L’économie rurale en Angleterre/09

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L’économie rurale en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 507-538).
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L’ÉCONOMIE RURALE


EN ANGLETERRE.





VIII.


L’IRLANDE.[1]




Autant l’histoire agricole de l’Angleterre et de l’Ecosse est brillante, autant celle de l’Irlande est lamentable, au moins jusqu’à ces dernières années. L’avenir de cette île malheureuse a été longtemps une énigme sans mot; aujourd’hui le problème s’éclaircit, mais à quel prix !

Ce ne sont pas pourtant les ressources naturelles qui lui manquent. De l’aveu même des Anglais, l’Irlande est supérieure à l’Angleterre comme sol. Par une conformation particulière, ses montagnes s’élèvent presque toutes le long des côtes, et l’intérieur forme une vaste plaine dont la plus grande partie est d’une admirable fertilité. Sa superficie est en tout de 8 millions d’hectares; les rochers, les lacs et les marais en couvrent environ deux, deux autres sont formés de terrains médiocres; tout le reste, c’est-à-dire la moitié environ du territoire, est une terre grasse à sous-sol calcaire, ce qui se peut concevoir de mieux. « C’est le plus riche sol que j’aie jamais vu, dit Arthur Young en parlant des comtés de Limerick et de Tipperary, et le plus propre à tout. » Le climat, plus humide encore et plus doux qu’en Angleterre, y rend les extrêmes de la chaleur et du froid plus complètement inconnus, au moins dans les trois quarts de l’île; la végétation herbacée y est admirable, ce n’est pas sans raison que le trèfle est devenu l’emblème héraldique de l’île verte, comme on l’appelle. La côte sud-ouest jouit d’un printemps perpétuel, dû aux courans de l’Océan qui viennent des tropiques; on y voit des myrtes en pleine terre, et l’arbre le plus commun est l’arbousier, qu’on appelle aussi l’arbre aux fraises.

Aucun pays n’a été plus heureusement doué par le ciel pour la navigation, tant intérieure qu’extérieure. A l’intérieur, des lacs immenses, tels que le lac Neagh, d’une superficie d’environ 40,000 hectares; le lac Corrib, qui en couvre 16,000, et une foule d’autres disséminés avec une abondance qu’on ne retrouve nulle part, offrent aux transports des facilités uniques. Le plus beau fleuve des îles britanniques, le Shannon, moitié fleuve, moitié lac, traverse presque toute l’Irlande de l’est à l’ouest, sur une longueur de 80 lieues, avec cette heureuse singularité, qu’il est navigable, sauf quelques interruptions faciles à corriger, depuis son embouchure jusqu’à sa source. D’autres rivières également navigables, découlant dans tous les sens des différens lacs, forment les rameaux d’un vaste système que de courts canaux peuvent aisément compléter. A l’extérieur, la mer pénètre de toutes parts dans les côtes, et y creuse des baies et des ports innombrables, dont un seul, celui de Cork, abriterait toutes les flottes de l’Europe. La configuration du sol ne se prête pas moins aux voies de communication par terre; routes ordinaires et chemins de fer s’y font avec moins de peine et à moindres frais que dans la Grande-Bretagne.

Malgré ces avantages naturels, la misère du peuple irlandais est depuis longtemps proverbiale. Quatre grandes villes, Dublin, Cork, Belfast et Limerick, la première de 250,000 âmes, la seconde de 100, la troisième de 80, la quatrième de 60, placées comme au centre des quatre faces de l’île, en forment les métropoles : Dublin surtout passe à bon droit pour une des plus belles villes de l’Europe, et sa magnificence étonne l’étranger; mais le reste du pays contient peu de villes, et les campagnes ont un air navrant de pauvreté qui gagne les faubourgs des grandes cités. Ces ports, ces lacs, ces fleuves, qui devraient porter la vie de toutes parts, sont presque délaissés par le commerce. Le produit brut agricole, du moins avant 1847, atteignait à peine la moitié du produit brut anglais à surface égale, et la condition de la population rurale était pire encore que ne semblait l’indiquer cette différence dans les produits. Arrêtons-nous d’abord à cette date, qui importe ici plus encore que dans le reste du royaume-uni; recherchons quelle était alors la situation, soit de l’agriculture, soit de la population rurale, et quelles en pouvaient être les causes; je raconterai ensuite ce qui s’est passé depuis.

I.

L’Irlande se divise en quatre grandes provinces qui formaient autrefois autant de royaumes : l’Ulster au nord-est, le Leinster au sud-est, le Munster au sud-ouest, et le Connaught au nord-ouest. La plus riche des quatre, au point de vue agricole, était le Leinster, où se trouve Dublin; après, venait la moitié environ de l’Ulster, où est Belfast; puis le Munster, où sont les deux ports de Cork et de Limerick; enfin le Connaught avec une partie de l’Ulster, un des plus pauvres et des plus sauvages pays de la terre. Entre le comté de Meath, en Leinster, où la rente moyenne s’élevait à 100 francs l’hectare, comme dans les meilleurs comtés anglais, et celui de Mayo, en Connaught, où elle tombait à 10 francs, le rapport était de 10 à l. En Ulster, les comtés d’Armagh, de Down et d’Antrim, qui se groupent autour de Belfast, — en Munster, ceux de Limerick et de Tipperary, les plus fertiles de l’Irlande, rivalisaient pour le produit avec le Leinster; mais, même dans les cantons les plus productifs, la pauvreté du cultivateur était visible et réagissait sur la terre. Le défaut de capital frappait les yeux à peu près uniformément; la richesse naturelle du sol en tenait lieu sur les points privilégiés; sur ceux où cette ressource échappait, la misère devenait affreuse.

Des deux espèces de capitaux matériels qui concourent à la production rurale, le premier, le capital foncier, celui qui se compose des travaux de tout genre accumulés avec le temps pour la mise en valeur du sol et incorporés avec lui, bâtimens, clôtures, chemins, amendemens, desséchemens, appropriations aux cultures spéciales, manquait presque absolument. Les parcs des riches propriétaires étaient entretenus à peu près avec le même soin qu’en Angleterre; mais tandis qu’en Angleterre il est souvent impossible de distinguer le point où finit le parc et où commence la ferme, un contraste affligeant apparaissait dès qu’on sortait de l’enceinte réservée. Plus de fossés d’écoulement, d’arbres, de haies, de clôtures soignées, de chemins propres et bien tracés; partout la terre nue, abandonnée, n’ayant reçu de l’homme d’autre travail que celui qui était absolument nécessaire; plus de ces jolies maisons de ferme anglaises que recouvrent la clématite et le chèvrefeuille, avec leurs dépendances toujours commodes et souvent élégantes, et à leur place des chaumières en terre, que le tenancier élevait lui-même et que le maître ne réparait jamais.

Le second capital, le capital d’exploitation, qui se compose du bétail, des instrumens aratoires, des semences, des récoltes en magasin, manquait un peu moins, parce qu’il est plus impossible de s’en passer. La quantité du gros bétail était presque suffisante à cause des immenses facilités que donnait pour le nourrir la croissance universelle et spontanée de l’herbe; mais on en avait beaucoup moins qu’on n’aurait pu et dû en avoir, et d’une qualité généralement inférieure. Les porcs, élevés presque tous dans la maison même des cultivateurs, donnaient d’assez bons produits ; mais le déficit en moutons était énorme, l’Irlande en possédant proportionnellement huit fois moins que l’Angleterre, et n’ayant pas appris à améliorer les races. Quant aux machines, les plus simples faisaient défaut : à peine des charrues, presque pas de charrettes, des bêches et des hottes pour tous instrumens de travail, à côté du pays le plus riche du monde en forces mécaniques appliquées à la culture ; aucune sorte d’avances chez les fermiers, pas même de provisions suffisantes pour leur nourriture, la plupart étant obligés d’emprunter à des conditions onéreuses, jusqu’à la récolte, le grain pour leurs semences et un peu de farine pour leur pain.

Le capital intellectuel ou l’habileté agricole n’avait pas fait plus de progrès. L’assolement quadriennal était à peu près inconnu, sauf dans quelques fermes qui faisaient exception et que dirigeaient des Anglais ou des Écossais. Très peu de turneps, de féveroles et de prairies artificielles ; les prairies naturelles elles-mêmes, ce trésor inappréciable du sol et du climat, livrées aux eaux croupissantes et aux mauvaises herbes. Faute de moyens suffisans pour entretenir la fertilité de la terre, le froment et l’orge n’avaient pris que peu d’extension ; tout était sacrifié à deux cultures, destinées surtout à la nourriture des hommes, l’avoine et la pomme de terre, toutes deux encore assez mal entendues, en ce qu’on les demandait aveuglément et sans interruption au même sol, tant qu’il pouvait en donner.

L’imagination s’effraie quand on essaie de mesurer ce qui manque à un pays dans cet état. Rien que pour donner à l’Irlande le capital qui lui manquait en moutons, comparativement à l’Angleterre, il aurait fallu un demi-milliard; il en aurait fallu au moins un pour les autres espèces de bétail, 2 ou 3 pour le drainage, autant pour la construction d’habitations plus convenables, pour l’établissement de clôtures et de chemins ruraux, pour l’achat des instrumens les plus nécessaires. 8 milliards de francs, ce n’eût encore été que 1,000 fr. par hectare. L’Angleterre en a absorbé certainement beaucoup plus.

Les partisans exclusifs de la grande propriété avaient lieu d’être embarrassés quand il s’agissait de l’Irlande. La grande propriété y régnait en souveraine, beaucoup plus qu’en Angleterre et même qu’en Écosse. On ne trouvait quelques moyens et petits propriétaires que dans les environs des grandes villes, où un peu de commerce et d’industrie avait développé une classe bourgeoise; le reste de l’île se partageait en immenses terres du 1,000 à 100,000 hectares; plus ces propriétés étaient grandes, plus elles étaient délabrées. Les plus vastes restaient à l’état de nature, comme le fameux district de Connemara, dans le Connaught, fort connu sous le nom de Martin’s Estate. Les substitutions, beaucoup plus usitées qu’en Angleterre, rendaient la plupart de ces domaines incommutables, ce qui passe aux yeux de quelques publicistes pour la perfection de la législation. La loi primitive du pays était le gavelkind ou partage égal; mais les Anglais avaient importé le droit d’aînesse, A leur tour, ceux qui considèrent la petite culture comme la panacée universelle ne devaient pas être moins embarrassés. Si l’Irlande était le pays de la très grande propriété, c’était aussi par excellence le pays de la très petite culture. On n’y comptait pas moins de 300,000 fermes au-dessous de 2 hectares; 250,000 avaient de 2 à 6, 80,000 de 6 à 12, 50,000 seulement au-delà de 12 hectares. La loi de succession favorisait cette division en ordonnant le partage des baux entre les enfans, ce qui n’était pas, comme en Angleterre, une lettre morte.

