L’économie politique en vingt-deux conversations/La taxe des pauvres, ou le faux ami

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Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 328-339).

LA TAXE DES PAUVRES,
OU
LE FAUX AMI.


« Bonjour, madame Hopkins, comment se porte-t-on chez vous ? dit le fermier Stubbs, comme il entrait dans la petite chaumière de John.

— Nous sommes tous en bonne santé, monsieur, je vous remercie, » répondit la bonne femme ; et, tout en lui offrant une chaise, elle ajouta : « Mais il est bien coûteux d’élever une famille aussi nombreuse que la nôtre ; nos gains n’y pouvant suffire, nous avons eu recours à la paroisse : mon mari vient de sortir pour aller recevoir la paie hebdomadaire.

— Ce que vous me dites là m’étonne beaucoup ; je croyais Hopkins trop fier pour accepter la taxe.

— Oh ! sans doute, et il a attendu longtemps avant d’en venir là. Je n’oublierai jamais le jour où il s’y décida ; il y aura deux ans à Noël prochain. Cinq de nos enfants étaient malades de la rougeole ; quatre seulement se sont guéris, et lorsque la fièvre les quitta, ces pauvres enfants étaient si faibles qu’ils pouvaient à peine se traîner à terre ; ils étaient affamés, et ce qu’ils mangeaient paraissait leur faire tant de bien, que lorsque je vis que nous n’avions pas de quoi les rassasier, je dis à John : « Prends courage, mon ami, et va réclamer des secours qu’on accorde à tous ceux qui en ont besoin. Nous avons autant de droit que nos voisins à les demander, il vaut mieux avoir recours à la paroisse que de mendier, et je crois que je mendierais plutôt que de voir mes enfants mourir de faim. » John me répondit qu’il avait espéré pouvoir faire son chemin dans le monde sans s’avilir en réclamant la taxe des pauvres, et je crus voir une larme dans ses yeux : mais je n’eus pas l’air de m’en apercevoir ; il prit son chapeau, et sortit avec le cœur gros. Depuis ce jour il n’est pas heureux ; mais, ajouta madame Hopkins en soupirant, on s’habitue à tout.

— C’est vrai, et maintenant il est trop tard pour vous repentir ; mais si votre mari avait été prudent, il se serait mis du club, et il aurait obtenu des secours pour ses enfants malades, sans s’adresser à la paroisse.

— Mais pour être du club il faut payer six sous tous les samedis ; et nous gagnons trop peu pour prélever chaque semaine cette somme, quelque petite qu’elle vous paraisse, monsieur Stubbs : c’était trop pour un homme chargé d’une famille nombreuse.

— Il n’aurait pas dû avoir un si grand nombre d’enfants, puisqu’il ne peut pas les entretenir lorsqu’ils sont en bonne santé ni les soigner quand ils sont malades ; car il devait savoir que la misère et les maladies sont les lots des hommes ici-bas.

— Nous le savons mieux que personne, répliqua sèchement madame Hopkins, aigrie de la réprimande du fermier ; nous en avons eu notre bonne part, et nous savons par expérience les soucis que donne une famille nombreuse : aussi John vient-il de rompre à dessein le mariage qui devait avoir lieu entre notre fils Georges et Betzy Bloomfield.

— C’est très-prudent, en vérité. Mais le voici lui-même. Eh bien ! John, combien avez-vous reçu de l’inspecteur ?

— Pas plus qu’il ne me fallait, répondit John d’un air bourru.

— C’est que je serais curieux de savoir combien il est sorti de ma bourse, dit Stubbs.

— Quoi qu’il en soit, repartit John, je ne vous en dois aucun remerciement  : ce n’est pas moi qui vous ai pris cela, c’est la loi.

— Oui, mais s’il n’y avait pas de pauvres gens comme vous, la loi n’aurait rien à me demander.

— Oh ! vous êtes riche, vous pouvez bien payer la taxe, et je vous dirai que s’il vous est désagréable de la payer, il ne nous l’est pas moins de la recevoir. Cette rétribution se fait avec tant de lésinerie et de si mauvaise grâce, qu’on dirait que ceux qui en sont chargés se dépouillent pour nous donner ; il est bien dur d’avilir ainsi la seule loi qui soit en notre faveur !

