L’écrin disparu/23

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Éditions Édouard Garand (p. 83-87).

XXIII

L’ENTREVUE DU DÉTECTIVE.


Monsieur Charles Précy, détective privé, avait eu des débuts difficiles ; cependant, il n’était ni sans adresse ni sans talents, ainsi qu’en témoigne l’heureux succès de son entreprise. Mais ses scrupules étaient rares, et s’il avait adopté cette profession un peu équivoque, l’arrière-pensée d’en tirer tout ce qu’il pourrait, avec ou sans loyauté, n’y était pas étrangère.

S’il s’était résigné jusqu’alors à rester honnête, c’est que de toutes les affaires qu’il avait traitées, aucune ne valait la peine de risquer une réputation de droiture et d’habileté assez bien établie. Mais lorsqu’au bout du fil qu’il venait de suivre avec tant de sagacité, il trouva un personnage de l’importance de monsieur Giraldi, il flaira une occasion superbe d’échanger sa situation précaire, pour une vie de bien-être, résultat d’une fortune aussi prompte qu’inespérée.

Ayant cherché en vain dans les journaux, le déploiement du scandale qu’aurait dû provoquer Hippolyte Paillard, il s’impatienta et n’y tint plus. Reprenant le train pour Montréal, il vint s’enquérir discrètement des relations nouvelles qui existaient entre le Maître et son Secrétaire, Avec son adresse de fin limier, il eût vite acquis la conviction que rien, apparemment du moins, n’était modifié de la situation précédente.

Quel pouvait être la cause d’un fait si anormal ? En vain, il se le demandait durant tout le trajet qui le reconduisit à Boston.

Soudain, il se frappe le front :

— Imbécile que je suis ; m’y voilà :

Monsieur Giraldi a une fille qui fait rêver mon jeune client… car aux dons de l’esprit et du cœur, paraît-il, elle joint, ceux non moins appréciés d’une fortune considérable. On ne se venge pas du père, quand de sa fille, on veut faire sa fiancée ! Cela se faisait peut-être au siècle de l’idéal, au temps du « Cid » ; mais les héros cornéliens ont vécu. Notre époque est pratique et utilitaire avant tout… voilà le nœud de l’énigme.

C’est aussi pour moi, dit l’ancien policier, le filon qu’il s’agit d’exploiter.

Dans la famille Giraldi, une seule personne avait constaté un changement dans l’existence d’Hippolyte. Avec un étonnement mêlé de joie, Madeleine, plusieurs fois, avait été témoin des actes de dévotion du jeune homme ; son estime pour lui s’en était accrue, bien que ce dernier fit preuve envers elle d’une réserve plus grande encore que par le passé. Avoir en effet, sous les yeux un bonheur qu’on sait ne jamais pouvoir atteindre, n’est-ce pas le comble de l’amertume dans la souffrance ?…

D’ailleurs, se sentant à bout de forces, plusieurs fois, le Secrétaire avait laissé entendre qu’un rendez-vous important l’obligerait bientôt à un voyage à Chicago. De la sorte, il pourrait partir sans provoquer de soupçons, pour aller achever, il ne savait trop où, un bonheur désormais impossible dans sa ville natale ; tel était le plan concerté entre lui et l’Aumônier.

Mais l’homme propose et Dieu dispose…

Ce jour-là, le jeune homme travaillait seul dans le Bureau de Monsieur Giraldi. Celui-ci, après déjeuner, s’était entretenu avec sa famille, quand soudain, la femme de chambre l’avertit qu’on le demande au téléphone. À son retour, Lucie toujours attentive aux intérêts de son mari, remarquant la pâleur empreinte sur les traits de celui-ci, interrogea :

— Une mauvaise nouvelle, mon ami ?

— Du tout, reprit-il très calme ; un rendez-vous qu’on me demande… Puis, sans émotion apparente, il reprit la conversation au point où elle avait été interrompue.

Cependant, une heure après, il sortait et d’un pas de promenade, se dirigeait vers le chemin de la Côte des Neiges. Parmi les pieux pèlerins qui par cette chaude après-midi d’août venaient prier à l’Oratoire Saint-Joseph, un homme allait et venait, faisant les cent pas, longeant le grand cimetière de la Cité, et semblait attendre quelqu’un. Son visage complètement rasé, ses larges lorgnons de couleur jaunâtre, son physique avantageux et fort caractéristique, n’étaient pas de ceux qu’on oublie facilement.

Dès qu’il aperçut monsieur Giraldi :

— Maître, dit-il en s’inclinant, et d’une voix qui paraissait mal assurée, avec ma carte, je vous présente mes respects.

— Alors, vous êtes monsieur Charles Précy, détective, qui m’avez téléphoné ?

— Oui, Maître.

— Et quelles sont vos intentions ?

Posée d’un ton net et tranchant, la question troubla l’homme.

— C’est que… voyez-vous… balbutia-t-il.

— Pas de préambule ni de détours : au fait, s’il vous plaît.

— Diable ! pensa le détective, il a l’air décidé…

Et ouvertement :

— Si vous vouliez, Maître, me faire l’honneur de m’accompagner, nous causerions en marchant, sans risque d’attirer l’attention.

Sans répondre, Giraldi fit quelques pas.

