L’épave mystérieuse/IV

La bibliothèque libre.


Fanny donnait des signes d’une violente agitation.


CHAPITRE IV

En perdition.


L’automne suivant, quelques lettres étaient déjà parvenues du Neptune, datées de ses premières relâches, Lisbonne, Madère et Rio. Suivant toute probabilité, le vaisseau devait à la fin de novembre se trouver en rade de Callao pour y séjourner trois semaines environ. Callao est le port de Lima, la capitale du Pérou.

En ce temps-là les communications manquaient de régularité ; arrivant de l’autre hémisphère, les lettres, confiées souvent à des navires de commerce, parvenaient comme elles pouvaient, parfois égarées et même perdues.

Tout à fait accoutumée aux Pins, Mme  de Résort se plaisait de plus en plus à la campagne. Regrettant l’absent, elle ne s’ennuyait jamais, parce qu’elle s’occupait beaucoup avec son fils, bien portant, sage et heureux. Des heures de travail réglées étaient coupées de longues promenades entreprises par tous les temps. Après le dîner, des histoires ou des lectures ; le petit garçon ne se lassait pas des premières, que sa mère savait varier à l’infini. Ferdinand avait aussi jeté les fondements d’une amitié solide avec Pied-Blanc comme avec Pastoures. Pendant que le dernier et son fils jouaient ensemble, Mme de Résort s’arrêtait auprès du berger, chez lequel elle avait reconnu un caractère droit et honnête, joint à un esprit abrupt, mais souvent original et très fin. Cette finesse aidait à enraciner dans la tête des paysans de la Hague des préjugés existant de tout temps, car dans beaucoup de contrées, mes lecteurs l’ignorent-ils ? les bergers passent pour sorciers.

« Pourquoi cela, maman ? demandait un jour Ferdinand ; il n’y a pas de sorciers, n’est-ce pas ? Alors pourquoi les enfants de Siouville ont-ils peur de Thomas et disent-ils que tous les bergers sont sorciers ?

— Par bêtise, mon ami ; on leur a appris une chose qu’ils répètent sans la comprendre et dont je crois savoir l’origine. Obligés de suivre leurs troupeaux aux champs, les bergers y vivent dans un isolement presque absolu, par suite ils deviennent peu communicatifs ; mais ils réfléchissent, observent et annoncent les événements à venir, probables, et dont les causes sont toutes naturelles, par exemple des orages, des sautes de vent, de bonnes ou mauvaises récoltes, suite des hivers ou des printemps froids ou chauds ; ils préjugent aussi des maladies du bétail. L’autre jour, en plein marché, un fermier de Beaumont accusa Thomas d’avoir jeté un sort à ses vaches, parce que le même Thomas, trois semaines auparavant, avait dit à ce fermier : « Si vous ne surveillez pas mieux votre garçon, il arrivera malheur à vos bêtes. » Eh bien, l’homme averti a haussé les épaules et deux de ses vaches sont mortes et les autres sont devenues étiques, parce que, afin de s’éviter une course, le valet de ferme abreuvait les bestiaux dans une mare aux eaux corrompues. Le fermier a parfaitement reconnu la cause de l’épidémie ; mais il n’en répète pas moins : « Sûr et certain, faut que Thomas soit sorcier pour l’avoir prédite. »

— Quelle sottise ! maman.

— Oui, mon chéri, mais cela est ainsi et nous n’y pourrions rien changer. »

L’équinoxe arriva cette année-là avec de grandes tempêtes. Après une courte promenade interrompue à cause d’un grain violent, et pendant que le vent faisait rage, Ferdinand et Mme de Résort causaient de Thomas et des prétendus sorciers. Le tonnerre se mit bientôt de la partie. La mère et le fils regardaient au loin la mer furieuse, dont les hautes lames se brisaient sur le petit cap appelé Nez-de-Jobourg.

Dans la vaste pièce, des tapis, des portières avaient complété l’ancien ameublement. Les vases étaient remplis de fleurs. D’un côté on voyait le buffet et la table à manger à demi cachés par un vieux paravent tout couvert de personnages chinois. À l’extrémité opposée, une autre table, sur laquelle les corbeilles à ouvrage de Mme de Résort occupaient la place laissée libre par les livres d’étude de Ferdinand. Une troisième table, plus petite, pouvait être rapprochée de la cheminée en cas de froid. Un second paravent masquait la porte d’entrée.

