L’émancipation de la femme (Daubié)/03/Enseignement primaire

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ENSEIGNEMENT PRIMAIRE


Lorsque l’insuffisance déplorable de l’instruction des filles attire l’attention du législateur, il cherche d’ordinaire à y remédier en leur ouvrant des écoles. Mais le mal subsiste quand même, parce qu’il provient de l’incapacité des institutrices, souvent surchargées de travail, presque toujours dépourvues de diplômes ou de méthode pédagogique, et de l’incurie ou de la pauvreté des parents qui n’envoient leurs enfants à l’école qu’un temps très-court.

La plupart des institutrices, on ne saurait le nier, sont si impropres à leur tâche qu’après avoir donné les notions élémentaires de la lecture, de l’écriture et du calcul, elles laissent végéter les enfants d’une intelligence même exceptionnelle, sans leur communiquer de connaissances plus étendues. Ainsi, dans nos bourgs, nos chefs-lieux de canton, certaines jeunes filles, de la classe aisée, qui ont fréquenté toute leur vie les écoles, en sortent à seize et à dix-sept ans, sans avoir appris l’orthographe la plus usuelle. Au lieu de leur faire connaître les règles de la langue par des applications fréquentes et raisonnées, on a mis sous leurs yeux des cacographies, des locutions vicieuses ; on s’est borné à un système exclusif d’éternelles dictée, dont la correction hâtive n’a laissé aucune trace dans leur esprit. Par des récitations arides et incomprises, on a surchargé leur mémoire au détriment de leur intelligence. Ainsi, après avoir passé leur enfance et leur adolescence dans l’atmosphère épaisse de l’école, les élèves en sortent d’ordinaire avec l’horreur de l’étude ; avec tous les préjugés d’une ignorance déplorable, sans avoir l’esprit ouvert sur aucune question ; sans prendre intérêt à aucune lecture, ayant, pour ainsi dire, désappris leur langue maternelle.

Le travail excessif des instituteurs contribue aussi à retarder les progrès des élèves ; si, dans les communes rurales peu populeuses, les écoles sont trop vastes et les maîtres trop nombreux pour la population scolaire, d’autres communes au contraire réunissent dans une seule salle d’étude trop d’élèves pour un seul maître ; malgré la capacité et le zèle de celui-ci, les anciens élèves, sacrifiés aux exigences des notions élémentaires à donner aux nouveau-venus, ne font aucun progrès dans la prison où on les séquestre. La création d’asiles dans certaines communes, d’écoles primaires supérieures dans d’autres, en classant les intelligences, hausserait le niveau de l’enseignement primaire ; si toutefois les élèves n’étaient admis à l’école de second degré qu’après un examen constatant qu’ils peuvent en suivre les cours avec fruit.

Même lorsque des difficultés matérielles s’opposent à la séparation des écoles, on obtiendrait de bons résultats en perfectionnant les programmes et les méthodes.

Le programme des écoles primaires, trop souvent scindé, doit former un tout gradué sur le temps et l’assiduité que l’enfant donne à l’école et sur les prévisions qui l’y enlèvent prématurément. Ainsi chaque cours présentera, à différents degrés, un certain nombre de connaissances essentielles, dont la division sera méthodiquement faite, comme dans l’enseignement secondaire, où un enfant ne quitte une classe qu’après avoir acquis les notions exigées dans la classe précédente. Il faut donc limiter assez le nombre des élèves pour que le maître puisse se rendre compte des progrès de chacun par des examens périodiques sur toutes les parties du programme. Il faut exiger surtout une grande assiduité aux leçons, faire une classe particulière, des répétitions spéciales pour les nouveau-venus et proportionner le personnel des maîtres à celui de la population scolaire.

Pour atteindre ce but, il n’est pas même nécessaire de déterminer à priori le nombre des écoles à ouvrir dans une localité, attendu que la capacité plus ou moins vaste des salles permet de recevoir un plus ou moins grand nombre d’enfants et de maîtres. Quand on aura déclaré que tout enfant ayant droit à l’enseignement, tout tuteur a le devoir de l’envoyer à l’école, et toute commune celui de l’y recevoir, les convenances et les nécessités locales régleront ensuite mille autres questions de détail, auxquelles notre niveau centralisateur a été jusqu’à présent si funeste.

Quoique l’application des programmes ne doive point paralyser l’initiative des institutrices, l’inspectrice pourrait s’assurer, en questionnant les élèves, que leur classement méthodique et progressif a été fait avec toute l’impartialité possible.

Si borné et si court que soit alors le temps de la fréquentation de l’école primaire, il faudra l’employer à entretenir l’activité d’esprit des élèves et à leur apprendre à s’instruire par elles-mêmes. L’institutrice intelligente, se gardant d’exiger des récitations littérales et inconscientes de narrations ou de faits incompris, cherchera à former le jugement des enfants en leur faisant définir les mots qu’ils emploient, répéter la leçon en d’autres termes, expliquer leurs lectures, en prendre des notes, en faire des résumés, mettre en prose quelques morceaux choisis de vers, etc. L’habitude de se servir du dictionnaire, de la table d’un livre, de suivre les indications d’une carte, d’un plan, d’un dessin, en un mot de ne confier à la mémoire que les faits que l’intelligence se sera assimilés par ce travail personnel, apprendra aux élèves à remonter aux causes, en se demandant le pourquoi des choses. Les devoirs oraux donneraient aussi la facilité d’élocution et laisseraient une part plus grande à l’activité de l’élève, surtout si l’on introduisait dans les écoles, comme dans les asiles, la leçon de choses, ou méthode concrète, qui parlerait à la fois aux yeux et aux oreilles, au moyen de collections propres à donner le goût de l’observation et de l’étude ; ces collections, placées dans les salles de mairie, pourraient être laissées aussi les dimanches et les jours fériés à la disposition des adultes des deux sexes. La bibliothèque scolaire et communale deviendrait alors le complément du matériel d’école. Si les livres manquent dans nos campagnes, il faut regretter que les lecteurs y soient plus rares encore ; des lectures expliquées dans les écoles d’adultes ; une analyse faite par l’élève des livres lus à domicile ; l’étude des passages les plus remarquables, etc., pourraient seuls inspirer aux campagnards le goût pour les plaisirs de l’esprit.

Ainsi l’accroissement du savoir et de la moralité arracherait les masses à ces habitudes grossières et funestes que les ignorants contractent parce que, dans leurs moments de repos, ne sachant se soustraire à l’ennui par des idées, ils y échappent par des sensations.

La plupart des communes qui ont l’enseignement spécial font une seule distribution de prix chaque année pour les élèves des deux sexes ; au moyen de cette fête des écoles, il serait facile de stimuler maîtres et instituteurs, en établissant des concours généraux entre les écoles de garçons et celles de filles, et en laissant les compositions écrites sous le contrôle des inspecteurs. Cette responsabilité, qui résulte de la publicité, deviendrait un puissant moyen de progrès et préviendrait la partialité dans la distribution de récompenses qui doivent être décernées au mérite. Si une école se trouvait assez faible pour ne mériter aucun prix, il y aurait là une leçon trop sévère pour que l’enseignement des femmes n’en tire pas profit dans les communes où il est livré à des mains inhabiles.

Inutile d’ajouter que la réforme des mauvais procédés pédagogiques et des méthodes défectueuses, réclame tout d’abord une bonne direction pour les aspirantes institutrices, et, par conséquent, la création d’écoles normales auxquelles je consacrerai une partie de cette étude.