— Mais de votre propre aveu, John, ce n’est pas une bonne loi, puisqu’elle est mal vue de part et d’autre.

— C’est un moyen d’avoir du pain, observa madame Hopkins, et nous ne saurions nous en passer. C’est bien mal à vous, monsieur Stubbs, de chicaner mon mari sur cet argent qu’il reçoit de la paroisse, après que je vous ai dit tout-à-l’heure combien il lui en avait coûté pour le demander.

— Convenez, mes amis, qu’il est assez naturel que moi et tous ceux qui paient la taxe nous murmurions un peu de cette charge. Vous dites que je suis riche, c’est vrai que j’ai une petite propriété ; mais j’ai comme vous beaucoup d’enfants.

— Ils vivent sur votre fonds, dit John.

— Je désire, poursuivit le fermier, les élever aussi bien que possible et tirer le meilleur parti de ce que je possède. J’ai vingt arpents de terre en communaux ; j’en aurais fait un bon terrain si j’avais pu acheter une certaine quantité de fumier et payer le nombre d’ouvriers nécessaires pour labourer cet espace ; mais pendant que je calcule mes moyens et que je cherche à me tirer d’affaire de mon mieux, arrive le collecteur pour la taxe des pauvres ; il faut payer, et lorsque je me plains, on me répond qu’outre ces nombreuses familles qu’il faut soutenir, il y a je ne sais combien de garçons sans ouvrage que la paroisse entretient. De pareilles raisons me mettent en colère, et je leur dis : « Vous allez les maintenir dans la paresse avec cet argent, qui serait leur salaire s’ils travaillaient pour moi. » On me répond alors qu’ils sont tout prêts à travailler pour moi. « Eh bien ! laissez-moi donc mon argent pour les payer ! — Oh ! vous savez bien, me dit le collecteur, que je dois faire ma collecte ; ensuite vous prendrez tous les arrangements qui vous conviendront, cela ne me regarde pas. — Que puis-je donc faire, lorsqu’en emportant mon argent, vous m’ôtez tous mes moyens ? Si j’étais seul à parler ainsi ! mais tous ceux qui paient la taxe vous en diront autant, et cela chaque année régulièrement. »

— Vous calculez mal, objecta Hopkins, en prétendant que payer la taxe est toute perte pour vous ; je vous dirai, moi, que si nous n’étions pas aidés par cette taxe, les fermiers seraient obligés d’augmenter nos gages, autrement nous mourrions de faim, et je voudrais savoir alors qui ferait notre ouvrage ?

— Je ne demanderais pas mieux, Hopkins, que d’avoir des ouvriers et de les payer, si toutefois je pouvais me débarrasser de cette taxe des pauvres ; car ce serait échanger mon argent contre du travail, tandis que maintenant je n’obtiens rien en retour ; il ne sert qu’à entretenir des vagabonds, qui ne trouvent pas d’ouvrage parce qu’ils n’en cherchent pas ou qu’ils sont mauvais ouvriers. Ce sont des fainéants qui vivent dans la paresse, tandis que l’argent qu’on leur donne pourrait être employé à faire travailler d’honnêtes familles laborieuses, qui se suffiraient à elles-mêmes et n’auraient pas besoin des secours de la paroisse.

— Pour moi, dit John, je ne demande qu’à gagner de quoi entretenir ma famille, et je vous promets qu’on ne me verra plus m’adresser à la paroisse.

— Vous avez beaucoup d’enfants, John, et vous sentez bien que je paie mes ouvriers sans avoir égard au nombre de leurs enfants : c’est leur affaire, et non pas la mienne.

— Alors la taxe des pauvres doit faire le reste, murmura madame Hopkins ; car les mères ne peuvent voir leurs enfants exténués et mourant de faim, et si le travail du mari ne suffit pas à la subsistance de toute la famille, il ne nous reste qu’à mendier, emprunter ou voler. Ne vaut-il pas mieux, monsieur Stubbs, prendre ce que la loi nous accorde ?

— Je vous répète, moi, que c’est une mauvaise loi : mauvaise, pour les riches, parce que l’argent qu’elle exige d’eux, ils auraient pu l’employer à faire travailler les pauvres ; mauvaise pour les pauvres, parce qu’elle les encourage à se marier et à avoir des enfants, sans se soucier de l’avenir. Permettez-moi de vous demander, Hopkins, si en vous mariant vous avez pensé à la paroisse et aux secours qu’elle pourrait vous accorder en cas de détresse ?

