L’échafaud sanglant/07

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Éditions Édouard Garand (60p. 25-28).

VII

SECRÈTES AMOURS


Lorsque Maître Jean réintégra son logis de la rue Saint-Louis, sans s’être douté le moindrement qu’il avait toujours été suivi et épié par ces deux individus qui, le matin, l’avaient enfermé dans une salle basse du Château, il était tout près de onze heures.

— Bon ! duc, nous savons où gîte le renard !

— Oui, nous reviendrons demain tendre le piège.

— Mais en attendant à demain qu’allons-nous faire ?

— Mon Dieu ! rien de plus simple : si nous allions voir notre petite reine à la taverne du père Létourneau, et lui dire deux mots d’amour en nous abreuvant de deux carafons ?

— Allons, cher duc, c’est une splendide idée. Les deux hommes se dirigèrent du côté de la Place d’Armes. Depuis que le couvre-feu avait sonné, les rares réverbères de la ville avaient été éteints, et la Place, comme les rues qui y aboutissaient, était très noire. Il importait donc de marcher avec circonspection. Mais tout comme Maître Jean, les deux aventuriers connaissaient leur Québec par cœur. Ils marchaient donc d’un pas rapide et sûr. Ils ne paraissaient pas même incommodés par le vent qui s’engouffrait avec violence sur la Place et où il soufflait avec rage. Mais ce vent les empêcha d’entendre des pas sonores qui venaient de leur côté, et c’est pourquoi, soudain, ils heurtèrent une silhouette humaine qu’ils n’avaient pu voir venir.

— Butor ! cria l’un des deux compères, que ne t’ôtes-tu de notre chemin !

— Voilà nargua l’autre en ricanant, que les maraudeurs de nuit nous barrent les jambes pour nous dévaliser…

— Il serait bon, duc, que nous leur apprissions la civilité par quelques bons coups de rapière !

— Marquis, ils sont pires et plus grossiers que les mendiants : les quémandeurs, au moins, sont quelquefois polis et discrets.

L’inconnu qu’ils avaient involontairement heurté était déjà loin.

Nous allons suivre cet homme. Il venait de sortir du Château comme un grand mystère. Il portait rapière au côté et pistolets à sa ceinture. Son feutre était rabattu sur ses yeux, tandis que le collet de la cape grise qui couvrait ses épaules remontait jusqu’à ses oreilles. Tel quel il aurait été difficile de reconnaître cet homme même à la clarté de quelque réverbère.

Il traversa la ville, franchit la porte de la basse-ville et s’engagea dans la rue du Palais. Là, plus loin, il vit une petite maison retirée et entourée d’une palissade, et l’une des fenêtres était éclairée faiblement.

— Elle m’attend… murmura l’homme en hâtant le pas.

Bientôt, il franchissait une grille, un petit jardin et levait le marteau de la porte. C’était une petite maison de pierre au toit pointu que décoraient deux lucarnes.

Il s’écoula deux ou trois minutes, et la porte fut ouverte. Là, la silhouette d’une jeune et belle femme se dessinait avec grâce dans la lumière éclatante que projetait un lustre à dix bougies.

À la vue du visiteur nocturne, la jeune femme sourit et s’effaça vivement, murmurant :

— Vite… entre !

L’homme entra, repoussa la porte, jeta au loin son feutre et sa cape et, sans mot dire, mais en souriant, tendit ses bras à la jeune femme.

Celle-ci courut à lui et se jeta à son cou.

— Ah ! mon cher amant, balbutia-t-elle comme si l’inquiétude l’eût longtemps tourmentée, je pensais que tu ne viendrais pas ce soir !

Et lui, cet homme, jeune encore, qui retenait ainsi cette jeune femme dans ses bras, la pressait amoureusement sur lui et baisait passionnément son beau front… oui, cet homme, c’était Flandrin… Flandrin Pinchot !

Et Flandrin disait d’une voix attendrie :

— Oh ! ne m’en veuille point, chère belle, je n’ai pu m’échapper plus tôt.