Cette union de la grande propriété et de la petite culture, qui a eu de très bons effets sur quelques points de l’Angleterre et de l’Ecosse, en avait de détestables en Irlande. Propriétaires et fermiers semblaient s’être donné le mot pour se ruiner eux-mêmes, en ruinant à l’envi l’instrument de leur richesse commune, le sol. Au lieu de ces fécondes habitudes de résidence qui caractérisent les propriétaires anglais, les landlords irlandais, toujours absens de leurs domaines, en tiraient scrupuleusement tout le revenu pour le manger ailleurs. Ils se faisaient représenter par des régisseurs appelés middlemen, pour la plupart attorneys ou hommes de loi, chargés de faire rentrer leurs rentes et de les leur envoyer. Volés à tous les degrés par les intermédiaires, imprévoyans et dissipateurs comme tous ceux qui touchent de l’argent sans savoir comment il se gagne, n’ayant d’ailleurs, faute d’avances faites à propos, que des revenus incertains et précaires, ils menaient presque tous un train supérieur à leurs ressources, et leurs dettes avaient fini par grossir au point d’absorber la plus grande part de leur fortune apparente.

A leur tour, les middlemen, uniquement occupés d’accroître leurs profits immédiats, sans s’inquiéter des conséquences, n’ayant avec la culture proprement dite aucun rapport direct et personnel, avaient mis la terre à l’encan. La population rurale ayant multiplié à l’excès, puisqu’elle s’élevait à 60 têtes environ par 100 hectares, tandis qu’elle est en France de 40, en Angleterre de 30, et dans la Basse-Ecosse de 12, n’avait que trop répondu à cet appel. Une concurrence effrénée s’était établie, pour la possession du sol, entre les cultivateurs. Comme aucun d’eux ne possédait plus de capital qu’un autre, tous étaient égaux devant les enchères; chaque père de famille voulait devenir tenancier ou locataire de quelques lambeaux de terre qu’il pût cultiver avec sa famille. Ainsi s’était développé le système des petites locations, ce qu’on a appelé le colliers system. Ce système n’est pas précisément mauvais en soi, quand il n’est pas poussé trop loin. Outre qu’il permet de se passer de capital, lorsqu’on en manque, en le remplaçant par des bras, il a l’avantage de supprimer le salariat proprement dit, c’est-à-dire cette classe d’hommes qui vit uniquement de la demande de travail et qui est soumise à ses vicissitudes. Il n’y avait, à proprement parler, que très peu de salaires en Irlande, ceux qui ailleurs auraient été des journaliers travaillant au jour le jour — étaient là de petits fermiers. Cependant il faut une borne à tout, et la division des exploitations n’en avait pas eu à cause du nombre toujours croissant des concurrens. Les petits tenanciers avaient commencé par obtenir des fermes où une famille pouvait vivre à la rigueur en payant la rente; ces fermes se sont partagées une première fois, puis une seconde, puis une troisième, et on en était venu à ces 600,000 locations au-dessous de 6 hectares, c’est-à-dire à un point où le cultivateur n’a que le strict nécessaire pour ne pas mourir de faim, et où le moindre déficit de récolte commence par rendre impossible le paiement de la rente et finit par être un arrêt de mort pour le tenancier lui-même.

Grâce à l’excellence du sol et à la multitude des bras, le produit brut, quoique inférieur de moitié au produit anglais, était encore assez considérable. On pouvait l’évaluer, en le ramenant aux prix français, à 800 millions de francs, ou, comme en France, à 100 fr. par hectare, divisés ainsi qu’il suit :


Froment 60 millions de fr.
Orge 30
Avoine 150
Pommes de terre 250
Lin et jardins 50
Total des produits végétaux.... 540
Produits animaux 260
Total 800 millions de fr.

Ainsi les produits animaux étaient, comme en France, la moitié des produits végétaux, signe d’une culture épuisante, tandis qu’en Angleterre, en Écosse, les premiers sont supérieurs aux seconds, et que la balance penche tous les jours de leur côté, signe d’une culture améliorante. Ce produit de 100 francs par hectare devait se partager ainsi :


Rente du propriétaire 32 fr.
Bénéfice du middleman 8
Impôts 5
Frais accessoires 5
Salaires 50
Total 100 fr.

Réparti sur la population totale de l’île, le produit agricole total donnait 100 francs par tête, tandis qu’en France le même dividende s’élevait à 140 francs, en Angleterre et en Écosse à 200. Répartie sur la population laborieuse rurale, la somme des salaires donnait 80 francs environ par tête, tandis qu’en France la même répartition était de 125 francs, en Angleterre de 160 et en Écosse de 200.

Ce qui ressort de ces chiffres, c’est l’insuffisance de la production par rapport à la population en général et à la population rurale en particulier. En France, notre population totale n’atteignait que 66 têtes humaines par 100 hectares, tandis qu’en Irlande elle s’élevait à 100, et notre population rurale n’équivalait à surface égale qu’aux deux tiers de la population rurale irlandaise. En Angleterre, la population totale était plus nombreuse, mais pour un produit rural double, et la population rurale n’arrivait qu’à la moitié de celle de l’Irlande. En Écosse, les proportions étaient meilleures encore. Remarquons en outre, en faveur de notre pays, que la population rurale française ne vit pas seulement de salaires, elle y joint une portion considérable de la rente, puisqu’elle est propriétaire d’une partie du sol, ainsi qu’une portion du bénéfice, puisqu’elle comprend les fermiers et métayers, tandis qu’en Irlande, les paysans n’étant pas propriétaires et les fermiers ou middlemen appartenant à la population urbaine, la population rurale vivait uniquement de ce qui représentait les salaires. J’entends en effet par salaires tout ce qu’on abandonnait aux petits tenanciers pour rétribuer leur travail, et qui, sans leur être payé sous la forme de salaires proprement dits, constituait cependant de véritables salaires, puisque la rémunération du capital et de l’habileté agricole n’y entrait pour rien.

On a souvent accusé la rente d’être montée en Irlande à un taux exagéré. Les paysans irlandais avaient même imaginé un mot très expressif pour rendre cet excès de la rente, ils l’appelaient rack-rent, la rente-torture. Il y avait sans doute du vrai dans cette accusation, mais ce n’était pas le taux en lui-même qui la méritait. On voit en effet que la rente n’atteignait en Irlande, comme en France, en Angleterre et même en Écosse, que le tiers environ du produit brut; elle n’était d’ailleurs que nominale dans un grand nombre de cas; la somme réellement perçue tombait au quart, au cinquième du produit net, et peut-être plus bas encore. Une telle rente eût à peine suffi pour nourrir, dans un état bien constitué, la population non rurale; avec une meilleure organisation, elle aurait plutôt dû s’élever que descendre.

On ne pouvait non plus imputer la misère des cultivateurs à la faible part des salaires dans la répartition. Non-seulement cette part s’élevait en principe à la moitié du produit brut, tandis qu’elle n’est en Angleterre et en Écosse que du quart, mais elle montait souvent beaucoup plus haut à cause du non-paiement de la rente. Nulle part peut-être le lot des salaires n’était plus élevé; contrairement à la rente, il aurait plutôt dû descendre que monter. Enfin ce n’est pas davantage à la portion représentative du profit qu’on pouvait s’en prendre, car cette part n’arrivait qu’au douzième du produit brut, tandis qu’en Écosse elle monte jusqu’au quart, et en bonne économie rurale elle aurait été loin de suffire.

Le véritable vice de la rente, c’était la manière dont elle se dépensait. Au lieu de servir sur les lieux mêmes à la formation du capital, elle allait se perdre en Angleterre ou sur le continent sans profit pour l’Irlande. Cette fuite constante de la rente se manifestait par un courant continu d’exportation des denrées agricoles; la moitié environ du froment récolté, un quart de l’avoine, la meilleure partie des produits animaux, en tout un tiers environ du produit rural passait tous les ans d’Irlande en Angleterre, et servait à payer soit la rente, soit l’intérêt de la dette hypothécaire, qui ne faisait qu’un avec elle et qui appartenait en général à des capitalistes anglais. L’exportation enrichit un pays quand il reçoit quelque chose en échange : c’est ce qui arrive en Écosse; mais quand on exporte toujours sans rien recevoir, comme en Irlande, l’exportation est une ruine. Cette île produisant tout juste le nécessaire pour la nourriture de ses habitans, ce qui en sortait laissait un vide que rien ne venait remplir. Une partie de l’impôt suivait la même voie. A coup sûr, l’impôt direct n’était pas en lui-même plus lourd que la rente, puisqu’il ne s’élevait qu’à 5 francs par hectare, tandis qu’en Angleterre il était de 25; mais en Angleterre il se dépensait sans se déplacer, tandis qu’en Irlande, la plus grande partie, servant à payer le clergé anglican, qui ne résidait pas plus que les propriétaires, constituait, comme la rente, une véritable perte annuelle. Ce qui en restait était loin de pourvoir aux dépenses les plus indispensables, et remplissait bien faiblement le rôle que doit remplir l’impôt dans tout pays bien ordonné, de grossir le capital national en routes, ponts, canaux, ports, édifices communs, et de maintenir la paix publique. Le profit du middleman n’avait pas tout à fait les mêmes inconvéniens, puisqu’il restait en Irlande, mais il n’en revenait guère plus à la culture.

Voilà certes de puissantes causes d’appauvrissement ; elles n’auraient cependant pas suffi pour expliquer l’état de misère où était tombée la plus grande partie de l’Irlande sans la multiplication insensée de la population rurale; là était le principe essentiel et comme la racine du mal. A la rigueur, même avec l’exportation régulière de la rente et d’une partie de l’impôt, même avec le défaut de capital tant public que privé, la population rurale aurait pu vivre, si elle avait été, comme en Angleterre, moins nombreuse de moitié. Ce nombre énorme de prolétaires affamés avait bouleversé toutes les conditions de la production. Autrefois l’Irlande était beaucoup moins peuplée : on n’y comptait en 1750 que 2 millions d’âmes, et en 1800 que 4, au lieu des 8 millions de 1846, L’île tout entière ne formait alors qu’un immense pâturage, ce qui est évidemment sa destination naturelle et la meilleure manière d’en tirer parti. Quand cette population surabondante s’est développée, une culture qui en a été en même temps la cause et l’effet, celle des pommes de terre, s’est étendue parallèlement et a absorbé tous les soins, tous les travaux, tous les fumiers. De toutes les cultures connues, la pomme de terre est celle qui peut fournir, surtout en Irlande, la plus grande quantité de nourriture humaine sur une surface donnée de terrain; cette propriété en fait un des dons les plus précieux de la Providence, mais à condition qu’elle ne s’étende pas trop, car alors elle devient un fléau, en épuisant sans les renouveler les moyens de production.

Il y a d’ailleurs, et l’expérience ne l’a que trop prouvé, un extrême danger à fonder sur un seul produit la subsistance de tout un peuple. Outre que la pomme de terre, quand elle est seule, est un aliment grossier et beaucoup moins nourrissant, à égalité de poids et de volume, que les céréales et les légumineuses, ce qui devrait suffire pour n’en pas faire l’ordinaire exclusif des hommes, elle est soumise à d’autres chances que les récoltes de grains, ce qui en fait un complément inestimable de ces cultures, mais doit empêcher de s’y confier absolument. Le vrai rôle de la pomme de terre, dans une bonne économie rurale, consiste à fournir une nourriture abondante aux animaux et un supplément à celle des hommes, afin que, si les autres récoltes viennent à manquer, cette ressource puisse suppléer au déficit. Mais on n’en était pas en Irlande à se demander ce qui valait le mieux; la nécessité parlait, il fallait obéir; la pomme de terre avait déjà couvert le tiers du sol cultivé, et menaçait de s’étendre encore; elle formait à elle seule les deux tiers de la nourriture des campagnes, l’autre tiers était formé par un aliment non moins inférieur, l’avoine.

