L’échafaud sanglant/09

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (60p. 30-32).

IX

OÙ MAÎTRE JEAN RETROUVE SON PENDU


Pour expliquer la présence de Maître Jean au domicile de Flandrin Pinchot à cette heure de la nuit, il faut revenir au moment où il avait quitté la cambuse du mendiant Brimbalon. Maître Jean était parti de chez le mendiant avec l’intention, à la vérité, de regagner son domicile de la haute-ville ; mais, chemin faisant, une idée le tourmentait, celle-ci : le vieillard se demandait par quel prodige le malandrin qu’il avait dépendu avait pu s’échapper.

— À moins que le diable s’en soit mêlé, se disait-il, mon homme ne pouvait me laisser ainsi et sans me dire « bonne nuit ». Ses deux mains étaient solidement liées derrière son dos, et Mathurin est habile au jeu des cordes ; par surcroît de prudence, j’avais attaché, non moins solidement, le misérable à un poteau avec ce qui restait de sa corde de pendu… Oui, il faut absolument que le diable s’en soit mêlé !

Le vieillard marchait sans paraître savoir où il allait, car au lieu de reprendre le chemin de son logis, il se dirigeait à nouveau vers la potence. Là, il examina le poteau auquel il avait attaché le malandrin dépendu et se mit à réfléchir. Insensible au vent glacial qui soufflait rudement entre les poutres et les poteaux de la potence et à la pluie plus abondante qui tombait, Maître Jean essayait de démêler le mystère qui enveloppait la disparition de celui qu’il avait dépendu.

Là, le vieillard ne souriait plus, et sa figure d’ordinaire si sereine était devenue sombre. Les traits de son visage s’étaient contractés et une farouche énergie se manifestait dans l’éclair de ses yeux.

Il murmura :

— Il faut que je retrouve le misérable… il faut que je le retrouve, car lui seul pourra me dire ce qu’il a fait de ma fille et ce qu’elle est devenue. Qui sait ? le maudit l’a peut-être tuée ! Ah ! oui, je veux le retrouver et savoir la vérité ; après… eh bien ! après, je le rependrai à cette poutre. S’il a réussi de lui-même à recouvrer sa liberté, il ne saurait être loin encore. Je ne serais pas étonné qu’il fût dans quelque coin malfamé de la basse-ville, car, par crainte de se retrouver nez à nez avec le guet, il se sera bien gardé de monter en la haute-ville. Voyons ! où pourrait-il bien être ?… La basse-ville est pleine de tavernes interlopes et de tripots, et il est bien possible qu’il soit en train de boire en l’un de ces bouges…

Et comme si Maître Jean eût décidé de visiter tavernes et tripots, il reprit la rue Sault-au-Matelot et suivit le chemin qu’il avait pris le matin pour se rendre chez Flandrin Pinchot. À moins de connaître ces maisons clandestines, il n’était pas facile de les localiser. Il n’y avait de lumières que dans les cabarets autorisés. Les autres, crainte de recevoir la visite du guet ou d’attirer seulement son attention, tenaient leurs volets soigneusement clos et évitaient que les bruits de l’intérieur ne fussent entendus du dehors.

Maître Jean se disait encore :

— Je connais deux bouges où boivent, mangent et croupissent les malandrins et voleurs, deux bouges qui voisinent avec l’impasse de Mathurin le Bourreau… si j’allais par là ? Mon homme a dû chercher refuge dans l’un de ces taudis.

Effectivement le vieillard dirigeait ses pas vers l’impasse de Mathurin. Là, son attention fut aussitôt attirée par une voix d’homme qui chantait joyeusement. Si Maître Jean ne pouvait, de là où il était, saisir les paroles, il pouvait parfaitement reconnaître la voix de Mathurin le Bourreau.

— Tiens ! fit le vieillard en retrouvant son sourire, voilà Mathurin en train de fêter le succès de sa besogne ce soir avec les vingt-cinq livres qu’on lui a payées. Je suis certain qu’il est maintenant attablé devant une demi-douzaine de carafons au moins. S’il savait que son pendu de ce soir est dépendu… qu’il a été dépendu par moi et qu’il a pris la clef des champs, ne serait-ce pas drôle ! Je vois d’ici la tête que ferait Mathurin, tout comme je m’imagine la tête que fera demain Son Excellence…

Le vieillard ricana légèrement et poursuivit son chemin. Mais après avoir dépassé l’impasse, il s’arrêta et parut se raviser. Il réfléchit deux ou trois minutes, puis, lentement, revint vers l’impasse dans laquelle il s’engagea à pas de loup, pensant ceci :

— Si Mathurin chante ainsi, c’est pour la raison qu’il a de la compagnie… Je veux voir…

