L’écrin disparu/36

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Éditions Édouard Garand (p. 133-138).

VIII

L’OPINION DE DUPRAS.

Quand l’heure s’avançant, je descendis alors au salon, continua le jeune Professeur, Monsieur et Madame Giraldi s’y trouvaient. Celle-ci racontait à son mari l’emploi de sa journée à Pointe à Fortune, lui nommant les personnes qu’elle y avait rencontrées, Sa physionomie était si limpide, que j’accusai mon imagination de grossir un fait aussi simple que celui d’un voyage à Montréal, à l’insu de monsieur Giraldi et aux environs de sa fête.

Je pensai : elle aura voulu choisir, en grand mystère, un présent pour son cher mari, et aura mis Jean dans le complot ; ils se seront donné rendez-vous, probablement, à la maison « Birk’s » et seront revenus ensemble jusqu’aux environs du Parc où Jean sera descendu, pour faire deux voyages dans des directions opposées.

Mais, continua le narrateur, il se faisait déjà tard, et Jean n’arrivait pas. Lorsque le retard de celui-ci, très exact d’habitude, ne causait encore à tous qu’un simple malaise, Madame Giraldi seule, s’avouait très inquiète… et avec quelle perfection elle jouait le rôle de la sollicitude maternelle alarmée…

Moi, j’avais renoncé à mes opinions rassurantes : un affreux pressentiment m’envahissait. Au lieu de me mettre à table pour le repas commun, j’allai attendre Jean à la barrière du Parc, puis avançai même assez loin à sa rencontre. Par instants, néanmoins, je me rapprochais de la résidence, espérant toujours qu’un coup de téléphone viendrait expliquer le retard inusité de l’enfant.

Vous avez su sans doute, n’est-ce pas Monsieur, ajouta Dupras en fixant son interlocuteur, comment après une soirée d’angoisses, le malheureux père partit pour Montréal à la recherche de son fils ?

La voix du pauvre interné était si altérée, que Parizot l’interrompit, pour lui laisser le temps de se remettre un peu.

— Oui, je sais que monsieur Giraldi n’eut pas besoin d’aller jusqu’à Montréal pour connaître la catastrophe ; que non loin de la station de Montréal-Ouest, il trouva le corps de son fils que des hommes d’équipe avaient relevé au bas du remblai de la voie ferrée. Chacun alors, avait supposé qu’il était tombé par accident de la plate-forme du wagon.

Ici, l’ancien Professeur de Jean sembla ne plus entendre ; accoudé au guéridon, le visage dans les mains, ses larmes coulaient brûlantes et silencieuses !…

— Ah ! ce que j’ai éprouvé en le revoyant, murmura-t-il !…

— Non, même après les angoisses de cette nuit affreuse, je n’étais pas encore préparé à cela.

Je l’ai toujours présent à l’esprit, ce visage livide, aux yeux grands ouverts ; quand je m’approchai pour lui dire un dernier adieu, il me sembla que ses yeux me fixaient comme pour me dire : « Toi qui sais la vérité, venge-moi. »

Alors, ma première impulsion avait été d’obéir et de crier au père de Jean ; « Cette femme, qui se tient auprès de vous, pleurant et baisant le front glacé de votre fils, c’est… l’assassin ! … Elle a été hier à Montréal, elle a rejoint Jean, lui proposant de le ramener ; il a accepté sans défiance, car il l’aimait lui, cette étrangère que d’autres à juste titre tenaient en suspicion. Docile et candide enfant, il a pris place dans l’auto, qui les a emportés, Dieu sait où ! mais dans un endroit éloigné, à la campagne, sous l’ombre d’un bois. Après une course traîtresse, la voiture s’est enfin arrêtée, le chauffeur descendu a ouvert la portière… puis… quels ordres avait-il reçus ?… quelle tragédie abominable, sans nom, eut lieu alors ?… l’imagination révoltée n’ose même pas y songer… »

Un véritable cri de terreur se fit entendre comme si le narrateur assistait réellement à l’horrible scène, dont sa sensibilité surexcitée, lui avait tant de fois rappelé le sinistre tableau.