Tant qu’on obtenait ces deux produits avec quelque abondance, le peuple des petits tenanciers vivait mal, mais il vivait, et malheureusement il multipliait. Quand la récolte venait à manquer ou seulement à décroître, la disette les décimait. Comme en même temps ils ne pouvaient payer la rente, le propriétaire ordonnait de les évincer, ce qui n’était pas facile. N’ayant que des baux annuels et verbaux, il ne leur restait d’autre ressource que la résistance armée. Les agens chargés de recouvrer les rentes, les officiers de police chargés d’exécuter les évictions, étaient reçus à coups de fusil; quand ces assassinats donnaient lieu à des poursuites, il ne se trouvait ni un témoin pour charger les accusés ni un jury pour les déclarer coupables. Les tenanciers dépossédés, n’ayant plus aucun moyen d’existence, devenaient des vagabonds et des pillards nocturnes; leurs enfans et leurs femmes demandaient l’aumône, et comme la taxe des pauvres n’existait pas, remède funeste sans doute, mais quelquefois nécessaire, il n’y avait pas de bornes à cette progression de la misère et du crime. Les districts les plus fertiles souffraient profondément de ces plaies; mais le mal arrivait à ses dernières limites dans les plus mauvaises parties de l’ile, c’est-à-dire dans l’ouest.

La population du Connaught atteignait presque une tête humaine par hectare, c’est-à-dire l’équivalent de nos riches départemens normands, et la nature du sol n’offrait que des ressources très insuffisantes pour nourrir une pareille population, la moitié des terres, ou 800,000 hectares sur 1,600,000, étant incultes. Dans les comtés voisins de Donegal et de Kerry, c’était pire encore : les terres cultivées ne formaient que le tiers de la superficie, le reste en montagnes, lacs ou marais. Supposez la population de la Manche, de la Somme ou du Calvados transportée dans les Hautes ou les Basses-Alpes, et demandez-vous quelle en sera la conséquence! Ces divers comtés n’ayant ni industries actives ni villes populeuses, la population tout entière vivait de l’agriculture, si l’on peut donner ce nom à l’épuisement aveugle et famélique des facultés productives du sol. Peut-on s’étonner que même une faible rente de 15 fr. Par hectare y devînt d’un recouvrement impossible, et que la famine avec toutes ses horreurs y fût en quelque sorte en permanence ?

Parmi les expédions imaginés pour tirer de la terre le plus grand parti possible sans capital, il en était deux qui présentaient en apparence au landlord de très grands avantages, et qui en définitive n’étaient pas moins désastreux pour lui que pour le cultivateur. Je veux parler de la partnership tenure et du conacre.

Voici ce que c’était que la tenure en commun, dite partnership, qu’on appelait aussi rundale ou runrig, mot qui paraît d’origine scandinave. On louait une étendue plus ou moins considérable de terre, soit par exemple 50, 100, 200 hectares, à un village dont tous les habitans étaient solidaires. Ceux-ci jouissaient en commun de ce qu’ils ne pouvaient pas cultiver, et se partageaient annuellement le reste par famille; chaque famille partageait ensuite son lot par tête, si elle le jugeait à propos. Après la récolte, tout rentrait en commun, et le partage se faisait à nouveau pour l’année suivante. Nous avons en France, dans les régions les plus arriérées, bon nombre de villages organisés à peu près de cette façon, avec cette différence que la communauté est propriétaire, au lieu d’être fermière. Malgré cet avantage, la jouissance en commun amène partout les mêmes résultats, c’est-à-dire l’épuisement du sol et la pauvreté des cultivateurs. Cette pauvreté devient de plus en plus grande à mesure que la population s’accroît. On a vu 50 hectares de terre loués ainsi à 100 co-tenans; ils y vivaient dans la dernière misère, et n’arrivaient pas à payer la rente. Ce système était surtout en vigueur dans les régions les moins fertiles. Ces villages n’avaient presque pas de bétail, et les plus simples pratiques agricoles y étaient inconnues.

Le conacre ne valait guère mieux. Quand, pour une cause ou pour une autre, une assez grande dose de fertilité s’était accumulée dans un champ, ou le louait à un cultivateur, pour une seule récolte, à un prix exorbitant. Celui-ci le cultivait ordinairement en pommes de terre, et l’épuisait tant qu’il pouvait d’un seul coup. Si la récolte était assez abondante pour payer à la fois la rente et le travail, l’opération avait réussi, les deux associés prenaient la part qui leur revenait d’après le contrat; la terre seule avait souffert. Si au contraire la récolte était insuffisante pour tout payer, ce qui arrivait souvent, propriétaire et cultivateur se disputaient le produit. Le premier avait la loi pour lui, le second perdait sa peine ou prenait les armes. Dans la vallée d’Or, près de Limerick, on a vu des champs exploités en conacre se louer jusqu’à 1,000 francs l’hectare. On louait par demi-hectare, par quart d’hectare, quelquefois moins encore. « La concurrence pour la jouissance du sol, surtout quand il offre quelque fertilité, disait un témoin dans l’enquête de 1833, est si grande dans quelques parties de l’Irlande, qu’il n’est peut-être pas de rente demandée qui ne puisse être immédiatement promise. » Là, plus qu’ailleurs, promettre et tenir étaient deux; mais les deux contractans n’y regardaient pas de si près, ils avaient l’un et l’autre ce qu’ils voulaient, l’un la jouissance momentanée du sol, l’autre l’espoir d’une rente démesurée. Le règlement de compte arrivait ensuite comme il pouvait.

L’écobuage, qui ruine l’avenir au profit du présent, était fort usité, ce qui expliquait la grande étendue de terres incultes, bien que cultivables, qu’on rencontrait dans un pays où la terre cultivée était l’objet d’une concurrence si acharnée. Il faut en effet des années de jachère morte pour réparer le mal que font une ou deux mauvaises récoltes dans un sol écobué.

D’où venait cette différence immense, infinie, entre deux îles voisines, soumises en apparence aux mêmes lois, dont l’une, la moins fertile, pouvait payer des rentes de 75 francs par hectare, d’énormes impôts, des profits considérables, de forts salaires, et entretenir beaucoup mieux une population plus nombreuse, tandis que l’autre, la plus fertile, ne pouvait, avec une population moindre, payer que de faibles rentes, des profits et des impôts plus faibles encore, des salaires insuffisans ? Les causes de cette anomalie si étrange se résument en un seul mot, l’oppression de l’Irlande. Nous avons vu en Angleterre, en Écosse, les conséquences économiques de la liberté; nous voyons maintenant en Irlande les conséquences de l’état contraire. Nous aurons eu ainsi les deux faces de la même démonstration.

Les Anglais affirment, pour se délivrer de cette responsabilité, que le caractère irlandais a des défauts qui lui sont propres, et qui auraient en tout état de cause arrêté l’essor national. Je veux bien croire que la race celtique n’a pas tout à fait l’énergie de la race anglo-saxonne, mais la différence n’est pas assez grande pour tout expliquer. Plus d’un exemple ancien et moderne prouve que le peuple irlandais a aussi des qualités éminentes. Si, malgré son horrible désorganisation, l’Irlande a produit de vigoureux caractères et de grands courages en tout genre, que serait-ce si la sève nationale n’avait pas été violemment étouffée ! Ce qui n’a pu être qu’un éclair fugitif chez un peuple comprimé serait devenu, dans un air plus libre, un foyer brillant et durable. Les Anglais attribuent à la religion catholique une influence énervante. Cette observation peut encore paraître fondée à quelques égards : il est vrai que, dans l’Europe moderne, les nations protestantes montrent en général un génie plus ferme et plus positif que les nations catholiques; mais il n’en a pas toujours été ainsi, et, de nos jours même, ce n’est pas une règle absolue. L’Espagne et l’Italie, aujourd’hui en arrière, avaient précédé en civilisation la Hollande, l’Angleterre et l’Allemagne, et je ne vois pas que la Belgique catholique et, jusqu’à un certain point, la France elle-même soient aujourd’hui fort inférieures à la plupart des pays protestans.

Un fait patent et péremptoire répond d’ailleurs à ces imputations. Depuis quelques années, un grand nombre d’Irlandais quittent leur patrie pour émigrer en Amérique. Dès qu’ils ont touché cette terre nouvelle, où ils ne se trouvent plus sous l’étreinte de l’Angleterre, et où rien ne vient plus arrêter l’activité qui leur est propre, ces hommes démoralisés, abrutis, imprévoyans, se transforment en un jour, pour prendre rang parmi les citoyens les plus industrieux et les plus prospères de l’Union. Leur fanatisme même, dont on parle tant, les abandonne dès que leur culte n’est plus persécuté. En jouissant pour eux-mêmes de la liberté religieuse, ils deviennent tolérans pour autrui, et échappent volontairement à cette domination exclusive de leur clergé, qu’ils acceptent avec tant de passion sur la terre natale. Tous les préjugés du monde ne peuvent rien contre ce fait incontesté, qui prend tous les jours des proportions plus décisives, car ce n’est pas de quelques individus qu’il s’agit, mais de tout un peuple qui fuit l’Europe, où il sert et souffre, pour se relever, indépendant et fier, de l’autre côté de l’Atlantique.

Nul doute, à mes yeux du moins, que si, au lieu d’être si près de sa puissante sœur, l’Irlande avait été jetée par la Providence sur un point plus éloigné de l’Océan, elle n’eût eu sa vie originale et brillante. Nul doute encore que si, au lieu d’être de beaucoup la plus petite des deux îles voisines, elle eût été la plus grande, elle n’eût pu finir par absorber l’autre et par donner son cachet à la civilisation britannique. Ni le caractère national, ni la foi catholique, n’auraient été des obstacles essentiels à cette destinée si différente. Tout son malheur lui vient de ce qu’étant très rapprochée, elle est la plus faible, et en même temps de ce qu’elle n’était ni assez proche ni assez faible pour se laisser absorber sans résister, la pire des conditions pour un peuple. L’Écosse a lutté aussi contre son assimilation avec l’Angleterre ; mais outre qu’il y avait entre les deux peuples des affinités de race et de croyance qui n’existaient pas entre l’Anglais et l’Irlandais, le voisinage était si immédiat et la disproportion si grande, qu’elle a dû céder à temps. L’Irlande est restée vaincue et réfractaire. Par une conséquence nécessaire de sa forte nature, le peuple anglais est incompatible avec tout ce qui n’est pas lui. Son génie est exclusif. Il ne comprend pas qu’on puisse vivre, penser et agir autrement que lui-même ; il a surtout une haine violente contre le papisme, qu’il regarde comme inconciliable avec la liberté. L’Irlande n’était pas seulement à ses yeux une voisine redoutable et un ennemi naturel, c’était une nationalité odieuse, antipathique à toutes ses idées. Ne pouvant pas la réduire, il a voulu l’écraser.

