L’échafaud sanglant/05

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Éditions Édouard Garand (60p. 21-23).

V

L’EXÉCUTION


À six heures du soir de ce jour, on aurait pu voir Mathurin le Bourreau au gibet de la rue Sault-au-Matelot. Il était en train de fixer sa corde à l’une des poutres. Comme spectateurs il avait quelques gamins du voisinage, lesquels guettaient avec une hâte extrême la venue du condamné. Leur hâte, cependant, se trouvait quelque peu apaisée par l’intérêt qu’ils trouvaient à voir manœuvrer le bourreau.

Celui-ci avait attaché une poulie à l’une des poutres, passé la corde tissée ce matin-là dans la poulie, et attaché à une extrémité de la corde un sac de sable. Maintenant il s’exerçait à lever et abaisser le sac de sable, et il paraissait prendre à ce jeu autant de plaisir que si un malheureux condamné eût été à la place du sac de sable. Après quelques minutes de cet exercice, il murmura avec la plus grande satisfaction :

— Bon ! bon ! tout va bien. Il n’y a plus qu’à attendre le patient.

Pour attendre, Mathurin se dirigea vers un cabaret de sa connaissance.

À mesure que l’heure de l’exécution approchait, des spectateurs venaient se poster aux abords du gibet, mais tous se tenaient à une distance respectable. On remarquait dans la foule qui grossissait de moment en moment, hormis les enfants bien entendu, des ouvriers, pêcheurs, bateliers, et aussi quelques bourgeois. Ce monde formait çà et là des groupes parmi lesquels on commentait l’affaire à voix basse. Plusieurs s’étaient munis de falots, car avec un firmament nuageux la nuit venait très vite.

Quelques cloches de la haute-ville sonnèrent l’heure de sept.

Au dernier coup on put voir un homme enveloppé dans un manteau noir passer silencieusement au travers des groupes et aller se poster plus loin dans un endroit désert, mais un endroit où il était possible de voir facilement la potence et le drame qui allait s’y jouer. Tous les regards s’étaient portés avec curiosité sur cet homme.

— Tiens ! fit un ouvrier à des camarades avec qui il formait groupe, je reconnais cet homme… c’est Maître Jean !

Si l’ouvrier parla à voix basse, il fut tout de même entendu des groupes du voisinage, et il ne fallut qu’une minute pour que le nom du nouveau venu fit le tour de la place. Tout ce monde s’étonna donc fort d’apprendre que Maître Jean venait assister à cette exécution ; mais personne, néanmoins, n’osa l’aborder pour s’informer de sa santé.

Peu après une sourde rumeur courut sur la place.

— Tiens ! voilà Mathurin le Bourreau !…

Oui, c’était l’exécuteur qui, pourvu d’une lanterne, revenait au gibet.

Puis d’autres murmures s’élevèrent dans la foule :

— Voilà le condamné !…

On pouvait voir s’avancer lentement et à la clarté de torches fumeuses le funèbre cortège, car le condamné avait l’honneur d’une forte escorte. Ouvrant la marche, on remarquait le sieur Bizard, lieutenant des gardes de Son Excellence, et huit gardes munis de torches marchaient à ses côtés. Venaient ensuite deux Pères Récollets dans leur robe blanche, sandales aux pieds et tête-nue ; ils récitaient des prières pour celui qui allait mourir. Et celui-ci suivait immédiatement, tête-nue comme les deux religieux, en chemise, mains liées derrière le dos et supporté par Flandrin Pinchot. Le condamné, en effet, ne paraissait pas très solide sur ses jambes, on eût dit que l’épouvante le paralysait ou le rendait ivre. Il titubait, et il fallait toute la force de Flandrin pour le maintenir debout. Enfin, fermant la marche, venaient le prévôt avec dix hommes du guet, lesquels marchaient avec le mousquet à l’épaule et le pistolet au poing, et suivaient aussitôt huit autres gardes avec torches. Comme on le voit, l’escorte était assez formidable, et nul parmi le peuple n’aurait été tenté de faire une entreprise quelconque en faveur du condamné.

La chose, au reste, n’était pas à craindre, d’autant moins que le condamné était inconnu. Personne ne savait son nom. De même qu’il était demeuré muet devant le tribunal, là encore il gardait le même silence obstiné. Le peuple se contentait de regarder et de se demander, non sans la plus grande curiosité, qui était cet homme. On savait une chose : c’était un malandrin quelconque, et du fait le malheureux ne méritait aucune pitié.