— Mais la nuit passée ?…

— Ah ! oui, la nuit passée… Si je ne suis pas venu, c’est pour la raison qu’un Père Récollet est venu passer une partie de la nuit auprès de notre condamné à mort. Comme, tu peux l’imaginer, je ne pouvais quitter mon poste sans mettre en éveil la curiosité ou même la suspicion du Père Récollet.

— Et lui… notre condamné à mort… il est bel et bien pendu, n’est-ce pas ? interrogea non sans manifester quelque inquiétude la jeune et jolie femme.

— Oui, bien pendu par le col. Mathurin a fait une bonne besogne, et notre homme n’en reviendra certainement pas.

— Oh ! si je suis contente de me voir débarrassée pour toujours de cette canaille. N’est-ce pas que notre plan a bien réussi ?

— Tout a marché à souhait.

— Que je suis contente, mon Flandrin !

— Et moi donc ? ma chère Lucie. Désormais nous pourrons nous aimer en toute paix.

— Viens t’asseoir ici, mon beau Flandrin… viens sur ce canapé.

Pinchot suivit la jeune femme au canapé, et là tous deux s’enlacèrent et unirent leurs lèvres.

— Tu as dit, mon grand Flandrin, reprit la jeune femme, que nous pourrons dorénavant nous aimer en toute tranquillité. Mais es-tu bien certain de cela ? Es-tu sûr que ta femme ne sait rien, qu’elle ne se doute de rien ?

— Sois tranquille, ma Chouette a tellement confiance en son Flandrin qu’elle fermerait les yeux même si elle te voyait dans mes bras ; car elle ne pourrait pas croire que j’en aime une autre après elle.

— Quoi ! tu l’aimes quand même, elle ?

— Pourquoi pas ? se mit à rire bonnement Flandrin. C’est une bonne épouse qui a pour moi toutes les attentions et un grand dévouement. Oui, je l’aime quand même, mais après toi, ma Lucie ; c’est-à-dire que je t’aime, toi, plus que je ne l’aime, elle.

— Mais sais-tu, à ce compte-là, que je deviendrai jalouse ?

Flandrin se borna à l’embrasser tendrement.

Mais comment ces clandestines amours étaient donc nées ?

Une nuit de l’automne d’avant, alors qu’après son service Flandrin retournait chez lui, il avait entendu des cris de femme partir d’une ruelle de la basse-ville. De suite il avait mis la rapière à la main et s’était élancé vers l’endroit d’où venaient les cris. Là, il vit un homme entraînant une femme par la force. Elle se débattait vainement. À la vue de Flandrin et surtout de sa rapière menaçante, l’homme lâcha prise et prit la fuite. La femme, jeune et jolie, était cette Lucie. Elle implora protection de Flandrin, et lui ne sut la refuser. Dès le lendemain, quoiqu’il ne fût pas riche. Flandrin Pinchot louait au nom d’un sien ami cette petite maison de pierre abandonnée depuis plus d’une année et y donnait asile à la jeune femme. Elle, pour marquer sa gratitude, s’était jetée à son cou et l’avait embrassé longuement. Flandrin avait été aussitôt enivré par ce baiser, et depuis les amours avaient marché.

Peu après, naturellement, Flandrin Pinchot s’était enquis de la famille de la jeune femme. Elle lui avait confié qu’elle ne se connaissait ni père ni mère, mais qu’elle croyait avoir vu le jour aux Trois-Rivières ou à Ville-Marie, elle ne pouvait certifier. Plus tard, elle avait abandonné ses parents adoptifs pour venir à Québec et y gagner sa vie. Un jeune homme qu’elle ne connaissait pas l’avait prise pour amante. Mais l’individu était dissipé et brutal, et elle avait voulu l’abandonner. Lui l’avait toujours contrainte à demeurer son amante. Enfin, elle avait fui le domicile de son amant, lequel, avait-elle encore avoué, tenait un tripot des plus mal famés. Pendant un mois elle avait travaillé comme servante dans une auberge. Un soir, son amant l’avait retrouvée dans cette auberge, et c’était cette nuit-là même que Flandrin Pinchot l’avait secourue.