La grande excuse de l’Angleterre, la voilà. Sans doute il eût cent fois mieux valu, non-seulement pour l’Irlande, mais pour l’Angleterre elle-même, qu’elle eût suivi dès l’origine envers l’île-sœur, comme elle l’appelle quelquefois, une politique plus humaine ; mais après tout, la nation anglaise n’a fait, en essayant de s’incorporer par la force cette terre voisine, que ce qu’ont fait tous les autres peuples. Si les Anglais avaient eu pour les Irlandais des sentimens vraiment fraternels, c’eût été un bel exemple assurément, mais un exemple unique, dans des temps où les nations n’aspiraient qu’à se détruire mutuellement. N’avons-nous pas vu, chez nous comme partout, catholiques et protestans se massacrer sans miséricorde ? N’a-t-on pas vu, dans tout le cours de l’histoire, porter le fer et le feu dans des provinces, des royaumes entiers, pour y détruire le moindre germe d’une nationalité distincte, et fondre ces débris dans de vastes empires ? Toutes les grandes unités nationales se sont-elles formées autrement ? Le perpétuel malentendu qui fait les démêlés d’homme à homme, de classe à classe et de peuple à peuple, ne subsiste-t-il pas encore, et ne suffit-il pas d’être né sur les deux rives d’un fleuve pour s’entre-déchirer ? À ce point de vue, ce qu’on peut reprocher à l’Angleterre, c’est de n’avoir pas assez fait. Élisabeth, Cromwell, Pitt, tous les instrumens de cette terrible lutte, n’ont ni assez égorgé, ni assez incendié, ni assez confisqué, puisque l’assimilation n’était pas complète : ainsi le veut la vieille politique.

Quoi qu’il en soit, l’état de guerre ouverte qui a été depuis des siècles la condition normale de l’Irlande dans ses rapports avec l’Angleterre, explique trop bien les contrastes que nous venons de remarquer dans l’économie rurale des deux îles.

La première conséquence est la condition de la propriété en Irlande. La plupart des grandes propriétés y ont eu pour origine des confiscations. De là ce fléau qui, sans être précisément propre à l’Irlande, car il se retrouve un peu partout, y a pris une extension particulière, et qu’on appelle l’absenteism. De tout temps, les conquérans venus d’Angleterre ont considéré l’Irlande comme une terre étrangère et hostile qu’il était bon de posséder, mais où il ne fallait pas s’établir. Dès le XIIIe siècle, ce sentiment se manifeste chez les chevaliers normands, qui ne veulent pas résider dans leurs fiefs d’Irlande ; leur patrie adoptive n’est pas là, mais en Angleterre, où leur confédération se groupe tout entière autour de son chef pour défendre en commun leur puissance. Après eux, toutes les fois que l’Angleterre fait un nouvel effort pour soumettre l’Irlande, une nouvelle catégorie de propriétaires anglais ou écossais s’empare des terres, et toujours dans le même esprit, pour en dépouiller la race indigène, pour en tirer tout le profit possible, non pour y demeurer. Sous Élisabeth, 600,000 acres sont distribués ainsi ; sous Jacques Ier, six comtés entiers sont confisqués et partagés, un d’eux est donné aux corporations de Londres qui le possèdent encore, d’où lui vient son nom de Londonderry ; sous Charles Ier, c’est toute la province de Connaught qui est déclarée la propriété du roi ; sous Cromwell, le même système d’expropriation est appliqué aux trois autres, il est même question de vendre aux juifs toutes les terres d’Irlande ; sous Charles II, sous Guillaume III, on achève l’œuvre. Tous les gouvernemens de l’Angleterre, monarchie absolue des Tudors et des Stuarts, république, restauration, monarchie parlementaire, n’ont qu’une seule et même pensée, exclure les Irlandais de la propriété de l’Irlande. Avant 1847, les neuf dixièmes des propriétés avaient cette origine, un dixième seulement avait échappé à la confiscation.

Presque partout, la propriété est à son origine fondée sur la conquête, mais le temps lui a enlevé peu à peu ce caractère. Le séjour des conquérans au milieu du peuple conquis amène à la longue le mélange des races et la conformité des intérêts ; en Irlande au contraire, l’opposition était restée aussi vivace que le premier jour. Un nouvel élément, la religion, avait servi à tracer entre les vainqueurs et les vaincus une de ces lignes indélébiles de démarcation qui éternisent les haines. L’Angleterre devenue protestante avait voulu implanter de force le protestantisme en Irlande ; l’Irlande s’était d’autant plus obstinée à rester catholique que l’Angleterre ne l’était plus. La guerre des deux nationalités avait pris le caractère d’une guerre religieuse, la plus impitoyable de toutes, parce qu’elle donne à des intérêts et des passions terrestres l’excuse apparente de la foi. Après des efforts inouïs, l’Angleterre était parvenue à établir en Irlande un cinquième de protestans; les quatre autres étaient catholiques. Les premiers résidaient presque tous dans les villes, les seconds peuplaient les campagnes. Les propriétaires étant en général protestans et les cultivateurs catholiques, aucun lien ne pouvait exister entre ces deux classes. Tout les séparait Les confiscations, qui avaient rendu les uns maîtres du sol et réduit les autres à la condition d’ilotes, n’avaient pas pu s’accomplir sans d’épouvantables massacres. Ces souvenirs sanglans, toujours ravivés par les persécutions légales, poussaient jusqu’à la frénésie l’animosité réciproque. Les propriétaires se gardaient bien d’habiter leurs terres, où ils , auraient couru des dangers personnels; leurs représentans, les middlemen, n’y résidaient pas davantage par la même cause; les uns et les autres pressuraient de loin sans scrupule un peuple détesté, qui leur répondait par des malédictions et souvent par des meurtres.

Outre sa nécessité absolue comme instrument de progrès, la rente se justifie, dans la plupart des pays civilisés, par les capitaux que le temps a enfouis dans le sol. Il y a très peu de terres, soit en France, soit en Angleterre, dont la valeur actuelle représente autre chose que ces capitaux, souvent même leur valeur est loin de représenter la totalité des capitaux absorbés. En Irlande, la propriété n’avait pas cette justification, qui aurait pu légitimer son origine révolutionnaire. La rente ne servait à aucun progrès sur place, et elle n’était le produit d’aucun capital, puisque le propriétaire avait soin de ne faire aucune dépense. Elle se montrait dans toute la brutalité de la force, et n’était au fond, comme tout le reste de la constitution irlandaise, comme la dîme du clergé protestant imposée à la population catholique, qu’un moyen de guerre et d’oppression.

Les substitutions rigoureuses, qui avaient ici un but spécial en sus de leur but aristocratique ordinaire, contribuaient à aggraver ce caractère odieux de la rente. Un petit nombre de propriétés avaient pu passer de main en main et perdre dans ces mutations volontaires leur signification primitive; le reste remontait par une filiation directe à quelqu’une de ces dates néfastes inscrites dans le cœur des Irlandais comme les momens les plus douloureux de leur longue torture.

Par une autre conséquence de l’état de guerre, l’Angleterre avait étouffé en Irlande toute espèce d’industrie et de commerce. Elle comprend aujourd’hui la faute qu’elle a commise, et elle commence à revenir sur ses pas, quoique lentement et avec des retours de l’antique défiance. Dans le passé, elle a partagé complètement l’erreur commune, elle a cru comme tout le monde que la richesse de ses voisins était incompatible avec la sienne, et elle a tenu à étouffer en Irlande la richesse qui donne la force. Son histoire est pleine des mesures violentes qu’elle a prises dans cette intention. Elle n’y avait que trop réussi. On avait voulu que l’Irlande fût pauvre, elle l’était. Or nous avons vu, soit en Angleterre, soit en Écosse, de quelle importance est pour l’agriculture le voisinage du développement industriel et commercial. Outre qu’il fournit des débouchés et des capitaux, il permet de contenir, par une nouvelle demande de travail, la multiplication illimitée de la population rurale; c’est par-là surtout que son absence a été fatale à l’Irlande. Comme il n’y avait d’autre emploi pour les bras, d’autre moyen de subsistance que la terre, c’est sur la terre que se portait la population tout entière, et, quoique l’île fut moins peuplée en tout que l’Angleterre, les campagnes l’étaient deux fois plus, parce que le travail industriel, qui occupe en Angleterre les deux tiers des bras, manquait absolument.

Cette multiplication de la population rurale était encouragée par les propriétaires, parce qu’elle accroissait la concurrence, avilissait les salaires et augmentait la rente du sol : calcul aussi faux que coupable, car la rente extorquée par ces moyens finissait par devenir illusoire; de leur côté, les cultivateurs excités à l’imprévoyance par leur indigence même, s’inquiétant peu du sort de leurs enfans, qui ne pouvait être ni meilleur ni pire, étaient devenus des prolétaires dans toute l’acception du vieux mot latin proletarii, qui exprime avec brutalité une des plus tristes conséquences de l’abjection humaine.

Le dirai-je ? Il y avait encore, pour cette propagation illimitée, deux causes mystérieuses qui tenaient toutes deux à la condition misérable du peuple. La première est je ne sais quelle loi physiologique qui veut, pour toutes les espèces vivantes, que les moyens de reproduction s’accroissent en proportion des chances de destruction. On peut observer l’action de cette loi chez les animaux, on peut aussi l’étudier dans les familles humaines qui habitent des climats insalubres : à mesure que les chances de mort deviennent plus nombreuses, le nombre des naissances s’élève; et soit parmi les animaux, soit parmi les hommes, les races les plus fortes, les mieux nourries sont celles qui pullulent le moins; indifférente pour les individus, la nature prend soin avant tout de conserver les espèces. La seconde cause était toute politique. L’Irlandais opprimé sentait instinctivement qu’il n’avait d’autre force que le nombre, et qu’il ne pouvait se défendre que par là. A tous les renouvellemens de la grande lutte, l’Angleterre avait procédé par de véritables exterminations, quelques années suffisaient pour remplir les vides. Comme une armée qui serre ses rangs troués par le canon, le peuple irlandais réparait rapidement les brèches faites dans son sein par les guerres et les famines. On avait souvent essayé de lui persuader d’émigrer, il avait toujours refusé. Dépouillé de la propriété du sol natal, il le couvrait de ses enfans, comme d’une protestation éternelle, pour en garder au moins la possession de fait, en attendant le jour de la restitution. La population s’accroissait surtout dans les montagnes de l’ouest, ces Asturies de l’Irlande, qui ont été de tout temps le dernier rempart de sa nationalité.

