L’échafaud sanglant/14

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Éditions Édouard Garand (60p. 42-43).

XIV

SA FILLE !


Elle court, parce qu’elle veut rattraper ces deux couards que sont Polyte et Zéphir. Elle butte soudain contre un obstacle. C’est un homme qu’elle ne peut reconnaitre… c’est Maître Jean. La jeune femme se relève et reprend sa course. Une fois qu’elle a atteint la rue Sault-au-Matelot, elle semble quelque peu hésitante. On croirait qu’elle ne connaît pas le chemin qu’elle doit suivre. Plus loin, à sa gauche, l’incendie qui dévore rapidement la cambuse de Mathurin grandit de minute en minute. La jeune femme n’hésite pas longtemps. Elle se remet à courir… et elle court du côté de la potence sans le savoir, peut-être, tant l’obscurité quelque peu rougie par les lueurs de l’incendie lui parait opaque. Elle court encore cinq minutes pour s’arrêter tout à coup devant une lumière qui se balance dans les airs. Qu’est-ce cela ? Elle halète et, curieuse, quand même, elle se rapproche. Elle se rapproche assez, qu’elle découvre bientôt une lanterne accrochée à une poutre quelconque. Mais elle comprend de suite et elle fait un pas de recul… c’est la potence ! Pourtant, une potence c’est peu de chose ! Oui, mais là dans la clarté que dessine la lanterne elle voit un homme, qu’elle ne peut de suite reconnaître, se débattre, gémir et râler au bout d’une corde.

Lucie demeure là quelques secondes comme statufiée. Elle est incapable d’avancer ou de reculer encore, tant l’horreur ou l’épouvante la glace.

Elle regarde de toute la puissance de ses yeux.

— Quel est ce pendu ? se demande-t-elle avec un trouble étrange qui lui fait mal. Ce ne peut être « lui », puisqu’il doit être mort depuis longtemps ! Oh ! qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Et ne dirait-on pas que cet homme vient d’être hissé à cette poutre ?

Elle voulut savoir, et pour savoir elle dut approcher ; car du point où elle se trouvait, elle ne pouvait voir que très indistinctement la lanterne, la charpente du gibet et le pendu. Mais c’est ce pendu, surtout, qu’elle veut voir.

Elle s’avance à pas doux. Elle entre peu après dans le cercle de lumière que décrit la lanterne. Alors, elle peut voir cet homme qui pend à cette corde et qui ne cesse de gigoter et de râler. Mais elle n’a pas le temps de voir tout à fait : une ombre humaine, qu’elle n’a pas vue venir, se dresse soudain devant elle. Et cet homme — oui, un homme, c’est tout ce qu’a pu voir Lucie — se jette sur elle, l’étreint, la renverse sur le sol et la maintient solidement sous lui. Et cet homme inconnu… ce spectre, peut-être, se met à ricaner avec un accent diabolique tout en approchant sa face terrible de la figure de la jeune femme.

Elle, alors, aime mieux fermer les yeux que de regarder ce revenant, et elle pense, dans son épouvante, qu’elle va mourir.

— Quoi ! n’en est-ce pas assez pour mourir de peur, lorsqu’elle vient de reconnaitre, dans l’homme qui l’étreint de deux mains de fer, celui que Mathurin le Bourreau a pendu… celui que Maître Jean a dépendu ensuite !

— Toi !… fait la jeune femme. Oh ! est-ce possible ?

— Oui, moi que tu as fait pendre, répond l’autre. Oui, moi qui vais te pendre à présent ! Tiens ! vois là ce pendu…

La jeune femme leva les yeux automatiquement pour ainsi dire. Cette fois elle reconnut l’homme au bout de la corde.

Mathurin le Bourreau ! balbutia-t-elle en frissonnant de terreur.

— Oui, c’est bien l’homme qui m’a pendu !

— Mais… qui donc t’a dépendu ?

L’autre se mit à rire avant de faire cette réponse :

— Ton père, ma chère femme… oui bien, ton père ! Oui, mais s’il m’a dépendu, c’était pour me rependre, je m’en doute bien ; car on ne sait jamais avec ces vieux insensés. Seulement, voici que survient cet animal de Mathurin le Bourreau qui avait oublié hier soir sa poulie. Or, ton père, après m’avoir dépendu, m’avait attaché à ce poteau durant une absence qu’il avait projeté de faire je ne sais où. Et j’étais en train de me demander ce que la vieille brute allait bien faire de moi, lorsque survient Mathurin. En m’apercevant dépendu et attaché là à ce poteau, il se met à rire et dit :

— C’est bon. Nous allons tisser une autre corde et je viendrai te rependre.

— Il m’empoigne après m’avoir détaché du poteau, me charge sur son épaule et m’emmène chez lui pour attendre qu’il ait tissé une autre corde. Là, il me lie les pieds et me jette sans façon sur son plancher sale et puant. Je médite. Enfin, la corde est tissée. Mathurin s’en va à la potence avec son échelle et sa corde. Dans vingt minutes, une demi-heure au plus, il reviendra pour me chercher. J’ai mon idée. Sur la table boiteuse la bougie brûle. Je renverse la table de mes deux pieds ligotés. La bougie tombe et ne s’éteint pas. Je fais brûler les liens de mes poignets, je me libère les pieds ensuite et je mets le feu à la tanière du maudit. J’accours ici. Mathurin vient de terminer ses apprêts. Il est là sous la poutre et la corde examinant le nœud coulant. Ce nœud coulant, je le lui passe au cou et je serre… je serre si fort que Mathurin étouffe. Il se débat, mais vainement. Je bondis à l’autre extrémité de la corde et je hisse… Vois-le, ma chère femme, il ne bouge plus !

