria avant elle ! Néera m’aime encore moins depuis que je vous ai amenés ici, hommes des pays lointains. Fuyons cette mauvaise ! elle doit m’apporter quelque nouvelle désagréable.

Tout en parlant, Lydé et Lalagé faufilaient la barque dans un sentier d’eau sur lequel retombaient les longs feuillages flexibles des fougères. Ensuite, ce fut un chemin liquide d’un vert sombre, sans contre-allée, sous des arbres gigantesques. Un baobab couvrait à lui seul toute une île de son feuillage cendré. Après, l’on arriva dans une éclaircie. Le terrain était gazonné. Le long de l’eau s’ouvraient des fleurs fantastiques, gigantesques, plus grandes qu’un parasol[2]. Tamarix et le chevalier ne purent retenir un grand cri de surprise devant cette monstrueuse floraison. Le canal devait être infréquenté, car la flore aquatique, arums et népenthès envahissait ses bords.

— Pauvre Onésime Pintarède ! s’écria Tamarix, s’il était là, comme il caresserait de sa langue le bout tombant de son long nez !

Lydé amarrait la barque.

— Descendons, fit-elle, nous allons nous asseoir dans le bois.

Les Marseillais se réjouirent de cette partie champêtre. Le prodigieux spectacle végétal qui les entourait s’estompait dans la lumière épanouie. Ils ne voyaient plus que Lydé et Lalagé.

Comme ils se faufilaient sous les feuillages, le lituus sonna un appel.

— C’est pour nous ! fit Lalagé mécontente.

— Néera, ajouta Lydé ; elle nous apporte un ordre, Messieurs, retournons à notre embarcation.

Tamarix maugréait ; le chevalier, lui, regardait les chevilles fines de Lydé, ses belles tresses d’or, sa sveltesse radieuse, et son cœur demeurait bondissant. Il prit la main de Lydé dans un mouvement de joie intérieure irrésistible. Alors moins timide en sa naïveté que Tamarix avec son expérience, le chevalier exhala soudain cet aveu :

— Lydé ! Lydé ! je t’aime.

La jeune fille raidissant le bras et éloignant Dyonis, en le tenant sous son regard extasié, murmura à son tour, en fermant les yeux :

Et nunc et semper ! Et maintenant et toujours !

Témoins de cette scène, Lalagé aux yeux liquides et le beau lieutenant Tamarix, se rapprochèrent l’un de l’autre.

— Nous aussi, proposa le marin, disons et maintenant et toujours !

— Je le dis ! fit Lalagé d’une voix plus sombrée que d’habitude.

L’oiselet chantait dans les fourrés. La lumière dorée du soleil étincelait sur les eaux. Dans ce paradis terrestre, les amants silencieux sculptaient la beauté divine de l’amour avec leur jeunesse irradiée.

Le lituus fit de nouveau entendre son appel, impatienté cette fois.

Et nunc et semper ! redit Lydé. Puis, s’adressant à sa compagne :

— Jurons que nous ne nous laisserons point séparer de nos compagnons !

Farouche, Lalagé arrangeant d’une main sa couronne d’hibiscus :

— Je le jure sur ma vie !

L’esquif de Néera apparaissait entre les feuilles.

— Ohé ! cria Lydé en se rapprochant de l’eau.

— Ordre de la Bellatrix dea, cria Néera dans ses mains en cornet.

Lydé sauta seule dans la barque et se porta au-devant de la messagère. Quand elle revint accompagnée de celle-ci, Lydé, pâle, lisait un message. L’ayant plié soigneusement et mis dans sa tunique, elle dit :

— Il faut rentrer.

Néera qui faisait des grâces aux Marseillais, avait un type de beauté dans le genre de celui de Lalagé, en plus brun encore. Noiraude, un soupçon de moustaches, de grosses lèvres sanguines, de fortes hanches et une haute stature. Ses yeux étaient un peu vagues, avec des prunelles incertaines, de telle sorte que ses regards semblaient bégayer. Elle regardait Dyonis non pas à la façon pénétrante de Lydé, mais en le contournant et l’enveloppant comme une liane tenace.

— Il faut rentrer ! répéta Lydé, dont le visage était fermé. Venez, Messieurs…

— Je conduirai les étrangers, si vous voulez, jusqu’au bois d’orangers, proposa Néera. J’ai le temps, moi…

— Ce sont nos compagnons, protesta Lalagé. Je ne crois pas qu’ils veuillent nous laisser rentrer seules.

— D’autant plus, ajouta Dyonis, en s’inclinant poliment devant la secrétaire de la Bellatrix dea, que nous devons rejoindre au plus tôt mon maître, le R. P. Loumaigne.

— Soit, fit Néera, avec un sourire jaune. Je rentrerai aussi.

Tamarix et Lalagé étaient déjà dans l’embarcation. Le chevalier les rejoignit.

Néera navigua d’abord à leur suite avec son esquif, puis une fois dans les parterres, rama dans un autre canal.

Lydé dit alors à Lalagé :

— Elle m’a fait désigner avec ma décurie pour un coup de main sur la crête des Satyres. Il s’agit d’enlever des sentinelles.

— Je pars avec toi ! proclama Dyonis.

— Si on le permet ! rectifia Lydé.

Parallèlement, à travers l’essaim multicolore des fleurs éclatantes, Néera chantait :

   Aricia, l’amazone
   Avec un homme amoureux
     S’abandonne,
       Au feu !
       Au feu !
   Et que Vénus lui pardonne !

Lydé et Lalagé frissonnèrent. Déjà, au bout du canal, apparaissaient les toits bleus de Fons belli… Un oiseau mécanique, enfui vers la mer, grattait le ciel ensoleillé…

xv

LE DÉPART DU PÈRE LOUMAIGNE


Les blanches colonnes de Palmyre, les jardins de roses, de jasmins et de lys des contes merveilleux de l’Iran, tout ce que Dyonis pouvait imaginer de féerique, lorsqu’il pensait aux jardins organisés sur terre par les hommes, se trouvait surpassé devant le village royal de Fons Belli, répandu avec ses palais, ses villas, son cirque, son théâtre, parmi les feuillages de la plus belle végétation du monde.

Au sortir des jardins lacustres et en débarquant sur les quais dallés de marbre rose, le jeune Marseillais avait encore l’âme humectée par la limpidité radieuse des eaux, embaumée par la pure et subtile parfumerie des fleurs, symphonie odoriférante dans laquelle dominait l’arôme fondant des vanilliers. Sa vision intérieure était comme un printanier lavis d’aquarelle où se composaient des nuances rosées, bleutées, empourprées, safranées, violines et purpurines, nacrées ou neigeuses, enfin toute la palette florale, dans la fraîcheur de la sève et l’éclat des coloris.

Et voici, maintenant, que tout son être se dilate dans la suavité ambrée d’un bosquet d’orangers. Entre les feuillages, l’apparition en sa blancheur lactée du palais de la Bellatrix dea, jadis demeure de la Reine des Reines, lorsqu’elle quittait son temple altissime pour les champs. Architecture simple, fine, légère du temple grec, infiniment évoluée et transformée, selon son charme et sa grâce, par le génie féminin. Les sveltes colonnades du péristyle, ainsi que les colonnettes des terrasses à galeries, supportaient des entablements sans lourdeur, d’une élégante pureté de lignes. Sur la corniche de la dernière galerie, la plus surprenante sculpture en mouvement, toute une chaîne d’adolescentes aux voiles flottants cachant et découvrant des nudités liliales. Elles dansaient, les Koraï délivrées de la plastique immobile, la danse de la vie, tournant autour du toit, l’escaladant d’une ligne onduleuse et saltante, avec un tel rythme qu’on croyait entendre la musique qui en réglait les mouvements. Les unes élevaient en l’air des thyrses ou des javelots ; d’autres enroulaient à leurs corps des guirlandes. Certaines jouaient de la flûte ; les plus élevées menaient une ronde tourbillonnée autour d’un petit temple octogonal, garni de vitraux et portant à son faîte, en réduction, la même Venus Victrix que celle surmontant la cité des Femmes.

Dans les bosquets d’orangers, de citronniers et de bigarades, les villas des amazones, une par décurie, toutes blanches et roses. Les écuries, les grands bâtiments où se trouvaient magasins et remises, étaient adossés à la colline bruissante d’eaux. Toutes les avenues de ce village royal conduisaient au Champ de Mars, toujours peuplé d’amazones galopantes.

Tant de beauté rendait exaltantes et grisantes les sensations. Le chevalier sentait sourdre toutes les délices, autour d’un sentiment dont il osait maintenant se murmurer le nom si prodigieux pour lui : l’amour ! Ayant quitté Lydé et Lalagé qui se rendaient à leur quartier, Tamarix et Saint-Clinal lui-même, devinrent soucieux. Leur destinée était trop emparadisée pour qu’elle pût se prolonger ainsi. Malgré leur charmante intimité avec les deux amazones, ils percevaient confusément, entre elles et eux, des empêchements inéluctables ou, tout au moins, des circonstances difficiles à surmonter.

Le Père Loumaigne les attendait devant leur logement, un pavillon de briques roses, joliment perdu dans les jardins de la Bellatrix dea.

— Mes enfants, cria-t-il de sa voix mâle et forte, une bonne nouvelle ! En causant avec la douce Lycisca, j’ai appris qu’une partie de l’équipage de notre Centauresse a été recueilli par les Vénusiennes.

— Ah ! s’écria Dyonis tout pâle, mais alors…

— Quoi, mon enfant !

— Parbleu, dit Tamarix, ces mégères les auront occis !

— Oui, c’était à craindre, répliqua le Père ; cependant Lycisca m’assure que ces hommes ont été conduits, sous escorte, dans la cité de Vénus Victrix, où jamais aucune créature humaine n’a été tuée. C’est l’asile saint, où la main de la justice elle-même ne peut atteindre. Ainsi une amazone condamnée au feu pour fornication, si elle réussit à pénétrer dans l’enceinte de la déesse, est sauvée à jamais. Mais il faut dire que cette enceinte ne peut facilement se franchir, tellement elle est gardée. Pourtant, je compte bien me trouver demain au cœur même du réduit sacré.

— Alors, mon Père, demanda affectueusement Dyonis, vous persistez dans votre dangereux projet ?

— Plus que jamais, mon enfant. Songez-y, je vais revoir certains des nôtres !

Franchissant d’un bond tous les désirs qui le retenaient à Fons Belli, Dyonis s’écria :

— Alors, je pars avec vous…

— Moi aussi ! dit Tamarix en se dandinant.

Le Père Loumaigne eut un sourire grave, puis :

— Non, seule Lycisca m’accompagnera, dit-il. Je vous laisse ici, avec l’espoir d’une prochaine réunion. Mais, laissez-moi continuer ce que je vous disais. D’après les signalements que m’a donnés Lycisca des prisonniers de La Centauresse, je suis à peu près certain que notre capitaine Le Buric et mon cher confrère, maître Onésime Pintarède, se trouvent parmi eux, avec le maître de manœuvre et quelques matelots.

— Dieu soit loué ! s’écria Dyonis, redevenu pour l’instant le navigateur aventureux et le frère de cœur de tous ses Marseillais, Dieu soit loué !…

Regardant Tamarix, il ajouta :

— Maintenant nous avons un but : délivrer nos compagnons !

Le lieutenant, qui ne disait rien, venait d’effacer une larme en s’essuyant le front avec son mouchoir. L’homme du devoir, en ce moment, prenait résolument le pas sur le voluptueux amant de la beauté féminine. Il dit avec sincérité :

— Pourquoi ne nous emmenez-vous pas, mon Père ? Nous ne devrions point nous séparer. Nous sommes partis ensemble, ensemble nous devons mener toute notre aventure.

— C’est bien mon sentiment, répondit le Père Loumaigne en promenant un regard paisible sur les grosses fleurs pourpres et jaunes des calladium de la plate-bande, mais, en ce moment, j’accomplis une mission religieuse qui ne vous incombe pas. J’ai besoin d’être seul pour la mener à bien. D’ailleurs, il faut ajouter qu’un esquif de l’air, très léger, m’enlèvera cette nuit, dès le clair de lune, à travers l’espace. Trois personnes seulement peuvent y prendre place.

— Quel dommage ! quel dommage ! soupira Dyonis, les yeux étincelants. Ah ! être emporté par ces appareils vertigineux !

— Notre pilote, reprit le Père, une amazone de la légion Aéria, réputée pour son audace et son adresse, nous déposera, Lycisca et moi, sur une pelouse écartée des jardins de la Vénus victorieuse. Nous serons sauvés, puisque nous deviendrons aussitôt des hôtes inviolables. Après, la volonté de Dieu s’accomplira. Et voilà, amen, mes petits.

Les petits, de nouveau, avec une effervescence secrète, pensaient irrésistiblement à leurs amazones fascinatrices. Deo gratias ! Ils ne les quitteraient pas !

Pendant ce temps, Lydé, cheminant vers la villa de la colonelle de sa légion, mettait ses idées en ordre. Elle comprenait la machination qui lui valait de marcher avant son tour de service. La méchante Néera la faisait envoyer en mission spéciale, pour la séparer de Dyonis. Pendant son absence, le jeune homme des pays lointains qu’elle aimait, serait pris par la consula. À son retour, plus de compagnon, et nul recours devant le fait accompli. Ah ! se réjouirait-elle, alors, Néera ! La peine de Lydé pour elle, serait ambroisie.

Comme elle arrivait vers les sources chaudes, la décuria aperçut la tunique bleue de la mauvaise. Néera sortait de la demeure de la consula. Lydé ferma son manteau et posa sa couronne de violettes sur le front d’une petite aphrodite de marbre. Puis résolument, ses yeux devenus glauques tout pénétrés de pensées aiguës, elle s’achemina vers le logis de la consula aux sourcils arqués.

Celle-ci l’accueillit avec un sourire aimable.

— Ma petite Lydé, dit-elle en déposant sa calame, je t’ai choisie, par faveur, pour une expédition que tu conduiras bien. La Bellatrix dea désire des prisonnières des postes de la forêt… Elle a fait l’honneur à notre légion de les lui demander, et moi à ta décurie de les capturer. À ton retour, tu seras promue optiona. Avancement plus rapide ainsi. Il me tarde, ajouta la consula en se levant, de te compter parmi mes centuriones. C’est pourquoi je te donne l’occasion de franchir rapidement un échelon.

— J’en rends grâce à Ta Seigneurie.

— J’étais précisément en train de rédiger ton ordre de mission. Laisse-moi finir, je te donnerai ensuite toutes mes recommandations de vive voix.

La consula reprit sa calame.

— À propos, dit-elle, en obliquant son regard vers la petite décuria blonde et blémissante, ce jeune étranger, bien que comptant dans ta décurie, ne t’accompagnera pas…

— Il désire vivement nous suivre, consula.

— Sans doute, ma petite, mais nous ne pouvons exposer la vie de cet hôte précieux…

Lydé devint aussi blanche que son voile de lin.

— Je pense, consula, osa-t-elle ajouter, que ce jeune homme, déjeunant aujourd’hui avec la Bellatrix dea, lui demandera certainement la faveur de marcher avec sa décurie. Je n’imagine pas que cette faveur lui soit refusée.

L’altière consula fronça les soureils ; elle parut osciller entre des pensées contraires, puis, reprenant un calme dédaigneux :

— Soit, dit-elle, je ne spécifie rien en ce qui concerne l’étranger. Je te laisse la responsabilité de l’emmener ou de le laisser à Fons belli.

— Bien, consula.

Ayant reçu son papier et toutes les explications utiles, Lydé s’inclina profondément.

La consula, dont elle était l’une des favorites, lui prit une main, l’embrassa, lui souhaita bonne chance, disant :

— L’acte de ta nomination sera prêt pour ton retour, Adieu…

Lydé sortit fort émue des jardins de la consula. Sans hésiter, elle avait pris la résolution de ne pas emmener Dyonis, l’expédition étant fort périlleuse. Mais, c’est son amour seul qui prenait cette décision ! L’après-midi, au pansage des chevaux, fait par des esclaves et surveillé par les amazones, de la turme, Dyonis, habillé comme elles, assurait ponctuellement son service. Lydé le prit à part et lui annonça qu’il resterait à la Légion, avec Lalagé et quelques cavalières indisponibles.

— Ah ! non, s’écria le chevalier avec feu, je t’accompagne, Lydé.

— Je suis ton chef, sourit l’amazone, tu dois m’obéir.

— Eh bien ! alors, je demande à mon joli chef d’emmener son humble serviteur !

— Il faudrait l’autorisation de la Bellatrix dea.

— Elle me l’a donnée, puisque tout à l’heure Sa Seigneurie m’a souhaité bonne chance.

Détendant alors sa taille jeune et fière de bel éphèbe féminin à la poitrine dardée, Lydé aux tresses blondes montra, en ses tendres yeux, toute la joie de son cœur.

— Alors ! c’est entendu, Dyonis au doux nom, tu compteras parmi les dix qui vont me suivre cette nuit. Mais tu n’es pas encore armé, beau compagnon. Suis-moi. Je vais te faire délivrer lance, bouclier et glaive, avec les sandales éperonnées aux lanières de cuir. Tu seras ma vedette. Cette nuit, tu me suivras partout.

Accompagnés par les regards chercheurs des Amazones de la turme, Lydé et Dyonis s’éloignèrent vers les magasins.

Les voici dans une cour déserte, puis dans un long couloir frais. Ils sont si gais, si heureux, qu’ils se donnent la main ainsi que des enfants. Ils ne font qu’un, en ce moment, dans la même émotion douce, parfumée, enivrée. Ils s’arrêtent dans l’embrasure d’une croisée. Ce sont leurs deux mains à présent qui se joignent, et aussi leurs regards tremblants et ravis. Les mains de Lydé, sans mot dire, Dyonis les porte à ses lèvres et y appuie un baiser de tout le poids de son âme frémissante. Des larmes de joie humectent ses yeux. Radieux enchantement ! qui fait rire Lydé, comme roucoule une colombelle dans les nuits enamourées du printemps. Cette même force peut-être qui fait éclater les fleurs au bout des pédoncules, soulève les deux amants vierges au-dessus de toute crainte et leur premier baiser, rapide et furtif, les traverse, l’un et l’autre, comme un éclair de vie divine.

Des voix d’hommes, rudes et bestiales, quelque part au fond des magasins.

D’un élan bondissant et léger, Lydé sort de l’embrasure. Elle est tout empourprée ; une pointe de lumière scintille dans ses yeux de violette.

— Viens, dit-elle.

Elle précède le jeune homme. Dans son cœur stérilisé d’amazone, elle sent comme une hostie humaine accomplissant son miracle. Cet amour, qui réveille en elle une inconnue frémissante et radieuse, la délivre de sa froide et cruelle virginité de femme-soldat, comme d’une étroite cuirasse. Elle éprouve en même temps une crainte vague et un enthousiasme libérateur. Puis, un long frisson de tout son être la fait se retourner vers le chevalier et le prendre dans un de ces regards de possession qui rendent souveraine la femme et l’homme triomphant.

— Dyonis ! Dyonis ! Dyonis !

Une autre voix, une voix baignée de tendresse, module en douceur cet appel venu du plus profond de la créature. Trois fois aussi, le chevalier répète le nom de Lydé. Alors, ils rient leurs pensées heureuses, nulle parole ne pouvant dépasser ce qu’ils viennent de se dire, d’être à être, durant ces quelques minutes d’absorption.

