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L’Île mystérieuse/Partie 3/Chapitre 17

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Jules Hetzel et Cie (p. 574-582).
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3e partie


CHAPITRE XVII


Les dernières heures du capitaine Nemo. — Les volontés d’un mourant. — Un souvenir à ses amis d’un jour. — Le cercueil du capitaine Nemo. — Quelques conseils aux colons. — Le moment suprême. — Au fond des mers.


Le jour était venu. Aucun rayon lumineux ne pénétrait dans cette profonde crypte. La mer, haute en ce moment, en obstruait l’ouverture. Mais la lumière factice qui s’échappait en longs faisceaux à travers les parois du Nautilus n’avait pas faibli, et la nappe d’eau resplendissait toujours autour de l’appareil flottant.

Une extrême fatigue accablait alors le capitaine Nemo, qui était retombé sur le divan. On ne pouvait songer à le transporter à Granite-house, car il avait manifesté sa volonté de rester au milieu de ces merveilles du Nautilus, que des millions n’eussent pas payées, et d’y attendre une mort, qui ne pouvait tarder à venir.

Pendant une assez longue prostration qui le tint presque sans connaissance, Cyrus Smith et Gédéon Spilett observèrent avec attention l’état du malade. Il était visible que le capitaine s’éteignait peu à peu. La force allait manquer à ce corps autrefois si robuste, maintenant frêle enveloppe d’une âme qui allait s’échapper. Toute la vie était concentrée au cœur et à la tête.

L’ingénieur et le reporter s’étaient consultés à voix basse. Y avait-il quelque soin à donner à ce mourant ? Pouvait-on, sinon le sauver, du moins prolonger sa vie pendant quelques jours ? Lui-même avait dit qu’il n’y avait aucun remède, et il attendait tranquillement la mort, qu’il ne craignait pas.

« Nous ne pouvons rien, dit Gédéon Spilett.

— Mais de quoi meurt-il ? demanda Pencroff.

— Il s’éteint, répondit le reporter.

— Cependant, reprit le marin, si nous le transportions en plein air, en plein soleil, peut-être se ranimerait-il ?

— Non, Pencroff, répondit l’ingénieur, rien n’est à tenter ! D’ailleurs, le capitaine Nemo ne consentirait pas à quitter son bord. Il y a trente ans qu’il vit sur le Nautilus, c’est sur le Nautilus qu’il veut mourir. »

Sans doute, le capitaine Nemo entendit la réponse de Cyrus Smith, car il se releva un peu, et d’une voix plus faible, mais toujours intelligible :

« Vous avez raison, monsieur, dit-il. Je dois et je veux mourir ici. Aussi ai-je une demande à vous faire. »

Cyrus Smith et ses compagnons s’étaient rapprochés du divan, et ils en disposèrent les coussins de telle sorte que le mourant fût mieux appuyé.

On put voir alors son regard s’arrêter sur toutes les merveilles de ce salon, éclairé par les rayons électriques que tamisaient les arabesques d’un plafond lumineux. Il regarda, l’un après l’autre, les tableaux accrochés aux splendides tapisseries des parois, ces chefs-d’œuvre des maîtres italiens, flamands, français et espagnols, les réductions de marbre et de bronze qui se dressaient sur leurs piédestaux, l’orgue magnifique adossé à la cloison d’arrière, puis les vitrines disposées autour d’une vasque centrale, dans laquelle s’épanouissaient les plus admirables produits de la mer, plantes marines, zoophytes, chapelets de perles d’une inappréciable valeur, et, enfin, ses yeux s’arrêtèrent sur cette devise inscrite au fronton de ce musée, la devise du Nautilus :

Mobilis in mobili.

Il semblait qu’il voulût une dernière fois caresser du regard ces chefs-d’œuvre de l’art et de la nature, auxquels il avait limité son horizon pendant un séjour de tant d’années dans l’abîme des mers !

Cyrus Smith avait respecté le silence que gardait le capitaine Nemo. Il attendait que le mourant reprît la parole.

Après quelques minutes, pendant lesquelles il revit passer devant lui, sans doute, sa vie tout entière, le capitaine Nemo se retourna vers les colons et leur dit :

« Vous croyez, messieurs, me devoir quelque reconnaissance ?…

— Capitaine, nous donnerions notre vie pour prolonger la vôtre !

— Bien, reprit le capitaine Nemo, bien !… Promettez-moi d’exécuter mes dernières volontés, et je serai payé de tout ce que j’ai fait pour vous.

