Aller au contenu

L’Île inconnue/3

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 546-592).


LOFTSHALL


Loftshall.

Saint-Olaf ! Loftshall ! quelle distance entre ces deux demeures ! Saint-Olaf, le cottage de banlieue, l’horizon borné, la médiocrité. Loftshall, la maison de famille spacieuse et noble, la fortune. Mes amis ont passé de l’une à l’autre sans émoi et ils sont chez eux, ici, mieux que là-bas. Aujourd’hui seulement, je peux apprécier le courage de madame Baring.

Notre départ, notre voyage, notre arrivée ont été parfaits de tous points. Malgré moi, maintenant, je me prends à considérer les scènes de la vie humaine comme autant de tableaux plus ou moins bien réussis. Dans ceux qui sont douloureux, je découvre souvent le même soin, la même recherche, et ce qui reste en moi de la vieille Ève se révolte et s’indigne.

À la gare de Paddington, nous avons eu madame et mademoiselle Reynold, puis Philippe Beaumont, ces deux derniers venus ostensiblement pour dire adieu à Pierre de Coulevain. Pauvre Pierre de Coulevain ! Elle entrait cependant pour bien peu de chose dans ce mouvement !

Gladys et Jack échangèrent jusqu’à la dernière minute de joyeuses taquineries. Ils doivent se retrouver en Ecosse dans une quinzaine de jours et là, j’en suis sûre, s’achèvera le roman commencé cet hiver à Montréal. Que Dieu les bénisse !

J’ai ouvertement engagé M. Beaumont à venir voir son oncle à Loftshall. Ce brave Rodney a cordialement appuyé la suggestion. Edith, saisie et troublée, s’est mise à ranger énergiquement les petits bagages. Elle m’aurait volontiers battue, je le devinais, mais je n’en avais cure. Au moment où le train s’ébranlait, je vis les yeux clairs et graves de Philippe Beaumont se fixer sur mon amie, et il me sembla qu’ils lui disaient : au revoir.

Nous fûmes seuls pendant tout le trajet. Miss Baring parut s’absorber dans la lecture d’un magazine. Elle s’abandonnait plutôt, j’en suis sûre, à la douceur du sentiment si longtemps refoulé, victorieux enfin. Je fis de mon mieux pour protéger sa méditation.

Les fiancés ne tardèrent pas à parler canotage. La flottille de Rodney a déjà été transportée, cela va sans dire, de la Tamise sur l’Avon.

Jack et moi nous fûmes laissés l’un à l’autre. Je mis la conversation sur le Canada, mais elle oscilla tout le temps et d’une manière amusante, des plaines de l’Alaska à miss Reynold, de miss Reynold aux plaines de l’Alaska. Pauvre garçon ! comme Je l’ai tourmente !

Nous prîmes le thé à Bath, puis nous montâmes Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/564 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/565 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/566 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/567 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/568 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/569 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/570 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/571 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/572 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/573 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/574 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/575 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/576 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/577 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/578 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/579 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/580 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/581 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/582 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/583 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/584 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/585 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/586

                   LOFTSHALL.                     571 

attaques, leurs ripostes, on percevait le courant profond de leur tendresse mutuelle. On sentait qu’ils étaient vraiment unis, « for better and for worse»... pour le meilleur et pour le pire.

 Tout à coup, je me pris à sourire. Je me rappelai 

mon rêve de quinzième année : un mari clergyman, idéalement beau, cela va sans dire, une paroisse très pauvre et six enfants ! La difficulté d’acheter six enfants avec une paroisse très pauvre me tracassait bien un peu, mais c’est égal, je les voyais ; ils étaient comme autant de poupées vivantes. Ce premier rêve, né des romans anglais que je lisais, est ressorti aujourd’hui tout frais, avec des figures très nettes. Je me suis renouvelée plusieurs fois, il est demeuré ineffacé dans un lobe de mon cerveau. Y a-t-il donc quelque chose qui ne se renouvelle pas comme les tissus de notre corps ?