Dans le jardin, les géraniums gardaient encore leur belle couleur, et sur la façade extérieure, encombrant les fenêtres, des rosiers de Bengale fleuris se mariaient avec des vignes vierges aux feuilles déjà rougies. Par cette tourmente, il faisait bon dans cette grande salle voûtée, malgré les rafales qui ébranlaient la vieille maison.

« Quel temps ! dit Mme de Résort, et quoique je sache ton père à l’abri de nos tempêtes, je songe aux désastres que celle-ci causera ; elle est tellement violente, arrivée si subitement aussi… »

Mais Mme de Résort interrompit la phrase commencée. « Qu’est-ce, Fanny ? » dit-elle à une femme qui venait d’entrer.

Fanny, cuisinière et femme de chambre, repasseuse et blanchisseuse, était encore un peu la bonne de Ferdinand, son ancien nourrisson. Veuve, ayant eu le malheur de perdre son unique enfant, elle avait prié Mme de Résort de l’emmener aux Pins, ne demandant aucun gage, pourvu qu’il lui fût permis de prendre avec elle le fils d’une sœur : « Parce que, voyez-vous, madame, avait-elle ajouté, sa mère est morte quand il était tout jeune, et après une chute son père l’a si mal soigné qu’il en est resté boiteux ; alors sa belle-mère le maltraitait, et défunt mon homme et moi l’avons retiré chez nous ; s’il faut tout dire, le pauvre petit n’est pas intelligent, mais si bon, si honnête, et je ne saurais le laisser au pays derrière moi ! »

Engagée par Mme de Résort, Fanny ne tarda pas à remplir avec un plein succès les fonctions multiples dont elle s’était chargée. On lui donna des gages raisonnables, ainsi qu’à son « petit Charlot ». Haut de six pieds, « ce petit », laid et difforme, avait des yeux tristes et beaux, qui rappelaient ceux des chiens de chasse battus et affectueux quand même. Ces yeux prévinrent Mme de Résort en faveur du géant. Très fort, mais en effet peu intelligent, Charlot écoutait sa tante et lui obéissait comme un très petit enfant. Il rendit bientôt de grands services dans le modeste intérieur des Pins ; grâce à lui, le potager devint un modèle dans son genre. Charlot allait au marché tous les jeudis à Beaumont, ses grandes jambes l’y portant aussi vite que la vieille patache publique, et, chargé d’énormes paniers, il revenait du même train qu’il était parti. Pour se distraire, lorsqu’il faisait beau, et quand la tante Fanny lui en octroyait la permission, il pêchait aussi dans l’anse de Vauville, monté sur une vieille barque. Au bout de quelques mois, Mme de Résort put écrire à son mari, et en toute vérité :

« Si vous étiez ici, vous seriez émerveillé, car tout y est devenu facile, et grâce à ces honnêtes serviteurs j’y dépense à peine, en comptant toutes choses, le quart de ce que coûtait seulement notre nourriture à Paris. »

« Qu’est-ce donc ? » répétait Mme de Résort, très surprise de ne recevoir aucune réponse, remarquant aussi la tête de Charlot dans l’entre-bâillement de la porte. Fanny, qui donnait les signes d’une violente agitation, se décida enfin à parler.

« Madame, dit-elle, voilà Charlot, il arrive de la plage en me racontant une affaire terrible : un navire est en perdition sur le Nez-de-Jobourg, les pêcheurs en sont certains, car le navire s’obstine à ne pas venir échouer dans l’anse. Parle, Charlot, ai-je bien dit ?

— Oui, ma tante, oui, madame, et, et…

— Eh bien, quoi ? achève.

— Si vous voulez le permettre, ma tante, je redescendrai, et s’il y a moyen de sauver quelqu’un…

— Je te le défends bien d’aller te noyer, es-tu fou ? Tu vas rester ici avec moi. »

Charlot se tut, mais il regarda sa tante avec un air suppliant qui émut Mme de Résort.

Cependant l’orage paraissait s’éloigner. La foudre ne grondait plus qu’à de longs intervalles, lorsqu’un coup de canon fut répété par un écho prolongé. Mme de Résort reconnut promptement ce bruit entendu souvent à bord. Chacun prêta l’oreille et bientôt une autre détonation succéda à la première.