— Je puis y avoir pensé, répondit John ; et certainement un homme prudent doit prévoir les mauvaises chances de la vie, ne serait-ce que pour se préparer à mieux les recevoir lorsqu’elles arrivent.

— Il vaudrait encore mieux ne pas s’y exposer. Vous n’avez pas compté sur vos propres efforts, John, mais bien sur la paroisse pour vous aider lorsque vous seriez dans le besoin.

— Eh ! pouvais-je faire autrement, puisque la loi a créé un fonds pour donner à ceux qui sont dans la misère, et qu’elle leur refuse tout autre moyen d’en sortir ?

— Mais si cette loi n’existait pas, il faudrait bien s’en passer, et vous convenez vous-même que vous ne vous seriez pas marié si jeune si vous n’aviez eu cette garantie pour l’avenir ; il en eût été de même pour d’autres ; chaque famille aurait eu moins d’enfants, et les ouvriers, se trouvant en plus petit nombre, auraient eu plus d’ouvrage et de meilleurs salaires.

— C’est ce que je disais l’autre jour à ma femme ; mais je n’imaginais pas que la taxe des pauvres pût y être pour quelque chose ; je suis certain que notre pauvreté vient de ce que nous avons trop d’enfants, et non de la taxe qui nous aide à les élever.

— Eh ! reprit Stubbs, qui est-ce qui encourage les pauvres à avoir trop d’enfants, si ce n’est la taxe ?

— Eh ! qui est-ce qui maintient nos gages si bas, dit John ? c’est la taxe, vous ne pouvez le nier.

— Non, sans doute ; mais je vous dirai encore que c’est la taxe des pauvres qui les fait vivre dans un état si voisin de la misère ; car ils ne doivent cela ni à leurs familles nombreuses, ni à la modicité de leurs salaires, ni au manque d’ouvrage, et ce n’est pas seulement de la recevoir qui cause tant de mal : la nécessité de la payer a réduit souvent à la pauvreté ceux qui se croyaient sûrs de vivre toujours dans une honnête aisance.

— Oh ! cela est bien vrai ! s’écria John. Ce matin, à l’assemblée, j’ai rencontré la veuve Dixon ; elle s’était enveloppée dans son manteau et avait avancé son chapeau sur ses yeux ; elle a cherché à m’éviter, et lorsque je suis venu au devant d’elle, elle a rougi, elle qui est si pâle depuis la mort de son mari. Quand je lui ai demandé ce qui avait pu la réduire à cet état de gêne, et que je lui ai donné à entendre que je croyais que son mari lui avait laissé quelque argent :

« Non, Hopkins, m’a-t-elle répondu ; tant qu’il a vécu, il a fait ce qu’il pouvait pour me maintenir dans une situation agréable ; mais ses moyens étaient petits, les profits de la boutique suffisaient tout juste à notre entretien ; peut-être nous aurions mis chaque année quelque chose de côté sans la taxe des pauvres, qui emportait toutes nos économies. Cependant je ne dois pas me plaindre de la taxe, puisque c’est elle qui me soulage maintenant : il est bien dur pourtant d’avoir à supporter à la fois la honte et le chagrin ! » En disant cela elle pleurait. Pauvre femme ! son cœur était brisé. Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de honte pour elle à être assistée, puisqu’elle avait si longtemps payé la taxe ; elle y a plus de droit qu’aucun de nous.

— Pourquoi l’as-tu abordée, John, lorsque tu as vu qu’elle préférait ne pas te rencontrer ? Il fallait la laisser passer, puisque tu ne pouvais l’aider en rien.

— Mais, femme ; une bonne parole dite d’un air d’amitié, fait toujours du bien au cœur, lors même qu’on ne peut rien y ajouter ; et d’ailleurs la veuve Dixon s’afflige plus de sa honte que de sa misère : c’est pour cela qu’elle était contrariée de me rencontrer.

— Eh bien ! dit le fermier, si la taxe des pauvres continue à augmenter comme elle l’a fait ces dernières années, nous aurons tous le sort de la veuve Dixon, et alors qui est-ce qui paiera la taxe ?