Pourvu de sa monture, un superbe bai brun luisant, à grande encolure, de l’équipement réglementaire et de ses armes, Dyonis, tout le restant de la journée, eut l’air pimpant et belliqueux d’un jeune cornette qui fait sonner ses éperons pour la première fois. Il cachait ainsi la joie secrète et jaillissante de son cœur, sans se douter que sa présence, ainsi que celle du lieutenant Tamarix faisait passer un frémissement parmi les amazones concentrées à Fons belli. Toute la journée, ces filles ardentes s’entretenaient d’eux, avec une sorte de désir inconscient dans le secret de leur cœur. Le chevalier était trop ébloui par l’image de Lydé, toujours présente en sa contemplation, pour qu’il aperçût les regards qui le sondaient et furetaient le lieutenant Tamarix jusqu’à la racine brûlante de sa sensibilité.

Et il allait rester seul, le beau lieutenant Tamarix, dans ces jardins pleins de femmes, impressionnées par le grand murmure de l’amour ! Ni Lalagé ni lui n’avaient pu obtenir la permission de faire partie des dix de l’expédition[3]. Lydé ne voulait point assumer une responsabilité supplémentaire, le tour de son amie n’étant pas de marcher. Tamarix souriait en songeant aux beaux jours qui s’offraient à lui.

Les repas sont pris, à Fons belli, dans de clairs réfectoires, où les amazones en tuniques légères se font belles comme des fleurs. Ce soir-là, par exception, on a servi le chevalier, le Révérend Père et le lieutenant dans leur pavillon. Repas silencieux presque, en raison des deux départs imminents. Cependant le Père dit :

— De mes conversations avec la Bellatrix dea, résultent pour moi des idées plus précises sur la civilisation singulière de cette île. Rien sur les origines toutefois. Comment cette matrie latine s’est-elle constituée ici, si loin de l’extrême rayonnement atteint par la civilisation antique, cela demeure un mystère inexplicable.

« Quant à la civilisation actuelle de cette surprenante colonie de femmes, je puis la discerner. Dans la cité de Vénus Victrix se trouvent la déesse, les prêtresses, le gouvernement, le collège des savants ; la cité de Vénus Génitrix est occupée par les mères, au nombre de dix mille, et les mâles reproducteurs. Les enfants sont sélectionnés : les filles d’un côté, les hommes de l’autre. Parmi ces derniers sont choisis, dès l’âge de douze ans, les apprentis des divers métiers, les agriculteurs, les futurs artistes, les savants. Chaque catégorie suit un dressage spécial. Au même âge, les jeunes filles sont triées : en futures mères, prêtresses, amazones et filles d’amour. Aucun de ces enfants ne connaît ses parents. Les hommes appartiennent à l’État. Les femmes sont toutes filles de la Vénus régnante. Les amazones habitent la ville militaire dans la capitale, et des postes répartis dans l’île ; les amazones réformées, avec leurs hommes, demeurent dans la cité de la plèbe, ou dans les villages et fermes, aux champs. Les travaux des mines sont accomplis par des hommes ayant subi des peines disciplinaires.

« L’industrie et les travaux d’art étant très développés, il existe une hiérarchie masculine : ingénieurs, chefs d’exploitation, contre-maîtres, tous esclaves et donnés aux femmes selon leur ancien grade. Ainsi, une consula aura des ingénieurs ; une centurionne, des directeurs chefs de groupe, chefs d’usines, etc. ; les décuriones, des contremaîtres ou artisans d’élite ; les simples amazones, des ouvriers ou des paysans. Les mineurs et hommes des bas métiers deviennent le lot des amazones condamnées ou des filles d’amour déchues.

« Ce qui m’a étonné, en observant ce qu’il nous a été donné d’apercevoir, ce sont les divers états du progrès coexistant dans cette île. Ainsi, les amazones sont vêtues et armées comme des légionnaires, et elles ont des éperons, acquisition médiévale. Elles usent du tabac, inconnu dans l’ancien monde avant le xviie siècle. Des plantes ont évidemment été importées ici. Certaines, comme le figuier, l’ollivier des collines, les céréales des hauts-plateaux, proviennent de l’Europe. Enfin, la science, la mécanique, la physique, la chimie sont dans un état d’avancement qui nous laisse béats de surprise, nous les vieux civilisés.

« Comment expliquer cela ?

« Voici.

« Dès le début, la marine des Vénusiennes a dû être particulièrement développée, de façon à garder inviolable tout son horizon. Chaque fois qu’un vaisseau approchait, il était capturé avec tout ce qu’il contenait. Ainsi, dans les temps modernes, les femmes régnantes de l’île ont dû être renseignées, par les livres des prisonniers et autres documents, sur l’état de notre civilisation. Je ne crois pas me tromper en disant que les vaisseaux des amazones doivent encore accomplir des croisières de piraterie au lointain, pour saisir des bâtiments dans toutes les parties du monde. L’état-major de l’île est au courant de notre civilisation européenne et même de l’état des affaires dans chaque pays. Mais tout cela gardé jalousement secret par les savants spécialistes, seuls initiés à la connaissance du monde. Ces hommes extraordinaires se consacrent entièrement à leurs travaux, ayant pour compagnes, en général, les mères retirées de la cité de Vénus Génitrix.

— Comme c’est drôle ! fit le lieutenant, après avoir vidé une coupe du falerne de l’île. Qui diable aurait pu imaginer une société pareille !

— Ce que nous constatons prouve au moins, fit le P. Loumaigne, que l’on peut construire un état social arbitraire, tiré seulement de l’intelligence ou de l’imagination, mais jamais sans violenter l’homme en sa nature et en sa destinée. Pour si merveilleuse, à certains égards, qu’elle soit, c’est une horrible civilisation que celle de l’Île des Femmes. Elle meurtrit, elle brime l’humanité dans l’espèce ; elle viole aussi la volonté éternelle de Dieu. Voyez-vous, l’homme est implanté dans la nature des choses ; il croit en sa destinée comme un arbre qui serait intelligent et qui saurait discerner, dans l’ordre spirituel, les directions divines.

— Et que ferait-on à une amazone qui aurait un enfant ? osa demander Tamarix.

Le P. Loumaigne, tout en pelant une orange, dit froidement :

— Vous le savez, toute amazone qui a perdu sa virginité est brûlée vive !

Tamarix crut avaler de la cendre et Dyonis sentit passer au travers de sa joie une horrible frayeur.

Le Jésuite se leva ; le repas était fini.

— Mes enfants, dit-il, je vous demande la permission, en attendant l’heure du départ, de me retirer dans ma chambre pour prier. Au revoir ; à bientôt. Et vous, chevalier, soyez prudent, ne vous aventurez pas plus qu’il ne faut en cette expédition. Songez à Monsieur votre père, à votre mère, à vos frères…

Ils l’embrassèrent. Dyonis pleurait.

Peu après, lance au poing, bouclier à l’épaule, le chevalier s’achemina vers les écuries, où il n’y avait encore que les gardes et les chevaux sellés et piaffants.

xvi

UNE NUIT


Sur le terrain plat et géométrique du Champ de Mars, se ramasse le bleuté vaporeux du clair de lune finissant. Drapées à dans leurs manteaux vagues, des amazones, ébouriffées de paroles, circulent par groupes.

La décurie de Lydé est rassemblée près de la lisière du bois nocturne, bordant l’un des côtés du terrain. Casquée, bouelier à l’épaule, chaque cavalière tient son cheval par le bridon. Sur trois pattes basses qui sont en réalité des roues, deux à l’avant, assez grandes, une sous la queue, toute petite, un oiseau mécanique, déployant toute l’envergure de ses ailes, reste inerte au milieu du Champ de Mars. Des esclaves mécaniciens s’affairent alentour. Dyonis est là, le lieutenant Tamarix aussi, avec le Père Loumaigne encapuchonné et Lycisca enveloppée de la tête aux pieds. Une amazone, entièrement couverte de fourrures, coiffée d’un casque de cuir et munie de grosses lunettes, serre des mains, parle à voix basse à ses amies de la légion « Aéria », puis, ayant vérifié elle-même certains organes de l’appareil, ordonne d’une voix métallique, décidée :

— Embarquons. C’est l’heure !

Preste, elle escalade aussitôt l’oiseau en passant sous les ailes et s’installe, en avant, dans le corselet de métal. Lycisca la suit avec une agilité de jeune mousse et donne ensuite la main au Père Loumaigne qui, à son tour, hisse, et non sans peine, sa « bonne santé » sur le monstre docile dont il fait gémir la membrure.

Ennuyé de rester inactif dans la capoue de Fons Belli, Tamarix cherche néanmoins, pour se consoler, les yeux noirs de Lalagé. Dyonis, lui, palpite comme un jeune héros devant le merveilleux de son aventure.

Dans l’appareil, les têtes des occupants émergent seules au-dessus des ailes tendues. Des amazones de service font écarter les curieuses. Tout à coup, l’oiseau mécanique vibre, s’anime d’un bourdonnement rapide, puis roule avec une vélocité instantanée. Sans qu’on s’en aperçoive, il a perdu terre, d’abord à peine, puis, avant que l’œil ait achevé de percevoir cette première sensation d’enlèvement, l’oiseau rigide vrombit vers les hauteurs inaccessibles. Les regards se lèvent pour le suivre. Il est loin déjà, pareil à un alcyon dans les flots blancs du clair de nuit lunaire. Le vieux rêve de l’homme : avoir des ailes, est réalisé. Tamarix et Saint-Clinal en restent tout frémissants.

Lorsque le chevalier eut rejoint la décurie de Lydé l’ « avicella », comme disaient les insulaires, n’était plus qu’un point noir dans le lointain laiteux, du côté du volcan, dont la fumée, à cette heure, s’éclairait d’un rouge de forge. Ainsi, l’appareil suivait une direction opposée à celle de Venusia, but de son voyage.

— C’est une ruse ! expliqua Lydé. L’avicella contournera l’île très haut, puis descendra dans l’enceinte de la Cité de Vénus victorieuse, répétant les signaux lumineux de la flotte vénusienne. Bonne chance ! ajouta-t-elle. Un dernier regard donné à l’avion, elle commanda : À cheval ! en sautant elle-même sur sa monture.

La petite troupe galopante gagna aussitôt la forêt, la décuria, svelte et bondissante, en avant. Déonig au premier rang de la colonne par deux. Le chevalier ne détachait point ses regards de la silhouette équestre de Lydé. Mais les amazones, toutes, n’avaient d’yeux que pour lui. Ainsi la décurie dansante frissonnait toute d’amour.

Après deux longues heures de marche dans la fraîcheur odoriférante de la nuit sylvestre, la troupe de Lydé arriva vers la région des grands arbres aux feuillages légers qui bordent le fleuve d’Émeraude. Un campement militaire se dissimulait là, sous le fourré. La ligne des sentinelles bordait le fleuve. Les chevaux furent laissés à cet endroit, le restant de l’expédition devant s’effectuer à pied. La décurie embarqua sur deux canots à aviron. L’ombre des arbres rendait ce passage du fleuve presque obscur. L’atterrissage eut lieu sous une retombée de branches et de lianes, au milieu des feuilles en scie des phormiums. C’était déjà la forêt des Cynocéphales.

Lorsque la décurie eut fait une centaine de pas sous le couvert, Lydé accrocha un manteau au tronc d’un cycas, et ainsi de suite, de cent pas en cent pas, pour jalonner le chemin du retour. Plus loin, les casques furent disposés en tas. Enfin, de l’autre côté d’un ruisseau dont on ne retrouva le gué qu’avec peine, des fleurs coupées aux arbustes firent office des cailloux blancs du petit Poucet.

Glaive en main, la tête serrée dans un bonnet de laine brune, la troupe longea le ruisseau qui devenait un torrent, tant la côte, escarpée de rochers et d’arbres de plus en plus rares, était abrupte. De l’humus feutré, montaient des exhalaisons chaudes et poivrées. Souvent, les pas trébuchaient dans les racines et se prenaient aux pièges des plantes rampantes. Lorsqu’on heurtait un faisceau mouvant de lianes, une pluie légère et ralentie de pétales tombait. Toujours en avant, soucieuse et diligente, Lydé guidait la marche. Parfois, se retournant, elle distinguait, parmi les ombres de ses amazones, la belle silhouette de Dyonis. Alors, de son cœur, comme de la veine d’un rocher, bouillonnait une source limpide, tout irisée d’amour.

Les arbres s’éclaircissent. Une rude montée est gravie. La forêt oblique à dextre, profilant sa lisière sur un plateau de graminées et de buissons. La crête du Satyre se trouve en contrehaut.

Lydé divise sa troupe en trois groupes. Elle au milieu, avec Dyonis et son amazone de liaison. Les autres à droite et à gauche, avec mission de se rabattre de part et d’autre, lorsque la décuria exécuterait son coup de main.

Une fois hors de la lisière, montrant la sinuosité de la crête, Lydé dit à Dyonis, maintenant à côté d’elle :

— C’est là-haut. Écoute ces petits cris d’oiseaux toujours les mêmes, qui se propagent sur une longue ligne. Ils marquent le front des sentinelles vénusiennes. Elles se donnent ainsi le signe de reconnaissance. Maintenant, il faut ramper.

Souple comme une couleuvre, Lydé avança, tellement collée au sol que les hautes herbes la cachaient parfois à la vue du chevalier lui-même. Il rampait cependant avec agilité, pour se tenir aussi près que possible de la bien-aimée. Une fois, leurs mains se touchèrent. Durant une seconde ils restèrent sur place, pour croiser leurs doigts :

— Je t’aime ! murmura Dyonis que l’émoi de l’aventure transportait.

— Dyonis au joli nom ! murmura la petite amazone, en prolongeant le souffle de ses paroles d’une vibration infinie.

Lydé entendait la multitude d’insectes qui crépitaient dans l’herbe ; elle respirait l’odeur fauve de la terre chaude, et pourtant n’écoutait, et ne sentait que la grande joie carillonnée et parfumée de son cœur épris. Elle était soulevée et comme emportée par des vagues de bonheur galopantes. Peut-être n’avait-elle pas encore entièrement vaincu à l’égard du sexe masculin cette répulsion irraisonnée qui lui venait de son éducation première. Mais l’image de Dyonis la possédait délicieusement. Nulle résistance. Aucune appréhension. En elle, les longs et profonds tressaillements de la femme à qui la vie se révèle par l’intercession de l’homme et de l’amour. Ah ! dans un instant, si le combat s’engageait, comme Lydé, déjà si réputée pour sa jeune bravoure, saurait se battre et faire le vide autour du bien-aimé ! Divine sollicitude de l’amante qui rend l’homme plus confiant, plus fort et mieux inspiré dans un monde décevant, presque toujours ennemi !

Attentive néanmoins à son rôle, Lydé venait d’élever la main pour faire signe de s’arrêter. La brise nocturne roulait un flot d’aromes. Des bruissements minuscules égratignaient à peine le silence obscurci. L’amazone du trio s’était serrée contre le chevalier. Dyonis sentit son souffle chaud sur l’une de ses mains, puis comme le frôlement de deux lèvres peureusement hardies. Une houle de volupté semblait incliner les chaumes aromatiques. Et deux yeux phosphorescents de femme cherchaient les prunelles du jeune homme, comme pour les violer. D’un coup de reins, Dyonis se rapprocha de Lydé. Le cou tendu, l’oreille aux aguets, la décuria épiait la ligne sinueuse de la crête, maintenant tout proche.

Un froissement d’herbes. Féline, l’amazone en folie enlaçant brusquement Dyonis, chercha sa bouche en haletant. Ses doigts se recourbaient ainsi que des griffes. De sa gorge sortait un susurrement de sirène. Crispation tragique de trois êtres dans le silence et l’immobilité, tout près de l’ennemi. Un bras nu, glissé impérieusement sous le cou de Dyonis, se fermait et ramenait son visage contre une bouche altérée de désir.

Le chevalier se redressa violemment, soulevant la femme nouée à lui.

D’un bond, le glaive nu, Lydé s’était relevée aussi. Alors la folle amazone se rejeta de côté et roula dans l’herbe.

Aussi prompt en son amour que Lydé dans sa colère, le chevalier saisit la décuria par les poignets et, l’ayant ramenée à genoux près de lui, posa la tête sur son épaule en murmurant :

— Il n’y a qu’une bien-aimée : toi !…

Le pressant sur sa poitrine, Lydé dit amèrement :

— Elles sont toutes comme des possédées autour de toi. Tu es tellement l’image révélatrice de l’amour défendu ! Mais, je la tuerai, Syra, je la tuerai. Que n’a-t-elle déjà ma lame en travers du corps ! Cela avertirait les autres.

Elle voulut s’élancer de nouveau vers l’astucieuse. Le chevalier lui dit fort à propos :

— On va t’entendre, là-haut.

— Oui, tu as raison, marmonna Lydé entre les dents, cela se réglera plus tard.

Et elle se remit à plat ventre, ondulant de tout le corps en avançant. On suivait maintenant une ligne de buissons à l’odeur forte et amère. Dyonis entendait derrière lui le froissement de l’herbe sous le corps de Syra, et cela l’inquiétait. Nouvel arrêt après cette reptation qui dura presque une heure. Pas très loin, on entendit un petit éclat de rire quelques paroles, des pas monotones, un bruit de lance posée sur le sol.

Lydé souleva son glaive.

— Quand je me lèverai, dit-elle à Dyonis, il faudra bondir aussi et rester tout près de moi.

Selon ce qui était convenu, la décurione emboucha un petit sifflet qui fit entendre le picotement du grillon. Des deux groupes, pas loin, la réponse vint.

Encore un rampement, le souffle suspendu.

— Ohé ! qui vive ! cria une voix inquiète.

Lydé bondissait déjà sur ce cri, pour ainsi dire. Dyonis et Syra étaient à ses côtés, avec un souffle aigu sur les dents.

Une javeline siffle, Syra tombe à la renverse, ouvrant les bras et avalant un grand cri de douleur.

— Couvre-toi de ton bouclier ! cria Lydé au chevalier.

À peine achevait-elle ces paroles, que, dans l’emportement de leur course, ils donnaient tous deux dans un filet qu’ils n’avaient pu voir et dont le panneau supérieur s’abattit lourdement au sol. En se débattant ils s’embrouillèrent dans les mailles. Des cordes tirées fermèrent la nasse.

— Mon beau chevalier, fit Lydé, nous sommes pris. Ah ! je n’aurais pas dû t’emmener.

— Que m’importe ! répliqua Dyonis, puisque je suis avec toi !

Un bruit de pas, des heurts de boucliers : une voix inamicale dit au-dessus d’eux :

— Si vous bougez, nos lances vous clouent au sol comme des scorpions.

Tout à côté, on se bat. Tumulte de voix, coups retentissants, et, bientôt, des cris aigus, des imprécations, puis un piétinement qui recule, une course qui s’éloigne, tandis que, dans l’herbe, gémissent des femmes.

Lydé et Dyonis se sont pris par la main. Tout leur être écoute.

— Vous vous rendez ? demanda une voix.

— Il le faut bien ! répondit rageusement Lydé.

— Ta parole.

— Tu l’as.

— Qui es-tu ?

— Decuria Lydé, de la Légion Amarante.

— Bien.

Le filet est retiré. Les deux amants se lèvent entre les lances dardées. On prend leurs épées. Puis, une escorte les conduit dans l’intérieur de la ligne.