Mais le personnage le plus curieux dans cette foule était, sans contredit, Maître Jean. Et Maître Jean, à mesure qu’approchait le condamné, essayait de voir les traits de son visage. Il ne le pouvait pas, parce que les torches n’éclairaient pas suffisamment et, ensuite, parce que le condamné marchait tête basse, tête si basse que son menton reposait sur sa poitrine.

Bientôt, cependant, on pourrait mieux voir l’homme, lorsqu’on le hisserait sur la plateforme.

Le cortège arrivait à la potence. Les gardes, les premiers, la torche d’une main et la rapière de l’autre, entourèrent le gibet, laissant un passage pour le condamné et les hommes du guet. Ceux-ci avec les gardes firent cercle pour faire un barrage contre la foule, et dans ce cercle, et au pied du gibet les Pères Récollets s’agenouillèrent tout en continuant à prier.

Flandrin Pinchot aida le condamné à monter les quelques degrés de la plateforme. Là, Mathurin le Bourreau s’en empara brutalement. Mais là, aussi, le condamné voulut faire quelque résistance, et sans l’aide de Flandrin Pinchot l’exécuteur eût été incapable de lui passer la corde au cou. Mais une fois que la corde eut été assujettie, le condamné cessa de se débattre. Flandrin descendit de la plateforme. Mathurin se suspendit à la corde. On entendit grincer la poulie, la poutre craquer… Mais on put voir alors la figure du condamné nettement éclairée par la lueur des torches.

Maître Jean vit aussi ce visage livide d’épouvante. Il parut pâlir, et si l’attention n’avait pas été portée sur la potence, les spectateurs auraient vu Maître Jean chanceler visiblement. Mais lui reconquit aussitôt sa tranquillité et son aplomb, et il murmura, mais si bas qu’un voisin n’aurait pu entendre ses paroles :

— Lui !… Lui !… Ah ! oui, c’était bien mon pressentiment. Lui !… le malheureux !… Oui… oui… depuis longtemps j’avais pensé qu’il finirait sur l’échafaud !…

Et Maître Jean fut repris par une sorte d’étourdissement. Il chancela à nouveau, et, par crainte de tomber, il s’adossa à une borne de pierre près de là. Puis il ferma les yeux pour ne pas voir le dénouement de ce drame.

Mais le peuple assemblé là regardait, lui, de tous ses yeux. Mathurin le Bourreau était maintenant à l’œuvre finale : il se suspendait à la corde, et l’autre, au bout, commençait à laisser des pieds la plateforme. À ce moment même, le malandrin poussa un cri rauque — un cri d’horreur ou d’épouvante, nul n’eût su dire, — mais de suite Mathurin tendit les bras et donna à la corde la pesanteur de son corps. Si Mathurin était de petite taille, il était d’un autre côté trapu et lourd. La poulie grinça encore, la poutre craqua, toute la charpente parut ébranlée, et la condamné quitta la terre… Le cri rauque poussé s’acheva dans un long et sourd râlement. La corde s’était tendue dans toute son élasticité, puis le cou du condamné s’était allongé, sa langue sortie brusquement de sa bouche, pendait de toute sa longueur, ses yeux s’ouvraient au point de quitter les orbites. Et le patient montait dans l’espace pouce par pouce et par à-coups à chaque tour de bras et coup de reins de Mathurin. Le condamné se débattait vivement des pieds, tout son corps se tordait affreusement et son visage était devenu noirâtre.

Lorsque le supplicié fut à deux pieds environ de la plateforme, Mathurin attacha l’extrémité de sa corde à un poteau vertical. Puis il prit par terre une autre corde, mais plus courte, et grimpa vivement l’échelle. Là il noua cette corde à l’autre, lui fit faire deux tours sur la poutre horizontale et tira la corde du pendu hors de la poulie. Puis, rapidement il enroula la corde du supplicié autour de la poutre et reprit l’autre corde. Le drame était fini. On ne voyait plus qu’une vague forme humaine gigoter au bout d’un câble. Mathurin reprit sa corde accessoire, mais il oublia sa poulie ; puis, l’échelle à l’épaule et sa lanterne d’une main, il s’en alla. Alors, le cortège se reforma pour reprendre, sans plus, le chemin de la haute-ville.

À son tour la foule se dispersa en silence, et cinq minutes après l’exécution, il ne restait là qu’un pendu et un spectateur… un spectateur qui était Maître Jean.