— Les choses n’en sont pas là, maître Stubbs.

— Pas encore ; mais le temps peut venir où le collecteur ne recueillera plus la taxe telle qu’elle a été fixée ; je sais que le temps s’approche pour quelques parties du pays. Je sais de bonne part, John, que si les choses vont mal ici, c’est bien pire ailleurs ; c’est ce qui me console un peu.

— Tant mieux pour vous, si cela vous fait du bien ; mais, à mon avis, c’est une triste consolation que celle qui nous vient de la détresse de nos voisins.

— Quant à cela, reprit Stubbs, il n’est pas question de notre voisinage, car je parle des comtés du sud de l’Angleterre, et c’est à quelques centaines de milles d’ici.

— Monsieur Stubbs, dit madame Hopkins, l’Écriture nous enseigne qu’il faut aimer notre prochain comme nous-mêmes, et le prochain, nous dit le pasteur, c’est non-seulement le voisin d’ici à côté ou celui de la ville voisine, mais nous le trouvons partout et dans chaque homme que nous rencontrons ; ainsi, nous ne devons pas nous réjouir de ce qu’il peut arriver de fâcheux à nos voisins.

— Comment se paie la taxe des pauvres dans le sud ? demanda John.

C’est ce que je vous dirai, reprit Stubbs, si votre femme a fini son sermon. Les hommes sont payés d’après le nombre de leurs enfants, et non d’après l’estimation de leur travail.

— Je vous demande pardon, monsieur Stubbs, vous avez dit précédemment que les fermiers s’informaient plutôt du talent d’un ouvrier que du nombre d’enfants qu’il peut avoir, et qu’ils s’embarrassaient peu qu’il fût garçon ou marié.

— Sans doute ; mais laissez-moi achever mon histoire. L’ordre de choses dont je vous parle a commencé dans le Berkshire. Les magistrats, trouvant qu’il n’était pas juste que le célibataire et l’homme marié eussent le même salaire, et ne pouvant pas obliger les fermiers à payer l’un plus que l’autre, résolurent d’établir la différence au moyen de la taxe des pauvres. Ils firent un tableau du taux des salaires, en disant : « Il faut tant pour entretenir un homme seul ; » puis ils doublèrent la somme pour un homme marié avec un ou deux enfants, et ainsi de suite, l’augmentant à proportion du nombre d’enfants.

— C’était bien imaginé et fort humain de la part de ces magistrats, dit madame Hopkins ; je ne croyais pas que ces messieurs entrassent dans de pareils détails.

— Attendez de savoir ce qui arriva, ma bonne dame, et alors, si vous les louez de leurs bonnes intentions, du moins vous ne les louerez pas de leur prévoyance. Je tiens tout cela d’un de mes oncles qui est propriétaire dans cette partie de l’Angleterre ; il dit que la taxe y est intolérable pour ceux qui la paient, et quant à ceux qui la reçoivent, ils sont pires que partout ailleurs. Au commencement tout allait assez bien ; mais, dès que les jeunes garçons s’aperçurent que les hommes mariés avaient droit à une portion plus considérable de la taxe, ils ne songèrent plus qu’à se marier ; mon oncle se rappelle fort bien le temps où un jeune homme ne pensait au mariage qu’après avoir mis de côté mille à douze cents francs, et quelquefois davantage. Mais aujourd’hui, au lieu de travailler et de prendre ainsi l’habitude de l’industrie avant de se mettre en ménage, les jeunes gens se marient pour avoir de l’argent sans être obligés de le gagner, et commencent la vie avec des habitudes d’indolence et de paresse. C’était comme si les magistrats avaient conduit les jeunes couples à l’église, de même que vous parquez vos moutons dans la bergerie. L’année suivante il naquit un très-grand nombre d’enfants ; l’impôt de la taxe fut augmenté, et toujours ainsi jusqu’à ce que les enfants fussent en âge de travailler ; mais alors il manquait d’ouvrage pour tous, et la plupart recouraient à la paroisse, qui, de son côté, ne pouvant suffire à tous, manquait à ses engagements ; les jeunes gens commencèrent par murmurer entre eux, puis ils se mirent à voler et à piller ; car lorsque les hommes ne peuvent gagner honnêtement leur vie, ils résistent rarement à la tentation de se procurer d’une autre manière ce dont ils ont besoin, surtout lorsqu’ils ont été élevés dans l’oisiveté. Ensuite viennent la prison, les jugements et l’exportation, souvent même les galères. Ces mesures rigoureuses ne font qu’irriter ceux qui les ont si bien méritées, ils cherchent à s’y soustraire, et, lorsqu’ils le peuvent, ils écrivent des lettres menaçantes, mettent le feu aux fermes et commettent mille horreurs, comme nous l’avons vu l’automne dernier.