Regardant la croix du Sud, Dyonis de Saint-Clinal crut voir sa bonne étoile qui brillait toujours bien que Lydé eût dit en lui serrant les mains avec désespoir :

— Nous allons mourir ensemble.

Presque à la même heure, véritablement grisé par le doux bercement de la navigation aérienne, le Révérend Père Loumaigne et sa compagne Lycisca étaient déposés dans une prairie située aux confins de l’immense parc de Venus Victrix. Presque aussitôt, l’avicella reprenait son vol. La Bellatrix dea avait prévenu le Jésuite qu’une Vénusienne affidée l’accosterait après son atterrissage. À peine sa compagne et lui avaient-ils fait quelques pas sur le gazon humide, qu’une silhouette apparaissait dans le bleu foncé de la nuit. Lycisca alla à sa rencontre. C’était bien la personne attendue.

— Suivez-moi, vite, dit l’ombre, car l’alarme est donnée.

On entendait, en effet, des pas précipités sur une allée éloignée.

D’un bouquet d’arbres à l’autre, le groupe gagna un bosquet et s’enfonça profondément sous le couvert. Il suivit ensuite un petit sentier capricieux. Arrivée près d’un cirque de roches emmantelées de lierre, la Vénusienne poussa la porte d’un petit temple circulaire où brûlaient deux lampes et des cierges :

— Entrez, dit-elle, et demeurez là jusqu’au matin. Quand vous entendrez des pas approcher, prosternez-vous au pied de la Vénus matinale, et ne bougez plus. Lorsque la prêtresse vous questionnera, dites que vous venez auprès de la Déesse, de la part de la Bellatrix dea, pour lui parler de la paix de l’Île. On vous conduira au palais. Ensuite, je vous donnerai d’autres indications. Maintenant, salut, car il est temps que je m’éloigne.

Le Père Loumaigne et Lycisca restaient seuls dans le sanctuaire qui sentait l’encens et la cire fondue. Une fine Vénus de marbre rose les regardait, les joues creusées de fossettes comme par un sourire.

Agenouillé, le Révérend Père pria la Sainte Vierge sans être troublé par cette image païenne.

Lycisca vint à ses côtés.

— Mon Père, dit-elle, apprends-moi à prier comme toi.

Mains jointes, la jeune amazone répéta le Pater et l’Ave Maria, et elle crut voir alors une étoile s’allumer au front de la Vénus impudique.

Puis elle s’endormit comme une enfant, sur le tapis du temple, tandis que le Père Loumaigne, envisageant les événements prochains, assis dans une cathèdre de cyprès, s’assurait qu’il possédait toujours, avec la force de l’esprit, la virile pureté de son âme.

xvii

LA CAGE D’INFAMIE


Après les interrogatoires d’un poste à l’autre, et jusque chez la Consula des grands gardes de l’armée vénusienne, Lydé et son compagnon, fatigués par la curiosité irritante dont ils venaient d’être l’objet, furent embarqués sur un char à deux chevaux et à deux roues, appelé biga, dans l’ancienne Rome. Au lever du soleil, ils arrivaient devant les portes de fer de Venusia, la cité de Vénus.

Les portes de fer donnent accès à l’urbs ministerii, cité des serviteurs ; celles de bronze, à l’urbs militaire. Les portes d’argent s’ouvrent sur la cité des mères. Par les portes d’or, les élus et leurs serviteurs entrent dans l’éden où règne Venus Victrix avec ses prêtresses, ses ministres, son collège de savants.

La decuria de l’escorte fit descendre Lydé et Dyonis de leur biga. Ils devaient traverser à pied le quartier des esclaves, entourés des amazones aux chevaux fumants. Comme ils l’avaient fait depuis leur capture, les deux jeunes gens se tenaient par la main, en signe d’union et d’inséparabilité dans le péril. De la part de Lydé, cette attitude affirmait un acte de courage d’une provocante fierté. De ce qui était forfaiture, crime, infamie pour les Vénusiennes : l’union d’une amazone avec un homme, bien plus avec un démon des pays lointains, la belle décurione faisait son orgueil à la fois tranquille et provoquant. Sous les regards fauves, mystérieux, peut-être troublés par l’attrait magnétique du sacrilège d’amour, Lydé marchait le front altier, les yeux noyés par son âme éblouie. Tout ce qui pouvait subsister encore en elle de farouche à l’égard du sexe mâle venait d’être définitivement éliminé par l’épreuve. L’homme, l’homme d’amour, maintenant, rayonnait en elle, par l’intercession de Dyonis, comme les flèches du soleil dans la nappe d’eau limpide et matinale. État de grâce ardent où se révélait ce miracle inoui : l’amazone prenant conscience de la femme, de la vraie femme, de la femme invincible qu’elle était devenue. C’était cette créature, maintenant, qui tressaillait dans tout son être et qui faisait lever en elle pour l’homme qu’elle aimait, cette douce sollicitude féminine dont la puissance de dévouement est illimitée.

Le souci qui marquait le front de Lydé était unique : sauver Dyonis de la fureur des Vénusiennes. Certes, devant le tribunal des prêtresses, elle serait reconnue vierge, donc innocente de la profanation condamnée. Mais elle affirmerait son amour pour l’étranger, son désir d’être sa compagne unique, la mère de ses enfants. Cette déclaration subversive et anarchique l’enverrait sans doute au bûcher. Mais Dyonis, lui, serait certainement sauvé, comme ses compagnons. Lydé se confiait pour le salut de l’aimé à cet homme de Dieu des pays étrangers, qui avait tant de pouvoirs miraculeux et qui allait approcher la souveraine de l’île.

Le chevalier, lui, ne réalisait point l’idée de leur dangereuse situation. Son insouciance restait radieuse. La main de Lydé palpitait dans la sienne comme un petit oiseau tiède. Son esprit recevait toute la suavité de cette impression. Pour le reste, c’était l’aventure qui continuait, riche en péripéties dont aucune n’obscurcissait l’espoir d’une finale heureuse.

Les prisonniers et leurs gardes suivaient une avenue large sous une double haie de lataniers. De chaque côté, de grands potagers et des jardins de fleuristes, avec leurs maisons basses et longues, sur un même alignement. Des groupes de femmes, enveloppées dans des manteaux bariolés, avec des fichus de couleur sur les cheveux, ouvraient les grilles et regardaient passer les prisonniers. Elles avaient toutes l’allure impérieuse et une grande beauté plastique dans leur stature. Mais l’âge marquait leurs visages bruns et la plupart étaient gagnées par la chair. Dyonis remarqua que ces matrones injuriaient sa compagne à voix basse, tandis qu’elles le regardaient, lui, avec des flammes dans les prunelles. Lydé n’entendait et ne voyait rien. Elle s’obstinait à perdre dans l’aurore dorée les regards venus, semblait-il, du plus profond et du plus clair d’elle-même.

Ils croisèrent un troupeau d’hommes aux nudités couleur de brique, conduits par des gardiennes mûres, armées de fouets courts à longues lanières et de piques semblables aux aiguillons des bouviers. Un caleçon de cuir couvrait ces esclaves crépus, du nombril aux genoux. Ils étaient noueux, larges, trapus. Leur vigueur physique et la brutalité de la physionomie paraissaient une excroissance monstrueuse de la bête humaine. Dyonis observait, pour son cahier de notes, les gros yeux globuleux, les épaules lourdes et puissantes de ces brutes calcinées.

Plebeana ! la vile plèbe, dit Lydé à mi-voix. On conduit ces hommes aux carrières. Ce sont les plus bas esclaves de l’île, avec les mineurs.

La troupe tourna ensuite dans une rue bruyante du tapage des métiers. Cette activité cessa de proche en proche. Les artisans du bois, menuisiers, charrons, tonneliers, se pressaient tous sur le pas des ateliers, attirés par le bruit des chevaux et les exclamations insolites des femmes. Robustes eux aussi, mais affinés, intelligents, ces hommes paraissaient empreints d’une résignation douce, silencieuse, lointaine. Dyonis ne put discerner dans leurs regards à peine curieux, le moindre reflet de ce mépris que leurs femmes témoignaient avec beaucoup d’agitation et de gestes. Pourtant, ces amazones devenues les maîtresses des artisans, au sens où l’on dit du seigneur qu’il est le maître, paraissaient moins méchantes et irascibles que les meneuses d’esclaves et femmes des hommes des cultures. On distribuait à cette heure le pain, les légumes, la viande et autres vivres tirées de grandes voitures couvertes, sans chevaux. Les criailleries, réclamations cessaient au passage des amazones et de leurs prisonniers, accueillis de groupe en groupe par ces épithètes :

Moechus ! Moechina !

Après la traversée d’une place entourée de magasins d’approvisionnement, la troupe traversa l’enclos des artistes, peintres, sculpteurs, orfèvres, bijoutiers, ébénistes d’art et autres artisans d’élite. Les ateliers étaient grands ouverts sur des parterres fleuris. Là aussi des femmes accouraient en soulevant leurs voiles, suivies par les artistes nonchalants, dont plusieurs fumaient de longues pipes de terre blanche. Dyonis remarqua que les femmes de cet endroit étaient plus aristocratiquement élégantes, plus finement belles que celles de la rue des métiers du bois. Les hommes y avaient aussi plus de noblesse dans le visage, spiritualisé par les regards. Les habitants de cet enclos regardaient passer Lydé et Dyonis avec curiosité, certes, mais sans malveillance ni injures. Leurs physionomies paisibles, embellies comme par un don intérieur exprimaient plus d’indulgence et de pitié que de réprobation.

Lydé sourit tristement à l’une des femmes à demi dévoilées, qui lui envoya un baiser discret de la main.

— Mon ancienne turma, dit-elle au chevalier. Elle était bonne et brave et belle. Maintenant, je sais qu’elle est heureuse, qu’elle ne regrette rien. Ses deux hommes sont des peintres de tableaux. Elle les aime bien.

Lydé expliqua alors que les artistes étaient donnés à l’élite des amazones, à raison de deux seulement, tandis que celles de la plèbe recevaient de trois à six hommes, celles des métiers, deux ou trois. Les prêtresses seules avaient le droit de posséder les artistes laurés, c’est-à-dire ceux dont le chef-d’œuvre était admis dans les temples de la Cité de Vénus, ce qui causait parfois de terribles jalousies, quand l’élu appartenait déjà à une ancienne amazone.

Dyonis restait songeur et quelque peu ahuri devant les mœurs bizarres, quasiment inconcevables, qui lui étaient dévoilées. L’amour n’empêchait pas son esprit de travailler, d’ordonner ses remarques ni d’épier avec une impatiente curiosité les secrets de l’Île des Femmes. Aurait-il jamais la réponse à cette question : Comment ces femmes latines ont-elles pu essaimer au fond de l’océan, y établir et maintenir l’étrange matrie ignorée du monde entier ?

— Si tu voyais la cité des mécaniciens, des ajusteurs, et les grands chantiers de l’arsenal maritime, dit Lydé, tu verrais d’une autre manière comment les hommes de l’île sont adroits de leurs mains.

— Toutes vos merveilleuses machines, demanda Dyonis, ce sont des hommes, n’est-ce pas, qui les inventent et les construisent.

— Bien sûr ! répliqua Lydé. Le gouvernement, le commandement, la police et le culte de leur beauté sont les seules occupations des femmes. Tout le travail est le lot des hommes.

— Et les hommes combattent-ils avec vous ?

— Jamais, sauf sur les vaisseaux où ils font marcher les machines. D’ailleurs, nos navires ne combattent que contre ceux des étrangers, parfois très loin, très loin, pour piller leurs cargaisons. Tu as assisté au premier combat naval entre les femmes de l’île…

À ce moment les amazones serrèrent les rangs et leur chef ordonna à Lydé de se taire. On franchissait le pont-levis des remparts intérieurs en briques roses. Ces remparts séparent la cité des amazones de celle du peuple. L’escorte s’arrêta avec ses prisonniers devant le corps de garde occupé par des guerrières bleues. La décuria de l’escorte donna des ordres à voix basse. Lydé et Dyonis furent enchaînés et l’on passa sur leurs épaules une chasuble jaune, sur laquelle devant et derrière étaient écrits en grosses lettres noires : Mœchus, Mœcha.

Lydé était verte, frémissante. Les prunelles bleues dardaient des regards aigus. Elle eut un mouvement de recul lorsqu’une amazone passa une longe à la chaîne qui la réunissait à Dyonis.

L’escorte se remit en marche, l’amazone tenant la laisse en tête, les amants suivant, et la décurie derrière.

Dyonis commençait à s’émouvoir.

La cité martiale était toute en jardins, avec des villas de centuries, alignées derrière des rideaux de feuillage. Seules les amazones de la garde vénusiaque l’occupaient, les autres légionnaires de la garnison se trouvant à l’armée. Mais elles étaient assez nombreuses pour former une double haie, hostile aux captifs.

Malgré la chaîne attachée à leurs poignets, Lydé et Dyonis se donnaient la main. Comme son amie, le jeune Marseillais redressait le front et se rendait invulnérable aux sarcasmes par son air de défi.

Les amants enchaînés et leur garde pénétrèrent enfin, au fond d’une allée d’eucalyptus, dans le Palais de la gouverneuse de la cité militaire. Nouvel interrogatoire où Dyonis, comme dans les précédents, produisit une sensation prolongée par sa beauté si mâle en sa juvénilité, par sa qualité surtout d’homme des pays lointains.

On les laissa ensuite dans un local fermé où un esclave leur donna à manger des oranges, des bananes, des dattes et du pain frais.

Leur frugal repas était à peine fini qu’on les fit sortir. La décurie de l’escorte avait disparu. C’étaient des amazones bleues de la garde qui les entouraient cette fois. Les portes du palais s’ouvrirent. De nouveau enchaînés et affublés de leur chasuble infamante, les deux amants prisonniers durent défiler devant les amazones bruyantes, rassemblées pour jouir du spectacle. Dans le jardin béni, frais de verdure et rutilant de fleurs, le cortège défilait sous les huées. Quand elle se vit engagée dans un chemin tournant qui montait vers le belvédère dominant le magnifique rond-point sculptural du forum militaire, Lydé ne put retenir une sorte de cri angoissé. Dyonis, maintenant très ému, l’interrogea du regard.

— Oh ! oh ! dit seulement Lydé, tournée avec effroi vers la cage de fer qui dominait ce belvédère et où, quelques instants après, Dyonis eut la surprise de se voir enfermé avec sa compagne. Lydé dit alors avec désespoir :

— La cage d’infamie. C’est d’ici que l’on part pour aller au bûcher. Pardonne-moi. Je t’aurai perdu ! ô mon Dyonis au doux nom ! Front penché, elle pleura sur les mains du jeune homme.

La porte verrouillée et deux sentinelles placées, l’une fixe, devant l’entrée, l’autre circulant autour de la cage, l’escorte se retira.

En foule, les amazones bleues de la garde circulaient autour des barreaux, les unes insolentes, d’autres silencieuses et crispées.

Bientôt, presque toutes chantèrent en chœur la chanson de Néera :

     Aricia, l’amazone
   Avec un homme amoureux
       S’abandonne,
         Au feu !
         Au feu !
   Et que Vénus lui pardonne !

Épuisés de fatigue, les captifs s’assirent sur la paille de la cage et Lydé, posant sa tête sur une épaule du Marseillais, s’endormit fiévreusement. Les yeux fermés, Dyonis écoutait les battements de son cœur.

Alors, les chants, les lazzis s’interrompirent.

Silencieuses, les amazones bleues regardaient la beauté du couple et respectaient son sommeil.

xviii

VENUS VICTRIX


Ce fut par un sifflotant et roucoulant charivari de volière que la douce Lycisca et le Père Loumaigne se trouvèrent réveillés dans le temple de la Vénus matinale.

Le Père profès sortit le premier, afin de ne pas gêner la jeune amazone qui avait, sans doute, quelques soins à donner à sa beauté, comme toute femme à son lever.

Matin bleu dans les trous des feuillages et tamisé de vert par les hauts bambous noirs, les eucalyptus gigantesques et les palmes étalées. L’odeur végétale était mouillée de rosée. Des gouttelettes irisées tombaient sur les mousses. À la cime des arbres, les oiseaux enivrés chantaient dans le soleil levant. Tête nue, le Père Loumaigne respirait largement. Il ne s’abandonna pas longtemps au monde extérieur, si frais, si renaissant et nouveau autour de lui, bien qu’il fût passionnément sensible à sa poésie. Bientôt, rafraîchi d’air limpide, il rentrait ses regards éblouis. Les mains jointes sur sa bonne santé et tournant inconsciemment autour des roches ornementées de lierre, toute son âme se recueillait. Pieuses matines d’un chrétien viril : l’élan de sa ferveur attirait en sa prière toute la force d’âme de cet homme religieux et militant. Sans penser à son dessein, sans exciter sa volonté, il sentait sa décision à l’action prochaine, comme un état de grâce. Il pouvait passer immédiatement de ce moment d’attente et de recueillement à la réalisation de ses devoirs. Il était prêt avec une sereine et puissante énergie.

Lycisca sortit, coiffée, son grand manteau sur un bras.

— Avez-vous bien dormi, mon enfant ? demanda le Révérend Père.

— Comme les anges dont vous me parliez hier soir.

La jeune amazone donnait au Jésuite un long regard ingénu et confiant.

Le P. Loumaigne rendait à ce regard, sans ciller ni biaiser, le rayonnement du sien, qui retournait vers son âme, aussi pur qu’il en était parti. Et ce regard, dans lequel il y avait tant d’amour, d’amour sans concupiscence, fit souffrir furtivement la femme en Lycisca, sans qu’elle sût pourquoi.

— Vous êtes sûre, demanda encore le Père, bien sûre, que je ne vous aurai point exposée à quelque cruelle épreuve en vous laissant m’accompagner ?

— Qu’importe, puisque je suis avec vous !

Riant avec franchise, le Père répliqua :

— Avec moi qui vous ai tant rudoyée. Vous auriez pu me haïr…

Pour toute réponse, Lycisca laissa fuir un regard de reproche. Puis elle dit doucement :

— J’ai aimé votre force, ensuite l’ineffable protection de votre bonté…

— Et moi, repartit vivement le Père, j’aime bien davantage encore en vous, mon enfant, l’oubli de l’injure et l’amitié de votre cœur, de votre cœur chrétien sans le savoir, puisqu’il rend le bien pour le mal, ainsi que nous a commandé de faire le fils de Dieu et le fils de l’Homme, notre divin maître Jésus-Christ. Pourtant, je suis soucieux. Mon cœur resterait inconsolable si votre dévouement, que j’ai accepté, devenait un sacrifice.

— Ne craignez rien, répondit allègrement l’amazone. Je vous le répète, notre sauvegarde est entièrement assurée dans le cercle de Venus Victrix, pourvu que nous ne commettions aucun sacrilège, que nous honorions la déesse, ne profanions pas ses images, et obéissions pour le reste à l’ordre établi par les prêtresses.

— Parfait, répondit le Révérend. Mais qu’allons nous faire maintenant ?

— Attendre, comme nous l’a prescrit l’amazone hier soir.

Lycisca écoutait, les yeux à demi fermés.

