L’émancipation de la femme (Daubié)/02

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DEUXIÈME LIVRAISON


LE PROJET DE LOI SUR LA PRESSE.


N’est-il pas fâcheux qu’au moment où une éruption si terrible du volcan populaire appelle la discussion la plus libre, la plus étendue et la plus franche des droits du prolétariat, le cautionnement fasse au capital un privilége de la propriété des idées par la presse quotidienne ?

N’est-il pas regrettable, lorsque tant de jouissances superflues et malsaines sont affranchies d’impôts, de voir le pain de l’esprit frappé du timbre, et les publications propres à tirer le peuple souverain d’une ignorance parfois meurtrière, éloignées ainsi de sa portée par cette amende fiscale[1] ?

Ces restrictions semblent incompatibles avec la démocratie qui résulte du suffrage de tous, et avec l’éducation politique qui devrait en être la conséquence logique.

Mais la loi projetée est funeste surtout parce qu’elle détruit la liberté dans son essence même, en revenant aux traditions corrompues de nos monarchies, qui abritaient les vices les plus destructeurs derrière le mur de la vie privée.

Un décret du gouvernement de la défense nationale avait, on le sait, soumis les fonctionnaires à une responsabilité absolue, que la loi relative aux délits de presse, copiée sur celle de l’Empire, vient tout récemment de restreindre.

Quant aux particuliers, ils restent déchargés à priori du devoir social par l’article du code qui interdit de jamais prouver aucune accusation contre eux.

Le vote récent de l’Assemblée nationale à l’égard des fonctionnaires, ne nous laisse donc aucun motif d’espérer qu’elle comprenne mieux ici la nécessité de sauvegarder la société contre l’individu ; c’est une attestation nouvelle de l’habitude invétérée que nous avons de repousser comme trop gênants les devoirs mêmes les plus fondamentaux.

Pour qui réfléchit cependant il ne peut y avoir, dans la vie d’un homme et d’un peuple, que des actes nuisibles, indifférents ou utiles à l’ordre général. Or le législateur qui, pour les actes nuisibles, s’enlève les moyens de distinguer le vrai du faux et fait une distinction entre la vie privée et la vie publique, tient la vertu et le vice en estime égale et méconnaît ainsi les droits de la morale, de la liberté, de la conscience et de l’honneur.

Aucun homme de sens commun n’aurait la prétention, je pense, de donner une nomenclature distincte des délits qui se rattachent à la vie privée et à la vie publique, dont il est impossible de fixer les limites indécises ; il résulte de là que le pouvoir, prenant sous son patronage un certain nombre d’actes qui favorisent les passions égoïstes au détriment de l’ordre, n’est plus que l’arbitraire mis au service du mal.

Alors les individus, sujets ou citoyens, violent impunément la loi morale sous l’égide de la loi civile ; les fonctionnaires prennent les mœurs despotiques et efféminées des pachas, serviles et rampants envers un seul, hautains et arrogants envers tous, et portent leur corruption aux affaires publiques, car le même individu ne peut être corrompu et égoïste comme homme, pur et dévoué comme fonctionnaire.

D’où chez nous, de même que chez les peuples qui ne sont point gouvernés par la liberté sous la loi, partialité coupable, préventions erronées, force brutale substituée à la force morale ; par suite, antagonisme, mépris de l’autorité, confusion du juste et de l’injuste, dénigrements calculés et faux, scandales éhontés, faix de haines, de jalousies et de vengeance, qui, s’accumulant d’heure en heure, nous précipitent par périodes déterminées dans des abîmes si profonds, que nous n’y apercevons même plus notre unique voie de salut.

Dans cet état de choses le pouvoir, dût-il infailliblement redresser par lui-même tous les torts, ou châtier tous les vices qu’il prend sous sa protection directe, n’en serait pas moins une négation de la liberté, qui ne peut équivaloir à la surveillance clairvoyante et active des intéressés sous le contrôle de la loi.