Tout ceci montre suffisamment, sans qu’il soit besoin d’avoir recours à des influences de race et de religion, pourquoi les parties protestantes des deux provinces de Leinster et d’Ulster souffraient moins que le reste. Dans le Leinster, une véritable colonie anglaise, et dans l’Ulster, une colonie écossaise, avaient pu s’implanter, la première autour de Dublin, qui est le siège du gouvernement, la seconde autour de Belfast, qui n’est qu’à une faible distance de la côte d’Ecosse. Ces deux colonies avaient joui de toute sorte de privilèges pendant que des lois terribles exécutées sans pitié interdisaient tout travail lucratif aux catholiques. Le luxe de Dublin, sa population agglomérée, la force militaire qui y réside, le nombre de fonctionnaires richement salariés, tout cet ensemble, qui en fait comme la citadelle de l’Angleterre au cœur de l’Irlande, avait eu l’effet qu’ont toujours les capitales artificielles et hors de mesure avec le pays qu’elles dominent, qui est d’enrichir leurs environs immédiats aux dépens de la communauté tout entière. Quant à Belfast, la seule industrie digne de ce nom qui existât en Irlande, l’industrie des lins, à la fois agricole et manufacturière, avait pu y fleurir sans opposition de la part des Anglais. On évaluait à 100 millions de francs l’exportation annuelle des toiles de Belfast, et à 30 millions la part des salaires dans ce beau produit. Rien de pareil ne se retrouvait sur les autres points du territoire. Les plus fertiles, comme le Tipperary, étaient précisément ceux où les confiscations, les dévastations, avaient sévi avec le plus de violence, sans cependant parvenir à en exclure la race indigène ; celle-ci y appelait encore les protestans cromwelliens ou soldats de Cromwell, comme si l’effroyable passage de ce tyran sanguinaire avait eu lieu la veille.

Tout le monde a entendu parler des bandes de vagabonds armés qui se sont formées de tout temps en Irlande. On les a appelées tour à tour, suivant le signal qu’elles avaient adopté, les enfans blancs, white boys, les enfans d’acier, steelboys, les défenseurs, defenders, les niveleurs, levellers, les batteurs, thrashers, parce que leur arme était un fléau, les cardeurs, carders, qui écorchaient leurs victimes avec des instrumens à carder, les rockites, du nom d’un prétendu capitaine Rock, les molly maguires, du nom d’une fantastique femme-chef, comme la Rebecca du pays de Galles, etc. Ces bandes signalaient partout leur passage par d’horribles atrocités : seule vengeance possible pour la pauvre Irlande ! A côté du pays le plus paisible de la terre, où l’on ne voit pas un soldat, et où, sans garde nationale, sans armée, sans force publique d’aucun genre, chacun jouit, à l’éternel honneur de la nation, d’une sécurité parfaite, sous la seule protection de la loi, se trouvait au contraire le pays le plus profondément troublé par une perpétuelle jacquerie. Quand les rapts, les homicides, les incendies et les pillages cessaient un moment, l’agitation ne s’arrêtait pas, elle continuait sous d’autres formes, résumant ses griefs et ses espérances dans ce cri national répété en toute occasion : L’Irlande pour les Irlandais !

Il faut rendre cette justice à l’Angleterre, qu’elle avait fini par reculer devant son œuvre. Il y a trente ans environ, quand des idées plus saines en économie et en politique ont commencé à se faire jour chez elle, elle a compris qu’on avait fait fausse route, et qu’il fallait chercher de meilleurs moyens de s’attacher définitivement l’île-sœur. L’émancipation politique des catholiques irlandais, en 1829, a été le pas décisif dans cette voie nouvelle. Depuis lors, l’Irlande prend part au gouvernement du royaume-uni, et le retour des anciennes violences est devenu impossible. C’était beaucoup sans doute, ce n’était pas assez. Tous les ministères qui se sont succédé de 1830 à 1847 ont compté au nombre de leurs principales difficultés la situation de l’Irlande. Tout le monde cherchait de bonne foi le remède à cette misère tenace, qui, produite par les siècles, semblait exiger des siècles pour disparaître; personne ne l’avait trouvé. O’Connell lui-même, quoique parlant au nom de l’Irlande, n’avait indiqué qu’un moyen à la fois impossible et inefficace, le rappel de l’union : impossible, en ce que l’Angleterre ne pouvait pas, après avoir tant fait pour s’incorporer sa voisine, consentir à s’en séparer; inefficace, en ce que le rappel ne touchait en rien aux véritables élémens du problème, la constitution de la propriété et la surabondance de la population rurale. Les expédions politiques n’y pouvaient rien qu’à la longue; il fallait un remède plus topique et plus immédiat.

Le peuple irlandais ne s’y était pas trompé : il avait, lui, très nettement indiqué un remède; mais on avait fait la sourde oreille, parce que c’était, sous une forme plus ou moins déguisée, un déplacement de propriété. Cela s’appelait tantôt le tenant-right, tantôt la fixité de tenure, et paraissait ne s’appliquer qu’aux rapports du propriétaire et du tenancier. Le tenant-right surtout pouvait passer pour tout à fait inoffensif; il était usité déjà, non-seulement en Irlande, dans la province d’Ulster, mais en Angleterre même, dans plusieurs comtés, et quelques agronomes l’ont regardé comme très juste et très utile. On entend primitivement par là le droit du fermier sortant de se faire rembourser par le fermier entrant les dépenses faites pour des améliorations dont l’effet n’est pas épuisé, unexhausted improvements. comme fumures, demi-fumures, marnages, chaulages, façons extraordinaires, etc. Jusque-là rien que de légitime, du moins en apparence; mais la difficulté commence quand il s’agit de régler cette indemnité. Rien de plus vague, de plus difficile à saisir que les améliorations non-épuisées, surtout quand il s’agissait de l’Irlande, où personne ne faisait d’améliorations, pas plus le fermier que le propriétaire. Au fond, ce qui se cachait sous ce terme, c’était le droit du fermier sortant de se faire payer une indemnité pour le seul fait de la dépossession, ce qu’on pourrait appeler le droit au bail. On comprend aisément la portée d’un pareil principe.

Même au point de vue de la culture, et déduction faite de la question de propriété, il est au moins douteux que le tenant-right soit un usage avantageux. Cette question a été extrêmement controversée en Angleterre; elle a donné lieu à des enquêtes et à des discussions approfondies. On attribuait au tenant-right' une partie de la prospérité agricole du comté de Lincoln; mais on a fait remarquer avec juste raison qu’il existait aussi dans le 'Weald' de Sussex, la partie la plus arriérée de l’Angleterre, et qu’il pouvait être considéré comme une des causes de sa pauvreté rurale. En Écosse, où tout est si bien calculé dans l’intérêt de la culture, la question a été résolue contre le tenant-right. Cette coutume donne lieu à beaucoup de fraudes et de chicanes; elle porte les fermiers à se conduire plus en vue de l’indemnité qu’ils obtiendront à leur sortie que de la bonne culture en elle-même; on a un des spéculateurs plus habiles ou moins scrupuleux que d’autres aller de ferme en ferme et d’indemnité en indemnité, en gagnant toujours au change. De plus, le tenant-right devient à la longue pour le fermier entrant une charge énorme qui épuise du premier coup toutes ses ressources, et qui le laisse sans moyens de faire face aux dépenses les plus indispensables. Dans le Lincoln, dans le Nottingham, où cette coutume subsiste, on évalue de 250 à 300 francs par hectare ce que paie aujourd’hui le fermier entrant pour le tenant-right seulement, sans parler des charges ordinaires de la culture; dans le Sussex, la moyenne est de 100 à 150 fr, ce qui est peut-être plus lourd encore à cause du mauvais état du sol. En présence de pareils sacrifices, on comprend que les agronomes anglais soient devenus à peu près unanimes pour condamner le tenant-right, au moins comme règle générale; les longs baux, et dans quelques cas les conventions spéciales, sont considérés comme une solution suffisante de la difficulté.

S’il en est ainsi du tenant-right quand il est justifié par des dépenses réelles, que sera-ce de ce droit tel qu’il existait dans quelques parties de l’Irlande et qu’on prétendait le généraliser ! Ici ce qu’avait à payer le fermier entrant, ce n’était pas la rémunération d’améliorations qui n’existaient pas, mais la jouissance paisible de son bail. ou, comme on disait naïvement, la bonne volonté du fermier sortant, good will. Il est difficile de méconnaître ici un véritable droit de copropriété. Quand ce droit existe de temps immémorial, comme en Ulster, où il paraît avoir pris naissance lors de la grande tentative de colonisation protestante de Jacques Ier, et dans la pensée d’attirer des colons étrangers par la perspective d’avantages spéciaux, il n’y a rien à opposer à sa légalité; mais là où il n’était pas dès longtemps établi, on ne pouvait évidemment l’introduire sans changer les conditions de la propriété. Nous avons eu aussi en France des tentatives pour fonder quelque chose de pareil : tel est ce qu’on appelle dans certains cantons du département du Nord le mauvais gré, c’est-à-dire une véritable coalition entre les cultivateurs pour forcer les propriétaires à louer leurs terres à bas prix ou à donner au préalable une large indemnité au fermier sortant, qu’il ait ou non amélioré le sol ; mais cet abus, contraire à toute espèce de progrès agricole et qui en outre démoralise profondément les populations rurales, n’a jamais pris chez nous beaucoup d’extension.

Quels que fussent les torts de la propriété irlandaise, Il est tout simple que le gouvernement anglais n’ait pas voulu la condamner à une pareille servitude. Il ne s’agissait pas seulement de réparer les fautes du passé, il fallait encore fonder l’avenir. Or quel aurait été l’avenir de la propriété, et par suite de la culture, qui lui tient par un lien si étroit, si on lui avait d’avance attaché cette lèpre ? On a beau dire que dans l’Ulster le tenant-right a réussi : ce prétendu succès ne prouve rien. Ainsi que l’a très bien expliqué M, Campbell-Foster dans ses Lettres sur la condition du peuple Irlandais, publiées en 1846, cette province contient à la fois le comté de Down, où règne en effet une assez grande prospérité relative, et celui de Donegal, où la misère irlandaise était arrivée à son dernier terme; or le tenant-right était usité dans tous deux. Que dis-je ? le tenant-right du Down n’était pas du tout le même que celui du Donegal : le premier était conforme à la coutume anglaise, dont l’utilité peut être contestée, mais qui se légitime à beaucoup d’égards; le second seul était bien le tenant-right irlandais, celui qui n’a rien de commun avec les unexhausted improvements. Celui-là coïncidait partout avec la ruine commune, soit du propriétaire, soit du tenancier, il ne s’élevait pas moins qu’à l’équivalent de la valeur même du sol, de sorte que le malheureux qui prenait une ferme était obligé d’en payer la valeur vénale, ou, en d’autres termes, d’acheter la propriété pour être admis à en payer la rente; il n’y a que le travail insensible du temps qui puisse expliquer l’établissement d’une anomalie aussi funeste.