— Que Dieu le leur pardonne, s’écria madame Hopkins, car ce n’est pas leur faute, mais bien celle de leurs parents qui les ont mis au monde sans s’inquiéter s’ils y trouveraient une place.

— Oui, mais qu’ils apprennent à s’y bien conduire une fois qu’ils y sont, dit Stubbs ; c’est leur devoir.

— À quoi nous sert-il d’être industrieux et bon travailleur, observa John, si cela ne nous mène à rien ? Nous ne travaillons pas pour le seul plaisir de travailler, maître Stubbs, mais pour le pain que cela nous rapporte ; et si la paroisse nous entretient, pourquoi nous fatiguerions-nous ? Quant à mettre de côté mille à douze cents francs, comme vous dites qu’on le faisait autrefois, ce serait impossible à présent, même si on ne se mariait pas : avec de si petits gains il est difficile de faire des économies.

— Lorsque les salaires étaient les mêmes pour tous, reprit le fermier, il me semble que les garçons ne devaient pas dépenser tout ce qu’ils gagnaient, et je crois que cela valait beaucoup mieux ; car, au lieu de les engager à se marier de bonne heure, on les obligeait ainsi à attendre d’avoir assez pour entretenir une femme et des enfants. Tandis qu’au contraire les règlements de ces magistrats, que madame Hopkins trouve si humains, encourageaient la paresse autant que les mariages précoces et les familles nombreuses. Mon oncle prétend que de nos jours les ouvriers laboureurs sont une race d’hommes tout-à-fait différents de ce qu’ils étaient autrefois ; leur caractère semble avoir entièrement changé. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait encore parmi eux de très-honnêtes gens ; mais la généralité ne vaut pas grand’chose. Il y en eut un si impudent qu’il poussa l’insolence jusqu’à dire au fermier pour lequel il travaillait : « Si vous n’augmentez pas mon salaire, je me marie demain, et alors vous serez bien forcé de me payer davantage ; » car ce drôle-là était assez intelligent pour comprendre que, quoique la taxe leur soit payée par les employés du gouvernement, elle sort en partie de la poche des fermiers.

— Mais si la paroisse les entretient, dit John, elle doit aussi les faire travailler.

— Cela se fait bien ainsi autant que possible ; on les envoie dans les fermes, et ceux qui les emploient remettent le prix de leur travail à la paroisse : ce prix est très-modique, il ne suffirait pas à leur entretien.

— Alors je pense, reprit John, que les fermiers renvoient leurs ouvriers à gages fixes, pour prendre ces vagabonds qu’ils paient beaucoup moins.

— Ils n’y trouveraient aucun profit, vu qu’ils ne font pas la moitié autant d’ouvrage que les ouvriers ordinaires. Pourquoi en feraient-ils davantage ? Qu’ils travaillent peu ou beaucoup, ils gagnent toujours tout juste de quoi vivre : c’est comme le bœuf ou le cheval qu’on ne fait travailler qu’avec le fouet, ou bien comme les nègres aux Indes-Occidentales, que les coups seuls font sortir de leur indolence.

— Quelle honte de traiter les hommes comme des bêtes brutes !

— Eh bien ! ma bonne dame Hopkins, c’est le résultat de ces règlements si sages et si prudents que vous admiriez tout-à-l’heure.

— Il n’y a rien là de bien plaisant, maître Stubbs ; il se peut que j’ai eu tort, j’en conviens franchement ; mais je ne puis m’empêcher de croire que dans tout ce que vous venez de nous dire, vous songez plus à votre intérêt qu’à celui des autres.

— Et si mon intérêt et celui des autres marchent de compagnie, quel mal y a-t-il d’y songer un peu ? Chacun pour soi, comme on dit.