— Nous vous le promettons, » répondit Cyrus Smith.

Et, par cette promesse, il engageait ses compagnons et lui.

« Messieurs, reprit le capitaine, demain, je serai mort. »

Il arrêta d’un signe Harbert, qui voulut protester.

« Demain, je serai mort, et je désire ne pas avoir d’autre tombeau que le Nautilus. C’est mon cercueil, à moi ! Tous mes amis reposent au fond des mers, j’y veux reposer aussi. »

Un silence profond accueillit ces paroles du capitaine Nemo.

« Écoutez-moi bien, messieurs, reprit-il. Le Nautilus est emprisonné dans cette grotte, dont l’entrée s’est exhaussée. Mais, s’il ne peut quitter sa prison, il peut du moins s’engouffrer dans l’abîme qu’elle recouvre et y garder ma dépouille mortelle. »

Les colons écoutaient religieusement les paroles du mourant.


« Ce coffret… là… renferme pour plusieurs millions… »

« Demain, après ma mort, monsieur Smith, reprit le capitaine, vous et vos compagnons, vous quitterez le Nautilus, car toutes les richesses qu’il contient doivent disparaître avec moi. Un seul souvenir vous restera du prince Dakkar, dont vous savez maintenant l’histoire. Ce coffret… là… renferme pour plusieurs millions de diamants, la plupart, souvenirs de l’époque où, père et époux, j’ai presque cru au bonheur, et une collection de perles recueillies par mes amis et moi au fond des mers. Avec ce trésor, vous pourrez faire, à un jour donné, de bonnes choses. Entre des mains comme les vôtres et celles de vos compagnons, monsieur Smith, l’argent ne saurait être un péril. Je serai donc, de là-haut, associé à vos œuvres, et je ne les crains pas ! »

Après quelques instants de repos, nécessités par son extrême faiblesse, le capitaine Nemo reprit en ces termes :

« Demain, vous prendrez ce coffret, vous quitterez ce salon, dont vous fermerez la porte ; puis, vous remonterez sur la plate-forme du Nautilus, et vous rabattrez le capot, que vous fixerez au moyen de ses boulons.

— Nous le ferons, capitaine, répondit Cyrus Smith.

— Bien. Vous vous embarquerez alors sur le canot qui vous a amenés. Mais, avant d’abandonner le Nautilus, allez à l’arrière, et là, ouvrez deux larges robinets qui se trouvent sur la ligne de flottaison. L’eau pénétrera dans les réservoirs, et le Nautilus s’enfoncera peu à peu sous les eaux pour aller reposer au fond de l’abîme. »

Et, sur un geste de Cyrus Smith, le capitaine ajouta :

« Ne craignez rien ! Vous n’ensevelirez qu’un mort ! »

Ni Cyrus Smith, ni aucun de ses compagnons n’eussent cru devoir faire une observation au capitaine Nemo. C’étaient ses dernières volontés qu’il leur transmettait, et ils n’avaient qu’à s’y conformer.

« J’ai votre promesse, messieurs ? ajouta le capitaine Nemo.

— Vous l’avez, capitaine, » répondit l’ingénieur.

Le capitaine fit un signe de remerciement et pria les colons de le laisser seul pendant quelques heures. Gédéon Spilett insista pour rester près de lui, au cas où une crise se produirait, mais le mourant refusa, en disant :

« Je vivrai jusqu’à demain, monsieur ! »

Tous quittèrent le salon, traversèrent la bibliothèque, la salle à manger, et arrivèrent à l’avant, dans la chambre des machines, où étaient établis les appareils électriques, qui, en même temps que la chaleur et la lumière, fournissaient la force mécanique au Nautilus.

Le Nautilus était un chef-d’œuvre qui contenait des chefs-d’œuvre, et l’ingénieur fut émerveillé.

Les colons montèrent sur la plate-forme, qui s’élevait de sept ou huit pieds au-dessus de l’eau. Là, ils s’étendirent près d’une épaisse vitre lenticulaire qui obturait une sorte de gros œil d’où jaillissait une gerbe de lumière. Derrière cet œil s’évidait une cabine qui contenait les roues du gouvernail et dans laquelle se tenait le timonier, quand il dirigeait le Nautilus à travers les couches liquides, que les rayons électriques devaient éclairer sur une distance considérable.

Cyrus Smith et ses compagnons restèrent d’abord silencieux, car ils étaient vivement impressionnés de ce qu’ils venaient de voir, de ce qu’ils venaient d’entendre, et leur cœur se serrait, quand ils songeaient que celui dont le bras les avait tant de fois secourus, que ce protecteur qu’ils auraient connu quelques heures à peine, était à la veille de mourir !