— Le crime consommé, reprit-il haletant, ils sont remontés dans l’auto, sont venus jeter leur victime du haut du remblai. pour faire croire à un accident, puis paisibles sont rentrés au Parc des Cyprès, où Lédia, votre chère épouse, monsieur Giraldi, a repris sa place en face de vous, qui l’angoisse dans l’âme, attendiez anxieusement votre cher fils Jean ! Avec vous, elle aussi a attendu, paraissant souffrir, simulant une cruelle inquiétude, comme elle simula son hypocrite douleur, en appuyant ses lèvres menteuses au front de l’enfant qu’elle avait tué…

Ah ! comment dire cela, comment expliquer que cet homme si intelligent ait été le jouet de cette femme qu’il affectionne d’un amour aveugle et qu’il puisse trouver dans la fausse compassion qu’elle lui témoigne, un adoucissement aux tortures de son cœur paternel !…

Malheur alors, à qui eût osé faire porter sur elle le plus léger soupçon. Si au père de Jean, j’avais donné la véritable histoire de l’Agenda, il m’aurait sans doute accusé d’avoir volé une pièce à conviction, pour calomnier sa chère Lédia !…

Pour le persuader, il fallait des documents irréfutables. C’est alors, que je tentai mon enquête, inspectant l’auto, examinant la banquette, les tapis pour tâcher d’y découvrir quelques gouttes de sang. En grand secret, je fis des perquisitions dans la chambre de Madame, dans celle du chauffeur. Je parcourus tous les environs, interrogeant les personnes qui auraient pu, le soir du crime, remarquer l’auto dans des endroits insolites. C’est à cette époque-là, que l’on commença à me croire fou…

N’ayant rien découvert, j’avisai un moyen détourné pour arriver à mon but : je remis au père, l’Agenda de Jean, trouvé soi-disant, au fond d’un fossé du Parc. Ce faisant, je m’étais dit : « Il cherchera le coupable et Dieu veuille qu’il arrive à connaître le monstre qu’il a placé près de ses enfants, pour remplacer leur sainte mère… » Et moi, j’aurai évité le rôle odieux de lui faire une pareille révélation.

Ici, malgré sa compassion, Parizot ne put retenir un léger reproche.

— N’importe, vous avez eu tort de mentir. — Voyez-vous Dupras, dire la vérité, c’est s’en remettre à Dieu ; mentir, combiner les choses à sa façon, c’est vouloir se substituer à la Providence : c’est usurper le rôle divin.

Dupras ne chercha point à se justifier.

— Si vous saviez, reprit celui-ci, la voix assourdie par les larmes, combien j’eus de remords, quand je les vis tous atterrés, misérables, par suite de ma déclaration mensongère !…

Par une odieuse ironie du sort, seuls, Madame Giraldi et son chauffeur paraissaient calmes, indemnes, à l’abri de tout soupçon, — Je vois encore le Vicomte d’Arcy et les deux marquis de Sombernon, décontenancés, ne sachant que dire, que faire dans ces circonstances si tragiques. Moi-même, accablé, je résolus de réparer par un second mensonge, telle était du moins mon illusion, le mal accompli par le premier.

Le malheureux jeune homme avait à peine laissé sortir cet aveu de ses lèvres contractées, qu’il s’affaissa, presque évanoui tandis qu’une sueur froide perlait sur son front. En le soutenant, Parizot attachait sur l’infortuné, un regard de profonde compassion.

Pauvre nature sensible, mais faible et maladive !…

Élevé loin de la douce intimité de la famille, Dupras avait grandi isolé, privé de sympathies et mourant du besoin d’aimer et d’être aimé ; c’est pourquoi l’amitié de Jean lui tenait tant à cœur. Brisée par la violence de l’épreuve, sa pauvre volonté avait failli et il se débattait maintenant, perdu dans le dédale de mensonges, où presque inconsciemment il s’était fourvoyé.