 Je dois me féliciter, je crois, de ce que la 

Providence ne m’ait pas prise au mot. La femme d’un clergyman a une position très difficile. La meilleure est rarement populaire. Elle a beau nourrir, vêtir, soigner les pauvres de la paroisse, s’exposer à la contagion, elle ne fait jamais assez. Elle a dans son cercle même des ennemies intimes, toutes les femmes qui avaient secrètement jeté leur dévolu sur le « vicar » ou le « curate ». Elle perd son influence mondaine sans acquérir le prestige de la religieuse et demeure désarmée. Beaucoup, il est vrai, prennent une trop grande part d’autorité, dictent et édictent, sont dures, intransigeantes, plus royalistes que le roi et deviennent de véritables bêtes noires. Une femme bien née sait seule se mettre à Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/588 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/589 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/590 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/591 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/592 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/593 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/594 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/595 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/596 Page:Laperche - Ile inconnue.djvu/597

— Mais oui, volontiers. Pour le romancier, c’est toujours un plaisir de travailler sur un sujet vivant.

— Eh bien, je vous laisserai seule avec mère demain, après le déjeuner et, selon votre inspiration, vous m’ouvrirez la voie.

— Soyez sans crainte, demain il y aura une heureuse de plus à Loftshall. — Dieu vous entende !

Sur cette prière, Édith se leva, mit son bras autour de mon épaule et me pressa tendrement contre elle ; puis, les yeux humides, le sourire ému, elle ajouta drôlement :

— Oh ! vous êtes un « atout » ! Nous appelons ainsi, vous savez, une personne qui vous aide en temps et lieu.

— C’est plutôt agréable de penser que l’on est « un atout » pour ses amis, fis-je heureuse et flattée.

Ma tâche ne fut pas difficile. Dans la vie comme aux cartes, il arrive souvent que votre adversaire joue dans votre jeu.

Le lendemain, Édith alla avec Dick à la rencontre de son fiancé. Le déjeuner fut très gai. Jamais je n’avais vu madame Baring aussi communicative. Évidemment, Philippe Beaumont lui était persona grata et, dans un regard qu’elle appuya sur lui, puis qu’elle reporta sur sa fille, je crus deviner que sa pensée les avait comme instinctivement associés. Rodney avait continué ses observations et tiré ses conclusions, conclusions qui me parurent lui causer une vive satisfaction. Après le déjeuner, comme la chaleur était plutôt forte, les hommes se réfugièrent dans la salle de billard pour fumer, selon leur habiLOFTSIIALL. 583

tude, Ëdilh porta à Dick du sucre et du pain. Madame Baring prit affectueusement mon bras et me conduisit dans le petit salon du matin que le soleil avait quitté depuis longtemps.

— Votre ami est charmant, me dit-elle aussitôt que nous fûmes assises. Je suis contente d’avoir pu le recevoir.

— Il est surtout un gentleman. Sa manière d’agir dans les circonstances que je vous ai racontées m’ont donné la plus haute opinion de son caractère. Ah ! c’est un mari semblable que je voudrais pour Edith, fis-je brûlant mes vaisseaux.

Une expression de saisissement, une rougeur légère chez mon hôtesse me prouvèrent que j’avais bien saisi au vol sa pensée fugitive.

— Du côté du mariage, ma pauvre Edith n’a pas eu de chance.

— Les événements les plus cruels conduisent parfois au bonheur. Seriez-vous contente de la voir mariée ?


— Oh ! bien contente !

— Là, je voulais vous le faire dire.

— Je n’ai pas d’autre souhait. Loftshall passera à Rodney et à Ruby ; il pourra être sa demeure, il ne sera plus son « home ». Et je voudrais qu’elle eût un foyer à elle.

— Elle l’aura, soyez-en sûre, et plus tôt que vous ne pensez, ajoutai-je avec un sourire.

Madame Baring tourna vers moi des yeux effarés.

— Voyons, fis-je, en approchant mon fauteuil du sien, vous n’imaginez pas que Pierre de Coulevain seul ait attiré M. Beaumont dans le voisinasre ?

— Pourquoi pas ?

— Parce que ce serait invraisemblable. Si Pierre de Coulevain n’avait pas eu pour amie Édith Baring, je doute qu’il fût jamais venu.

— Vous croyez, vraiment… balbutia mon hôtesse. Mais alors cette sympathie aurait été foudroyante ?

— Foudroyante, non… Tenez, voici la jeune personne, elle va vous raconter une petite histoire que vous ignorez.

J’allai vers la fenêtre et je fis signe à Édith.