— Pas longtemps, reprit-elle… des pas approchent, par là…

Lycisca se drapa dans son manteau. Secouant les épaules et prenant bien son aplomb, le Père Loumaigne se tint immobile, la gerbe fine et annelée de sa barbe tombant d’un jet sur sa large poitrine. Lycisca admirait ce noble visage, rosé de sang, si vigoureusement jeune, en sa maturité, avec son front ferme et uni, son nez court, ses yeux fauves, couverts de sourcils épais, et sa bouche saine, rendue si belle par un constant sourire spirituel. Lycisca tressaillait, en sa contemplation naïve, d’un amour craintif, mystique, sillonné d’émois et d’inquiétudes.

Les pas dans le sentier devenaient distincts. Deux hommes parlaient fort. Lycisca vit que la barbe du Père frémissait et que ses lèvres remuaient sans prononcer les paroles qu’elles formulaient. Elle-même, d’ailleurs, devint fort surprise, car les mots des arrivants qu’elle saisissait lui étaient inconnus.

— Quelle est cette langue ? interrogea-t-elle. Je ne comprends rien.

— Le provençal ! La langue de mon pays !… s’écria le Père Loumaigne avec enthousiasme. Sans tarder ils s’élança dans la direction d’où provenaient les voix.

Peu après, Lycisca, demeurée près des roches, vit apparaître deux hommes enveloppés dans des himations de laine brune : l’un grand, maigre de figure, avec des lunettes d’or ; l’autre courtaud, trapu et qui fumait la pipe. Ces inconnus et le Père coururent l’un vers l’autre, les bras tendus pour une étreinte qui se produisit dès qu’ils se furent rejoints.

Le Père Loumaigne venait de retrouver maître Onésime Pintarède et le capitaine Le Buric.

Reculant un peu, en râclant des sandales, ses deux bras toujours tendus, le Père profès s’écria jovialement :

— Ma parole, vous avez l’air, l’un et l’autre, de moines fainéants ! Êtes-vous gras, florissants, reposés !…

— Oui, fit Le Buric en cognant le fourneau de sa pipe sur l’ongle de son pouce, oui, ce naufrage de malheur nous a assez bien réussi.

— Quelle allégresse ! mon cher collègue, intervint Onésime Pintarède, lorsque nous avons su hier soir que vous étiez sauvé aussi, avec notre chevalier et ce brave lieutenant de Tamarix ! Sacrédié ! votre surprise doit être grande. Vous ne vous attendiez certainement pas à nous voir débusquer soudain de ce sentier.

— Je savais depuis quelques jours que les Vénusiennes vous avaient recueillis, répliqua le Révérend. Le chevalier et moi en avons éprouvé un soulagement indicible.

En quelques mots, le capitaine Le Buric narra comment le naturaliste et lui, accrochés à un coffre de l’étrave, avaient flotté jusqu’à la côte où une patrouille de cavalières les fit prisonniers.

— Nous nous croyions perdus, d’après ce qu’avait dit la jeune personne venue à notre bord en pleine bataille. Il n’en a rien été. Après une nuitée verrouillée dans un corps de garde, on nous conduisit dans ce paradis terrestre où, depuis, nous nous trouvons si fournis de tout, si librement paresseux, qu’il n’est pas, en Turquie, de pachas plus heureux que nous le sommes, sauf pour les femmes, bien entendu, puisqu’il est défendu d’y toucher ici. Mais cela ne me prive pas, mon Père. Je n’en dirai pas autant, ajouta-t-il en gloussant de rire, de maître Pintarède. Mais passons à une autre chanson.

Le savant cessa de pointer vers le nez le bout frétillant de sa langue.

— Demandez-lui plutôt, dit-il en désignant Le Buric, demandez-lui s’il croit toujours au diable ?

— Non, certes, répliqua le capitaine. Celui qui m’aurait dit, au surplus, que je pourrais atterrir avec plaisir et contentement dans une terre gouvernée par des femmes, m’aurait fait sauter d’indignation comme un baril de poudre. Et pourtant, il est vrai que je me plais sur ces bords ! Il faut dire que les choses y sont ainsi arrangées, qu’un homme insociable comme je le suis, y trouve soulas et paix. Pensez donc, Père Loumaigne, les femmes y sont défendues ! Elles ne vous parlent qu’à distance respectueuse. Alors, moi qui n’ai rien à leur demander, rien à leur dire, je suis parfaitement tranquille. En aucun lieu de la terre, je me trouverai moins gêné qu’ici par l’engeance féminine.

— Le capitaine exagère, fit Onésime Pintarède. Il y a partout des arrangements avec le ciel, même dans cette île vénusienne où les femmes non amazones ou prêtresses sont de bonne grâce, ou, en tout cas, de charmante compagnie.

— Vieux païen ! vieux paillard ! s’écria le Père en riant, tant il était ravi d’avoir retrouvé ses compagnons.

Un chant, une mélopée lente, de récitations, interrompit le colloque des Marseillais.

Lycisca courut vers le Père.

— La théorie des vierges vient déposer ses offrandes fleuries aux pieds de la Vénus matinale.

Maître Onésime Pintarède dit alors rapidement :

— Hier soir, une amazone nous a prévenus secrètement de votre présence ici. La prêtresse conduisant ce matin la procession des vierges est l’une de celles qui règnent sur la section du Collège des savants dont je fais partie, la section des nations étrangères. C’est une chance pour vous. Elle parle le français. Chaque jour, je tiens conversation avec elle dans notre langue. Elle a maintenant un bon accent.

— Et l’açent de Marseille, té, mon bon ! goguenarda Le Buric.

— Quand la procession passera, reprit le naturaliste, il faudra tous nous mettre à genoux, et vous l’anigousse, ajouta-t-il en regardant le capitaine avec un amical courroux, vous aurez soin de rentrer votre affreuse pipe.

— Il faut que le front touche presque à terre, indiqua Lycisca.

— Bien ! répondit le Père, et ensuite…

— Ensuite, reprit maître Pintarède, il est à supposer que la prêtresse me questionnera. Je répondrai par un léger petit mensonge.

— C’est-à-dire ? demanda froidement le Père.

— Que nous vous ayons rencontrés par hasard, vous et votre amazone. Ensuite et afin que je ne m’embrouille pas trop dans mes explications, il faudra vous hâter de prendre la parole pour dire l’objet de votre mission ici. Je parlerai français ; faites comme moi. La prêtresse sera ravie. Ouf ! chut, voici les premières robes blanches.

Lycisca était était déjà prosternée. Le Buric croula sur les genoux en homme habitué, Pintarède ploya rapidement ses jambes échassières. Seul, calme et grave, le Père Loumaigne tira un chapelet de sa soutane. Agenouillé à son tour à côté de Lycisca, il reprit l’oraison interrompue.

Les vierges, des jeunes filles de seize à dix-huit ans, arrivaient par deux sous leurs voiles innocents, si belles de jeunesse candide et de céleste beauté humaine, que le Jésuite lui-même en ressentit comme un transport d’admiration. Elles tenaient sur la poitrine, soit un thyrse, soit une gerbe de fleurs blanches ou pâlement roses. Aucune ne détourna ses regards vers les hommes prosternés dans le lierre, à quelques pas du sentier. Mais en passant près d’eux, leur chant eut une vibration plus sensible, comme un redoublement de mystérieuse ferveur. Les Marseillais entendaient le frôlement des voiles, le rythme des pas sur le sentier, et des effluves délicatement parfumées rendaient virginale leur respiration.

Lorsque toute la théorie des vierges fut dans le temple, une jeune vestale courut vers les Marseillais. S’adressant au naturaliste, elle dit :

— Homme, la prêtresse vous attend sur le seuil du temple.

— Mon Père, suivez-moi, fit Onésime Pintarède en relevant sa longue taille mécanique.

Une femme vénérable, aux cheveux blancs, attendait sur les degrés du temple.

Les deux Marseillais s’inclinérent profondément.

— Quel est cet homme ? demanda la prêtresse en montrant le Père Loumaigne.

Pintarède bredouilla son commencement d’explication. Le Père Loumaigne le relaya sans tarder.

— Je mets, dit-il, mon humble respect aux pieds de Votre Seigneurie altissime. Je suis un homme des pays lointains, naufragé en même temps que vos hôtes et recueilli par les Vénusiennes de l’autre camp.

— Comment êtes-vous entré ici ?

— En avicella.

— Pourquoi ?

— Pour la paix de l’île et pour l’amour de Dieu.

— Vous êtes prêtre, dans votre pays ?

— Oui, ma sœur, de la sainte Église du Christ.

— Régulier ou séculier ?

— Séculier, de la Compagnie de Jésus.

— Un Jésuite ?

— Oui, ma sœur.

— J’ai lu les œuvres de votre Ignace de Loyola.

— Grâces en soient rendues à Votre Seigneurie.

La prêtresse descendit quelques marches, hiératique, lente, avec un sourire de bonté.

— Le sentiment du divin seul nous unit, dit-elle.

— C’est le chemin assuré qui mène à Dieu.

— Et qu’entendez-vous faire ici ?

— Me jeter aux pieds de votre Souveraine, lui faire une communication de la part de la Bellatrix dea, la supplier surtout de ne pas faire couler le sang, de ne plus diviser les hommes et les femmes, de laisser les familles s’établir, toute femme être épouse saintement et mère…

— Et nous convertir au Christianisme…

— Si Dieu le veut, ma sœur.

La prêtresse parut songeuse, impénétrablement méditative. Le père Loumaigne, lui, égrenait paisiblement son chapelet, les yeux baissés.

La prêtresse reprit la parole doucement, mais en s’adressant cette fois à maître Onésime Pintarède :

— Gardez le religieux ici ; je vais rendre compte à la grande prétresse qui prendra les ordres de la Déesse. On viendra vous dire ce qu’il conviendra de faire ensuite.

Puis, au Père Loumaigne :

— N’irritez pas l’abeille ; apportez-lui du miel ; ne dérobez point le sien.

Et elle entra dans le temple plein d’hymnes et de piété.

Une heure après, le doyen du Collège des savants, section des pays étrangers, vint prendre les Marseillais.

Tandis que Lycisca était dirigée librement sur le quartier des amazones de la Légion sacrée, celle qui assurait la garde et la sécurité de la Cité de Vénus, le Père Loumaigne, suivant ses compagnons de La Centauresse qui jubilaient, arrivait au Collège des savants, où son logement était assuré à côté de ceux occupés par ses amis.

Le Collège des savants comprenait plusieurs vastes établissements dans un parc immense, ceint de grilles de toute part. Là se trouvaient des amphithéâtres, des laboratoires, des bibliothèques, un observatoire astronomique, des collections, des champs d’expériences, et si opulents, si riches, si merveilleusement outillés, que le savant Onésime Pintarède se trouvait comme un petit écolier devant une organisation scientifique dépassant le rêve même de toute imagination européenne.

En attendant d’être appelé devant la Déesse, le Père Loumaigne, véritable brasier de curiosité, questionnait insatiablement les savants auxquels il venait d’être présenté sur l’avancement de la science si prodigieux dans l’île. À une de ses interrogations, le recteur de la section des pays étrangers répondit en souriant :

— Dans les nations du vieux monde, la politique, l’ambition, la guerre, la famille, l’amour et toutes autres complications de l’existence, que vous connaissez mieux que moi et dont nous sommes, ici, tout à fait exempts, retardent vos conquêtes sur le monde. Dans l’Insula femina, nous sommes libres sans rivalité, sinon sans émulation ; nous n’avons à nous préoccuper d’aucun des besoins matériels de l’existence. Nos cerveaux se trouvent désencombrés de l’inutile ; les intelligences donnent à pleine force, individuellement et collectivement. Dans l’Île, personne n’est l’inventeur de rien, nous le sommes tous de tout. S’il arrive que l’un de nous fasse une découverte sensationnelle, celui-là demeure modeste, car sa découverte résulte presque toujours des travaux préparatoires de son collège, lequel la complétera, l’amplifiera aussitôt. La Science des Grecs, des Alexandrins, des Égyptiens fut notre point de départ. Par la suite, des incursions de notre marine sur divers points du globe nous ont permis de nous mettre au courant de la marche de la civilisation en Europe, dont toutes les langues sont étudiées ici, et enseignées à certains spécialistes. Nous avons ainsi profité de vous, mais en vous dépassant à tel point que les travaux que vous tentez, en ce moment, en physique, en chimie, en physiologie, correspondent à l’état dans lequel se trouvaient nos connaissances il y a cinq ou six siècles.

— Je comprends, fit le Père Loumaigne, je comprends, le progrès n’avance dans nos pays qu’à travers un maquis inextricable de circonstances contraires ou difficiles.

— Ensuite, reprit le recteur, chez nous, la morale, l’état des mœurs sont fixes ; seule évolue la connaissance. Je crois que le contraire se produit chez vous. L’instabilité spirituelle, morale et matérielle de vos civilisations se manifeste au détriment des conquêtes positives de l’esprit. Si vous aviez réalisé nos progrès d’ailleurs, vous en seriez les esclaves, j’allais dire les victimes !…

— Hélas ! soupira le Père Jésuite en levant les bras au ciel, hélas ! l’esprit du mal est terrible dans ce monde où Dieu cependant a révélé sa parole et sa volonté. Mais dites-moi, de quel prix ne payez-vous pas vos magnifiques acquisitions scientifiques ! Votre société me paraît régie contre les lois de la nature, contre les tendances sociales, et certainement pas selon la volonté divine.

Le recteur répondit avec force :

— Toute société est un abri, un refuge contre la nature monstrueuse, hostile à l’homme, marâtre pour l’espèce. Il n’est pas nécessaire d’obéir aveuglément à ses lois. La destinée humaine n’est supérieure, surbestiale, qu’autant qu’elle s’affranchit de la nécessité. Un état social digne de l’homme doit être une création de son intelligence, ou de sa raison, comme vous dites. Quant à la volonté divine, permettez-moi de vous dire qu’elle n’oriente que les âmes. Les corps lui sont indifférents. Hélas ! la planète n’est que le cimetière de la vie physique. Vous qui appartenez à l’un des ordres religieux des pays lointains, n’avez-vous pas discipliné votre existence selon des règles qui n’ont rien à voir, semble-t-il, avec l’empirisme naturel ?

Pour l’instant, le Père Loumaigne préférait se renseigner plutôt que de mener à fond le débat ouvert par le savant vénusien. Passant outre à ce qui venait d’être dit, il voulut poursuivre son enquête.

— Mais enfin, questionna-t-il encore, ce culte de Vénus ?

— Ne vous y trompez pas, coupa le recteur, il ne s’agit pas du culte aphrodisien de la déesse antique. Nous n’adorons ici que la mère, la gouvernante des hommes en sa divine beauté ! Un tel culte, vous le savez, plonge ses racines dans la plus reculée des traditions humaines.

Ce colloque avait lieu dans une vaste loggia de bignones. Le capitaine Le Buric, front fermé, regardait les volutes bleues de sa pipe ; maître Onésime intarède, absolument conquis à la civilisation de l’Insula femina, sortait de plaisir sa langue rose et approuvait le recteur avec des hochements de tête satisfaits.

Tête nue, ses larges pieds bien appuyés au sol, le Père Loumaigne se pénétrait surtout de ce qu’il entendait dire, ne manifestant ni surprise, ni contrariété. C’est d’un ton bonhomme qu’il dit :

— Il me semble que vous aussi n’êtes pas à l’abri des mouvements indisciplinés de la nature humaine. Votre île est en pleine révolution.

— C’est à mon tour, reprit le recteur, de dire : Hélas ! Toutefois, loin de favoriser les revendications des Masculines, ou même de traiter avec elles, nous les combattons énergiquement. Je voudrais, à ce sujet, m’expliquer au moyen d’une comparaison. On ente les arbres chez vous, n’est-ce pas ?…

— Parfaitement.

— Et souvent le plan sauvage pousse des surgeons qui étoufferaient et détruiraient l’espèce cultivée qu’il porte.

Le Père approuva d’un signe de tête, Alors, le savant vénusien reprit :

— La révolte des Masculines est la poussée de ces surgeons sauvages. Et comme un bon jardinier coupe impitoyablement ces rejets, nous élaguons toutes les reviviscences adventives de la nature primitive. La civilisation, ne l’oubliez pas, c’est le règne de l’artificiel, du voulu.

— Fort bien, répliqua le Père Jésuite. Toutefois l’homme n’est pas une plante. On peut réduire ses manifestations extérieures. Elles se reproduisent néanmoins avec plus de force en son âme.

Puis, après un silence et avec une éloquence contenue :

— La vie humaine n’est qu’un passage : heureux ceux qui le traversent en marchant vers le Dieu qui les appelle, sans se perdre dans les labyrinthes de l’intelligence, sans s’envaser dans les voluptés de la chair !

— Amen ! soupira maître Onésime Pintarède qui venait de réussir à donner un petit coup de langue au bout de son long nez.

Une messagère vint informer le Père que la déesse l’attendait.

Le recteur recommanda alors à l’étranger d’être prudent et retenu dans ses paroles, de bien se persuader aussi par avance qu’il allait se trouver en présence d’une créature rendue surhumaine par la vénération du peuple vénusien et par sa sublime prédestination.

Le Père Jésuite remercia le savantissime d’un sourire condescendant et suivit la messagère avec son calme habituel.

Il cheminait posément sur un sable fin, déjà arrosé par les esclaves, dans un paysage velouté de gazons humides, diversifié par les feuillages d’arbres et arbustes aristocratiques. Une véritable folie multicolore de fleurs épanouies à profusion dans les corbeilles, autour des habitations éparses et des monuments de marbre, d’un galbe léger, féminin. Des statues polychromes de déesses escortaient l’allée suivie par le Révérend Père, que tant de beauté voluptueuse et raffinée sursaturait de couleurs, d’aromes et de formes.

Il venait de franchir avec son guide une grille aux battants de cuivre. C’était maintenant un spacieux dallage rose, quadrillé de plates-bandes ornées d’arbres rendus nains, grêles, à la manière japonaise, et couvertes, au ras du terreau, de curieuses plantes grasses qui ressemblaient à des faïences. Sur le fond de cet hémicycle, apparaissait dans sa pleine gloire architecturale, le palais de Vénus Victrix. D’abord, un immense péristyle circulaire à colonnes blanches, donnant accès à une seconde cour, dont le palais à tourelles gracieuses et façades sculptées achevait l’ovale. En recul, très haut par rapport aux toits étagés, ce qui indiquait, par l’harmonie des proportions, l’immensité de l’édifice, s’érigeait le dôme surmonté lui-même de la colonne portant la statue de Vénus victorieuse, avec son homme de bronze écrasé sous ses pieds.

Il fallut traverser la salle des gardes où les grandes amazones dorées, lance au poing, exerçaient leur vigilance. Le Père, ébloui et fuyant ces visions, se trouva ensuite dans un jardin intérieur, rappelant l’admirable Généralife de Grenade. Ce patio et un second corps de garde traversé, la Vénusienne fit monter au Père sept marches lamellées d’argent. Là commençaient les appartements privés de la déesse. Le Révérend Père se trouva quelque peu effaré dans une immense antichambre à colonnettes d’émaux, entre lesquelles se tenaient droites de merveilleuses jeunes femmes, toutes nues sous leurs voiles transparents. Dans son ensemble, et par ses verrières cloisonnées, ce décor inimaginable de mosaïques, de meubles opulents, d’objets d’art, de tapis, de tentures et de coussins donnait une sourde et profuse symphonie en bleu. Le Père Loumaigne crut respirer une haleine de perdition dans les délices parfumées de cette serre féminine.