Chez les peuples libres au contraire, le pouvoir, garant et exécuteur des lois fondamentales de justice pour la conservation et le progrès de la société, ne substitue point ses adoucissement ou ses vigueurs incertaines à l’intégrité du droit, et conserve l’équité par la constance et l’autorité de jugements relatifs à des actes toujours prévus et définis. En conséquence la plus large application des principes libéraux permet, dans les administrations diverses, aux subalternes d’élire leurs chefs sans aucun danger pour l’ordre, parce que le pouvoir exécutif reste juge suprême des choix en montrant à ces chefs des bornes étroites de capacité, de moralité, de responsabilité personnelle, et, s’ils les franchissent, en les destituant pour ces mille manquements quotidiens au devoir, pour cette vie intempérante qui ravale l’homme à la brute, pour ces scandales publics enfin que nous classons dans la vie privée. Ainsi se forme une saine opinion qui, de concert avec la loi, rejette toute âme corrompue comme incapable de règle ; ainsi la calomnie perdant son pouvoir redoutable de confondre les principes, les bons commandent aux autres ; la fortune et les loisirs ont un emploi utile ; l’intelligence et la réflexion se développent ; l’économie et les vertus de foyer des gouvernants assurent la prospérité nationale ; le pouvoir exécutif, devenu l’expression de la raison commune, s’exerce pour le bien, se rend respectable et fonde la stabilité politique sur l’harmonie sociale.

Ce discernement seul, répétons-le, distingue le peuple en progrès du peuple en décadence, car il est radicalement impossible à celui qui rejette le frein, qui tolère et encourage la licence dans la vie privée, de conserver dans la vie publique la liberté, qui n’est que l’école du respect pour ce qui est respectable.

Cette considération est capitale pour nous au moment où nous prétendons nous régénérer en maintenant les droits du mal dans la vie privée de l’individu et du fonctionnaire ; aberration illogique et criminelle, qui tient à la fois à la corruption des hommes et à l’imperfection des lois[2], et qui nous marque du sceau de la réprobation, puisque les réformes qui doivent racheter les opprimés, réhabiliter le droit, la conscience et l’honneur de la France, tiennent en partie à la sauvegarde de la justice dans la vie privée.

Puissent nos infortunées nations de race latine comprendre enfin pourquoi leurs efforts sont si stériles, lorsqu’elles singent avec une ridicule impuissance les constitutions politiques des peuples libres ! En vain se donneront-elles des chefs électifs et des chefs héréditaires ; en vain chercheront-elles leur salut dans la division des pouvoirs législatifs en chambre haute et en chambre basse, etc. : elles ont été, qu’elles le sachent bien, marquées du stigmate des esclaves, le jour où elles ont établi l’iniquité dans l’enceinte même de la justice en repoussant la responsabilité civile, la solidarité humaine, qui fait les peuples puissants par des gouvernants et des lois respectables et respectés.

Malheureusement nos vues sur le droit et sur le devoir social sont si confuses, qu’un certain parti honnête prétend ne pouvoir faire revivre les principes en France qu’en les y incarnant dans telle ou telle dynastie. Pourtant nos monarchies de triste figure, et de mémoire encore plus triste, ont toutes fait leurs preuves à ce sujet. N’est-ce pas la Restauration qui a gravé sur le bronze des lois cette illustre sottise : la vie privée doit être murée ? Ne sont-ce point nos autres dynasties qui ont élevé sur le pavois tous les désordres qui découlent de cette maxime à jamais licencieuse et destructive ? Comme en faisant trembler les bons et en rassurant les méchants, elle a enfanté quatre révolutions déjà ; comme elle nous apporte une décadence inévitable, nous la soumettons aux méditations du nouveau messie de la légitimité, qui se dit la voie, la vérité et la vie ; nous lui demandons d’exercer dans le temps le jugement qu’il nous promet dans l’éternité, pour la glorification des justes et la confusion des pécheurs ; qu’il sépare au plus vite la paille du froment ; qu’il ne confonde point, à l’exemple de ses pères, les boucs et les brebis ; sinon nous lui dirons humblement : « Prince, croyez-vous, en vérité, que quand le fils de l’homme viendra, il trouve encore de la justice sur la terre ? »

Mais au reste pourquoi ne ferions-nous pas nos petites affaires, et ne nous donnerions-nous point des principes, sans la procuration de M. le comte de Chambord ? Qui nous empêche de prendre dès aujourd’hui en main le marteau démolisseur du mur de la vie privée, et de faire passer sur ses ruines souillées un fleuve purificateur ?