Elle arriva avec une touffe de roses qu’elle venait de piquer à son corsage. Sa contenance était ferme, ses beaux yeux que l’émotion assombrissait allèrent un peu timidement au-devant de ceux de sa mère. Elle s’assit sur le bras de son fauteuil, puis, attirant à elle sa mère avec un joli geste :

— Mère chérie, commença-t-elle.

La voie était ouverte. Je m’esquivai sans bruit et je montai chez moi.

Vers quatre heures et demie, on frappa à ma porte et les fiancés entrèrent radieux et triomphants.

— Le péché est confessé ! pardonné ! annonça Édith ; nous avons eu toutes les bénédictions, toutes les sanctions. Je suis même un peu humiliée de voir l’empressement avec lequel la famille a consenti à se séparer de moi. Venez la féliciter. Elle nous attend dans le « jardin de curé ». J’ai donné ordre qu’on y servît le thé.

La famille avait, en effet, l’air très heureux. J’embrassai affectueusement mon hôtesse. Les deux frères serrèrent ma main avec une belle vigueur. LOFTSHALL. 585

— On a bien raison de redouter l’expansion anglosaxonne, fis-je en secouant mes doigts meurtris.

— Un calembour ! s’écria Jack.

— Tous mes compliments, jeune Canadien, on voit que vous entendez le français.

Ce thé de fiançailles, sous un groupe de vieux arbres, au milieu d’une masse de fleurs brillantes, avec les quatre chiens et le chat, fut absolument délicieux. J’admirai tout le temps la manière digne avec laquelle Edith portait ses nouveaux honneurs. La figure de madame Baring avait un rayonnement très doux, mais elle gardait encore de la surprise.

Philippe Beaumont dîna à Loftshall. On dépêcha le domestique à Bath pour prévenir l’oncle et rapporter l’uniforme de rigueur.

Après le dîner, je me retrouvai seule avec madame Baring sur la terrasse. Elle avait sa plus jolie « cap », autour de ses épaules un de ses petits châles blancs, de l'inde, que les Anglaises affectionnent. Il faisait une de ces belles nuits d’été, claires comme un demi-jour et particulières à l’Ile Inconnue. Rodney et Jack avaient disparu. Les fiancés se promenaient lentement à quelque distance, sous les vieux cèdres de l’aile droite.

— Edith a bien mérité son bonheur, fîs-je alors, elle a été si brave, elle a porté son fardeau toute seule.

— Elle pouvait ne pas le porter seule. Ceci fut dit avec une nuance d’amertume.

— Eh bien, c’eût été très égoïste. Vous comprenez maintenant, pourquoi elle a eu recours à la religion catholique ?

— Non, car j’ai trouvé dans la Bible des forces suffisantes pour traverser des épreuves plus dures et plus longues que la sienne.

— Il en est des créatures humaines comme des plantes, elles ont toutes des besoins divers. Aux unes, il faut plus de soleil ; aux autres, plus d’ombre.

— Les créatures de même race ne devraient pas avoir des besoins tellement différents.

— Mais chez la fille, il y a toujours le père.

Je sentis, plutôt que je ne vis, la rougeur, l’émotion, le saisissement que mes paroles hardies causèrent ; mes paroles de profondeur, comme les aurait appelées mon amie.

Il fallut quelques secondes à mon hôtesse pour se remettre.

— C’est vrai… dit-elle enfin… Édith est une Baring.

Un assez long silence se fit entre nous.

Les fiancés, qui avaient disparu, reparurent. La mère les suivit avec un regard où il y avait une certaine mélancolie et de l’étonnement toujours.

— Voudriez-vous revenir à ces pages-là ? lui demandai-je.

Jamais, sans doute, personne ne lui avait posé une question aussi intime. Elle en fut un peu suffoquée, puis elle finit par sourire.

— Revenir à ces pages-là… et devoir revivre toutes celles qui ont suivi !… Oh ! non… non, murmura-t-elle avec une nuance d’effroi.

— Alors, vous voyez… tout est bien.

Elle leva les yeux vers le ciel où apparaissaient les premières étoiles.

— Et tout sera mieux ! ajouta-t-elle doucement. LOFTSHALL. 587

Loftshall.

Mes amis ont voulu me garder jusqu’au moment de leur départ pour l’Ecosse et je me suis laissé faire. Ces derniers jours ont été absolument parfaits. Je n’aurais pas pu quitter l’Ile Inconnue sur une impression meilleure.