La messagère s’était effacée. Une grande femme solennelle, aux mains lourdes de pierreries, s’approcha du Jésuite.

— L’étranger ? dit-elle.

Le Père s’inclina.

— Vous parlez le vénusien, paraît-il ?

— Suffisamment.

— Bien, suivez-moi.

Cette Vénusienne, impériale par son costume comme par l’altière et sombre beauté du profil, ouvrit la porte d’un cabinet carré, entouré de banquettes. Déjà si ébloui par tant de magnificence, le maître de Dyonis crut entrer dans un écrin, comme un objet précieux. Lorsqu’il se fut assis, la Vénusienne, d’un haut rang sans doute, pressa sur un bouton. À la grande surprise du religieux, en train de songer aux splendeurs fabuleuses de Babylone, un lustre s’alluma au plafond tandis que le cabinet s’élevait tout seul, d’un mouvement continu, vers les hauteurs de l’édifice. Après quelques minutes d’ascension, un arrêt se produisit. Le Père et sa conductrice, sortis du cabinet, se trouvèrent sur une vaste terrasse à balustres, entourant le dôme, un véritable palais octogonal, à trois étages sous la coupole. Des colosses nègres, demi-nus, montaient la garde par deux, devant chaque issue, avec une massue de bronze dans leur poing noir.

La Vénusienne dit alors au Père :

— Vous verrez la Grande-Prêtresse d’abord. C’est elle qui vous conduira ensuite auprès de la Divine.

Avant de franchir la porte d’airain qui venait de s’ouvrir, le Jésuite émerveillé jeta un regard sur le panorama aperçu de cette hauteur. Toute Vénusia, sa houle de jardins et d’édifices, descendait jusqu’à l’Atlantique illuminé de soleil. Il songea alors à sa première vision de l’île-femme à bord de La Centauresse, et à son cher Dyonis. Que devenait-il, son élève ? Ne lui était-il point arrivé malheur au cours de cette expédition qu’il avait désapprouvée ? Il était loin de soupçonner, l’excellent précepteur, que son Éliacin se trouvait prisonnier, à cette heure, des farouches Vénusiennes.

Lorsqu’ils eurent franchi encore trois boudoirs avec des coussins et des divans chargés de femmes aux yeux phosphorescents dans l’ombre, le Père se trouva devant la Grande-Prêtresse, bariolée de costume, extraordinairement fardée et cependant sacerdotale d’attitude et de gestes. Elle fit un signe, et la conductrice du Père s’éclipsa.

La Grande-Prêtresse considéra un instant le Jésuite, incliné sans dire un mot. Puis, d’une voix de contralto, en un français prononcé presque à l’italienne, mais fort correct et élégant :

— Avez-vous, Monsieur, de bonnes nouvelles de Sa Majesté, le roi Louis seizième ? demanda-t-elle.

Le Père sursauta. La Vénusienne alors sourit avec satisfaction et continua :

— Et Sa Sainteté, le Pape Urbain VIII ?… L’Église catholique et romaine me paraît bien malade.

Le P. Loumaigne répliqua :

— Que Votre Seigneurie se rassure. Dieu ne laissera pas périr son Église, quelles que soient les funestes erreurs du siècle.

— De loin, reprit la Grande-Prêtresse, j’aime bien votre pays, votre pays dont le plus grand homme fut et restera certainement une femme que vous honorez bien peu, après l’avoir brûlée : Jeanne d’Arc, la bonne Lorraine.

Le Père était vraiment interloqué. Alors, la Grande-Prêtresse, amusée par l’ébahissement du Jésuite, reprit :

— Ainsi, vous venez auprès de nous de la part des Mascouliné ?

— Oui, et pour l’amour des habitants de toute cette île.

— Êtes-vous porteur d’une mission écrite ?

— Non, ou tout au moins, ce que j’ai à dire n’est écrit qu’en mon cœur.

— La Déesse consent à vous voir. Ce sera la première fois qu’un étranger pénétrera ici. Je pense n’avoir aucune recommandation à faire à un homme tel que vous. Puissiez-vous favoriser la paix de l’île. Il est très douloureux de voir couler le sang de ses brebis.

— J’y tâcherai de toute mon âme, reprit le Père.

— Suivez-moi. Je vais vous introduire.

Encore une enfilade de salons. La Grande-Prêtresse souleva une tenture et laissa le P. Loumaigne seul dans une grande pièce lumineuse où des amazones encore montaient la garde dans une immobilité hiératique.

Une jeune canéphore en tunique de lin hyacinthe, ses belles tresses blondes tombant sur les épaules, vint prendre le Révérend.

L’instant décisif approchait. Le Père Jésuite n’était pas ému. Entièrement repris par la vigoureuse simplicité de son âme, il ne pensait plus qu’à sa mission, sentant déjà s’affirmer en lui toute la force d’une indomptable volonté. Ayant passé entre deux lourdes tentures qui venaient de s’ouvrir, il fut frappé soudain d’éblouissement, comme un diamant illuminé de soleil.

Il était au seuil de l’oratoire de la Vénus victorieuse. La déesse attendait, assise sur un trône, en haut de gradins couverts de tapis fabuleusement historiés. D’un premier regard, le Père aperçut la majesté inaccessible de la souveraine, la Grande-Prêtresse à ses pieds, et, couchées au bas des gradins, des femmes noires, jeunes, sculptées dans du bronze humain, et qui, félines, jouaient avec de petits serpents ocellés. La Vénus lumineuse de beauté, ces aphrodites de la nuit, les mosaïques du pavé, les vitraux bleus et rouges bordurés de platine, les caissons du plafond où était peinte une mythologie inconnue, tout cela était dans le regard du Jésuite comme l’encens léger et pur des cassolettes dans sa respiration. Instantanément, avant qu’il eût commencé sa génuflexion, le Père saisit une image plus précise de la déesse, de sa beauté d’impéria, cruelle à force d’être excessive et dominatrice jusque dans les artères et les veines de celui qui en affrontait l’étrange fascination.

C’est d’une voix tremblante, incroyablement émue, que le Père dit, presque en même temps qu’il captait ces visions extraordinaires :

— Je mets aux pieds de Votre Majesté l’humble respect d’un homme des pays lointains.

La Déesse ouvrit lentement ses lèvres carminées :

— Relevez-vous, dit-elle, d’une voix dorée et chantante.

Le Père obéit. Son franc regard osa se porter sur la face de sa divine interlocutrice. Oh ! ce front pur éclairé d’un jour égal, l’arc des sourcils, ce nez droit, ces yeux, ces yeux profonds, intenses, ces prunelles de l’Aphrodite glaucopis dont le pauvre Jésuite sentait le rayonnement traverser toute son humanité sensible. Avant toute autre parole, il se trouvait subjugué par cette présence, dont le prestige, autant que la beauté, semblaient surhumaniser la femme.

— On m’a rendu compte, reprit la Déesse, de l’objet de votre mission. Je sais comment vous êtes entré dans la Cité sainte. Le caractère de votre personnalité m’a été révélé. Je vous reçois, mais sachez que ce n’est pas en qualité d’envoyé de la Bellatrix révoltée, sacrilège, criminelle ; vous êtes ici, devant moi, un délégué du dieu des Hommes. Parlez.

Le Père Loumaigne redressa sa haute taille, et, tout enveloppé de la noblesse de son caractère, essayant de ressaisir la gouverne de son esprit, il répondit :

— Je supplie Votre Majesté de ne juger la témérité de ma démarche que d’après les humbles et fervents sentiments d’humanité qui m’ont amené à ses pieds. J’ai sollicité avec insistance, de celle que vous appelez la Bellatrix rebelle, la mission que je remplis ici pour l’amour de Dieu et de sa créature. La pacification du terrible conflit est mon seul but.

À ce moment, une femme entra, tenant un papier dans la main. Elle gravit les marches du trône, se prosterna et tendit son pli en se relevant.

Le Père Loumaigne vit les sourcils de la Déesse se froncer en lisant. Elle immobilisa une seconde son regard. Puis, rendant le papier, elle dit à voix basse, mais distincte :

— Qu’on les mette dans la cage d’infamie. Procédure ordinaire et rapide pour l’amazone.

La femme agenouillée, qui était un ministre de l’île, se releva et sortit en regardant le Jésuite d’un air dur.

Le Père tressaillit sans le laisser paraître en écoutant l’ordre qui venait d’être donné. Ne s’agissait-il point de l’imprudent Dyonis et de sa jeune compagne ? L’ombre d’un pressentiment donna du malaise au précepteur.

La Déesse, le reprenant sous l’emprise de son regard souverain, dit alors :

— Donnez-nous le message du Dieu des hommes.

Le bras tendu et sa belle tête érigée, le Père, ainsi provoqué, s’écria avec sa mâle éloquence :

— Le dieu des hommes et de toute l’humanité, l’unique dieu de l’univers, celui qui commande aux rois et aux peuples, a fait ce commandement à l’origine des temps :

« L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une même chair. »

— Moi, fit la Déesse sans sourciller, je vais vous dire le commandement de la Grande Vénus ouranienne, dont je suis la fille parmi les humains :

« Vénus, qui règne aux cieux et sur terre, à créé la femme à son image et tiré l’homme de la bête pour la servir de sa force brute et de ses instincts intelligents.

« La femme sera l’abeille et la reine de la cité sous le règne de ma Fille unique. Ma fille possèdera les hommes, les enfants, les troupeaux et les champs, car en elle seule réside le signe de toute souveraineté et domination.

« Les vierges guerrières garderont la cité et maintiendront dans les sillons, autour de l’enclume et au cœur du gynécée les hommes sauvages, par les femmes domestiqués.

« La femme enfantera par l’homme, pour qu’elle soit mère et souveraine de toute l’humanité.

« Ma fille sera toujours appelée Vénus victorieuse, parmi les races qu’elle soumettra à ses lois, afin que règne à jamais sur le monde la femme, seule touchée de la grâce surhumaine et de la beauté divine.

« L’homme restera fils de la terre où vivent les serpents, les chiens et les lions ; et la femme, fille des cieux, où tous les dieux me sont soumis comme des esclaves. »

Le Père alors, élevant la voix et donnant avec puissance :

— La nature même à laquelle la volonté divine a imprimé sa loi, contredit cette genèse. Sauf en votre île, sur aucun point du globe une telle monstruosité ne se remarque. L’instinct même des filles de cette terre proteste contre l’esclavage de l’homme. Être épouse, être mère, participer à toute la vie humaine au sein du foyer sacré de la famille dont elle est l’ange gardien, voilà le sort de la femme, voilà la conquête que poursuivent celles que vous appelez des Masculines. La Bellatrix dea vous demande de supprimer la cité de Venus Genitrix, de laisser l’homme et la femme s’unir pour être père et mère et afin de voir leur union réalisée et sanctifiée dans l’enfant. Accomplissez cette réforme que Dieu exige, ce Dieu qui se révèlera tôt ou tard en cette île et les Masculines redeviendront toutes vos filles soumises. Si vous tirez ce soir un feu blanc du palais, ce sera signe de paix, la Bellatrix dea vous enverra ses conseillères pour discuter le nouvel ordre dans lequel vivra votre peuple. Si vous tirez un feu rouge, ce sera la guerre impie, la guerre inexpiable !…

La Déesse s’était levée, frémissante, irritée.

— Homme des pays étrangers, sache que nos desseins sont plus grands, plus vastes que tout ce que tu peux imaginer. Les temps étaient venus de commencer la conquête du monde où les Vénusiennes doivent régner. Nous étions prêtes avec notre marine à nous saisir de quelques points les plus importants du globe. On ne peut nous résister, car le génie féminin dépasse, et de beaucoup, les talents des hommes qui ne seraient que des dégénérés comme chez vous, si nous n’avions ouvert une civilisation favorable à leurs travaux. Je méprise la Bellatrix dea. Mon armée est prête. Ce soir, le feu rouge, le feu de guerre éclairera le ciel. Quant à vous, homme jupitérien, homme dangereux, retournez auprès de celle qui vous a envoyé. Dites-lui que je lui demande, que j’exige sa soumission rapide. Qu’elle lance à son tour le feu blanc ou le feu rouge, selon ce qu’elle aura décidé. Et sachez que Vénus régnera dans un cas comme dans l’autre. Dixi.

La Déesse s’était levée. Elle allait disparaître derrière des tentures, lorsqu’un long grondement, une sorte de cri de douleur de la terre emplit l’espace, tandis que la pièce semblait soulevée et chavirée. Des craquements, des écroulements. Dans l’oratoire, les poteries se fracassèrent ; le Père Loumaigne fut projeté à la renverse sur la mosaïque ; une violente lueur rouge frôla les vitraux comme la fulguration d’un éclair. Les négresses burlaient d’effroi. La grande-prêtresse tenait dans ses bras la Vénus victorieuse rigide comme une statue.

Relevé, le Jésuite tonna :

— Craignez la vengeance divine, ô souveraine !

La déesse avait disparu. Des femmes glapissaient dans les vestibules :

— Le tremblement de terre !

Les jeunes négresses, yeux blancs et bouche blanche, fuyaient en soulevant des tapisseries.

Le Père Loumaigne restait seul, au milieu du désastre.

Alors, il se mit à genoux pour prier.

Le Jésuite était si perdu dans son oraison, qu’il n’entendit point un pas léger approcher de lui. Une main se posa légèrement sur son épaule. C’était la déesse.

— Homme, dit-elle doucement, nous sommes seuls. La terre vient de trembler. Nos savants avaient prédit l’événement ; leurs instruments l’annonçaient. C’est le feu intérieur de la terre. Le volcan vomit maintenant des fumées de soufre et des vapeurs brûlantes. Écoute-moi bien et jure sur ton Dieu que ce que je vais dire restera dans le secret de ton âme.

— Je vous le promets, Majesté !

— Eh bien ! moi la souveraine de l’île, la Vénus irritée, je voudrais bien aussi être une mère, une femme, une simple femme, comme celles de ton pays que nous connaissons bien, car nous avons à Paris des émissaires qui nous envoient fréquemment des nouvelles par les ondes de l’air.

— Eh bien ! alors, fit le Père étonné, pourquoi Votre Souveraineté ne permettrait-elle pas à toutes les femmes de réaliser ce qui est le vœu profond de la créature ?

— Parce que je ne suis pas moi, parce que j’obéis à une longue tradition, à l’ordre établi, à la loi de mon sacerdoce, à celle de la souveraineté que vous invoquez. Je sais que je serai inflexible dans mon rôle et j’en gémis.

La grande-prêtresse survint alors, suivie des négresses.

— Allons visiter le palais, dit la Déesse, en reprenant son air de majesté. Faites reconduire l’homme étranger auprès de ses compagnons. Un sauf-conduit lui sera délivré, s’il désire retourner auprès de la Bellatrix dea. Et que ce soir, le feu rouge soit lancé.

Et elle sortit, lente, avec un pas d’idole indifférente.

Le Père Loumaigne attendait. Personne ne venait le prendre. L’antichambre voisine était libre. Il visita alors le sanctuaire de la déesse bouleversé. Un pupitre était renversé, avec un gros livre ouvert sur le tapis, dont la reliure se rehaussait de pierreries. Un livre. Le Père le souleva. C’était l’histoire secrète de l’île. Il lut avidement les premiers feuillets et c’est ainsi que lui fut révélée l’origine de cette étrange colonie de femmes.

Sous le règne de l’empereur Hadrien, des dames romaines de la péninsule ibérique, toutes adeptes du culte de la Bona dea, avec la permission de leurs maris, étaient parties en mer sur un vaisseau militaire, garni d’esclaves rameurs. Une tempête brusque survint au cours de la promenade, avec un fort vent de terre poussant l’embarcation au large et dans le sens d’un courant qui l’entraîna vers les lointains mystères de la mer océane. Des jours et des nuits passèrent. L’océan se calma. Les esclaves marins tendirent les voiles. L’embarcation naviguait à vive allure. Toujours point de terre à l’horizon. La trirème était pourvue de son approvisionnement de guerre. On vécut de galette, de viande fumée et d’hydromel. Durant plus de deux mois, la frêle embarcation chargée de femmes flotta dans l’océan désert, sous un ciel traversé de grands oiseaux blancs. La chaleur devenait de plus en plus brûlante. Enfin, certain jour, une côte dessina ses anfractuosités à l’horizon. C’était l’île actuelle où le vaisseau des femmes débarqua.

Parmi les romaines perdues dans un autre hémisphère, se trouvait une matrone de génie : Julia Sénecion junior, connue pour sa haine de l’homme et pour ses idées sur un monde où la femme restaurerait l’empire des amazones guerrières. Gouverneuse de l’île, elle se fit appeler Myrina, en souvenir de la grande conquérante. C’est elle qui organisa le culte de Vénus, en édifia l’organisation sociale et voua les hommes descendants des esclaves rameurs à une servitude perpétuelle.

Entendant des pas, le Père ferma vivement le livre sacré, heureux d’être renseigné enfin sur le mystère de l’île.

On venait le prendre. Il traversa l’affolement du Palais bouleversé et rejoignit ses amis, en côtoyant de larges crevasses qui s’étaient produites dans le sol. Au Collège des savants, il apprit qu’il n’y avait plus rien à craindre, momentanément du moins. Le Buric croyait de nouveau aux maléfices du diable et Onésime Pintarède regrettait, comme au moment de la bataille, la Cannebière et sa paisible maison du Roucas blanc !…

xix

AVANT LA BATAILLE DES FEMMES


Le tremblement de terre qui avait ébranlé l’île dans la matinée surexcitait les femmes de Venusia. Le feu rouge, toute une gerbe de fusées épanouies comme des asters sanglants dans le bleuté sombre de la nuit, augmenta encore leur nervosité. Lorsque les mêmes feux jaillirent de l’autre côté du Fleuve d’Émeraude, l’émoi devint tragique. Chacun comprenait que la trêve des Masculines était finie. Si les Vénusiennes perdaient encore une bataille, comme aux Treize Cyprès, aux Solfatares et à Fons belli, les ennemies, cette fois, arriveraient aux portes de Vénusia. De toutes façons, la nouvelle rencontre avec les amazones révoltées serait une terrible bataille, celle engagée à fond, pour le triomphe suprême. Toutefois, les guerrières clamaient des cris belliqueux, tandis que les hommes et les non-combattantes contenaient mal leurs émotions alarmées.

Les savants circulaient par groupes soucieux dans le parc raviné, le grand pan de leur manteau ramené sur la poitrine. Le P. Loumaigne et les deux autres Marseillais se trouvaient parmi le clan des géographes. Le Jésuite observait combien était profonde l’angoisse des savants vénusiens. Tous semblaient redouter les suites de l’implacable lutte qui recommençait. Ils ne dissimulaient point que la force des « femelles furieuses » comme ils disaient, était celle de la nature déchaînée. Le torrent brisant son aqueduc et s’échappant librement à travers le paysage dévasté ! Le P. Loumaigne eut beau s’offrir pour une tentative nouvelle de médiation, il ne recueillit que des exclamations résignées. Devant son insistance, ses interlocuteurs affirmèrent tristement qu’aucune force humaine ne pouvait contenir les antagonismes déchaînés, maintenant que le frisson de la guerre saisissait de nouveau l’île.