Flandrin avait reçu cette histoire comme vraie et authentique. Peu lui importait du reste ce que cette femme avait été ; une chose : elle était jeune et belle — car elle ne devait pas dépasser la trentaine — et elle était surtout amoureuse et charmante, et cela avait suffi à Flandrin.

Donc, depuis ce jour-là Flandrin venait voir la jeune femme trois ou quatre fois par semaine, c’est-à-dire chaque fois qu’il lui était possible de s’absenter de son poste dans la veillée sans attirer l’attention. Sa visite était courte, car il ne passait là jamais plus d’une heure ou deux. Dès que la demie de onze heures sonnait, il reprenait la route du Château. Quelquefois aussi il se hasardait à venir par les après-midi, car le service de Flandrin comprenait la matinée et la première demi-nuit ; Lemaillou le remplaçait dans l’après-midi et la deuxième demi-nuit.

Ce soir-là encore, lorsque la pendule marqua la demie de onze heures, Flandrin, qui n’avait passé ce soir-là qu’une vingtaine de minutes près de son amante, se leva pour se retirer.

La jeune femme l’enserra dans ses bras et lui dit comme avec reproche ;

— Dis-moi, mon Flandrin, plus ça va moins tu restes longtemps avec moi ! Quoi ! va-t-il falloir passer toute notre vie ainsi ?

— Patiente encore, ma belle amante. Un jour viendra sûrement où nous pourrons vivre ensemble plus souvent et plus longtemps. Pour le moment, tu le sais, j’ai mon poste au Château, et je dois aller faire ma ronde avant de rentrer au logis où ma femme m’attend tous les soirs.

— Ah ! que j’ai hâte que cela change ! Je m’ennuie à mourir quand tu n’es pas près de moi !

Elle l’embrassa encore longuement.

Flandrin put difficilement s’arracher à cette étreinte amoureuse et passionnée. Mais le devoir commandait, sans compter que ces secrètes amours étaient dangereuses et qu’un simple hasard aurait pu amener, pour Flandrin du moins, une terrible catastrophe.

Il put donc partir en promettant de faire tout son possible pour revenir le lendemain soir.

Dehors, le vent soufflait par vives et rudes rafales, et une pluie fine et froide commençait à tomber. L’obscurité paraissait plus opaque encore. N’importe ! Flandrin savait son chemin sur le bout des doigts. À quelques pas de la maison de son amante il croisa une berline tirée par deux chevaux qui allaient au pas. Deux fanaux éclairaient faiblement la marche de l’attelage.

— Où, diable, peut bien aller cette berline ? se demanda Flandrin, intrigué.

Curieux, il la regarda aller. Tout à coup, il tressaillit violemment… la berline venait de s’arrêter devant la maison de son amante. Quelque chose lui serra le cœur. Plus intrigué et inquiet en même temps, et aussi attiré par un secret instinct, il rebroussa chemin et à pas de loup regagna la maison. Il alla se poster de l’autre côté de la rue et se mit à guetter. La maison apparaissait maintenant sans lumière. Les fanaux de la berline permettaient à Flandrin de voir la diffuse silhouette du cocher qui attendait patiemment malgré le vent glacial et la pluie.

— Voyons ! se dit Pinchot, cette voiture va repartir bientôt puisque le cocher attend à la porte ! Il faut pourtant que je sache à qui appartient cette berline et qui elle transporte cette nuit !

Si Flandrin avait pu revenir plus tôt sur ses pas, il aurait pu voir un homme descendre de la voiture, traverser rapidement le jardin et heurter le marteau de la porte. Là, encore il aurait vu la porte s’ouvrir immédiatement et encadrer pour quelques secondes la jeune et belle femme dont lui, Flandrin, était l’amant secret. Et si, encore, il avait pu jeter un œil dans l’intérieur du petit salon où, une demi-heure auparavant il avait été reçu, voici ce qu’il aurait surpris :

Le visiteur descendu de la berline était entré précipitamment, et dès que la porte fut refermée la jeune femme se jeta dans ses bras comme elle avait fait avec Flandrin. Lui, le visiteur inconnu, l’avait, comme Flandrin, embrassée longuement, puis elle s’était écriée :

— Oh ! mon André ! mon André ! que je me sens contente et heureuse ! Enfin, on dit qu’il a été pendu !