— De quoi s’agit-il ?

— Eh bien voilà ! dit brutalement le détective, je ne suis pas riche, je voudrais l’être. Je connais un secret qui vaut de l’or, et j’exploite ce secret. J’espère, cette fois, que vous êtes fixé ?

— Mais pas du tout !… et quel est ce secret ?

— Eh bien ! puisque vous le voulez, je mettrai les points sur les « i ». Faut-il vous rappeler un certain écrin contenant cinq bagues en or, montées sur diamant, qui fut trouvé dans un tiroir, et gardé par quelqu’un qui a oublié d’en parler !…

— Cela me suffit, ajouta Giraldi d’un ton glacial, mais toujours calme. Pour tout dire en un mot, vous méditez un chantage ?

— Je n’en disconviens pas Monsieur, et ce m’est une joie de vous voir aborder si catégoriquement la question.

— Pas trop vite, l’ami. Le malheur, c’est qu’il est des gens n’ayant aucun goût pour ce genre de musique.

— Mais… Monsieur…

— Et qui la rejettent et la méprisent aussi profondément que les êtres de votre espèce, qui tâchent de s’en servir. Ils étaient arrivés à un endroit du chemin où ils se trouvèrent seuls. Monsieur Giraldi s’arrêta, et du détective ahuri, saisissant à la fois le veston et la fleur qui était à sa boutonnière, regarda l’homme dans les yeux.

Vous êtes un misérable, Monsieur, lui dit-il les dents serrées. De votre secret, tirez le parti que vous pourrez, de moi, vous n’aurez rien, entendez-vous ? rien… Me prenez-vous pour un de ces lâches qui tremblent devant un déshonneur qu’ils ont mérité et qui mendient, en la payant au poids de l’or, la discrétion de coquins tels que vous ?

Vous pouvez divulguer le secret ; moi-même je l’aurais fait, si cela avait pu être utile à autre chose qu’à me délivrer d’un fardeau qui m’écrase. Si l’on apprend que j ai failli, on verra aussi, comment je saurai expier.

Quant à vos basses et ridicules menaces, tenez, voilà ce que j’en fais :

Et froissant dans sa main la carte qu’il tenait toujours, il la déchira en menus morceaux qu’il lança à la face du détective.

— Puis, tranquillement, dédaigneusement, il s’en alla…

Pétrifié, anéanti, monsieur Précy restait au milieu du chemin, dans une stupeur mêlée de rage et d’amère déception. Soudain, comme dans un éclair, lui apparut tout un horizon de choses impossibles à soupçonner avant de connaître le caractère de monsieur Giraldi. Aussitôt, changeant de plan, il laisse l’intérêt l’emporter sur la haine, et la raison sur la colère.

— Attendez, cria-t-il.

Monsieur Giraldi qui avait déjà fait une quinzaine de pas, se retourne. En deux bonds, le détective l’a rejoint. Comprenant qu’il fallait aller droit et vite au but, sans autres explications, il ajouta :

— Savez-vous ce qu’« Il » est devenu ?

Monsieur Giraldi eut un tressaillement. Donc, il avait compris qui était ce « Il »…

Le détective à son tour, esquissa un mauvais ricanement, où perçait la satisfaction d’une cupidité triomphante.

— Que vous importe dit monsieur Giraldi.

— Il importe si bien, répondit l’autre, que si vous ne le savez pas, je le sais moi, et que je puis vous le dire. Monsieur Giraldi toisant son adversaire d’un regard de mépris :

— Mais de quelle fange êtes-vous donc pétri, dit-il ?…

Il y a un instant, vous spéculiez sur ma lâcheté, maintenant, c’est sur le sentiment de mon devoir…

Et faisant un pas vers le détective qui recula :

— Vous avez frappé juste, misérable. — En vain, j’ai cherché Rodolphe Raimbaud pour lui dire : « Ce n’est pas toi le coupable ; j’avoue mes torts ; reprends ton honneur, moi, je dois expier.

Vous savez où est Rodolphe Raimbaud ? — C’est bien ; alors, faites votre prix…

— Mais…

— Vous hésitez ?… parleriez-vous gratuitement ?…

— Assez, dit l’autre d’une voix étranglée…

Puis, très vite, comme pour ne pas échapper l’occasion :

— C’est dix mille dollars.

Monsieur Giraldi ne broncha pas. — Il resta silencieux quelques secondes qui parurent un siècle à l’homme. Puis froidement :

— Entendu. — Passez dans une heure à la Banque d’Hochelaga et vous les aurez. Maintenant, parlez.

— Je les aurai… oui, mais… un « tiens vaut mieux… dit le proverbe… » Quand j’aurai parlé, quelle sera ma garantie ?

— Ma parole, ajouta sévèrement monsieur Giraldi vexé. Un instant encore Précy hésita : N’allait-il pas commettre une imprudence ?…

Mais la force et la grandeur de ce caractère qui venait de le manier si rudement, et payait pour savoir ce que tant d’autres, auraient payé pour ignorer, le subjuguèrent finalement.

— Vous connaissez Rodolphe Raimbaud mieux que moi, dit-il ; il se fait appeler Hippolyte Paillard et vous sert de Secrétaire.