À ce moment, maître Onésime Pintarède, que le Père profès eût volontiers fouetté pour ses malencontreuses paroles, crut bon de dire :

— Mais pourquoi n’employez-vous pas pour vous défendre tous les moyens dont votre science a pourvu l’île, vos formidables canons par exemple ? Il me semble que c’en serait vite fait de vos Masculines, si vous le vouliez.

Le recteur répondit lui-même avec gravité :

— En faisant ce que vous dites, nous accomplirions nous-mêmes une révolution plus excessive encore que celle tentée par les Masculines. Et cette révolution serait un crime, un grand crime contre toutes les générations à venir. Ne les aurions-nous pas engagées dans l’art funeste de s’entre-détruire en masse. Voilà pourquoi nous ne violerons pas les lois que notre humanité s’est données pour limiter les ravages des instincts homicides. En outre si nous employions les armes à grande puissance, les Masculines, maîtresses des centres industriels, seraient en état de nous répondre. Les ravages du combat naval livré au moment de votre arrivée suffiraient pour interdire au besoin de pareilles batailles sur terre.

— Et si les Masculines transgressaient la loi en se servant des armes foudroyantes ? demanda encore maître Onésime, avec un air malin.

— Elles ne feront point cela. Jusqu’ici les révoltées n’ont violé aucune des lois sacrées de l’île. Elles ne prétendent mettre en vigueur leur constitution, basée sur l’égalité des sexes et la formation des couples, que lorsqu’elles auront pu s’emparer de Venusia et du Temple de la Déesse, où serait proclamée la loi nouvelle.

— Permettez-moi de dire, intervint alors le Jésuite, qu’il me paraît vraiment extraordinaire que vous, des hommes, et des hommes supérieurs par le savoir, puissiez redouter un tel ordre de choses.

— Votre étonnement ne nous surprend point, Père profès, répliqua le spécialiste des pays latins d’Europe. Voici notre idée. Nous pensons que lorsque les femmes ne régleront plus les affaires du ménage social, tout ira de mal en pis, comme chez vous.

Le P. Loumaigne dévia. Il ne pensait qu’à Dyonis. Peu après sa sortie du palais de la Vénus victorieuse, il avait réussi à se faire dire que les captifs exposés dans la cage d’infamie étaient la decuria Lydé et un jeune homme des pays lointains. Depuis, une morne consternation assombrissait le capitaine Le Buric et maître Onésime Pintarède. Que faire ? Tous les moyens envisagés pour délivrer le chevalier étaient impraticables. Cependant, en envoyant Lycisca porter la réponse de la Dea à la Bellatrix, et en décidant lui-même de rester à Vénusia, le Jésuite s’était bien juré de sauver son élève. Tenaillé par son souci, il osa dire au Recteur des géographes :

— Et de mon élève mis en cage avec la décuria Lydé, que va-t-on faire ?

— Ils seront jugés.

— Pourquoi ?

— Votre élève a été pris avec une amazone. En ce cas, la femme seule est mise en jugement. Si elle encourt une condamnation, la sentence s’applique aussi à son compagnon.

— Mais c’est horrible ! s’écria le P. Loumaigne épouvanté.

— N. de D… ! jura Le Buric en serrant les poings.

— On ne devrait point faire ça ! nasilla Pintarède.

— La loi est cruelle, j’en conviens, reprit le recteur avec calme. Mais, jusqu’ici, elle a maintenu les amazones dans la discipline et le devoir.

Imposant cette fois sa parole avec une mâle énergie, le Jésuite répliqua dans le plein de son organe :

— Ces enfants ne mourront point. Avec l’aide de Dieu, je les sauverai.

Le recteur haussa les épaules.

— Je souhaite, bien entendu, que vous réussissiez ; mais, je ne vois pas comment votre dessein pourra se réaliser.

— J’irai revoir votre Dea. Je la fléchirai.

— Père profès, répondit doucement le recteur, je crains bien, si vous êtes admis de nouveau aux pieds de notre souveraine, qu’il vous soit répondu seulement par la lecture de l’article 117 du Code vénusien que voici : « Toute amazone convaincue de liaison clandestine avec un homme, ou de fornication, même passagère, sera brûlée vive ainsi que son complice. »

Le Buric mordait sa pipe avec rage et maître Onésime Pintarède flageolait sur ses longues jambes échassières.

D’un geste prompt, le Jésuite s’essuya le front et les yeux. Il allait protester, lorsque une cloche carillonna, impressionnante comme un tocsin d’alarme. Les savants quittèrent leurs hôtes aussitôt. C’était un appel pour une réunion immédiate.

Les trois Marseillais restèrent sous le sombre couvert des allées. Ils marchaient à grands pas, front plombé, lèvres muettes. Au moment où ils traversaient un passage plus obscur entre deux massifs épais de dragonniers, une jeune femme encapuchonnée les rejoignit et dit à voix basse :

— L’homme de l’avicella ?

— Le voici ! répondit résolument le P. Loumaigne.

— Écoutez. Vous voulez voir le jeune étranger et la decuria enfermés dans la cage ?

— Oui, même au risque de ma vie, s’il le faut.

— Bien. Que vos amis se renferment chez eux et n’en sortent plus de la nuit. Vous, suivez-moi, à distance.

Elle était déjà en route, fuyante comme une ombre.

En quelques mots brefs le P. Loumaigne dicta aux deux Marseillais la conduite à tenir. Cela fait, il se hâta à la suite de la mystérieuse amazone vers les profondeurs éloignées du parc.

Lorsque ces deux ombres eurent atteint une allée étroite, sorte de tunnel de verdure taillé à la cisaille, l’amazone attendit le Père essoufflé. Une ondée fine grésillait sur les feuillages. L’air semblait se condenser en des odeurs pluvieuses étouffées.

— Où m’emmenez-vous ? demanda le Père, lorsqu’il eut rejoint la Vénusienne.

Avant de répondre, l’amazone reprit sa marche à pas légers et rapides, sans égard pour le bon Père qui trémoussait fort sa « bonne santé » pour la suivre. Lorsqu’elle sentit l’oreille de son compagnon suffisamment rapprochée, la Vénusienne dit à voix couverte :

— La Bellatrix dea m’a fait savoir qu’elle désirait vivement le salut de la decuria Lydé et de son compagnon d’armes des pays lointains. Tout désir de la Bellatrix est pour moi un ordre. Le temps presse. Lydé a été jugée martialement cet après-midi. Demain, le bûcher sera édifié. Le brûlement aura lieu le plus prochain dies veneris. Lydé et l’étranger n’ont donc que deux jours à vivre, si nous ne les sauvons.

— Mais pourquoi une telle cruauté ? s’écria le Père.

— On veut donner cet exemple avant la bataille, pour signifier aux amazones que les lois vénusiennes restent en vigueur plus que jamais. Moi, je partage depuis longtemps toutes les idées des Masculines. Quelle qu’elle soit, la divinité n’a encore rien donné de meilleur à la femme que l’homme. Je suis restée ici pour servir la cause. Je risque ma vie tous les jours. Les services que je rends valent bien ce sacrifice. Nous sommes quelques-unes à Venusia qui accomplissons une mission pareille. Pour moi, ce rôle sera fini si je réussis à sauver votre ami et la si belle Lydé. Je rejoindrai avec eux l’armée masculine juste assez à temps pour participer à la bataille avec ma légion, celle du Croissant blond.

— Fort bien, répliqua le Jésuite, sauver mon élève, le chevalier Dyonis de Saint-Clinal, voilà, pour l’instant, l’unique souci. Je vous seconderai de mon mieux. Si nous réussissons, je passerai le fleuve d’Émeraude avec vous, sauf si mes deux compagnons devaient se trouver en danger après notre départ.

— Ne craignez rien, répliqua l’amazone, leur présence paisible là-haut, tandis que nous agissons, témoignera suffisamment de leur innocence. On les tient, d’ailleurs, pour absolument inoffensifs…

— Alors, conclut le Père, à la grâce de Dieu.

— Et maintenant, silence ! commanda l’amazone.

Les deux affidés nocturnes atteignirent peu après la barrière de fer et de treillis qui clôturait l’immense canton des savants. Par une simple pression du doigt, l’amazone éclaira une petite lampe portative. Ses mains tâtaient les barreaux, cherchaient. Enfin, un panneau de treillis se rabattit. L’amazone fit passer le Père par la brèche et, l’ayant suivi, remit tout en ordre.

C’était ici un vrai bois aux senteurs poivrées et vanillées. La pluie tambourinait à peine sur les feuilles hautes. De loin en loin, une goutte tombait. Peu après, comme ils arrivaient sur un tertre où le baume des conifères dominait, l’amazone dit au Jésuite :

— Attention, nous allons descendre un escalier aux degrés enrochés et rapides, pour atteindre la vallée des Fontinales.

La gaze aqueuse du ciel flottait maintenant. Des mers intérieures d’azur étoilé et de latescence lunaire se formaient. L’ondée cessait, tandis que les chaudes émanations de la terre et de l’humus s’accusaient. Au fur et à mesure de la descente, l’air devenait plus doux, plus velouté. On entendait, en bas, un hourvari d’eaux tumultueuses.

Le bon Père avait les jambes brisées lorsque l’interminable descente fut achevée. Heureusement, l’amazone l’entraînait maintenant sur le sol très doux du chemin côtoyant un cours d’eau torrentueux. Après la traversée d’un pont, ce fut une roseraie où l’odorat s’abreuvait de toutes les délices de la plus délicate parfumerie florale. Ensuite, d’autres parterres de fleurs teintes de nuit ; enfin une allée de cyprès sévères débouchant dans un vallon peuplé de villas bruyantes et électriquement illuminées. On y riait, on y chantait avec une frénésie extraordinaire. L’amazone s’arrêta devant l’une de ces villas. Après avoir fait blottir le Père dans un massif de lauriers-tins, elle gravit trois marches d’escalier et disparut.

Des femmes chantaient et riaient peut-être plus intempestivement encore qu’ailleurs, dans cette villa d’en face qui versait, par ses larges baies ouvertes, un flot de lumière sur les arbustes et le gazon. Le massif du Père se trouvait dans un pan d’ombre. Une large route et le vallonnement d’une pelouse le séparaient de la villa. Aiguillonné par la curiosité, il se décida, après un moment d’attente passive, à se hisser sur les premiers degrés d’un socle portant une antilope de bronze. Il put voir alors, par l’oblique d’une baie, une réunion d’amazones qui fumaient des « cigarillas », buvaient du vin mousseux en de larges coupes et surexcitaient par des paroles excessives leur belliqueuse gaîté. Un orchestre fit cesser les rires et le tintement des verres. Dans l’immense salle, les amazones échevelées, presque nues sous leurs tuniques aériennes, dansaient une sorte de péan vertigineux, les unes jonglant avec leurs armes, d’autres accompagnant leurs évolutions saltantes d’une voltige extrêmement adextre de boucliers étincelants.

Si le Père Loumaigne avait éteint en lui toute concupiscence, du moins restait-il extrêmement sensible aux beautés sculpturales. La plastique de ces corps de jeunes femmes, diversifiée et rythmée par la danse, cette animatrice suprême des formes, l’éblouissait d’admiration. Et quelle nuit embaumée, sous le ciel maintenant lavé, liquide et chargé d’étoiles comme une treille féconde de ses lourdes grappes de fruits ! Ah ! Comment ne pas croire aux ravissements du paradis lorsqu’il était permis d’en goûter de tels sur terre ! Pourtant, ce qu’il y avait d’excessif, de frénétique dans l’exubérance des Vénusiennes mettait l’esprit du Père en travail. Il pensait qu’à la veille d’événements extraordinaires, la créature humaine se délie de bien des chaînes et surhumanise ses vices comme ses vertus.

Depuis un moment, le Jésuite prêtait l’oreille. Il croyait entendre au lointain de la route des airs de flûtes et de tambourins, rythmés comme pour une marche militaire. Il ne se trompait point. Lorsque cette musique devint plus distincte, les danses s’interrompirent et bientôt toutes les baies de la villa furent occupées par les amazones. Un réflecteur, couvert par un immense abat-lumière, arrosa la chaussée de clarté. À genoux au pied du socle, le Père écarta doucement quelques branches pour mieux voir la route lui aussi. Des vivats éclatèrent aux fenêtres. Le Père entendit distinctement ces paroles de part et d’autre :

— Les terribles !… La légion rouge part ! Alors, c’est pour de bon ! Qu’est-ce qu’elles vont recevoir les Masculines !… Ce sera bientôt notre tour. Quand les lœenas bougent, la garde suit de près. Vivat ! Vivat ! les terribles de la Légion de la Mort.

Les musiciennes passaient, suivies des étendards de la consula, de ses officiers à cheval, des manipules et centuries. Rapide et comme agressive était la marche des légionnaires à pied, toutes rouges de cheveux, vêtues d’une sorte de casaque écarlate, coiffées d’un très léger casque à l’aigrette couleur de sang. Le Père pouvait remarquer sous la vive lumière, les pommettes saillantes, les cous forts et la physionomie fermée, presque brute, de ces amazones extraordinairement féroces. Les guerrières rouges ne souriaient pas en passant ; elles détournaient à peine leurs regards farouches vers celles qui les acclamaient. Le Père remarqua encore que ces guerrières, toutes courtes de taille et musclées comme des hommes, étaient armées de ce léger bouclier que l’on appelait dans l’ancienne Rome : lunatis, en croissant de lune, d’un long poignard passé dans la ceinture et d’une lance courte, légère, presque pareille à un aiguillon. L’une sur deux portait au lieu de cette lance une massue en forme de boule à pointes, à manche court et flexible.

Soit qu’il fût suggestionné par les cris exaltés des Vénusiennes de la villa, soit que l’aspect des amazones pourpres lui donnât cette impression, le Père Loumaigne attribuait à ces combattantes une valeur guerrière redoutable. Et cela lui donnait à penser que la bataille imminente ne serait pas un jeu de demoiselles !

La colonne des rousses n’était pas encore entièrement écoulée qu’un brouhaha se produisit dans la villa des amazones où la tuba retentissante scandait la sonnerie d’alerte. Des palefreniers esclaves amenaient les chevaux harnachés et sellés sur la route. En moins d’un quart d’heure toute la centurie de la garde, aux cuirasses et aux casques argentins, était en selle, les bottines éperonnées dans les étriers larges. Un coup de sifflet de la centuria, et la turba femina s’enlevait, suivie de ses fourgons. Il n’y avait plus d’éclairage maintenant dans la villa militaire. Les esclaves restés sur la route pour regarder s’éloigner la troupe, se retiraient un à un. Bientôt ce fut le silence, ouvrant tout l’espace au bruit grondant des eaux de la vallée des Fontinales.

L’amazone vint enfin tirer le Jésuite de l’abri bocager où il commençait à se morfondre. Elle le fit placer au pied d’un arbre, en lui enjoignant de monter rapidement dans la voiture qui allait s’arrêter auprès de lui, portière ouverte. Elle disparut de nouveau en courant. Peu de temps après, un des curieux véhicules sans chevaux de l’île, appelés « autovelox », éclairé d’un fanal rouge et d’un autre bleu, s’arrêta doucement auprès de lui. La portière s’ouvrit. D’un bond, le Père fut sur les coussins, à côté de l’amazone, dans le coupé fermé. En avant, une forme humaine tenait une sorte de gouvernail. Tandis que le Père Loumaigne s’abandonnait avec surprise à la vélocité douce qui l’emportait, l’amazone lui expliqua qu’ils se rendaient auprès de la cage où Dyonis et Lydé étaient enfermés.

xx

LES AMANTS DÉLIVRÉS


Quand eut cessé la légère pluie tiède, Lydé et Dyonis foulant les feuilles de maïs qui leur servaient de litière, se dressèrent le long des barreaux de leur cage pour scruter le forum des amazones, agité, à cette heure de nuit, d’une façon insolite. Les paroles échangées y étaient vives et ardentes ; parfois des fusées de rires sarcastiques ou des chants énervés en couvraient la confusion bruyante. Une sentinelle en passant auprès des prisonniers leur dit tout bas et à la dérobée : « Ça ne va pas. La guerre recommence. Vous serez peut-être délivrés. »

La douce lune maintenant versait son fluide de songe sur le paysage en cet endroit peu ébranlé par le tremblement de terre du matin. Les deux amants s’évadaient de toute leur âme ailée vers les espaces libres, ce qui rendait plus sensible encore à leur jeunesse l’étroite captivité où les tenaient les Vénusiennes. Dyonis prenant la main de Lydé, en ce moment enfermée avec sa pensée dans un triste silence, murmura doucement à son oreille :

— Je t’aime, petite Lydé aux tresses blondes. Ne te tourmente pas. Si nous mourons, ce sera ensemble. N’avons-nous pas épuisé en quelques jours toutes les promesses de bonheur de la vie ?

Ces paroles étaient pareilles à des fleurs couvrant un puits sombre. Sous un stoïcisme très sincère lorsque Dyonis ne pensait qu’à Lydé, se cachait un abîme d’angoisse et de terreur. Ah ! Marseille, ses père et mère, ses sept frères et sa belle adolescence heureuse, avec quel désespoir le chevalier les regrettait lorsqu’il était tiraillé par son moi profond ! Mais serait-ce vrai que le mémorable départ de La Centauresse aurait pour lui une si épouvantable suite ? Il répondait « non ! » intérieurement, avec toute sa foi.

— Mourir ne serait rien, répondit Lydé, si l’on ne nous faisait point périr dans l’infamie d’une exécution criminelle.

— Mais, se récria le chevalier, qui te dit que nous allons mourir ?…

— Mon jugement. J’ai été reconnue coupable. La peine est connue : le bûcher ! Écoute. On décharge des fagots sur le forum. C’est pour nous, à moins que ton Dieu, plus clément que la féroce déesse de cette île, ne nous sauve.

— J’attends ce miracle ! répondit ardemment Dyonis, trop débordant de vie pour croire à une mort aussi prochaine.

Lydé, entourant le cou du Marseillais de ses bras nus, murmura :

— Et puis, qu’importe ! Aimons-nous ! Chaque minute de notre amour me semble épuiser toute une éternité de temps. Chante, veux-tu, chante-moi une belle chanson d’amour de ton pays. Elles sauront, les maudites Vénusiennes, que ce bûcher qu’elles préparent ne trouble pas notre félicité.

— Je veux bien, fit Dyonis, mais il faudrait un instrument quelconque pour m’accompagner.

— Dyonis, tu vas l’avoir, fit Lydé.

Elle parla, à travers les barreaux, à l’une des sentinelles. Celle-ci héla une amazone du poste. Il y eut un conciliabule. Quelques instants après on passait à Lydé un fin luth tétracorde.

Dyonis commença par une romance de Lulli, puis il continua avec du Rameau et du Grétry. Sa belle voix d’or pénétrait l’âme de Lydé comme une caresse douce et forte. Les amazones affluaient sur la butte par tous les sentiers et chemins y conduisant. Bientôt la cage fut complètement entourée de jeunes Vénusiennes couvertes de leurs légers voiles féminins. Dyonis chantait et les guerrières formaient autour de la cage un chœur de statues en extase. Lorsque la voix du chevalier se fut éteinte sur un « diminuendo amoroso », parlant à voix basse, Lydé lui dit :

— Accompagne l’air que je fredonnais ce matin à ton oreille. Je vais chanter aussi.