Il y eut un long silence ; Parizot réfléchissait. Bien vite, il se rendit compte de sa responsabilité. — Le malheureux qui sanglote devant moi, se dit-il, suivra sans nul doute l’impulsion que je lui donnerai. Son honneur, sa vie peut-être sont entre mes mains ; quel parti prendre ?… Mon Dieu, daignez m’inspirer.

— J’avoue, reprit Parizot, que toutes les apparences, jusqu’ici, sont contre Madame Giraldi ; mais dans une affaire de cette gravité, devons-nous la juger sur des apparences ?… le mal se prouve ; le bien se suppose. Qui sait ! des faits nouveaux, établiront peut-être sa parfaite innocence…

— Innocente ?… balbutia Dupras choqué ; vous croyez cela possible ?

— Qui sait ?… d’ailleurs, quel intérêt aurait-elle pu avoir à souhaiter la mort de son beau-fils ?… Du moins, faut-il que l’accusée sache les soupçons qui pèsent sur elle et ait la possibilité de se défendre.

Déjà Dupras ne résistait plus.

— Oui, reprît-il ; c’est ainsi que j’aurais dû agir dès le début.

À présent, il est trop tard !… je ne saurais, après tous mes aveux, retourner là-bas et obtenir d’elle un entretien…

— Évidemment ; mais un autre moyen subsiste.

— Lequel, je vous prie ?

— Je vous donnai ma parole de ne rien révéler des confidences que vous voulûtes bien me faire ; dégagez-moi de ma promesse : j’irai trouver Madame Giraldi et dans l’entretien que nous aurons, je me fais fort d’établir si, oui ou non, elle est coupable.

D’un mouvement convulsif, le pauvre jeune homme prit la main de Parizot et la serra entre les siennes :

— Oui, j’approuve tout ce que vous déciderez. Ah ! Monsieur quel service vous m’avez rendu en venant ici… J’étais comme désespéré et réduit à souhaiter de devenir fou pour de bon…

— Si vous voulez m’en croire, nous allons partir ensemble. Vous logerez chez moi cette nuit, et dès demain je vous conduis à Châteauguay dans une maison de repos qui appartient à un de mes amis. Vous y serez soigné par une bonne ménagère, qui pour guérir, a des recettes aussi ingénieuses qu’efficaces. Après vous avoir accompagné, je retournerai au Parc des Cyprès et d’ici peu de jours, je serai en mesure de vous faire part de mes informations.

À ce moment, le jeune homme se leva du fauteuil où il setait laissé tomber :

— Allons, dit-il avec la docilité passive d’un être, qui sentant son impuissance à se diriger lui-même, exécute sans résistance les directives d’autrui.

Quelques instants plus tard, les deux hommes avaient pris congé du Docteur de Chambure et montaient dans le taxi qui les attendait devant le bureau du médecin, puis côtoyant le fleuve, disparurent à toute vitesse par la route de Montréal.

Quelle ne fut pas l’agréable surprise de Dupras, le lendemain, lorsque dans la ménagère si vantée, il retrouva à Châteauguay, la bonne vieille mère Léonard, que douze années auparavant, il avait connue femme de ménage chez monsieur Raimbaud. La joie fut non moins réciproque que la surprise. Parmi les souvenirs du passé, dont ils s’entretinrent, la mort tragique de monsieur Raimbaud était restée au premier plan.

Depuis ce jour néfaste, la mère Léonard était demeurée sans nouvelle et de Dupras et du malheureux Rodolphe. Quand elle sut leur histoire respective et connut le lieu comme le motif de la réclusion du « Prodigue » elle s’écria :

— Ah ! que du ciel, sa bonne mère a dû être contente ce jour-là… combien il est vrai de dire que l’enfant d’une mère pieuse, s’il s’égare, revient presque toujours à la foi de son enfance.

Eh bien, ajouta-t-elle, puisqu’il vit, je veux aller voit l’enfant vêtu de sa nouvelle robe d’innocence, je veux saluer Frère Rodolpho. En dépit de la distance, il fallut que Dupras lui promît de l’accompagner dès que sa santé serait rétablie et que les vérité relative au second drame, auquel il se trouvait mêlé, aurait rasséréné son âme.