Mais pour voir dans l’intérieur de la baraque de Mathurin il fallait que les volets fussent poussés, à moins de frapper à la porte et de se faire ouvrir. La chance favorisa Maître Jean : le volet à double battant était fermé, il est vrai, mais un filet de lumière filtrait dans l’interstice. Il faut croire que le bourreau ne s’attendait pas à de nocturnes visiteurs cette nuit-là, puisqu’il avait négligé de calfeutrer cette fente contre son habitude. Peut-être aussi, dans sa joie, avait-il commis une simple omission. Maître Jean s’approcha et glissa le rayon de son œil dans la fente. Il n’y pouvait voir beaucoup, mais, chose certaine, il voyait Mathurin le Bourreau, mais non un Mathurin buvant des carafons d’eau-de-vie en joyeuse compagnie… il vit Mathurin seul d’abord, assis sur son escabeau et tissant une corde en chantant. De temps à autre il interrompait sa besogne et son refrain, se penchait et, là, à côté de l’escabeau et posé sur le plancher, il prenait une cruche, l’élevait à ses lèvres et lampait quelques fortes gorgées d’eau-de-vie. Il reprenait aussitôt son travail et sa chanson.

Au moment où Maître Jean s’approchait du volet, Mathurin chantait d’une voix aussi fausse qu’il était possible les couplets suivants :


C’est un métier comme un autre
Tisser la corde et boire un coup ;
On a son feu et son peautre.
On joint sans peine bout à bout
Les mois de l’an à ceux de l’autre.

C’est un métier où l’on dort
Mieux qu’un pendu à la potence.
On a vingt-cinq livres d’or.
L’eau-de-vie et la pitance.
Et oncques nous fait du tort.

Et puis que c’est agréable
De pendre des malandrins :
On hisse le misérable
D’un coup de bras, d’un coup de reins,
À la poutre d’érable.


Maître Jean n’écoutait plus les couplets qui s’étiraient comme une complainte, il voyait autre chose dans la cambuse… il voyait un homme, c’est-à-dire une moitié d’homme dans sa partie inférieure. Il voyait le ventre, les jambes et les pieds… mais des pieds solidement ligotés. Et cet homme était couché sur le plancher et derrière Mathurin qui lui tournait le dos.

— Qui cet homme peut-il être ? se demandait Maître Jean avec la plus vive curiosité.

Il aurait certainement donné plusieurs écus d’or à l’effigie de Sa Majesté pour voir le visage de cet homme.

Mais voici que Mathurin arrêtait encore sa besogne pour prendre une nouvelle lampée. Puis, tandis qu’il reposait la cruche sur le plancher il disait, sans regarder l’homme derrière lui :

— Prends patience, mon gars, ma corde avance ! Tu ne perds rien pour attendre, je te rependrai mieux que la première fois. Et cette fois gare à qui osera venir te dépendre, car j’apporterai au gibet ma cruche, ma hache et mon lit.

Ces paroles furent pour l’ancien boulanger le trait de feu de l’éclair dans la nuit : l’homme qui gisait là sur le plancher de la masure et qu’il n’avait pu voir entièrement ni reconnaître n’était autre que celui-là même qu’il avait dépendu.

Le sourire de Maître Jean s’amplifia.

— Ah ! ah ! se dit-il, je comprends tout à présent. Pendant que je me dirigeais chez le père Brimbalon, Mathurin a dû par hasard ou par nécessité passer par la potence, à moins que le diable ne l’ait inspiré, et là il a de suite vu que son pendu avait été dépendu.

Maître Jean pensait assez juste, puisque de suite Mathurin ajoutait en ricanant :

— C’est bien le bon diable, mon gars, qui m’a fait penser à ma poulie que j’avais oubliée… Oui, si je n’y avais pas pensé à ma poulie, tu aurais peut-être fini par décamper, c’est certain. C’est pourquoi je suis si content et c’est pourquoi je me trempe un peu les tripes de cette excellente boisson ; car, vois-tu, en supposant que tu aurais pu t’esquiver du gibet, demain matin, lorsqu’on aurait appris que mon pendu s’était décroché et envolé on ne sait où, Monsieur le Gouverneur et son Conseil m’auraient bel et bien admonesté. Et, pour comble d’infortune, je me serais vu obligé de remettre mes vingt-cinq livres, et sans savoir encore si je n’aurais pas perdu ma place. Ah ! mais ça, mon garçon, tu ne me diras donc pas quel est le cafard qui a coupé ta corde ?

Il ricana longuement pour ajouter ensuite :

— C’est égal, et sois muet tant que tu voudras, cette fois je te garantis une corde qui te durera jusqu’à la fin de tes jours.

Et joyeusement il reprit :

C’est un métier comme un autre
Tisser une corde et boire un coup…

Maître Jean s’en allait déjà et marchait à grands pas dans la direction du logis de Flandrin Pinchot tout en se disant :

— Il faut que je voie Flandrin et qu’il m’aide à reprendre et rependre mon pendu. J’ai là, il me semble, un droit égal à celui de Mathurin. Il n’y perdra rien, ni sa place ni ses vingt-cinq livres, puisque demain matin son pendu dépendu aura été rependu !

Maître Jean se mit à rire doucement et continua sa route.