Cessons donc, en mettant les gens malhonnêtes sous l’égide de la jurisprudence, de protéger des vices plus redoutables pour nous que tous les ennemis extérieurs. Si nous voulons avoir la sainte horreur de l’arbitraire, le respect pour la famille, pour l’autorité, pour l’individu, pour l’inviolabilité du foyer, que professent les Anglais et les Américains, étudions, appliquons au plus vite leurs lois de responsabilité morale, en révisant la loi sur les délits de presse. Punissons sans doute à leur exemple la diffamation malveillante, faite dans la seule intention de nuire, mais ne laissons plus le tribunal d’honneur à la porte du tribunal civil ; gardons-nous, en aucun cas, de repousser la preuve qui est notre unique critérium du droit et du devoir social, et, par conséquent, une ancre de salut au milieu des orages qui nous agitent et des tempêtes qui nous submergent[3].



LE VOTE DES FEMMES EN ANGLETERRE[4].


DISCOURS DE M. JOHN STUART-MILL.


« Depuis l’assemblée générale qu’a tenue l’année dernière notre association, nous avons eu lieu d’être très-satisfaits du progrès de notre cause ; ce progrès s’est manifesté par l’accroissement du nombre de nos amis, et plus encore par le changement de ton de nos adversaires. Dans l’année qui vient de s’écouler, on a beaucoup écrit contre l’égalité des sexes, mais il est curieux de considérer combien est petit le nombre des écrivains qui ont montré une grande désapprobation de l’objet direct de notre Société, l’admission des femmes au suffrage.

Beaucoup d’entre eux ont même dit, en propres termes, qu’ils n’auraient peut-être rien à objecter à cette concession. Un vote aux élections est maintenant, selon la plupart, une chose insignifiante qu’ils peuvent se décider à octroyer ; si les femmes le désirent, on peut aussi bien le leur accorder que le leur refuser ; mais ce qui choque ces hommes, ce qui les scandalise, c’est qu’on puisse revendiquer les droits des femmes dans la vie civile, et surtout dans le mariage. C’est d’un bon augure, et je commence à espérer que je vivrai assez pour voir toute la discussion transportée sur ce point. Ceux de nous qui revendiquent pour les femmes l’égalité complète de droits, ont toujours dit que c’est une question entièrement différente du suffrage. Il n’entraîne à une demande plus étendue aucune des femmes qui le revendiquent ; si elles étaient, par une inhérente et inévitable nécessité, soumises à l’autorité des hommes, elles auraient beaucoup plus grand besoin du vote. Tout ce qui, en justice ou en politique, conclut à accorder le suffrage à un homme, s’applique également aux femmes.

Mais, il y a un côté de la question sur lequel je désirerais dire quelques mots : la manière particulière dont l’immatriculation des femmes au corps électoral affectera probablement le caractère du Parlement, et modifiera l’exécution des affaires publiques.

Je crois que l’effet le plus marqué, dans un avenir prochain, sera de communiquer à la législation une détermination plus ferme de lutter contre les maux immenses et réels de la Société. Des femmes électeurs se persuaderaient, je pense, moins facilement que les hommes que ces maux, regardés comme incurables, doivent être acceptés et ne peuvent être amoindris, et que nous pouvons en détourner les yeux, avec une conscience calme, sauf à murmurer à l’occasion sur les frais qu’ils nous occasionnent en impôts, en contributions et en charité.

Des femmes, ce semble, trouveraient dur de croire que la législation et l’administration n’ont aucune influence sur ces maux effroyables, et que l’apogée de la sagesse des hommes d’État consiste à leur laisser libre carrière. J’attendrais, en conséquence de l’influence politique des femmes, un accroissement considérable d’activité dans la recherche des causes de ces maux. Je sais que certains hommes s’alarment de tout accroissement d’activité dans cette direction, parce qu’ils pensent qu’il est synonyme de bienfaisance inconsidérée, de réglementation insensée et de redoublement général d’ingérence policière. Mais il y a ici une immixtion sage aussi bien qu’une insensée, une assistance bien ou mal dirigée, et la tendance actuelle est de les confondre. J’ai la conviction que si l’État employait tous les moyens dont il dispose pour élever l’étendard de la moralité, et même à certains égards celui du bien-être physique dans la société, il trouverait qu’il a plus de pouvoir qu’il n’est de mode aujourd’hui de le croire, et verrait que les gouvernements sont blâmables en négligeant les vrais moyens d’atteindre ce but. Le temps est passé où les gouvernements, à généralement parler, étaient activement tyranniques ; leur péché favori est aujourd’hui l’indolence et l’indifférence. Quelque scrupule qu’ils aient à faire le mal, ils n’en ont en général aucun à le laisser faire ; ils permettent d’accumuler des montagnes de maux, de génération en génération, sans faire aucune tentative sérieuse pour prévenir cette accumulation. Un tel état de chose est en quelque sorte inhérent au gouvernement exclusif des hommes, qui encourage cette facile satisfaction personnelle.