A son tour, la fixité de tenure n’était autre chose qu’une vente sous condition de rente perpétuelle, et comme dans ce système le taux de la rente ne devait pas être abandonné au libre arbitre des parties intéressées, mais fixé par acte du parlement sur une évaluation officielle, ce n’était encore qu’une forme d’expropriation. M. de Raumer et M. de Sismondi ont préconisé tous deux ce moyen violent, qui a trouvé des partisans considérables même en Angleterre. Encore un coup, la propriété irlandaise en général ne méritait que peu d’intérêt, soit à cause de son origine, soit à cause de l’usage qu’on en avait fait; mais, en fin de compte, c’était la propriété, c’est-à-dire le plus solide fondement de la société humaine : le nom au moins avait droit au respect, et il y avait dans tous les cas des exceptions nombreuses qu’il n’était pas juste d’envelopper dans la réprobation. Rien ne prouvait d’ailleurs que le remède fût efficace. On consacrait par là l’absenteism, un des plus grands maux de l’Irlande, on séparait plus profondément que jamais la rente de l’exploitation. En supposant que la mesure eût pour le moment de bons effets, on créait pour l’avenir une situation compliquée, pleine d’embarras et de difficultés. Les baux à rente perpétuelle ont été fort en usage en France sous l’ancien régime ; ils avaient amené de telles complications d’intérêts, qu’on a jugé nécessaire de les supprimer, ou du moins de les rendre essentiellement rachetables. La faculté de rachat n’eût été en Irlande qu’un palliatif insuffisant : outre qu’à la façon dont elle s’exerce dans les pays en révolution, elle n’eût fait que compléter l’expropriation dans la plupart des cas, elle peut suffire quand le bail à rente perpétuelle n’est qu’une exception; mais quand c’est l’état universel des propriétés, elle ne peut avoir qu’un effet insensible, et les propriétés non-libérées restent longtemps la règle.

L’éternel exemple de l’Ulster, qu’on invoquait en faveur de la fixité de tenure comme du tenant-right, ne prouvait pas plus dans un cas que dans l’autre. Il est vrai que sur quelques points de cette province, toujours pour appeler des colons, on avait eu recours, il y a plusieurs siècles, à des baux perpétuels ; mais les points où ce système avait prévalu n’étaient pas les plus prospères. On n’avait cependant réservé pour le propriétaire nominal qu’une rente insignifiante, ou plutôt une simple redevance féodale. Le véritable propriétaire était le tenancier, et chose remarquable en ce qu’elle montre bien le véritable point de la difficulté, ces terres, tenues à bail perpétuel, avaient été divisées et subdivisées au moins autant que les autres, si bien qu’avec une rente à peu près nulle la plupart des cultivateurs n’avaient plus de quoi vivre; des districts entiers n’offraient que des fermes d’un ou deux hectares, rarement on en trouvait au-delà de 5 ou 6. Une dépossession pure et simple des propriétaires, comme la rêvaient plus ou moins haut les Irlandais, n’aurait remédié qu’imparfaitement au mal. Les propriétés auraient été, comme les fermes, en se partageant, et dès la première génération, on serait retombé dans le même embarras. Si la grande propriété doit avoir des bornes, la petite doit en avoir aussi; le danger des trop petites propriétés est même plus à redouter que celui des trop grandes.

Il fallait donc avant tout mettre un terme à cette division illimitée des exploitations, d’où sortaient à la fois l’appauvrissement du sol, la misère des cultivateurs et la gêne des propriétaires. La cause principale de la surabondance des bras étant le défaut d’industrie, le gouvernement anglais s’occupait aussi sérieusement de faire fleurir en Irlande le travail industriel et commercial, qu’il s’était appliqué dans d’autres temps à l’étouffer; mais le temps était un élément indispensable pour développer cette nouvelle et inépuisable source de travail, et cette multitude de malheureux n’avait pas le temps d’attendre. On avait cru trouver aussi un moyen de relever le taux des salaires en établissant en Irlande la taxe des pauvres, ressource dangereuse, qui, appliquée nécessairement sur de trop faibles bases, n’avait donné aucun résultat sensible, tout en imposant de lourdes charges à la propriété. On était toujours à la recherche : les uns proposaient de distribuer aux paysans les terres incultes; mais il n’était que trop facile de leur répondre que ces terres étaient pour la plupart incultivables, et que, pour celles qui pouvaient être mises en valeur, il fallait des dépenses énormes et du temps, ce temps qui manquait pour tout. Les autres proposaient d’imposer aux landlords l’obligation de nourrir tous ceux qui habitaient leurs domaines, mais il n’était encore que trop facile de leur répondre que toute espèce de travail cesserait alors, et qu’on se trouverait immédiatement en présence de l’impossible; on multipliait les enquêtes, les études publiques et privées, et on n’arrivait à rien de décisif. C’est Dieu qui devait se charger de donner la solution, et elle devait être terrible : tout cet arriéré d’attentats et d’erreurs ne pouvait se solder que par une catastrophe inouïe.


II.

L’année 1846, si mauvaise dans toute l’Europe, a été particulièrement fatale à l’Irlande. La maladie des pommes de terre, qui se montrait depuis quelque temps, prit cette année-là une extrême intensité, et emporta les trois quarts de la récolte. La seconde ressource alimentaire des pauvres cultivateurs, l’avoine, manqua également. À cette terrible nouvelle, tout le monde prévit ce qui allait arriver. Le gouvernement anglais, épouvanté, prit les mesures les plus actives pour faire venir des vivres de tous côtés. Bien qu’il dût se préoccuper en même temps de l’Angleterre, où la disette s’annonçait aussi, mais dans de moindres proportions, il fit des efforts inouïs pour donner un supplément extraordinaire de travail au peuple irlandais; il prit à sa solde 500,000 ouvriers, organisa pour les occuper des ateliers nationaux, et dépensa en secours de tout genre 10 millions sterling, ou 250 millions de francs. Bien différens de leurs pères, qui auraient va d’un œil sec ces souffrances, les propriétaires firent à leur tour, pour venir au secours de leurs tenanciers, tous les sacrifices possibles. Rien ne fut payé en 1847, ni la rente, ni l’impôt, ni l’intérêt de la dette hypothécaire. Ces générosités tardives ne suffirent pas pour arrêter le fléau; la famine fut universelle et dura plusieurs années. Quand le dénombrement décennal de la population fut fait en 1851, au lieu de donner comme toujours un excédant notable, il révéla un déficit effrayant : 2 millions d’habitans sur 8, le quart de la population, avaient disparu.

Cette épouvantable calamité a fait ce que n’avaient pu faire des siècles de guerre et d’oppression, elle a vaincu l’Irlande. Le peuple irlandais, en voyant son unique aliment lui échapper, a commencé à comprendre qu’il n’y avait plus décidément assez de place pour lui sur le sol de la patrie. Lui qui avait jusqu’alors obstinément résisté à toute pensée d’émigration, comme à une désertion devant l’ennemi, il s’est pris tout à coup de la passion opposée : un courant, ou, pour mieux dire, un torrent d’émigration s’est déclaré. Depuis sept ans, car le mouvement a commencé au plus fort de la famine, 1,500,000 personnes se sont embarquées pour l’Amérique, et ce n’est pas fini. Ceux qui ont trouvé du travail et de l’aisance aux États-Unis écrivent tous les jours à leurs amis et parens de suivre leur exemple; ils font plus, ils envoient de l’argent en abondance pour payer le passage des nouveaux émigrans. On évalue à 4 millions sterling, ou 100 millions de francs, la somme totale envoyée ainsi depuis 1847. 100 millions de francs ! les malheureux Irlandais n’en avaient jamais rêvé autant. L’Amérique se présente à leurs yeux comme la terre de la richesse et de la liberté, et leur pays natal comme un théâtre de misère, d’esclavage et de mort. Peut-on s’étonner que tous veuillent partir, et que les liens du patriotisme et de la religion, autrefois si puissans, ne les retiennent plus ? Il a fallu remonter jusqu’aux traditions bibliques pour trouver un nom à donner à cette fuite populaire, qui n’a d’analogue que dans la grande migration des Israélites. On l’appelle l’exode, comme au temps de Moïse.

Rien n’est plus triste assurément qu’un pareil spectacle, rien ne pouvait être une condamnation plus éclatante de la conduite tenue par l’Angleterre à l’égard de l’Irlande dans les temps passés; mais il faut convenir en même temps que toutes les questions jusqu’ici insolubles se trouvent maintenant résolues en principe par cette rapide, dépopulation. L’Angleterre y trouve à la fois son châtiment et son salut. Avant peu, la population de l’Irlande aura été réduite de moitié, et comme l’émigration et la mortalité n’ont atteint que la partie agricole et catholique, toutes les difficultés fondamentales s’en vont avec elle. Avant 1847, les protestans ne formaient que le cinquième de la population totale, ils vont être bientôt près de la moitié; la population rurale était de 60 habitans par hectare, elle ne va plus être que de 30, comme en Angleterre, et les contrées les plus sauvages, les plus indomptées, comme le Connaught, après avoir été les plus dévastées par la famine, sont celles où l’exode emporte le plus de monde. On peut dire dès à présent que l’état de guerre n’existe plus; la nation irlandaise a quitté la partie. Ceux qui restent ne sont plus assez nombreux, ni pour soutenir la lutte, ni pour donner de grands embarras par leurs besoins. On sent déjà l’apaisement général à un fait remarquable : ce qu’on appelait les crimes agraires (agrarian outrages) ont cessé, et la sécurité est maintenant aussi grande en Irlande qu’en Angleterre. Dieu a pris le redoutable moyen dont parle Tacite, il a fait la paix par la solitude.

Ce qui était impossible en économie rurale devient désormais facile. La trop grande division des exploitations n’est plus une nécessité. Au lieu de 700,000 fermes, de huit hectares en moyenne, on peut, on doit n’en avoir que la moitié, et conséquemment d’une étendue double. Où deux familles de cultivateurs ne pouvaient pas vivre, une peut désormais prospérer. La pomme de terre et l’avoine, qui avaient pris une extension démesurée, peuvent se réduire dans de plus justes limites. Les besoins du présent étant moins urgens, on peut songer davantage à l’avenir; l’assolement quadriennal peut s’étendre, et avec lui la richesse rurale, dont il est le symbole. Les prés et pâturages, jusqu’ici trop négligés, commencent à recevoir les soins qu’ils réclament, et qu’ils doivent payer au centuple. L’Irlande redeviendra ce qu’elle n’aurait dû jamais cesser d’être. L’île verte par excellence, c’est-à-dire le plus beau pays d’herbages du monde. Les animaux, dont on ne s’occupait pas assez, parce que les hommes ne pouvaient pas parvenir à se nourrir eux-mêmes, vont recevoir une alimentation plus abondante. On peut enfin reprendre la culture par le commencement au lieu de s’acharner à rechercher les effets sans les causes, améliorer au lieu d’épuiser. La surabondance des bras n’avilissant plus les salaires, le travail devient plus productif et mieux rétribué, et pourvu que l’impulsion industrielle et commerciale qui se fait sentir depuis quelques années se maintienne et s’accroisse, l’encombrement des campagnes n’est plus à craindre, quand même la population reprendrait son ancien niveau.

Les Anglais espèrent profiter de cette situation nouvelle pour introduire en Irlande la grande culture. Ils y réussiront sans nul doute dans une certaine mesure; mais il ne parait pas qu’elle doive devenir l’état général du pays. La grande culture suppose ce qui manque en Irlande, les capitaux. On fait bien des efforts pour y attirer de riches fermiers anglais ou écossais : toutes les fois que l’un d’eux passe le détroit, tous les journaux en retentissent, pour en amener d’autres; mais on n’a pas encore pu en séduire beaucoup. Les capitaux sont timides de leur nature; ils craignent de s’aventurer dans un pays actuellement pacifié, il est vrai, mais où le souvenir des plus affreux désordres est récent. Tout semble annoncer que la terre d’Irlande continuera d’être exploitée principalement par les Irlandais; la régénération agricole marchera d’abord moins vite, mais elle aura une base plus large et plus naturelle. L’exploitation par les indigènes suppose la petite ou moyenne culture; c’est donc cette forme qui paraît devoir l’emporter. L’exemple de l’Écosse est là pour montrer le parti qu’on en peut tirer, et l’étendue moyenne des exploitations peut être sans inconvénient moins grande en Irlande qu’en Écosse, parce que le sol est plus fertile. 8 ou 10 hectares par terme dans les bonnes terres, une centaine dans les plus mauvaises où les pâtures doivent dominer, et en moyenne une vingtaine environ, voilà probablement la bonne mesure. Dans ces limites, le cultivateur peut non-seulement vivre et payer la rente, mais faire du capital.