Quel que fût le jugement que prononcerait la postérité sur les actes de cette existence pour ainsi dire extra-humaine, le prince Dakkar resterait toujours une de ces physionomies étranges, dont le souvenir ne peut s’effacer.

« Voilà un homme ! dit Pencroff. Est-il croyable qu’il ait ainsi vécu au fond de l’océan ! Et quand je pense qu’il n’y a peut-être pas trouvé plus de tranquillité qu’ailleurs !

— Le Nautilus, fit alors observer Ayrton, aurait peut-être pu nous servir à quitter l’île Lincoln et à gagner quelque terre habitée.

— Mille diables ! s’écria Pencroff, ce n’est pas moi qui me hasarderais jamais à diriger un pareil bateau. Courir sur les mers, bien ! mais sous les mers, non !

— Je crois, répondit le reporter, que la manœuvre d’un appareil sous-marin tel que ce Nautilus doit être très-facile, Pencroff, et que nous aurions vite fait de nous y habituer. Pas de tempêtes, pas d’abordages à craindre. À quelques pieds au-dessous de sa surface, les eaux de la mer sont aussi calmes que celles d’un lac.

— Possible ! riposta le marin, mais j’aime mieux un bon coup de vent à bord d’un navire bien gréé. Un bateau est fait pour aller sur l’eau et non dessous.

— Mes amis, répondit l’ingénieur, il est inutile, au moins à propos du Nautilus, de discuter cette question des navires sous-marins. Le Nautilus n’est pas à nous, et nous n’avons pas le droit d’en disposer. Il ne pourrait, d’ailleurs, nous servir en aucun cas. Outre qu’il ne peut plus sortir de cette caverne, dont l’entrée est maintenant fermée par un exhaussement des roches basaltiques, le capitaine Nemo veut qu’il s’engloutisse avec lui après sa mort. Sa volonté est formelle, et nous l’accomplirons. »

Cyrus Smith et ses compagnons, après une conversation qui se prolongea quelque temps encore, redescendirent à l’intérieur du Nautilus. Là, ils prirent quelque nourriture et rentrèrent dans le salon.

Le capitaine Nemo était sorti de cette prostration qui l’avait accablé, et ses yeux avaient repris leur éclat. On voyait comme un sourire se dessiner sur ses lèvres.

Les colons s’approchèrent de lui.

« Messieurs, leur dit le capitaine, vous êtes des hommes courageux, honnêtes et bons. Vous vous êtes tous dévoués sans réserve à l’œuvre commune. Je vous ai souvent observés. Je vous ai aimés, je vous aime !… votre main, monsieur Smith ! »

Cyrus Smith tendit sa main au capitaine, qui la serra affectueusement.

« Cela est bon ! » murmura-t-il.

Puis, reprenant :

« Mais c’est assez parler de moi ! J’ai à vous parler de vous-mêmes et de l’île Lincoln, sur laquelle vous avez trouvé refuge… vous comptez l’abandonner ?

— Pour y revenir, capitaine ! répondit vivement Pencroff.

— Y revenir ?… En effet, Pencroff, répondit le capitaine en souriant, je sais combien vous aimez cette île. Elle s’est modifiée par vos soins, et elle est bien vôtre !

— Notre projet, capitaine, dit alors Cyrus Smith, serait d’en doter les États-Unis et d’y fonder pour notre marine une relâche qui serait heureusement située dans cette portion du Pacifique.

— Vous pensez à votre pays, messieurs, répondit le capitaine. Vous travaillez pour sa prospérité, pour sa gloire. Vous avez raison. La patrie !… c’est là qu’il faut retourner ! C’est là que l’on doit mourir !… Et moi, je meurs loin de tout ce que j’ai aimé !

— Auriez-vous quelque dernière volonté à transmettre ? dit vivement l’ingénieur, quelque souvenir à donner aux amis que vous avez pu laisser dans ces montagnes de l’Inde ?