Les hommes sont plus indolents d’esprit que les femmes, et beaucoup trop disposés à croire qu’ils ont fait quelque chose ou qu’il n’y a rien à faire sur ce sujet.

Leurs consciences et leurs sentiments ont besoin de stimulants et il faut pour cela l’impulsion plus forte et plus active de la femme. On me demandera peut-être si à mon avis, cette impulsion active peut dépendre d’une excitation à la ligne de conduite la plus raisonnable ; si les femmes sauraient bien distinguer entre les bonnes et les mauvaises manières de combattre ces désordres et ne seraient point disposées à prendre les moyens les plus absolus pour les plus efficaces. J’avoue franchement que l’éducation politique des femmes exige de grands perfectionnements avant qu’on puisse faire cette affirmation avec quelque assurance.

Mais l’objection ne serait fondée que si nous voulions priver les hommes de leur droit électoral pour le transférer exclusivement aux femmes. Tous nous avons besoin de prendre mutuellement conseil, nous avons besoin que le vaisseau de l’État ait des voiles et du lest, et non, comme il arrive trop souvent aujourd’hui, quand la navigation est fatigante, qu’il ait du lest sans voiles. C’est le moindre danger que l’excès de zèle des femmes ne soit pas parfaitement contre-balancé par l’excès de prudence des hommes. Dans ces temps-ci, en matière de gouvernement, nous ne péchons pas par manque de frein, mais d’éperon, et les femmes, même avec les défauts actuels de leur éducation, sont très-propres à cet office.

À mesure que leur éducation se perfectionnera elles feront davantage ; elles ne resteront pas seulement un stimulant pour les autres, mais elles se rendront elles-mêmes capables d’accomplir leur part entière de l’œuvre. Les femmes en général ont l’esprit plus inventif que les hommes ; dans les choses où elles sont réellement intéressées, elles trouvent plus vite les moyens d’arriver à une solution, surtout pour garantir le succès qui dépend beaucoup des détails de l’exécution. Aujourd’hui c’est précisément le cas pour les tentatives propres à guérir les maux physiques et moraux de la société. Ce sont des œuvres de détail. Les hommes forment de grands projets, parfaits en principe peut-être, et rationnels dans leur conception générale, mais qui échouent dans la pratique à cause de difficultés imprévues. Beaucoup de ces projets réussiraient si les femmes contribuaient à les former.

Voilà, je pense, sur la marche générale du gouvernement et de la législation, les effets les plus marqués qui résulteraient de l’admission des femmes aux fonctions civiques. À cela nous devons ajouter que les injustices et les maux qui affectent en particulier les femmes, ne seraient pas plus longtemps considérés comme trop peu importants pour mériter quelques sérieuses tentatives de répression.