La question actuelle, pour que la culture irlandaise produise elle-même les capitaux qui lui manquent et qui paraissent peu disposés à lui venir d’ailleurs, est celle des baux. Là encore, l’Écosse donne d’excellens exemples, qui ne peuvent manquer d’être suivis. Le tenant-right, tel du moins qu’on le comprenait en Irlande, n’est pas nécessaire; c’était une machine de guerre qui n’est plus à sa place dans une société régularisée. Il en est de même des baux perpétuels; au lieu de les étendre, il est à désirer qu’on les réduise, en rachetant la redevance, et en réunissant la nue-propriété à la jouissance de fait. Ce qu’il faut, ce sont de longs baux, avec des rentes modérées, et une attention constante à empêcher la subdivision, ou, si l’on veut conserver la tradition des fermiers at will. une grande bienveillance pour les tenanciers de la part des propriétaires. Ceux-ci doivent renoncer à la tenure en commun, au conacre, à toutes les combinaisons imaginées pour faire un gain momentané aux dépens du sol. En même temps, c’est à eux qu’il appartient de faire certaines avances qui sont impossibles aux simples tenanciers. Tout en s’arrangeant pour céder à la nécessité et se passer en commençant de capitaux tout faits, il en faut toujours un peu, ceux qu’on peut avoir sont extrêmement utiles pour hâter la formation des autres : telles sont les dépenses en bâtimens, marnages, drainage, etc. Partout où s’établit la grande culture, elle peut s’en charger, mais lorsqu’elle manque, ces dépenses fécondes tombent à la charge de la propriété. Cette amélioration radicale dans les rapports des propriétaires et des tenanciers n’était pas possible en grand sans une sorte de révolution dans la propriété. Même en leur supposant des intentions plus éclairées et plus libérales que par le passé, la plupart des propriétaires irlandais, déjà obérés, ne pouvaient plus rien, ils avaient épuisé leur crédit et leurs ressources. Le gouvernement anglais s’est décidé alors à ordonner une liquidation générale. Cette mesure, la meilleure de beaucoup de toutes celles qui avaient été proposées, a cet avantage, que, sans toucher au principe de la propriété, elle permet d’atteindre les résultats désirés. Ceux des propriétaires qui ne l’étaient plus que de nom disparaîtront, et à leur place viendront de véritables possesseurs qui pourront faire des sacrifices. Ce changement de personnes doit d’ailleurs permettre de rompre les substitutions, de diviser les terres trop étendues, de débrouiller le chaos de droits contradictoires, qui s’accumule toujours autour des immeubles frappés de main-morte, et d’enlever à la propriété irlandaise une partie des souvenirs odieux qui s’y rattachent, en brisant la chaîne des traditions : avantages précieux et décisifs, qu’on achète sans doute par les embarras d’une liquidation forcée, mais qui doivent en définitive sauver la propriété irlandaise en lui ôtant son caractère exceptionnel. M. Gustave de Beaumont, qu’il faut toujours citer quand il s’agit de l’Irlande, avait signalé des premiers la nécessité de cette révolution.

En conséquence, une loi rendue en 1849 par le parlement a institué une commission royale de trois membres pour la vente des propriétés endettées en Irlande, commission for sale of encumbered estates in Ireland. Les pouvoirs de cette commission n’étaient d’abord que pour trois ans, mais ils ont été prorogés une première fois pour un an, et ils viennent de l’être encore. Ils consistent à faire vendre aux enchères, sur la simple pétition d’un créancier ou du propriétaire lui-même, et dans la forme la plus sommaire, les propriétés hypothéquées, et à délivrer à l’acquéreur ce qu’on appelle un titre parlementaire, c’est-à-dire parfaitement légal et indiscutable, qui lui confère la propriété absolue, ce qu’on appelle en anglais fee. Ceux qui avaient auparavant des droits sur la terre n’en ont plus que sur le prix; la commission est chargée d’examiner la validité de leurs titres et de leur distribuer ce qui leur revient. Les opérations de la nouvelle cour ont commencé avec le mois de novembre 1849; trois ans après, au mois de novembre 1852, elle avait reçu 2,554 pétitions pour la vente d’autant de propriétés, représentant ensemble une rente annuelle de 34 millions de francs, et chargées d’hypothèques pour 760 millions de francs, c’est-à-dire pour la presque totalité de leur valeur. A l’a même époque, un tiers environ des propriétés dont la vente était réclamée, soit 839 en tout, avaient été vendues; 500,000 hectares avaient changé de mains. En 1853, les ventes ont continué dans la même proportion.

La moyenne des prix de vente a été sur le pied de 5 1/2 à 6 pour 100 du revenu supposé, ou, comme on dit en Angleterre, de dix-huit fois la rente, eighteen years purchase. Cette moyenne a fait jeter les hauts cris aux propriétaires dépossédés, dont un assez grand nombre se sont trouvés ruinés du coup; mais en y regardant de près, on ne la trouve pas tout à fait aussi désavantageuse. En effet, les propriétés situées dans les bons comtés, comme ceux d’Antrim, de Down, de Tyrone, de Meath, de West-Meath et de Dublin, se sont vendues sur le pied de 4 pour 100; si celles qui se trouvaient dans les pays les plus anciennement misérables n’ont trouvé acquéreur qu’à raison de 8 ou 10 pour 100, c’est qu’elles ne valaient pas davantage. Rien n’était plus incertain que la rente annoncée; on avait pris pour base nominale la rente avant 1845, et même alors elle était rarement payée. Au moment de la vente, il y avait un arriéré de plusieurs années, l’avenir paraissait plus menaçant encore que le passé. Pour mettre en valeur ces terres nues, il fallait des dépenses considérables qui tombaient à la charge de l’acquéreur, et pour achever, une taxe jusqu’alors légère, la taxe des pauvres, menaçait de devenir et est devenue en effet très lourde, puisque dans quelques parties du comté de Mayo, elle a absorbé complètement le revenu.

Il est sans doute fâcheux que ces ventes forcées aient eu lieu dans un moment où l’Irlande venait de passer par une crise terrible; mais n’en est-il pas toujours ainsi ? Ce sont précisément les crises qui inspirent et justifient les mesures extraordinaires. Ce n’est pas quand le temps est serein qu’on se décide à jeter à l’eau une partie de la cargaison pour préserver le navire des tempêtes futures. Le remède n’arrive que quand le mal est intense; il serait encore plus mal reçu s’il arrivait avant. Peut-être eût-il été possible d’adoucir un peu dans la pratique cette liquidation, de faciliter aux propriétaires endettés les moyens de sauver quelques débris du naufrage; mais au moment où a été rendu l’encumbered estates act, l’Angleterre avait déjà fait sans succès d’immenses sacrifices pour l’Irlande, elle n’était pas d’humeur à aller plus loin. Quant à la mesure en elle-même, la nécessité n’en peut être mise en doute. Les propriétaires ne pouvaient plus ni payer les intérêts de leurs dettes, ni trouver un sou de plus sur leurs immeubles. Parmi ces hypothèques amoncelées, il y en avait du temps de Cromwell. On se sent porté naturellement à plaindre beaucoup un homme qui possédait la veille une belle terre, et qui n’en a plus rien le lendemain; mais ce n’est pas l’expropriation qui a fait le mal, c’est la dette; cet homme n’était depuis longtemps que possesseur nominal : il paie en une fois les erreurs et les folies de plusieurs siècles.

Quand on décompose les chiffres qui précèdent, on trouve que les propriétés liquidées à la fin de 1852 ont été vendues en moyenne 250,000 francs pour 625 hectares d’étendue, ce qui les met à 400 fr. l’hectare. Certes la terre d’Irlande vaut et surtout vaudra davantage, mais il ne faut pas oublier que, dans ce nombre, figurent en immenses quantités des terres incultes ou très mal cultivées, ce qu’on appelle les Highlands d’Irlande, Irish Highlands. On cite toujours l’exemple du Martin’s Estate, ce domaine si vaste, que la loge du portier était à dix lieues françaises du château, et dont l’héritière est morte dans la détresse, au milieu de l’Océan, en fuyant ce sol qui ne lui appartenait plus. On néglige de dire, comme on l’a fait pour le Sutherland, dans quel état se trouvait cette terre gigantesque, qui ne pouvait plus nourrir ni le maître ni les tenanciers.

Après tout, la cour des encumbered estates ne fait vendre que pour 60 à 70 millions de francs de propriétés par an, c’est-à-dire le cinquantième en étendue, mais en valeur, à peine le centième du sol. À ce compte, la liquidation du dixième le plus obéré de la propriété irlandaise durera dix ans. En France, où nous entourons encore l’expropriation de formalités onéreuses, nuisibles à la fois au créancier, au propriétaire et à la terre, les ventes plus ou moins forcées atteignent aussi par an le centième de la valeur totale de la propriété, et nous n’avons pas, nous, un arriéré de plusieurs siècles à solder. Si les propriétaires irlandais avaient contracté, grâce aux lenteurs interminables et dispendieuses de la cour de chancellerie, l’habitude de ne pas payer leurs dettes, il n’est pas mal qu’ils la perdent, dans leur propre intérêt. Les conditions des ventes s’améliorent d’ailleurs sensiblement depuis un an; les plus malades ont passé les premiers, et, comme il arrive toujours en pareil cas, ce sont eux qui ont le plus souffert. Les terres se vendent maintenant dans les bons comtés presque aussi cher qu’en Angleterre, et, dans les mauvais, sur le pied de 5 à 6 pour 100. Que l’avenir de l’Irlande continue à s’éclaircir, les prix deviendront tout à fait satisfaisans.

Le symptôme le plus caractéristique qu’offrent ces ventes, c’est que la terre se divise sensiblement. Les commissaires, avec les 839 domaines expropriés à la fin de l’année 1852, avaient fait plus de 4,000 lots qui ont été achetés au prix moyen de 50,000 francs. On en a vu beaucoup de 1,000 livres sterling ou 25,000 francs, et ce ne sont pas ceux qui se sont le moins bien vendus. On s’applaudit généralement de cette division, et avec raison; ainsi se forme peu à peu ce qui manquait à l’Irlande, une classe moyenne. Tous les propriétaires ne sont pas absolument dépossédés; il en est qui conservent des fragmens de leurs anciens estates, et dans beaucoup de cas ce fragment, devenu parfaitement liquide, est plus avantageux que le tout obéré. On n’est pas riche en proportion de l’étendue de terre qu’on possède, mais du revenu qu’on en retire, et quand on peut augmenter le revenu en réduisant l’étendue, on ne doit pas hésiter.