— Je ne vous blâmerais pas si vous n’oubliiez l’intérêt des autres lorsqu’il est contraire au vôtre.

— Eh bien ! je vous soutiens que l’abolition de la taxe des pauvres serait un bien pour tous. Savez-vous, John, à combien elle monte ici ? À plus de six millions. Si cette somme énorme était employée à faire travailler le peuple, les pauvres gagneraient par leur travail cet argent qu’on leur distribue comme une aumône, et les plus laborieux en auraient la meilleure part, qui maintenant est celle des fainéants.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, maître Stubbs, reprit John ; mais, bien que cet argent fût divisé différemment, ce serait comme aujourd’hui, il n’y en aurait pas pour tous.

— La taxe des pauvres est la racine du mal, dit Stubbs ; si on coupait l’arbre, sa racine et ses branches, je ne puis prévoir tout le bien qui en résulterait. Supposons qu’une nouvelle loi supprimât la taxe pour ceux qui naîtront à dater de l’époque actuelle ; n’ayant plus cette poire pour la soif, les jeunes gens y penseraient à deux fois avant de se mettre en ménage ; ceux que la taxe aiderait encore étant morts selon le cours de la nature, cet impôt s’éteindrait, parce qu’il ne servirait à rien de le prélever lorsqu’il n’y aurait plus personne pour le recevoir. Les propriétaires s’enrichiraient ; il y aurait de l’ouvrage pour ceux qui en voudraient, et de bons gages ; enfin, nous serions tous heureux.

— Vous aurez beau faire, monsieur Stubbs ; mais les pauvres gens sont toujours malencontreux : premièrement viennent les maladies, ensuite les accidents.

— Sans doute cela peut arriver de temps à autre, mais ce n’est pas tous les jours ; puis, quand un homme reçoit de bons gages, il fait de petites économies, qu’il peut remettre au caissier du club, afin de n’être pas tenté de les dépenser le dimanche au cabaret ; il peut aussi les placer à la caisse d’épargne, où elles seront en sûreté et lui rapporteront un petit intérêt. D’ailleurs, John, n’avons-nous pas un hôpital où il y a d’habiles docteurs et autant de garde-malades que les riches peuvent en avoir chez eux ? La plupart de nos gens riches sont très-bons pour les ouvriers qui se trouvent dans le besoin, et je crois qu’ils seraient plus généreux encore, sans la taxe des pauvres.

— Il est difficile, dit John, de distinguer le bon du mauvais côté de ce qui se passe ; mais je sais qu’un estomac affamé est toujours mécontent ; toutes choses vont assez mal, à mon avis, et je suis un de ceux qui ne craindraient pas un changement, pourvu toutefois qu’il se fît graduellement.

— J’espère que nous vivrons assez pour voir cela, répliqua Stubbs en prenant son chapeau. Bonsoir, John, portez-vous bien ; et vous, dame Hopkins, ne m’en voulez pas pour ce que je vous ai dit. »

La bonne femme lui fit la révérence d’assez mauvaise grâce, et dit aussitôt après qu’il eut fermé la porte :

« Prends-garde, John, n’écoute pas trop cet homme, quoiqu’il soit ton supérieur : il me paraît clair comme le jour qu’il n’a en vue que son propre intérêt.

— C’est facile à voir, femme ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il raisonne fort bien, et que ce qu’il a dit est assez juste.

— Juste ou non, je ne puis l’entendre parler avec tant de dureté.

— C’est le sens de ses paroles qu’il fallait considérer, et non pas ses expressions. Je pense comme lui que les intérêts du pauvre et ceux du riche se donnent la main, de même qu’un mari et une femme s’aiment et restent unis jusqu’à ce que la mort les sépare, quoiqu’ils se chicanent et se contrarient de temps en temps.

— Mais, John, si le mari était riche et la femme pauvre, ils ne s’aimeraient pas longtemps.

— Tu ne crois pas ce que je te dis, ma chère, parce que tu ne me comprends pas. Appelle Tom, il nous lira une fable qui t’expliquera tout cela. »

Tom apporta son livre, et son père le pria de lire la fable des membres et de l’estomac.

Tom, qui avait été quelque temps moniteur à l’école du village, commença d’une voix forte et claire, et nous les laisserons à leur lecture.