J’ai rayonné en voiture, en bateau, en chemin de fer, visité Bristol, Wells, parcouru tous les environs. Dans ces environs, il y a nombre de maisons de l’époque des Tudors, des cottages au chaume séculaire, des abbayes, des cathédrales de haut style, de petites églises à l’air caduc, tout entourées de vieilles pierres tombales, une chapelle saxonne, des ruines romaines, des points de repère historiques à chaque pas, des villages d’autrefois, des coins que le progrès a oubliés. Là, évidemment, les hommes ont beaucoup prié et se sont beaucoup battus.

Dans ces environs de peu d’étendue, il y a des échantillons de toutes les beautés de la nature : l’Avon, une rivière au cours lent ; des combes vertes, un petit lac, des collines sévères et douces, des vallées riantes, une belle plaine, quelques morceaux de forêts, des rochers abrupts, des grottes fantastiques, puis des carrières d’où l’on extrait la fameuse pierre de Bath, une pierre d’un gris jaunâtre, douce de ton, fine de grain, mais extrêmement résistante. L’âme de ce pays telle que je l’ai sentie lui ressemble étrangement, elle doit être unicolore, avec de la douceur, de la finesse et une irréductible intransigeance.

Je suis retournée plusieurs fois à Bath et, chaque fois, il m’a charmée davantage. J’aime les gens et les 588 L'ILE INCONNUE.

choses qui ont passé. A la lumière électrique, la ville grise prend une beauté lunaire. Ses deux demi-cercles de colonnades, « the Circus and the Royal Crescent », font l’effet des morceaux de quelque amphithéâtre romain transporte là. J’ai regretté que ceux qui les ont dessinés, les architectes Wood, ne les aient point vus ainsi éclairés.

Au cours de ces promenades et de ces excusions, Rodney Jack et Philippe Beaumont m’ont entourée de cette protection virile et affectueuse qui est la galanterie de l’Anglo-Saxon et qui honore sa force.

Loftshall est adorable, maintenant. On dirait qu’il a été retouché par une invisible main et que cette main y a jeté de la chaleur et de la lumière. Ses ifs me semblent moins raides, ses verdures moins sombres, ses cèdres moins sévères. Il y a là, aujourd’hui, un va-et-vient joyeux, de la gaieté, de la jeunesse, de l’amour... quatre amoureux... de quoi dissiper à jamais le froid que les Wilkes solitaires avaient laissé. Il y a là encore l’épanouissement complet d’une âme, la victoire d’un sentiment longtemps refoulé et combattu. J’ai de la peine à détacher mes yeux du visage transfiguré de mon amie ; Philippe Beaumont, lui, me fait l’effet d’un naufragé qui aurait touché terre et qui apprécie la vie doublement pour avoir failli la perdre.

Ce mariage comble le secret désir de Rodney. Il avait quelque regret, j’en suis sûre, de devoir abandonner Edith, sa vieille camarade. Dans l’impatience de faire partager à Ruby sa surprise et son contentement, il lui a envoyé aussitôt une dépêche ainsi conçue : « Sœur fiancée. Devinez avec qui ? » « Avec Philippe Beaumont. Heureuse mille fois. » Cette réponse qu’il me montra causa au brave gardon une stupéfaction comique et lui donna une haute idée de la perspicacité féminine.

— Intelligente petite fille, murmura-t-il, avec un sourire tendre en repliant le télégramme comme s’il eût été un autographe de ladite petite fille.

Jack fait ma joie. Il n’a cessé de me questionner sur miss Reynold. Un amoureux rendrait des points à un interviewer américain. Il a su me faire raconter par le menu nos soirées de causerie ; et hier même, avec une faiblesse honteuse, je me suis laissé aller à la lui dépeindre telle que je l’avais vue si souvent dans ma chambre, fine, élégante, assise sur une chaise basse, à contre-jour de la lumière électrique qui mettait une jolie ombre autour de ses yeux.

— Elle me racontait ses rêves, ajoutai-je, des rêves qui ne ressemblaient guère à ceux d’une jeune fille française : tantôt c’était un club ouvrier, une école qu’elle voulait fonder, un couvent même, un couvent protestant, — et elle était résolue à ne jamais se marier !