— Non, monsieur Smith. Je n’ai plus d’amis ! Je suis le dernier de ma race… et je suis mort depuis longtemps pour tous ceux que j’ai connus… Mais revenons à vous. La solitude, l’isolement sont choses tristes, au-dessus des forces humaines… Je meurs d’avoir cru que l’on pouvait vivre seul !… Vous devez donc tout tenter pour quitter l’île Lincoln et pour revoir le sol où vous êtes nés. Je sais que ces misérables ont détruit l’embarcation que vous aviez faite…

— Nous construisons un navire, dit Gédéon Spilett, un navire assez grand pour nous transporter aux terres les plus rapprochées ; mais si nous parvenons à la quitter tôt ou tard, nous reviendrons à l’île Lincoln. Trop de souvenirs nous y rattachent pour que nous l’oubliions jamais !

— C’est ici que nous aurons connu le capitaine Nemo, dit Cyrus Smith.

— Ce n’est qu’ici que nous retrouverons votre souvenir tout entier ! ajouta Harbert.

— Et c’est ici que je reposerai dans l’éternel sommeil, si… » répondit le capitaine.

Il hésita, et, au lieu d’achever sa phrase, il se contenta de dire :

« Monsieur Smith, je voudrais vous parler… à vous seul ! »

Les compagnons de l’ingénieur, respectant ce désir du mourant, se retirèrent.

Cyrus Smith resta quelques minutes seulement enfermé avec le capitaine Nemo, et bientôt il rappela ses amis, mais il ne leur dit rien des choses secrètes que le mourant avait voulu lui confier.

Gédéon Spilett observa alors le malade avec une extrême attention. Il était évident que le capitaine n’était plus soutenu que par une énergie morale, qui ne pourrait bientôt plus réagir contre son affaiblissement physique.

La journée se termina sans qu’aucun changement se manifestât. Les colons ne quittèrent pas un instant le Nautilus. La nuit était venue, bien qu’il fût impossible de s’en apercevoir dans cette crypte.

Le capitaine Nemo ne souffrait pas, mais il déclinait. Sa noble figure, pâlie par les approches de la mort, était calme. De ses lèvres s’échappaient parfois des mots presque insaisissables, qui se rapportaient à divers incidents de son étrange existence. On sentait que la vie se retirait peu à peu de ce corps, dont les extrémités étaient déjà froides.

Une ou deux fois encore, il adressa la parole aux colons rangés près de lui, et il leur sourit de ce dernier sourire qui se continue jusque dans la mort.

Enfin, un peu après minuit, le capitaine Nemo fit un mouvement suprême, et il parvint à croiser ses bras sur sa poitrine, comme s’il eût voulu mourir dans cette attitude.

Vers une heure du matin, toute la vie s’était uniquement réfugiée dans son regard. Un dernier feu brilla sous cette prunelle, d’où tant de flammes avaient jailli autrefois. Puis, murmurant ces mots : « Dieu et patrie ! » il expira doucement.

Cyrus Smith, s’inclinant alors, ferma les yeux de celui qui avait été le prince Dakkar et qui n’était même plus le capitaine Nemo.

Harbert et Pencroff pleuraient. Ayrton essuyait une larme furtive. Nab était à genoux près du reporter, changé en statue.

Cyrus Smith, élevant la main au-dessus de la tête du mort :

« Que Dieu ait son âme ! » dit-il, et, se retournant vers ses amis, il ajouta :

« Prions pour celui que nous avons perdu ! »


Cyrus Smith, élevant la main…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques heures après, les colons remplissaient la promesse faite au capitaine, ils accomplissaient les dernières volontés du mort.

Cyrus Smith et ses compagnons quittèrent le Nautilus, après avoir emporté l’unique souvenir que leur eût légué leur bienfaiteur, ce coffret qui renfermait cent fortunes.

Le merveilleux salon, toujours inondé de lumière, avait été fermé soigneusement. La porte de tôle du capot fut alors boulonnée, de telle sorte que pas une goutte d’eau ne pût pénétrer à l’intérieur des chambres du Nautilus.

Puis, les colons descendirent dans le canot, qui était amarré au flanc du bateau sous-marin.

Ce canot fut conduit à l’arrière. Là, à la ligne de flottaison, s’ouvraient deux larges robinets qui étaient en communication avec les réservoirs destinés à déterminer l’immersion de l’appareil.

Ces robinets furent ouverts, les réservoirs s’emplirent, et le Nautilus, s’enfonçant peu à peu, disparut sous la nappe liquide.

Mais les colons purent le suivre encore à travers les couches profondes. Sa puissante lumière éclairait les eaux transparentes, tandis que la crypte redevenait obscure. Puis, ce vaste épanchement d’effluences électriques s’effaça enfin, et bientôt le Nautilus, devenu le cercueil du capitaine Nemo, reposait au fond des mers.


Le Nautilus s’enfonçant peu à peu…