Et l’homme qui parlait ainsi riait.

La jeune femme regarde cet homme et le pendu tour à tour, et elle croit qu’elle va s’abîmer dans un gouffre de folie. Non ! la chose ne peut être réelle !

Pourtant…

Car l’homme qui la tient reprend sur un ton sardonique :

— Et à présent, ma belle, tu vas savoir que j’ai là une autre corde, mais plus petite que celle de Mathurin. Mais toi tu n’es guère pesante et cette corde t’ira à merveille. Allons, viens !

L’homme enleva la jeune femme dans ses bras. Elle voulut se débattre. Il serra si fort qu’elle étouffa. L’instant d’après lui et elle se trouvaient sur la plateforme. La jeune femme alors poussa un cri retentissant… puis un autre… un troisième. L’homme lui remonta sa jupe jusqu’à la tête et fit un nœud. Puis il alla prendre une corde à quelques pieds de là, et lança une extrémité par-dessus la poutre. Mais cette corde n’avait pas de nœud coulant… n’importe ! L’homme défit le nœud de la robe et promptement et assez habilement enroula la corde trois ou quatre fois au cou de la jeune femme. Elle voulut crier encore, mais son cri ne fut qu’un long râle. L’autre courut à l’extrémité de la corde, la saisit, tendit les bras avec effort, et la jeune femme monta dans l’espace…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maître Jean, on s’en souvient, avait entendu les cris proférés par la femme.

Voici donc Maître Jean qui accourt au gibet… Comme il arrive, la jeune femme est enlevée dans l’espace, ses pieds sont déjà à quelques pouces de la plateforme. Maître Jean a vu la scène d’un coup d’œil… Là, on pend une femme à côté d’un homme déjà pendu. C’est assez. Il bondit avec une souplesse dont on ne l’aurait pas cru capable. Le voici qui se dresse devant la jeune femme, mais aussi devant l’homme qui tire sur la corde. Et lui, cet homme, à la vue du vieillard, fait entendre cette exclamation :

— Ho !… Maître Jean !…

Il lâche tout à coup la corde, saute à bas de la plateforme et fuit à toute vitesse dans la nuit qui commence à blanchir doucement aux approches de l’aube.

Maître Jean vient de recevoir dans ses bras cette femme qu’on pendait, et la femme parait morte ou évanouie. Le vieillard la regarde… Oh ! ces cheveux d’or… Oh ! ces traits qui lui rappellent soudain les traits d’une autre femme — sa femme — disparue depuis longtemps de son existence. Et, tout à coup éperdu de joie, sinon d’horreur, il crie :

— Ma fille !… Ma fille !…

Cette joie ou cette horreur est trop forte. Maître Jean, à bout d’émotions et de fatigues, chancelle, s’abat et roule au bas de la plateforme. Dans sa chute trop soudaine il emporte celle qu’il étreint fortement dans ses bras.

À l’instant précis, un adolescent muni d’une lanterne vient de s’arrêter à deux pas. C’est Louison Pinchot. Tantôt, en passant pas loin de là, il a entendu aussi les cris de la femme. Il est accouru sans savoir pourquoi. Et le voilà qui élève sa lanterne et regarde avec effroi l’étrange et terrible scène qu’il a sous les yeux. Ce qui l’étonne surtout, c’est qu’il a reconnu Maître Jean dans le vieillard étendu inanimé sur le sol et tenant pressée dans ses bras une belle et jeune femme.

Et tandis qu’il regarde de yeux désorbités, elle, la jeune femme, revient à elle… La chute qu’elle vient de faire l’a ranimée. Elle regarde d’abord le vieillard… et lui, comme s’il eût fait un rêve, mais un rêve heureux, murmure faiblement :

— Ma fille… c’est ma fille que j’ai retrouvée !

La jeune femme, par un rude effort, fait lâcher prise à Maître Jean. Elle s’agenouille et balbutie, tandis que des larmes coulent abondamment de ses yeux :

— Mon père… mon pauvre père… me pardonnerez-vous jamais ?…

Scène étrange et douloureuse !

Louison Pinchot n’en peut croire ses yeux…

Il regarde ce vieillard, qu’il connaît bien et qu’il vénère, inanimé sur le sol détrempé et boueux… Il voit cette jeune femme, qu’il trouve belle, agenouillée et pleurant avec une corde enroulée autour de son cou… Qu’est-ce que cela veut dire ?…

Mais à la fin cette lanterne attire l’attention de la jeune femme. Elle tourne les yeux du côté où se tient Louison Pinchot. Elle voit cet adolescent qui lui semble comme pétrifié. Elle le considère un moment… Elle ouvre des yeux énormes… Et voilà qu’elle se dresse dans un bond prodigieux, et, crispant ses deux mains et les tendant vers l’écolier, elle crie comme avec désespoir ou joie, on n’aurait su dire :

— Louis !… Louis !…

Cette fois c’en est trop pour Louison. Il fait un bond en arrière, tourne les talons et s’enfuit avec sa lanterne.

La jeune femme, alors, retombe à genoux près de Maître Jean. Elle se penche, baise le front livide du vieillard, puis, à bout de forces, elle s’affaisse, évanouie, sur celui qu’elle a appelé son père…