Pour prendre un exemple entre mille, si les femmes votaient il y aurait une répression beaucoup plus vigoureuse de ces outrages qui constituent un danger sérieux pour les femmes du peuple, contraintes de sortir seules ; outrages que l’inexcusable indulgence de nos cours de justice porte maintenant à leur comble. Si les femmes avaient donné leur suffrage, nous n’aurions pas eu les Contagious Diseases Acts, qui exposent les femmes et les filles des pauvres aux intolérables outrages de l’inspection d’un officier de police[5] ; c’est ce qui arrivera si cette loi est réellement appliquée ; si on l’abroge, si on ne l’étend pas au pays tout entier, c’est grâce à l’esprit public et au courage de ces femmes d’une élévation si distinguée, qui se sont associées pour obtenir l’abrogation de la loi ; ce courage et cet esprit public peuvent être bien appréciés seulement par ceux qui ont stigmatisé le caractère impudent et éhonté de certaines attaques, que des auteurs anonymes firent contre elles dans la presse. Aux adversaires plus dignes et plus honorables qui pensent que ces femmes se trompent et que la voie qu’elles ont adoptée est une indication défavorable de l’usage qu’elles feraient probablement de l’augmentation de leur influence politique, je dirai : « Supposez que cette loi soit aussi bienfaisante que je la crois pernicieuse ; supposez que les femmes qui la désapprouvent ne sont poussées par aucune vue raisonnable sur sa nature et sur ses conséquences, mais par un excès ou une fausse application d’un sens moral particulier que les hommes leur ont inculqué comme leur vertu principale et spéciale. Que s’en suit-il ? N’est-ce pas un mal que les lois d’un pays répugnent aux sentiments moraux d’une moitié de la population qui, de l’aveu de tous, est la plus morale ? Si cette répugnance est fondée sur une erreur, n’aurait-il pas fallu donner du temps, employer des explications et des discussions pour rectifier l’erreur, au lieu de leur laisser découvrir après des années que des lois révoltant leurs sentiments les plus intimes ont été votées presque en secret ? » Ce serait certainement un des bienfaits du suffrage des femmes que la répression de tels procédés, que la contrainte où il mettrait les législateurs de prendre en considération les sentiments moraux des personnes chez lesquelles ces sentiments sont les plus vifs, et d’accueillir ces sentiments moraux, au lieu de les repousser d’une façon si dédaigneuse.

Beaucoup d’hommes libéraux et éclairés sur des sujets généraux, qui, par leurs sentiments personnels, inclineraient à rendre justice aux femmes, craignent l’effet immédiat de leur admission au suffrage, parce que, dans leur opinion, elle accroîtrait beaucoup le pouvoir du clergé. Je n’ai jamais nié que, si le suffrage leur était accordé aujourd’hui ou demain, quelque chose de tel ne put être temporairement un résultat possible. En désaccord comme je le suis d’opinion et de sentiments avec la plus grande partie du clergé, sur plusieurs points importants, je ne suis pas homme à déprécier cette objection. Mais il est évident pour moi que si le clergé a maintenant un trop grand ascendant sur l’esprit de beaucoup de femmes, surtout de la classe moyenne, c’est parce qu’elles sont restées en dehors des autres influences qui stimulent l’intelligence humaine et forment les opinions. Elles n’ont reçu aucun encouragement pour lire les livres, ou prendre part aux conversations qui leur auraient montré que certaines opinions qu’elles reçoivent du clergé sont contestées et contestables. Même sans découragement direct, elles n’ont pas assez d’instruction pour prendre intérêt à de telles lectures et à de semblables conversations, parce qu’elles ont été dressées à croire que la part des femmes est d’accepter les opinions dominantes, et que la méditation profonde de sujets importants, et la formation d’opinions solidement établies par l’audition des arguments opposés, n’est pas du tout leur affaire. Comment serait-il possible qu’elles ne tombent pas sous l’influence de ceux qui s’adressent à elles au moyen des seuls sentiments et des seuls principes qu’on leur a appris à cultiver ? Considérons un autre point. Qu’est-ce qui fait que le clergé en général, même en dehors de préjugé direct de profession, est un conseiller si périlleux dans la politique et dans les affaires de la vie ? C’est parce qu’il est trop dans la position des femmes ; sous une apparence de déférence, on le repousse de la discussion libre et égale sur les grandes questions pratiques, et on lui enseigne à se croire borné à la question morale et religieuse, dans le sens étroit attaché à ces mots ; car dans un sens plus large, toutes les questions relatives au juste et à l’injuste sont morales et religieuses. Cette condition n’est-elle pas analogue à celle des femmes ? À ceux qui craignent l’influence du clergé sur l’esprit des femmes je dirai : « Si le clergé a sur l’esprit des femmes plus de cette influence qu’il n’appartient à son caractère et à son degré de culture, soyons justes et convenons qu’il l’a loyalement acquise. »

Le clergé, comme classe, est le seul qui ait pris quelque peine pour cultiver l’esprit des femmes ; le seul qui ait fait un appel direct à leurs convictions et à leurs principes personnels ; le seul qui se soit adressé à elles comme si elles avaient une responsabilité morale, comme si leurs âmes et leurs consciences leur appartenaient.