Cette révélation perfide ne déconcerta pas le jeune « Briton ». Il eut un beau rire moqueur, et jeta en l’air son menton carré avec un mouvement de défi qui lui est particulier.

En voilà un qui saura enlever une place et le consentement de la femme qu’il aimera !

Jack a sur sa mère une influence extraordinaire. Au lieu de respecter ses préjugés, comme le font ses aînés, il les combat avec une hardiesse juvénile. Leurs discussions sur le libre échange, les syndicats ouvriers, l'invasion américaine, m'amusent infiniment ; elles me permettent d'apprécier le chemin parcouru. Hier, après avoir exposé à son antagoniste, d'une manière très nette, les aspirations de l'esprit moderne, le jeune homme, avec un joli mélange de tendresse et d'autorité, a ajouté :

— Mère, je ne veux pas vous laisser en arrière, je veux vous emporter avec moi, vous amener à partager mes idées, qui sont celles de l’époque présente.

Une instinctive protestation redressa le buste de madame Baring.

— Ah ! maintenant, ce sont les parents qui doivent partager les idées des enfants ! fit-elle avec ironie. De mon temps, c'était le contraire.

— Votre temps avait tort, répliqua Jack carrément. Il était en contradiction avec les lois de la nature. Les parents peuvent avancer, les enfants, eux, ne peuvent pas rétrograder. L'homme n'est pas un crabe, vous savez !

Edith baissa les veux pour cacher sa satisfaction, Philippe Beaumont rit franchement, Rodney rougit de plaisir et se mordit les lèvres. Rien de tout cela n'échappa à madame Baring. Elle promena autour d'elle le regard pathétique d'une personne qui se sent abandonnée. puis elle le reporta sur ce fils qui incarnait l'Angleterre nouvelle... et, peu à peu, sa physionomie s’adoucit, s'illumina, se détendit dans un sourire comme si elle eût compris et accepté l'inéluctable. Ce petit drame muet contenait une immensité de vie.

Dans cet idéal Loïtshall, aussi bien qu’à Saint-Olaf,
591
LOFTSHALL.

le besoin de changement s'est emparé de mes amis. Madame Baring est la première à se réjouir d'un voyage en Écosse. L'air du large, de l'Océan Atlantique, qui arrive ici par le canal de Bristol, ne lui semble plus assez vif, il lui faut maintenant l'air des Highlands et tout le monde s'apprête au départ.

Loftshall.

Elle sonnera demain, l'heure des adieux, elle n'ira pas sans douleur, mais mes hôtes et moi, nous nous dirons ferme « au revoir ». Depuis deux jours, le silence des fins de choses est tombé entre nous et malgré nous. On voulait me garder, m'emmener en Écosse, j'ai résisté. Il faut savoir partir.

Pendant les trois mois qui viennent de s'écouler, j'ai été l'objet d'un des plus beaux procédés de la nature. Celui qui l'a analysé peut seul savoir combien il est merveilleux et extraordinaire. Pendant ces trois mois, l'Angleterre et Madame la France m'ont prise tour à tour pour ainsi dire, elles m'ont enveloppée, pénétrée de leurs ondes. Je n'ai regardé qu'elles, je n'ai senti qu'elles. Le phénomène va cesser et ne se reproduira plus. Je le regrette. Pendant cette communion, les deux grandes nations me sont apparues telles qu'elles sont réellement, comme deux unités de combat et de progrès dans la vie universelle, comme deux unités de combat entre les mains de Dieu. Je les ai vues. luttant, travaillant non pour elles-mêmes, mais pour l'œuvre divine dont elles font partie. J'ai perçu les courants psychiques qui les unissent, l'échange continu de leurs forces, le rayonnement lointain et divers de leurs âmes diverses. Le spectacle a été beau, je m’en détache avec peine.

La volonté qui m’a obligée à regarder, m’a obligée aussi à reproduire ma vision, mes impressions et les idées qui en ont jailli. Eh bien, les voici sur des feuilles blanches, en caractères sténographiques presque. Quand ma pensée et mon souvenir les auront développées… que je les aurai vécues à nouveau, je les livrerai au travail mystérieux de la nature… je les donnerai à la vie…… et j’aurai servi.


FIN




ÉMILE COLIN ET Cie — IMPRIMERIE DE LAGNY — 14703-1-07.