Mélodie sans paroles, à bouche fermée, suivant les modulations langoureuses, passionnées par un délire musical ineffablement rythmé. La pure voix de la petite decuria entraînait irrésistiblement celle des amazones en son divin cantabile. Et ce fut, non seulement sur le tertre lunaire, mais aussi propagé dans les profondeurs de la cité des amazones, un ineffable chœur vocal, exprimant les vagissements éperdus de la femme d’amour et les secrètes musicalités de sa passion.

Un autovelox, au feu rouge et bleu, s’arrêta en contrebas.

Le Père Loumaigne qui en descendit crut entendre le séraphique concert des anges musiciens. Son amazone le poussa vivement dans un massif, avec consigne d’attendre là, sans bouger, jusqu’à son retour. La voiture repartit à toute vitesse en faisant sonner sa trompe de loin en loin.

Cependant, Lydé cessait de chanter elle-même. Tandis que le chœur divin continuait, elle enlaçait Dyonis avec force. Le pressant sur sa jeune poitrine :

— Si c’est notre dernière nuit, dit-elle, exaltée, elle aura été du moins suprême.

La vue des deux amants enlacés dans le clair de lune angélique rendit frémissantes les Vénusiennes. Leur émoi secret s’exprima alors par un chant qui devint comme une caresse tressaillante. Grisée par ce long soupir enamouré des colombes nocturnes, Lydé cria aux Vénusiennes :

— Ceux qui vont mourir, ô femmes ! auront connu l’amour et la vie heureuse !

Des voix encores enchantées ripostèrent :

— Nous ne le voulons pas !…

Mais, à ce moment, la cloche d’alarme sonna à toute volée dans le quartier des amazones.

Un silence soudain. Toutes les guerrières, l’haleine suspendue, le corps raidi sous le lin pur des voiles, écoutent.

— Aux armes ! crie-t-on déjà sur le forum.

Une multitude de Vénusiennes, en passant, jetaient des paroles amies aux amants avec leurs couronnes de fleurs ; quelques-unes même baisaient les mains de Lydé, disant :

— Nous aussi, nous allons mourir !

En quelques minutes, le tertre et le forum se trouvèrent dans le silence que la lune blafarde hantait. Peu de temps après, les sentinelles furent relevées par des amazones novices, des jeunes filles de seize ans. L’une des anciennes avant de partir, dit à Lydé :

— Nous comptions vous sauver cette nuit. Le coup allait se faire, hélas ! nous ne serons plus là !

Lydé sentit un funèbre chagrin assombrir son cœur. Elle aurait tant voulu vivre encore avec le jeune dieu des pays lointains qui lui avait ouvert les sources chaudes et ruisselantes du bonheur !

Elle fit asseoir le chevalier à côté d’elle, sur la paille de maïs et, bouche contre bouche, ils s’endormirent sous le buisson en fleurs de leurs inépuisables baisers.

Une heure après, les amants furent réveillés par un bruit de cavalerie. C’était la légion de la Garde, partie de la cité de Vénus Victrix, qui marchait vers le champ de bataille. Toute la nuit continuèrent à défiler des légions à pied ou à cheval. Lydé reconnut à un certain moment la légion pourpre. Son cœur se serra en songeant au mal que ces lionnes allaient faire à ses sœurs, les Masculines. Cependant, à tous les regrets que lui inspirait sa mort prochaine, s’ajoutait la douleur de manquer au combat. Tout son être, maintenant, frémissait et souffrait de sa combativité impuissante. Elle redevenait l’amazone aux seins durs et au regard acéré.

Blotti au plus épais du feuillage, le Père Loumaigne attendit plusieurs heures en priant. Enfin l’amazone revint, de mauvaise humeur.

— Le coup est manqué, dit-elle rapidement. Les Vénusiennes de garde, qui devaient faciliter l’évasion de nos prisonniers et nous suivre ensuite, viennent d’être relevées par des novices, toutes les guerrières, sans en excepter une, étant dirigées sur l’armée pour le combat décisif. Moi-même, je suivrai demain matin l’État-major de la Bellatrix dea des Vénusiennes. Votre ami et cette pauvre Lydé sont perdus.

— Non, non, répliqua sourdement le Jésuite, non, car dès demain matin j’obtiendrai leur grâce de la déesse. Je traverserai les murailles du palais, s’il le faut, pour lui parler.

L’amazone esquissa un sourire sarcastique, puis resta un instant songeuse.

— Nous allons tenter tout de même la chance, dit-elle. La fortune sourit aux audacieux. Savez-vous vous servir d’une arme ?

— Ma foi, oui, je saurais, dit le Père. Seulement cela n’est guère permis par ma religion.

— Il s’agit de sauver ce jeune homme que vous aimez.

— Allons, soit, si besoin en est, je donnerai un coup de main… à ma manière.

L’amazone lui passa un long poignard. Elle rentra ensuite dans la voiture, écrivit des papiers. Lorsque ce fut fini, elle fit monter le Jésuite et donna un ordre au conducteur.

— Voilà, dit-elle au Père, j’ai signé sur un papier portant le sceau de la Grande-Prêtesse, l’ordre de nous livrer les prisonniers ainsi qu’une transmission identique de la gouverneuse de la Cité des amazones. Si ce coup réussit, nous emmenons les captifs. Qui voudra nous les reprendre devra combattre. Est-ce entendu ?

— Oui, et compris, fit le Père en se signant.

La voiture s’arrêta à quelques pas de la cage d’infamie. L’amazone descendit, donna le mot aux sentinelles et gagna le poste. Les lumières bleue et rouge de la voiture annonçaient déjà une envoyée du commandement.

Le Jésuite aperçut sans peine Dyonis et Lydé, debout maintenant auprès des barreaux. Son cœur battait à rompre. Lydé le reconnut. Elle eut alors un prodigieux espoir. Bientôt arrivait la decuria des novices avec une grosse clef. L’amazone qui avait déjà donné reçu des prisonniers leur ordonna rudement de marcher vers la voiture, en faisant signe aux sentinelles de marcher à côté d’eux pour qu’ils ne s’évadent point.

Le Père Loumaigne s’enferma vivement, jugeant la partie gagnée. Une minute après, Lydé et son élève passaient tour à tour dans ses bras. Ah ! quelle explosion de joie silencieuse durant cette minute !…

L’amazone était montée sur le siège. C’est elle qui conduisait la voiture, emportée brusquement en une vitesse de catastrophe. Ils furent bientôt au bord de la mer, d’abord sur une route étroite longeant la côte, puis dans un bois. Ensuite la voiture rapide contourna une colline et rejoignit la côte. À cet endroit, des légions provinciales débarquaient. L’autovelox bifurqua sur une voie allant vers l’intérieur. Mais de nouveau, au loin, l’oreille subtile de l’amazone perçut le piétinement de colonnes en marche. Depuis longtemps, elle avait éteint les feux de la voiture qu’elle engagea, alors, dans un chemin escaladant la montagne. Au bout d’une heure, l’avance dans le bois devenait impossible. L’autovelox fut poussée dans un fourré et l’escalade continua à pied. On avait dépassé la région des bouleaux, celle des pins. Maintenant c’était un tertre parsemé d’arbrisseaux entre des roches chaotiques.

— Il faudra rester ici, dit l’amazone. Il nous serait impossible de traverser les lignes. L’alarme a certainement été donnée. Déjà l’on doit chercher à nous ressaisir. Nous nous cacherons dans les rochers, dès qu’il fera clair. On ne nous y retrouvera point. Personne ne viendra sur la montagne ces jours-ci. La nuit prochaine, nous regagnerons le bord de la mer. À l’endroit où débarquaient les troupes, nous trouverons un canot à moteur qui nous emmènera sur la rive occupée par les Masculines.

Lydé et Dyonis, heureux d’être délivrés, bondissaient comme de jeunes faons dans la rosée et le Père Loumaigne, saisi d’une immense joie paternelle, disait ses actions de grâce en les regardant.

xxi

LA BATAILLE DES FEMMES


Après le départ du Père Loumaigne sur l’avicella et de Dyonis accompagnant Lydé dans son expédition, la Bellatrix dea fit appeler le lieutenant Tamarix auprès d’elle, avec Lalagé.

Devant cette femme de haute taille, aux prunelles fulgurantes sous les sourcils bruns, barrant le front presque en ligne droite, le second de l’infortunée Centauresse se décontenança soudain comme un petit garçon. Tant de beauté affirmée avec la dureté sculpturale d’une statue l’anéantissait. Ce général aux seins de bronze, eût-on dit, dépassait par sa plastique tout ce que ce femmelin de Tamarix avait pu désirer de superlatif chez une fille d’Ève.

Debout au coin de son bureau, la Bellatrix fumait impassiblement des cigarettes. Elle en offrit sans façon au Marseillais ; puis, avec une aimable brusquerie :

— Vous êtes officier, m’a-t-on dit ?

— Oui, Altesse, officier de la Marine du Roi.

— Sauriez-vous conduire à l’attaque des troupes à pied ?

Tamarix sourit d’un air avantageux, en balançant les hanches. Il se voyait déjà à la tête d’un bataillon d’amazones.

— Assurément ! répondit-il sans hésiter.

La Bellatrix jeta sa cigarette dans un vase d’onyx, en ralluma une autre à une petite flamme bleue jaillie d’un briquet d’or.

— Encore une question, dit-elle. Seriez-vous disposé à vous battre pour la cause des Masculines ? Mes amazones ont dû vous renseigner, je pense, sur les motifs de la lutte que nous avons engagée.

— Oui, et je supplie Votre Altesse de me croire son fidèle et dévoué serviteur, prêt à donner son sang pour la cause qu’elle défend.

— Les hommes des pays lointains, crut bon d’ajouter la brune Lalagé, nous approuyent pleinement.

— Je le sais, interrompit la Bellatrix. C’est pourquoi j’ai voulu que l’un d’eux fût notre allié dans la prochaine bataille.

Elle prit une feuille de parchemin sur son bureau et la tendit au lieutenant, après l’avoir signée.

— Voici, dit-elle, je vous fais chef de la cohorte des hommes, avec le grade de consul, ou de colonel, selon le terme employé dans votre pays. L’amazone Lalagé sera votre adjointe. Je la nomme decuria. Elle l’a bien mérité !…

Lalagé, rouge de confusion et de joie, ploya un genou en signe de soumission et de remerciement. La Bellatrix prenant familièrement la nouvelle decuria par le menton l’embrassa, avec une bonne parole. Ensuite, rapidement, la dea des révoltées expliqua au Marseillais qu’il n’y avait plus de raison d’écarter les hommes de l’armée, puisque les Masculines se battaient pour eux.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle, je n’ai voulu lever que huit cents jeunes mâles, pour affirmer seulement les principes pour lesquels sera livrée, je l’espère, la dernière bataille des femmes. Dans les pays lointains, je le sais, l’âge des femmes guerrières et conquérantes se perd en la nuit des temps. C’est pourquoi je pense que notre révolte contre les lois vénusiennes nous met d’accord avec toute l’humanité, celle d’aujourd’hui et celle des temps immémoriaux.

Bref, le bataillon de mâles — la cohorte de Mars — dont le commandement était confié au beau lieutenant Tamarix, constituerait l’une des réserves du corps de bataille de l’armée des masculines et ne donnerait qu’à l’heure décisive, sur l’un des points principaux du combat.

La Bellatrix dea fit remettre aussitôt un casque d’argent, surmonté d’un cimier bleu, au consul Tamarix et accrocha elle-même à son manteau les insignes du grade. Ensuite, parlant dans un acoustique, elle donna l’ordre d’alerter la cohorte des hommes et de la rassembler, en tenue de combat, dans un endroit désigné.

— Maintenant, en route, dit-elle, je vais présenter leur chef à vos troupes.

Une magnifique autovelox, sorte de salon roulant, emporta bientôt à toute vitesse, sur une large route rose, avec la Bellatrix Lalagé et le Marseillais encore tout ébaubi de ce qui lui arrivait, mais déjà en possession de son âme de chef de guerre.

Lorsque les asters sanglants des Vénusiennes éclatèrent dans le bleu sombre du ciel nocturne, le mouvement en avant des Masculines fut aussitôt ordonné. Les ponts de bateaux, dont les équipages se trouvaient à pied d’œuvre furent rapidement établis par des hommes charpentiers. Toute la nuit, des colonnes silencieuses frappèrent le sol des routes de leurs semelles plates et disparurent, une à une, dans la forêt des Cynocéphales, l’infanterie au centre, la cavalerie aux deux ailes, dans les vallonnements découverts.

Les Vénusiennes ne troublèrent point cette traversée, leur plan étant de ne livrer bataille que lorsque leurs ennemies auraient ce fleuve à dos. La Bellatrix dea, qui avait parfaitement pénétré le dessein des Vénusiennes de la jeter au fleuve avec son armée, se décidait d’elle-même à franchir la frontière d’eau qui la séparait des ennemies, d’abord parce que Venusia, enjeu de la bataille, était située sur l’autre rive, ensuite parce qu’il fallait bien attaquer les Vénusiennes où elles se trouvaient, pour les battre. Certes, la Bellatrix n’ignorait pas qu’une défaite serait un grand désastre. C’est pour cela qu’elle avait longuement préparé la victoire. Maintenant, l’heure de l’action était venue. Il fallait gagner la partie décisive ou succomber.

Un peu avant l’aurore, la lourde colonne des hommes, commandée par le consul Tamarix, franchit le pont de bateaux le plus rapproché de l’embouchure du fleuve, à la suite des dernières turmes de la cavalerie formant l’extrême aile gauche. La cohorte prit position dans un bois d’orangers, marquant un crochet offensif très accentué par rapport à la ligne principale des Masculines, établie à la lisière de la forêt des Cynocéphales et sur les plateaux buissonneux dont les pentes accouraient vers l’extrémité sud du bois.

Tamarix, lunette aux yeux, observait le terrain en face de lui. C’était une petite plaine plate et basse à herbe rase servant de pacage aux moutons, entre le plateau portant la forêt des Cynocéphales et les rides boisées que surélevait le mont Astarté. La ligne des Vénusiennes, appuyée à ce mont, barrait le couloir à mille pas environ, ensuite par un coude brusque sur le plateau, faisait face à la forêt des Cynocéphales, en suivant la crête du Satyre jusqu’aux marais solfatares. Une partie de sa cavalerie se trouvait au pied même du mont Astarté avec possibilité d’attaquer, soit vers l’embouchure du fleuve, au cas où des Masculines chercheraient à s’infiltrer par la côte, soit par le pacage, pour briser toute attaque tournante sur l’aile droite repliée des Vénusiennes. La Bellatrix dea elle-même avait massé l’élite de sa cavalerie de ce côté, derrière le bois d’orangers et les olivettes couvrant une ride pierreuse du sol.

Le quatrième jour, au soleil levant, le Père Loumaigne, le chevalier et les trois amazones, qui n’avaient pu quitter leurs rochers à cause de la légion des gorgones rouges et de la cavalerie campée en bas autour du mont, aperçurent sur les tertres hauts qu’ils dominaient de loin, les vélites masculines se portant en avant, au pas de course, leurs fines javelines à la main. Dans les deux lignes, aussitôt, des sonneries de trompettes clamèrent la bataille.

La petite decuria Lydé aux tresses blondes, trépignait, narines vibrantes, avec des lueurs d’acier dans ses tendres prunelles bleues. Le Père Loumaigne pâlit, tandis que Dyonis, presque aussi effervescent que son amie, haletait d’émotion et de curiosité. Il voulait tout voir.

Depuis le matin les avicella murmuraient dans le ciel, crépitant deci-delà. Parfois, on en voyait se décrocher tout à coup de la voûte d’azur et tournoyer leur vertigineuse chute.

L’escarmouche des vélites des deux armées fut de courte durée. On vit de part et d’autre ces agiles guerrières reculer et se perdre dans les trois lignes d’amazones, qui avançaient l’une vers l’autre en poussant des cris terrifiants. L’innocence du tendre soleil de l’aurore faisait reluire avec un éclat frais l’acier des casques et des boucliers que les furies frappaient de leurs glaives à grands coups retentissants.

À genoux, tête nue, le Père Loumaigne priait. Lydé torturait dans la sienne la main de Dyonis tout en répétant à voix basse les cris de guerre des Masculines. Un arrêt dans la respiration des spectateurs du mont Astarté. Les premières lignes adverses s’abordaient à l’épée. Un piétinement acharné. Les coups multipliaient leurs chocs tandis que la longue ligne de combat se fragmentait en corps à corps souples et furieux.

— Oh ! oh ! s’écria Lydé.

Son geste désignait le bas du mont.

La cavalerie cuirassée vénusienne, turmes déployées, fanions flottants, lances pointées en avant, galopait déjà dans la petite plaine, magnifique par son nombre, sa belle ordonnance et son impressionnante maestria militaire. Lydé expliqua que la légion cuirassée devait se diriger sur le haut des tertres, pour dévaler ensuite vers le fleuve après avoir enfoncé sur ce point la ligne masculine.

Des tourbillons de poussière fine et jaunâtre s’élevèrent dans les buissons d’en haut. Une cavalerie fantastique sortit de ce nuage, éclaboussée de soleil.

— Vivat ! vivat ! crièrent les amazones en trépignant. Le Père Jésuite, presque aussi excité que le chevalier son élève se sentait redevenir l’enseigne de Loumaigne-Orsan devant les magnifiques escadrons qui dévalaient la pente douce du plateau, en ligne de bataille, dans une allonge formidable, hérissée de lances, étincelante de cuirasses.

Voyant arriver la charge des Masculines, les turmes vénusiennes, menacées d’être prises en écharpe, changèrent de direction comme à la manœuvre.

Maintenant, les deux légions chargeaient front contre front, dans une grande fanfare de trompettes. La cavalerie masculine marchait sur deux lignes très éloignées l’une de l’autre. La première était armée de lances, la seconde de longs sabres recourbés, comme ceux des hussards français. Derrière ces deux lignes, des turmes en masse de la légion amarante galopaient en colonnes par décuries.

Lorsque le choc se produisit, les deux premières lignes parurent soulevées comme par une vague soudaine du sol. Les chevaux cabrés et fumants paraissaient vouloir se surmonter les uns les autres. Le temps d’une émotion, d’une vision dramatiques, et les lances masculines, grâce à l’avantage du terrain, par conséquent de la vitesse acquise, traversèrent la première ligne ennemie dans une dégringolade de corps et des renversements de chevaux. Déjà des montures s’égaillaient dans la plaine, sans cavalière ou bien avec des corps pendants, encore retenus par les étriers. Tandis que la trombe hérissée de lances se précipitait sur la seconde ligne, les sabres frappaient à tour de bras ce qui subsistait des Vénusiennes bousculées de prime abord. On pouvait voir maintenant, en de magnifiques postures équestres, les amazones furieuses au combat.

Les deux turmes de la légion amarante, l’une à droite, l’autre à gauche débordant la ligne, se portèrent au grand galop vers le mont Astarté, enveloppant à demi la légion vénusienne, bientôt complètement écrasée et dispersée. L’armée masculine se trouvait ainsi maîtresse du passage entre le mont et la mer. Mais du coup, la cavalerie de l’aile gauche était immobilisée pour garder ce passage, ce qui donnait, de ce côté, une sécurité complète aux Masculines.

Sur les hauts tertres du plateau des Cynocéphales, le combat paraissait devenir désastreux pour les amazones de la Bellatrix dea, dont les lignes confondues reculaient en combattant avec désavantage vers la lisière de la forêt. Les Vénusiennes, pour le premier choc, avaient placé leurs troupes d’élite en avant, et les légères en seconde et troisième lignes. En outre, en première ligne, encadrés par les combattantes, des chars de guerre blindés, montés par des décuries d’arbalétrières, décimaient affreusement les Masculines.