Les prêtres sont les seuls hommes qui ont semblé croire que les pensées et les sentiments des femmes ont quelque conséquence sur les sujets en dehors de la sphère domestique. Ceux qui montrent ce respect pour les femmes méritent d’avoir de l’influence sur elles et continueront à en avoir une trop grande, jusqu’à ce que d’autres hommes emploient les mêmes moyens d’influence que les leurs. Si les pères, les frères, les maris de ces femmes prenaient le même soin de leur esprit ; s’ils les invitaient à s’intéresser aux questions qui les intéressent eux, pères, frères et maris, comme le clergé le fait pour les questions qui l’intéressent lui-même ; s’ils leur enseignaient, par la responsabilité d’un vote, que la formation d’une opinion intelligente sur les questions publiques est autant leur droit et leur devoir qu’il est le droit et le devoir des hommes, elles se trouveraient bientôt plus compétentes et meilleurs juges que le clergé sur ces questions, et il n’y aurait pas le moindre danger d’abdication de leur jugement personnel entre les mains de leurs professeurs cléricaux. Tout ce qu’il y a d’excessif et de préjudiciable dans l’influence que les prêtres ont sur elles, s’affaiblirait exactement en proportion de la participation qu’elles auraient aux affaires de la vie, et il n’en resterait que le côté salutaire. Au lieu donc de regarder l’influence cléricale comme un obstacle au suffrage des femmes, je considère le vote comme le moyen le plus efficace de les affranchir de l’influence trop exclusive des prêtres. Mais quand ce danger serait beaucoup plus grand qu’il ne l’est, ce serait une chose indigne, pour de telles craintes, de refuser à une moitié de l’espèce les moyens nécessaires de protection personnelle, si grandement estimés par l’autre moitié. Chaque partie de l’humanité a ses dangers particuliers d’erreur, et celui qui refuserait le suffrage aux autres, parce qu’il craint qu’ils ne se trompent, trouverait de bonnes raisons pour priver tout le monde du droit électoral, excepté lui-même. Le salut, loin de dépendre de l’exclusion de quelques-uns, repose sur l’admission de tous, afin que les erreurs et les excès contraires puissent mutuellement se neutraliser. Et de tous ceux qui jamais ont revendiqué le suffrage ou pour lesquels on l’a jamais revendiqué, il n’y en a aucun à l’égard desquels on donne de si pauvres raisons d’appréhension sur les mauvaises conséquences de la reconnaissance de leur droit ; aucun dont l’exclusion constante repose sur des excuses aussi insignifiantes et aussi puériles que celles qu’on apporte à l’égard des femmes. »

  1. Invitons donc les Anglais qui, en laissant toutes les idées aussi libres que l’air, prélèvent des sommes énormes sur le timbre des factures de commerce, et les Américains qui ont fait face aux exigences de leur situation financière sans avoir, que je sache, imposé les journaux.
  2. Il est de fait que l’ordre économique ne serait pas troublé comme il l’est chez nous, si le scandale des fortunes illicites était soumis au contrôle de l’opinion. Peut-être les défenseurs de notre rigide et étroite morale de convention la trouveraient-ils aussi peu conforme à la vérité des choses s’ils ne pouvaient l’enfreindre sans responsabilité, et sentiraient-ils enfin la nécessité de fonder l’union des sexes sur la forte assise de la morale naturelle, sanctionnée par la loi civile.
  3. Voir M. E. Laboulaye, Paris en Amérique, que la vie doit être murée ; la discussion de la loi sur la presse en 1868, et surtout le discours de Sainte-Beuve au sénat ; la Femme pauvre au XIXe siècle, 2e édition, condition morale.
  4. Rapport d’un meeting tenu à Londres par la Société nationale pour le suffrage des femmes.
  5. M. J. Stuart-Mill fait ici allusion à la réglementation qui, en France, soumet une classe de femmes à des mesures ignominieuses au profit des débauchés. Une tentative d’imitation faite en Angleterre y a irrité la conscience publique à tel point qu’elle a failli y exciter une révolution. Voir The Shield, journal créé pour combattre cette mesure.