— Oui, belle des belles, bien et dûment pendu. Mathurin connaît son métier. Tu peux être contente et heureuse, ma Lucie, puisque tu es débarrassée de ce coquin. À propos, sais-tu que ce pauvre Flandrin mérite après tout une bonne chandelle ?

— L’imbécile !… se mit à rire la jeune femme. Il vient justement de partir. Ne l’as-tu pas rencontré ?

— J’ai bien pu le croiser… Mais il fait si noir. Comme ça, il ne nous reste plus qu’à nous débarrasser de cet animal ?

— Oui, et j’espère bien que tu as trouvé le moyen de le faire disparaître. Maintenant qu’il a fait pendre l’autre, il nous est tout à fait inutile. Il va même nous devenir encombrant.

— Et tu pourrais ajouter dangereux. Eh bien ! rassure-toi, nous avons trouvé le moyen de le rayer sinon du nombre des vivants, du moins de notre chemin. Nous aurons le concours de Polyte et Zéphir, et je suis certain que l’affaire ne clochera pas. Mais bah ! laissons à demain ces choses. La berline nous attend pour nous conduire au Château où Son Excellence te mande sur l’heure.

— Je m’y attendais, et je suis prête à partir. Aujourd’hui j’ai fait tenir un billet à Son Excellence par Zéphir.

— Alors, tu as ces pelleteries ?

— Oui. Tiens ! dans ce sac…

— Qu’est-ce ?

— Trente peaux de castors, douze de martres et huit de renards noirs.

— Magnifique ! s’écria l’autre. Décidément, Son Excellence sera contente.

La jeune femme souriait avec une sorte de triomphe et vivement jetait sur ses épaules une longue mante de velours noir et sur sa tête une écharpe de soie rouge.

L’instant d’après le visiteur se chargeait du sac, puis elle et lui gagnaient la berline.

Flandrin Pinchot, toujours aux aguets, put facilement reconnaître la belle Lucie à la clarté des fanaux de la voiture. Il la vit monter agilement et s’asseoir sur le siège à l’intérieur. Puis, ce fut l’homme qui parut dans le rayon de lumière décrit par les fanaux. Alors, Flandrin manqua de pousser un cri de surprise.

— Le lieutenant des gardes !… murmura-t-il.

Et Flandrin n’était pas revenu de sa surprise que déjà la berline filait vers la porte de la haute-ville. Mais Flandrin ne demeura pas longtemps figé dans sa stupeur. Grâce aux fanaux qu’elle portait, il put suivre la direction que prenait la voiture. Il courut à en perdre l’haleine, car Flandrin voulait savoir à tout prix où allait cette berline. Aussi, sa stupeur se changea presque en hébétude quand il vit la voiture s’arrêter devant la grande porte cochère du Château. Oui, le Château… Flandrin était là aussi ! Et il put voir Lucie et son compagnon, le sieur Bizard, pénétrer dans la demeure de Monsieur de Frontenac.

Flandrin se sentait entrer, descendre, plonger dans le plus profond des mystères. À son tour il entra dans le Château, et il marchait en titubant, ce qui fit penser à un portier qu’il venait de s’abreuver plus qu’il n’était raisonnable. Et Flandrin descendait aux salles basses en ruminant déjà les plus noirs et les plus sanglants projets de vengeance. Car la jalousie venait de lui mordre cruellement le cœur.

Dans la sourde et terrible colère qui bouillonnait en lui, il murmurait de temps à autre :

— La coquine… la coquine… ai-je été fou un peu de croire à l’amour de cette ribaude maudite !…