Lydé haletait dans une fureur impuissante autant que frénétique. Dyonis regardait avec consternation l’amie furieuse qui ne le voyait plus.

Cependant, l’aile offensive résistait ainsi que la charnière. Pour l’emporter, pour précipiter la déroute, la Bellatrix des Vénusiennes lança alors à l’assaut les redoutables « lœenas » de la légion pourpre. Dès que le mouvement des rousses fut perceptible, Tamarix reçut l’ordre de porter sa cohorte en avant, avec mission de combattre les terribles gorgones et d’attaquer ensuite l’aile rentrante de l’armée ennemie, en se dirigeant vers la grande corne de la forêt des Cynocéphales.

Sur le mont Astarté, les témoins de cette immense et terrifiante bataille de femmes ne regardèrent plus que la farouche légion des lionnes en marche et la lourde cohorte sortie du bois d’orangers.

L’œil brillant, très excitée, Lydé s’écria :

— Les hommes ! les hommes !

Le P. Loumaigne en observant dans sa lunette les jeunes géants presque nus, paraissait éprouver une émotion extraordinaire.

— Dyonis ! dit-il, regardez l’homme à cheval en avant.

— Mais c’est notre Tamarix ! fit le chevalier éberlué.

— Je vois Lalagé à côté de lui, ajouta Lydé.

Puis, après avoir mieux scruté le groupe :

— Votre ami porte le casque d’argent au cimier bleu… C’est lui qui commande la cohorte des hommes ! quelle chance !…

Apercevant cette troupe aux enseignes masculines, la légion des lionnes rousses changea de front avec une prompte vélocité. Maintenant, les deux troupes, à sept ou huit cents pas les unes des autres, avançaient dans un ordre magnifique, comme pour la parade. Du mont Astarté, l’on entendait les flûtes perçantes et les tambourins des rousses.

À cent pas, les deux premières lignes adverses se précipitèrent sauvagement l’une sur l’autre, les hommes silencieux, les « lœenas » poussant des cris de guerre stridents.

Sur le mont Astarté, des : « oh ! » d’angoisse se perdirent dans l’espace. Le choc se produisit. Les hommes et les lionnes s’attaquaient, au glaive et à la massue d’armes, avec une tragique violence. Des guerriers tombaient à la renverse, blessés par les amazones bondissantes et félines qui les frappaient diaboliquement par-dessus le bouclier ou en-dessous. Le premier rang des hommes se heurta aux terribles combattantes comme une balle à un mur. Les mâles reculaient maintenant dans le reflux de leur effort. Le glaive haut, aveuglé par la sueur qui ruisselait de son front, ses dents de carnassier férocement en dehors, Tamarix profitant de l’arrêt des rouges qui reformaient leurs rangs, renforça sa première ligne avec un homme sur deux de la seconde et commanda : « en avant ! » après avoir crié d’une voix brûlante à ses soldats : « Il faut vaincre !… Les hommes ne peuvent être battus par des femmes ! »

L’abordage eut lieu cette fois avec une puissance d’élan formidable. Les coups des mâles tout à l’heure interdits devant les femmes pourpres n’hésitaient plus. Les hommes, maintenant, attaquaient beaucoup plus qu’ils ne paraient, assénant leurs coups avec une affreuse violence. Les rousses rugissaient, échevelées, défigurées, pantelantes. On voyait leurs cuisses trapues arc-boutées, leurs bustes projetés en avant, les muscles enflés dans l’effort du combat. Toutes ces Furies aux yeux flamboyants combattaient avec une adresse vertigineuse, précipitées dans la mêlée de tout leur être par un indescriptible emportement offensif.

Toujours silencieux, le front bas comme des taureaux, musclés et monstrueux de force déchaînée, les hommes continuaient de frapper avec une vigueur redoublée. Le sang rouge fluait des beaux seins blancs que le doux lait maternel aurait dû gonfler. Des ventres laissaient échapper leurs entrailles. Sur les faces tailladées grimaçait horriblement la stupeur du meurtre. D’autres femmes tombaient, étourdies, le casque entré jusqu’aux oreilles, sous la massue des assommeurs.

Le P. Loumaigne priait de nouveau, debout, face au ciel.

Lydé et les deux amazones poussaient des cris aigus.

Le chevalier ne quittait point Tamarix du regard. Il le voyait, bouclier à l’avant-bras, parant les coups sans en donner, excitant toujours ses guerriers de la voix.

Le piétinement emmêlé de femmes et d’hommes aux yeux ensanglantés dura un long moment, puis, brusquement, la cohorte des mâles entra en l’épaisse légion rousse, comme le soc de la charrue dans la terre éventrée. Cette avance se produisait lentement, sans arrêt, pareille à celle du faucheur dans un champ de blé.

En arrière, des formes blanches déjà se penchaient sur les blessés, les relevaient et les plaçaient sur des civières.

Le P. Loumaigne se dressa :

— Je puis maintenant participer à la bataille ! déclara-t-il.

— Et nous aussi ! s’écrièrent impétueusement le chevalier et les amazones.

Tous ensemble, ils dégringrolèrent d’un rocher à l’autre et, traversant l’emplacement occupé un instant auparavant par les lionnes, gagnèrent le tertre sanglant.

Le Père jésuite se dirigea vers ceux qui relevaient les blessés.

Les amazones et Dyonis se joignirent à la centurie de soutien. Cette troupe marchait en ligne, enthousiasmée par l’avance régulière et effroyable des fractions combattantes, en train d’assaillir en ce moment les carrés stupéfiés de la cohorte rousse de soutien.

Devant eux, les guerrières éparses se réunissaient par groupe et retournaient au combat. Les vélites de la seconde ligne couraient à elles et c’étaient ainsi de petits combats acharnés comme le grand. La ligne de réserve achevait ce qui subsistait devant elle, car les « lœenas » se faisaient toutes tuer, combattant jusqu’au dernier souffle, même blessées et saignantes. Lorsqu’on leur criait de se rendre, elles se précipitaient, furibondes, le glaive à la main, pour tuer un dernier homme avant de mourir.

Celles qui étaient à terre encore vivantes fermaient avec les doigts les lèvres de leurs blessures, hurlant un chant de guerre, entrecoupé de hoquets. Les mortes avaient presque toute la face tournée vers le ciel et leur sang épandu les couvrait comme des lambeaux de linceuls rouges.

Dans ces odeurs de femmes, au milieu des combattantes aux casaques pourpres, jeunes, drues et agressives comme abeilles guerrières, le fougueux lieutenant Tamarix sentait sa jubilation de la victoire traversée par des désirs filants, si aigus, qu’ils brûlaient au passage quelques-unes de ses fibres. Ces hardies femmes de neige et de feu tombant autour de lui avec des pleurs de sang, comme les eût aimées l’inflammable Marseillais en des circonstances meilleures ! Parmi cette multitude féminine, Tamarix était pareil à un enfant dans une prairie constellée de fleurs. Il n’aurait su laquelle cueillir ! Mais les hommes aux puissantes encolures, les hommes aux biceps redoutables, irrésistiblement déchaînés, massacraient toujours la furieuse beauté des amazones rouges, tandis que leur chef, le glaive tendu, criait avec un enthousiasme croissant : « En avant ! »

Lorsque la lourde cohorte eut ébranlé, puis dispersé les carrés héroïques de la réserve rousse, le Marseillais, comme il en avait reçu l’ordre, dirigea sa marche vers la grande corne du bois des Cynocéphales. La cohorte devait emporter, pour atteindre ce point, le saillant vénusien d’extrême droite, puis traverser cette partie de la ligne masculine qui venait d’être spectatrice du terrible combat des hommes. Mais les Vénusiennes, exposées aux coups, reculèrent profondément, pour laisser passer la farouche cohorte de Mars dont les fractions avancées étaient seules déployées pour le combat.

L’arrivée des mâles triomphants provoqua parmi les Masculines une ovation délirante, Puis ce fut un, silence mortuaire, lorsqu’apparurent derrière l’avant-garde, quatre guerriers portant sur leurs lances le beau corps de Lalagé, dont la mort aux pâles couleurs absorbait déjà la fraîche jeunesse. Aux derniers moments du combat, une rousse blessée, se relevant, avait transpercé Lalagé, tandis qu’elle-même tombait pantelante sous un coup précipité et cependant trop tardif du Marseillais. Lydé avait déjà couvert de fleurs des champs la dépouille de son amie adorée. Les Masculines, muettes maintenant et graves, présentèrent leurs armes. Ruisselants, souillés de poussière et de sang, les jeunes guerriers, boucliers à l’épaule, le glaive sur la cuisse droite, défilaient devant elles dans le naïf orgueil de leur exploit, tout en plongeant d’avides regards dans les yeux de leurs fascinantes admiratrices. Derrière la grande corne du bois des Cynocéphales, la Bellatrix dea salua elle-même de l’épée la cohorte triomphante, mise aussitôt au repos sous le couvert de la forêt.

Ayant appelé le consul Tamarix à son conseil, la Bellatrix expliqua que la bataille frontale ayant échoué, tout l’effort des Masculines serait porté sur l’aile droite vénusienne, déjà si fortement entamée. On redresserait ainsi la ligne perpendiculairement au fleuve. En outre, en cas de succès, les Vénusiennes, rejetées dans le terrain difficile des marais solfatares, n’échapperaient point à la cavalerie de réserve cernant déjà cette zone.

La Bellatrix montra des tourbillons de poussière, dont la course progressait sur la large route parallèle au fleuve, en même temps que de nombreux chars automobiles transportant en vitesse les légions masculines d’un point à l’autre de la bataille. On pouvait apercevoir aussi, par le pertuis de l’observatoire, des colonnes vénusiennes accélérant leur marche pour rejoindre l’aile droite menacée.

Les lignes aux prises escarmouchaient seulement. Cependant, les arbalétrières masculines à cheval venaient de s’emparer des chars de guerre vénusiens. La Bellatrix sourit lorsqu’on lui fit connaître ce résultat.

Un soleil à feu et à cendre déversait maintenant sa brûlante luminosité sur le champ de bataille. La cohorte des hommes, rafraîchie et reposée, prenait une position d’attente au pivot même de l’aile offensive, c’est-à-dire au sommet d’un angle droit dont l’autre branche était formée par les premières lignes encore aux prises, à distance d’un jet de flèche, vers la lisière de la forêt des Cynocéphales. L’ordre donné par la Bellatrix commandait une avance oblique, destinée à permettre le redressement progressif des légions ayant encore le fleuve à dos. Toutefois, de ce côté, le redressement n’était prévu que sur la longueur d’un mille, les fractions situées au delà devant se rabattre en sens inverse sur la première partie du corps de bataille. Un tel dispositif peut se figurer en quelque sorte par une tenaille se refermant.

Telle était l’idée de la bataille.

Deux heures après, sa réalité, sous le terrible soleil de midi, apparaissait ainsi :

Tout le tertre borné de collines feuillues constituait l’arène d’un combat désordonné, certaines légions emmêlées luttant en des corps à corps frénétiques, horriblement silencieux.

La cohorte des hommes commençait à sortir du bois en prenant ses formations de combat. Le cœur fermé sur la brune image de Lalagé, Tamarix serrait les dents, ayant à ses côtés Dyonis, intrépide et belliqueux, avec la blonde Lydé, tendue pour le combat comme la corde d’un arc.

Dans le ciel, les oiseaux aériens se pourchassaient avec des tic tac saccadés et, eût-on dit, perforants.

Les mâles relevèrent, au sommet du V ouvert que formait l’armée masculine, la légion de Fons Belli, décimée en raison de l’effort désespéré que les Vénusiennes renouvelaient en cet endroit pour couper en deux l’armée rivale, bien davantage encore afin d’échapper à l’enveloppement. Les centuries des hommes, déployées toujours sur trois lignes, prirent une position frontale en arrière des amazones de Fons Belli ; puis, sur un signal de Tamarix, elles foncèrent en avant, front bas, la lourde et courte épée romaine au poing. De nouveau, la progression sanglante recommença, régulière, fatale, avec des sursauts, certes, mais toujours suivis d’un nouvel enfoncement.

L’écrasante force des hommes ne tarda pas à produire chez les Vénusiennes, pourtant belliqueuses, vaillantes et presque surhumaines de volonté guerrière, un affolement qui propagea avec rapidité la terreur panique. Les légions sur lesquelles les hommes arrivaient, entraînées par les fuyardes terrifiées, rompaient leur rang, refluaient vers les collines, abandonnant dans leur course boucliers, glaives et javelines. Derrière cette tempête de guerrières en désordre, avançait toujours le mur écrasant des hommes, prolongé au fur et à mesure par les amazones masculines des deux ailes, chacune se retirant de la mêlée pour regagner son rang. De sorte que sous l’effet de ces vicissitudes, la bataille s’établit de nouveau parallèlement au fleuve et en direction générale de Vénusia, masquée par la ligne des collines.

À ce moment, toute la cavalerie masculine, environ quatre mille chevaux, rasant les pentes boisées, se porta sur les turmes adverses, accourues des marais solfatares pour protéger la retraite devenue inévitable. Le heurt se produisit de part et d’autre, avec une sanguinaire violence. Ni Tamarix ni le chevalier de Saint-Clinal ne virent rien de cette charge meurtrière. Le P. Loumaigne, toujours occupé à relever les blessés et à consoler les mourants sur le terrain du premier assaut des hommes, fut spectateur, lui, de ce combat d’amazones déchaînées. L’emportement des Masculines fut tel qu’au premier choc, le rang des lances passa au travers des Vénusiennes. Les combats individuels n’eurent lieu qu’avec les sabres de la seconde charge. Des femmes tombaient dans le tumulte, perdant la vie à flots rouges. Les chevaux se dérobaient en une course infernale. Cris, gémissements, dans une mêlée furieuse d’armes, de muscles, de corps révolutionnés par la lutte impitoyable.

La supériorité des Masculines s’affirmait avec une progression si meurtrière que les fragments en désordre des turmes adverses se décrochèrent du combat, chevaux et amazones emportés vers les collines par l’impétuosité hagarde d’une fuite éperonnée par la peur.

Une fois ralliées, les légions masculines, opérant une conversion, se précipitèrent, renversant les fuyardes, dans l’ouverture de l’angle immense que dessinait la bataille des femmes. Lorsqu’elles l’eurent atteint, l’armée vénusienne entière était cernée, enfermée dans le triangle occupé sur chaque face par les guerrières masculines. On vit s’élever alors, au plus épais des troupes enveloppées, un grand étendard blanc portant au sommet de sa hampe une petite Vénus aux ailes éployées. Les trompettes masculines sonnèrent peu après la suspension du combat. Les Vénusiennes se déclaraient prisonnières et mettaient bas les armes.

La bataille des femmes était finie.

Cependant, du côté de la mer, des tonnerres d’airain ébranlaient le ciel de leurs secousses formidables. Les vaisseaux de la marine masculine forçaient la passe des Anadyomènes.

Avertie par les signaux aériens, la Vénus Victrix régnante apprit alors dans Vénusia toute l’immensité du désastre. Du haut de son palais, elle pouvait voir d’ailleurs, au large de la plaine, les amazones vénusiennes à cheval emportées par le vent de la fuite. Puis, ce furent les têtes de colonnes de la cavalerie masculine qui apparurent sur toutes les routes descendant des cols échancrant l’onduleuse ligne des collines qui avait masqué à ses regards nostalgiques les péripéties de l’ultime bataille. Alors, après avoir baisé le seuil du Temple, muette de résignation et d’orgueil humilié, la Déesse suivie de ses prêtresses et des plus fanatiques de ses savants embarqua sur un navire de l’air, dernière invention des hommes. Les nacelles du léviathan s’accrochaient à une sorte d’immense cocon, gonflé d’une volumineuse légèreté. À son signal, les machines propulsèrent leur force et le vaisseau s’enleva avec un ronflement d’orage, emportant avec la déesse et ses compagnons les trésors et reliques du temple.

L’armée masculine en marche sur Vénusia suivit le navire volant dans sa haute route au-dessus de l’océan, jusqu’au moment où une gerbe de flammes jaillit, avec un bruit d’explosion suivi d’une chute de débris noirs. Avant que fût passée la stupéfaction soudaine des Masculines, il ne restait dans le ciel, à la place du surprenant monstre aérien, que quelques flocons de fumée épars. La dernière Vénus victorieuse venait de rejoindre l’onde amère, d’où sortit, aux temps fabuleux, la première déesse de sa race.

Ainsi l’armée masculine entra dans la Vénusia par toutes ses portes, sans difficultés, sous les acclamations des hommes de la cité populaire que la victoire du Cynocéphale émancipait.

Leurs femmes souveraines demeuraient muettes. On les voyait pâles, inquiètes, front obscur, le cœur se refusant ombrageusement encore à l’ordre nouveau dont les guerrières triomphantes apportaient l’annonciation.

Dans l’acropole presque désert de la déesse sainte, les savants consternés pleuraient la chute du règne de la femme. L’élite du sexe subjugué croyait avoir perdu désormais la liberté du pur esprit avec celle de l’intelligence masculine.

Auprès d’eux, Onésime Pintarède et le capitaine Le Buric fort déconcertés, ne comprenaient rien à l’événement. |

Le Père Loumaigne consolait encore les mourantes sur le champ de bataille.

Lorsque les détachements de police eurent occupé tous les abords du vicus magnus conduisant, à travers les quatre cités concentriques, vers le temple de la déesse, le défilé de l’armée victorieuse commença. Les légions étaient toutes représentées dans ce défilé par la première centurie des triaires, uniquement composées de leurs amazones héroïnes.

Enseignes, bannières, hampes avec leurs petits boucliers d’argent, représentant Vénus réconciliatrice, fanions multicolores des centuries, piques, lances et glaives hérissaient le défilé triomphal que la gloire et le soleil illuminaient grandiosement.

Sur un grand cheval noir, étincelante en son armure argentée, la Bellatrix dea se détachait seule à distance des œneatores ou musiciennes de la cavalerie qui la précédaient et des troupes la suivant.

Derrière elle, dans le large intervalle, deux silhouettes équestres au galbe de jeunes dieux : Lydé aux belles tresses d’or, promue centuria le jour même ; le chevalier Dionis de Saint-Clinal à son côté.

Tamarix suivait les deux amants avec la première centurie de la cohorte des hommes, farouches et taciturnes, dans l’émoi de leur épouvantable fait d’armes.

Mais tous les regards allaient de préférence au beau couple dont l’amour, mis à l’honneur, symbolisait la nouvelle espérance de cette Île des Femmes qui allait devenir bientôt : l’Île des Hommes…

Fin

  1. La belliqueuse Penthésilée, à la tête d’une troupe d’amazones aux boucliers en croissant de lune. Le sein à découvert soutenu par une ceinture d’or nouée, elle brille entre mille et, guerrière vierge, ose attaquer les hommes les plus intrépides.
  2. La plante donnant ces fleurs de grandes dimensions est maintenant connue : c’est le Rafflesia arnoldi, découvert à Sumatra.
  3. La décurie comprenait, dans l’Île des Femmes, un effectif de dix-sept amazones, fournissant par roulement, selon leur état de santé, la décurie de combat, limitée à dix amazones, plus la décuria.