Un autre fait non moins important à constater, c’est que les acquéreurs sont en grande majorité des Irlandais. On avait espéré attirer en Irlande des propriétaires comme des fermiers anglais ou écossais; les uns ont résisté comme les autres, et par les mêmes motifs. L’agriculture réclame aujourd’hui plus que jamais les capitaux, soit en Angleterre ou en Écosse, et leur promet une rémunération suffisante sans qu’ils aient besoin de se déplacer. Il y a d’ailleurs à l’égard de l’Irlande une défiance traditionnelle qui ne s’effacera pas de sitôt. On n’aime pas le contact de la misère, on redoute le retour des jacqueries, on déteste le papisme et les papistes. Demander à un Anglais de transporter son capital en Irlande, même en lui promettant 8 ou 10 pour 100 de revenu, c’est, à peu de chose près, proposer à un Français de transporter le sien en Afrique, au milieu des Arabes. De là vient qu’un huitième seulement des propriétés vendues a été acheté par d’autres que des Irlandais, et la plupart de ces acquisitions ont été forcées, ceux qui les ont faites étant des créanciers qui n’ont pas pu trouver d’autre moyen de rentrer dans leurs créances. C’est, entre autres, ce qui est arrivé pour le Martin’s Estate; il est passé entre les mains d’une compagnie d’assurances sur la vie, créancière hypothécaire, qui cherche maintenant à revendre en détail. Les sept autres huitièmes ont été en général achetés par d’anciens middlemen qui avaient, eux aussi, des hypothèques sur les domaines qu’ils administraient, comme il arrive toujours aux intendans de bonne maison, et il n’y a pas lieu de s’en affliger, puisque la propriété prend ainsi un caractère plus national.

Tel est donc le double mouvement qui s’accomplit en Irlande par le moyen de la dépopulation d’abord et de l’expropriation ensuite, — la concentration de la culture et la division de la propriété, renfermées toutes deux dans de justes limites. La culture se concentre tout juste assez pour mettre un terme à l’extrême division, non pour enlever aux Irlandais la jouissance du sol. Dans sa détestable organisation rurale, l’Irlande avait un excellent élément qu’elle paraît devoir conserver, l’absence presque complète de journaliers proprement dits : presque tous ses cultivateurs pourront être tenanciers comme par le passé et à de meilleures conditions. D’autre part, la division de la propriété suffit pour la rendre plus accessible aux indigènes, c’est-à-dire pour lui faire perdre son caractère étranger et hostile, en même temps qu’elle lui rouvre la ressource du crédit. Quant à la petite propriété proprement dite, dont beaucoup d’excellens esprits, entre autres M. Stuart Mill, dans ses nouveaux Principes d’économie politique, avaient réclamé l’introduction, elle me paraît beaucoup moins désirable en présence de pareils faits. Probablement l’Irlande arrivera quelque jour à la petite propriété, c’est sa tendance naturelle; mais pour le moment, la population rurale est trop pauvre : elle a besoin de gagner d’abord dans la culture de quoi devenir propriétaire; il n’est pas de son intérêt d’y penser aujourd’hui.

Le gouvernement anglais cherche en même temps à fournir à l’Irlande régénérée des capitaux et des débouchés. Il a offert, comme en Angleterre, aux propriétaires qui voudraient faire drainer leurs terres ou réparer leurs bâtimens et leurs chemins d’exploitation, de leur prêter 100 millions de francs, remboursables en vingt-deux ans par des annuités de 6 1/2 pour 100. Bon nombre d’entre eux ont accepté, et ces utiles travaux s’exécutent. Les banques irlandaises, dont l’histoire avait été féconde en catastrophes, ont pris une assiette nouvelle. Au temps des anciennes luttes, les demandes subites de remboursement, run on the bank, étaient un des moyens les plus souvent employés par les agitateurs pour porter le désordre dans le pays. Ces perturbations dans la circulation sont désormais beaucoup moins à craindre. Les banques peuvent prendre sans danger un peu plus d’essor, et admettre plus de monde au bénéfice de leurs opérations. Les chemins de fer commencent à couvrir l’île de leur réseau; on s’occupe d’améliorer les ports et les fleuves. Le perfectionnement des moyens de communication se fait déjà sentir par la hausse des denrées agricoles sur tous les points. L’exportation, qui était autrefois un mal, puisqu’elle enlevait la subsistance du peuple sans compensation, devient un bien depuis que l’Irlande a moins de bouches à nourrir, et que la rente se paie davantage sur place.

Enfin l’enseignement agricole, dont l’Irlande avait bien besoin, a pris une large extension et fait partie d’un système général d’éducation populaire récemment organisé. L’Irlande possédait déjà depuis 1826 le collège agricole de Templemoyle, dans le comté de Londonderry, fondé par une société de souscripteurs, avec une subvention de 17,000 livres sterl. (425,000 francs), des corporations de Londres qui possèdent la plus grande partie du comté; 60 élèves y recevaient l’instruction théorique et pratique; une ferme de 68 hectares, dirigée par un habile fermier écossais, était annexée à l’école. Une enquête spéciale avait constaté en 1843, dix-huit ans après sa fondation, que, soit par ses élèves, soit par ses exemples, Templemoyle avait heureusement influé sur l’agriculture locale. Dans tous les grands collèges de l’Irlande, on avait fondé des chaires d’agriculture; mais l’enseignement agricole n’avait pu suffire pour lutter contre la mauvaise organisation du travail rural : c’est une semence qui exige pour prospérer de bonnes conditions économiques. Ces conditions étant désormais possibles, le moment de donner utilement un grand essor à l’enseignement est arrivé; de tous côtés s’élèvent des fermes-écoles, chaque comté en possède plusieurs. On a de plus organisé des cours nomades; de nouveaux missionnaires vont porter dans les plus pauvres villages la prédication agricole, on répand jusque dans les chaumières de petits livres à très bon marché. Rien n’est épargné pour porter à la connaissance du peuple les deux ou trois principes qui sont la base de la science, la théorie des assolemens, le bon emploi des engrais et amendemens, l’art d’élever et d’engraisser le bétail.

Un des exemples les plus remarquables du nouveau système qui tend à s’établir est l’état actuel de l’immense propriété que possède dans le comté de Kerry un des hommes les plus justement respectés de l’Angleterre, lord Lansdowne; cette terre n’a pas moins de 100,000 acres anglais ou 40,000 hectares : la plus grande partie est en montagnes qui peuvent faire d’excellens pâturages, mais qui ne sont pas également propres à la culture; un vingtième seulement de cette superficie peut être cultivé avec avantage. Lord Lansdowne ne retirait rien autrefois de cette propriété; une population de plus de 16,000 âmes s’y était développée, et malgré les efforts persévérans du propriétaire, qui dépensait en aumônes tout son revenu, et quelquefois davantage, elle y vivait misérablement. Quand la famine est venue, un quart de cette population a péri, soit par la faim, soit par les maladies, sans qu’il ait été possible de la secourir; depuis, un autre quart a émigré. Grâce à l’argent qui arrive d’Amérique et aux avances que fait de son côté lord Lansdowne pour faciliter l’émigration, ce qui en reste de trop s’écoule avec une telle rapidité, que, dans peu de temps, elle sera probablement réduite des sept huitièmes, c’est-à-dire à 2,000 âmes seulement. On estime que la terre ne peut nourrir convenablement que ce nombre, et qu’il ne faut pas plus de bras pour la mettre en valeur. Les chaumières des anciens habitans, qui ne valaient pas 50 shillings chacune, tombent sous le marteau, et à leur place s’élèvent des maisons moins nombreuses, mais plus comfortables pour les nouveaux tenanciers.

C’est toujours le système des cottiers, ou petits fermiers, qui sera suivi chez lord Lansdowne, car encore un coup il ne paraît pas qu’il y en ait d’autre de possible en grand; mais l’application de ce système permet d’être à l’avenir aussi avantageuse, soit pour le propriétaire, soit pour le tenancier, qu’elle a été jusqu’ici désastreuse pour tous. Au lieu de 3,000 fermes, de 13 hectares environ chacune, il y en aura en tout 400, de 100 hectares; l’étendue cultivée sera réduite à ce qui peut payer largement les frais de culture, c’est-à-dire à 5 ou 6 hectares par famille, ou 2,000 hectares en tout ; le reste formera des pâturages où le bétail remplacera les hommes. C’est, comme on voit, le système suivi dans les Highlands, mais avec moins de rigueur, parce que le sol et le climat se prêtent mieux au travail de l’homme et à la nourriture du bétail. Le revenu de chaque famille sera au moins quadruplé, la rente du propriétaire montera dans une proportion analogue. La rente nominale de cette immense propriété était de 5,000 livres sterling ou 125,000 francs, soit à peu près 3 francs par hectare, dont lord Lansdowne ne touchait le plus souvent pas un sou. Pendant quelques années encore, le revenu sera absorbé par les secours donnés à l’émigration, par la construction des nouvelles maisons de ferme, l’achat de quelques instrumens, la création de chemins et de clôtures, la multiplication du bétail ; mais à la fin, ces efforts passagers auront leur récompense. Il en sera de même partout où le propriétaire pourra faire des avances analogues.

Tout marche donc en Irlande vers une solution prochaine ; dans ses desseins mystérieux, la Providence fait sortir quelquefois le bien de l’excès du mal. Je termine ici la tâche que je m’étais imposée, de faire connaître sommairement l’économie rurale des trois royaumes. Ce que je viens de raconter de l’Irlande ne me paraît pas la moins utile des leçons qui ressortent de ce tableau. Si nous n’avons rien à y apprendre pour la bonne constitution de la culture, nous pouvons y voir les inconvéniens et les dangers de la mauvaise. La France ne nous offre nulle part quelque chose d’absolument identique à l’Irlande ; l’état de guerre entre deux peuples, qui a fait le malheur de ce pays, ne se retrouve pas chez nous. Nous avons cependant plus d’un point de notre territoire où, pour d’autres causes, la même situation économique se produit, quoique avec moins d’intensité. Rien n’y manque, ni l’absenteism, ni le middleman, ni l’excès de la population rurale, ni le rack-rent, ni la dette écrasante de la propriété, ni la misère du cultivateur, ni l’épuisement du sol. Nous venons de voir où conduit une pareille situation, quand elle est poussée à ses dernières limites. Apprenons par là à ne pas nous endormir sur ces abîmes ; sachons surtout nous garder de spéculer sur l’avilissement des salaires par la surabondance des bras ; il n’y a pas de plus grande et plus fatale erreur. Les bonnes rentes ne sont durables qu’avec les bons salaires, de même que les bons salaires avec les bonnes rentes ; tout doit monter ou descendre à la fois. Augmenter les produits sans augmenter proportionnellement le nombre des hommes, et accroître ainsi l’aisance moyenne, voilà le dernier mot de la science économique, la solution des plus grandes difficultés sociales.


LEONCE DE LAVERGNE.

  1. Voyez les livraisons du 15 janvier, 1er et 15 mars, 15 avril, 15 octobre, 15 décembre 1833, et 1er janvier 1854.