L’Île inconnue/3

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 546-592).


LOFTSHALL


Loftshall.

Saint-Olaf ! Loftshall ! quelle distance entre ces deux demeures ! Saint-Olaf, le cottage de banlieue, l’horizon borné, la médiocrité. Loftshall, la maison de famille spacieuse et noble, la fortune. Mes amis ont passé de l’une à l’autre sans émoi et ils sont chez eux, ici, mieux que là-bas. Aujourd’hui seulement, je peux apprécier le courage de madame Baring.

Notre départ, notre voyage, notre arrivée ont été parfaits de tous points. Malgré moi, maintenant, je me prends à considérer les scènes de la vie humaine comme autant de tableaux plus ou moins bien réussis. Dans ceux qui sont douloureux, je découvre souvent le même soin, la même recherche, et ce qui reste en moi de la vieille Ève se révolte et s’indigne.

À la gare de Paddington, nous avons eu madame et mademoiselle Reynold, puis Philippe Beaumont, ces deux derniers venus ostensiblement pour dire Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/563 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/564 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/565 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/566 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/567 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/568 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/569 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/570 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/571 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/572 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/573 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/574 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/575 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/576 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/577 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/578 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/579 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/580 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/581 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/582 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/583 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/584 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/585 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/586 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/587 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/588 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/589 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/590 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/591 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/592 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/593 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/594 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/595 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/596 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/597 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/598 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/599 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/600 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/601 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/602 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/603 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/604 « Sœur fiancée. Devinez avec qui ? » « Avec Philippe Beaumont. Heureuse mille fois. » Cette réponse qu’il me montra causa au brave gardon une stupéfaction comique et lui donna une haute idée de la perspicacité féminine.

— Intelligente petite fille, murmura-t-il, avec un sourire tendre en repliant le télégramme comme s’il eût été un autographe de ladite petite fille.

Jack fait ma joie. Il n’a cessé de me questionner sur miss Reynold. Un amoureux rendrait des points à un interviewer américain. Il a su me faire raconter par le menu nos soirées de causerie ; et hier même, avec une faiblesse honteuse, je me suis laissé aller à la lui dépeindre telle que je l’avais vue si souvent dans ma chambre, fine, élégante, assise sur une chaise basse, à contre-jour de la lumière électrique qui mettait une jolie ombre autour de ses yeux.

— Elle me racontait ses rêves, ajoutai-je, des rêves qui ne ressemblaient guère à ceux d’une jeune fille française : tantôt c’était un club ouvrier, une école qu’elle voulait fonder, un couvent même, un couvent protestant, — et elle était résolue à ne jamais se marier !

Cette révélation perfide ne déconcerta pas le jeune « Briton ». Il eut un beau rire moqueur, et jeta en l’air son menton carré avec un mouvement de défi qui lui est particulier.

En voilà un qui saura enlever une place et le consentement de la femme qu’il aimera !

Jack a sur sa mère une influence extraordinaire. Au lieu de respecter ses préjugés, comme le font ses aînés, il les combat avec une hardiesse juvénile. Leurs discussions sur le libre échange, les syndicats ouvriers, l'invasion américaine, m'amusent infiniment ; elles me permettent d'apprécier le chemin parcouru. Hier, après avoir exposé à son antagoniste, d'une manière très nette, les aspirations de l'esprit moderne, le jeune homme, avec un joli mélange de tendresse et d'autorité, a ajouté :

— Mère, je ne veux pas vous laisser en arrière, je veux vous emporter avec moi, vous amener à partager mes idées, qui sont celles de l’époque présente.

Une instinctive protestation redressa le buste de madame Baring.

— Ah ! maintenant, ce sont les parents qui doivent partager les idées des enfants ! fit-elle avec ironie. De mon temps, c'était le contraire.

— Votre temps avait tort, répliqua Jack carrément. Il était en contradiction avec les lois de la nature. Les parents peuvent avancer, les enfants, eux, ne peuvent pas rétrograder. L'homme n'est pas un crabe, vous savez !

Edith baissa les veux pour cacher sa satisfaction, Philippe Beaumont rit franchement, Rodney rougit de plaisir et se mordit les lèvres. Rien de tout cela n'échappa à madame Baring. Elle promena autour d'elle le regard pathétique d'une personne qui se sent abandonnée. puis elle le reporta sur ce fils qui incarnait l'Angleterre nouvelle... et, peu à peu, sa physionomie s’adoucit, s'illumina, se détendit dans un sourire comme si elle eût compris et accepté l'inéluctable. Ce petit drame muet contenait une immensité de vie.

Dans cet idéal Loïtshall, aussi bien qu’à Saint-Olaf,
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LOFTSHALL.

le besoin de changement s'est emparé de mes amis. Madame Baring est la première à se réjouir d'un voyage en Écosse. L'air du large, de l'Océan Atlantique, qui arrive ici par le canal de Bristol, ne lui semble plus assez vif, il lui faut maintenant l'air des Highlands et tout le monde s'apprête au départ.

Loftshall.

Elle sonnera demain, l'heure des adieux, elle n'ira pas sans douleur, mais mes hôtes et moi, nous nous dirons ferme « au revoir ». Depuis deux jours, le silence des fins de choses est tombé entre nous et malgré nous. On voulait me garder, m'emmener en Écosse, j'ai résisté. Il faut savoir partir.

Pendant les trois mois qui viennent de s'écouler, j'ai été l'objet d'un des plus beaux procédés de la nature. Celui qui l'a analysé peut seul savoir combien il est merveilleux et extraordinaire. Pendant ces trois mois, l'Angleterre et Madame la France m'ont prise tour à tour pour ainsi dire, elles m'ont enveloppée, pénétrée de leurs ondes. Je n'ai regardé qu'elles, je n'ai senti qu'elles. Le phénomène va cesser et ne se reproduira plus. Je le regrette. Pendant cette communion, les deux grandes nations me sont apparues telles qu'elles sont réellement, comme deux unités de combat et de progrès dans la vie universelle, comme deux unités de combat entre les mains de Dieu. Je les ai vues. luttant, travaillant non pour elles-mêmes, mais pour l'œuvre divine dont elles font partie. J'ai perçu les courants psychiques qui les unissent, l'échange continu de leurs forces, le rayonnement lointain et divers de leurs âmes diverses. Le spectacle a été beau, je m’en détache avec peine.

La volonté qui m’a obligée à regarder, m’a obligée aussi à reproduire ma vision, mes impressions et les idées qui en ont jailli. Eh bien, les voici sur des feuilles blanches, en caractères sténographiques presque. Quand ma pensée et mon souvenir les auront développées… que je les aurai vécues à nouveau, je les livrerai au travail mystérieux de la nature… je les donnerai à la vie…… et j’aurai servi.


FIN




ÉMILE COLIN ET Cie — IMPRIMERIE DE LAGNY — 14703-1-07.