Deux coups ! c’est bien le signal de détresse d’un bâtiment en péril. Chacun se précipita, et par les fenêtres ouvertes, penchés en dehors, tous essayèrent d’apercevoir quelque chose au large, sur la mer. Mais un grain arrivait de l’ouest, des embruns jaillissaient entre la plage et la terre ferme. On ne découvrait rien au delà d’une centaine de mètres du manoir. Alors Mme de Résort s’écria :

« Eh bien, Charlot, vous et moi devons descendre sur la plage, peut-être serons-nous de quelque utilité ; en tous cas, munissez-vous de cordes solides, je vais emporter ma petite pharmacie et du vieux linge. »

Mme de Résort fit rapidement deux paquets, ensuite s’adressant à Fanny :

« Allez, lui dit-elle, chercher mon gros manteau, une capeline et des gants, vous resterez ici avec Ferdinand jusqu’à notre retour.

— Ah ! maman, s’écria le petit garçon, je vous en supplie, emmenez-moi ! je ne vous quitterai pas, il ne peut rien m’arriver, et avec mon capuchon je ne serai guère mouillé ; voulez-vous, petite mère chérie ?

— Moi aussi, madame, dit Fanny qui rentrait apportant les objets demandés, emmenez-moi, car Charlot est capable de faire une sottise ! S’il voit quelque danger, il y courra comme une grande bête qu’il est. »

La grande bête riait d’un bon rire bête et Mme de Résort accorda les permissions demandées.

« À condition, ajouta-t-elle, que Ferdinand ne quittera pas sans permission la main de Fanny ou la mienne. »

Déjà revêtu de sa pèlerine à capuchon, Ferdinand répondit : « Je vous le promets, maman, soyez tranquille. »

Précédés de Charlot, la mère et l’enfant coururent bientôt dans les chemins défoncés, ensuite ils prirent un sentier abrupt tracé par les douaniers. Ce sentier descendait au rivage : tous trois atteignirent promptement une éminence où quantité de personnes se trouvaient déjà réunies, serrées les unes contre les autres sur une espèce de plate-forme.

Ayant fermé les portes à clef, Fanny rejoignit ses maîtres et ceux qui regardaient au loin, muets et haletants.

Aux abords de la plage, le spectacle était magnifique, mais terrifiant. Jamais Ferdinand et sa mère n’en oublièrent la splendide horreur.

Des vagues, hautes comme des montagnes, se succédant et se brisant presque sans interruption, paraissaient vouloir lutter de vitesse et de méchanceté. La mer étale allait bientôt descendre. Cet instant est toujours celui du paroxysme dans les tempêtes.

Arrachés les uns après les autres, d’énormes morceaux de dune faisaient ressembler les lames à des cataractes de boue. Sur la pointe de Dielette, comme sur le cap de Jobourg, des paquets d’eau rejaillissaient, montant à des hauteurs prodigieuses. Un grain venait de fondre et le tonnerre grondait de nouveau. Pendant quelques minutes, rien ne fut visible derrière les vagues qui déferlaient aux pieds des spectateurs. Le père Quoniam et son fils étaient là.

« Ah ! s’écria le dernier, voilà M. le curé de Siouville que j’avons été chercher, car, bé sûr et bé certain, ces pauvres gens vont tous périr. »

Un prêtre descendait en effet ; on lui fit place au milieu du petit groupe pressé sur la plate-forme.

Chassé par ce vent violent, le dernier grain passa bientôt. Dans l’ouest, un coin bleu parut au milieu des nuées sombres et un rayon de soleil couchant tomba d’aplomb sur les environs du Nez-de-Jobourg. Alors un homme cria, le bras étendu vers le petit cap.

« Là-bas, regardez ! » et une exclamation sortit de toutes les poitrines. Ensuite chacun resta muet…, saisi d’horreur.

Complètement désemparé, les mâts rasés et sans autre voilure que son foc en lambeaux, à une encâblure des roches aiguës qui entourent le cap de Jobourg, un grand navire montait et descendait, ballotté au gré de la houle immense. Très certainement ce navire ne gouvernait plus. Avait-il compris le danger trop tard pour s’être approché de la terre et par le temps qu’il faisait déjà la veille au soir, ou bien fut-il impossible de remplacer à son bord par un gouvernail de fortune celui que peut-être la mer venait d’emporter ? Le capitaine se doutait-il qu’avec son foc tel qu’il se trouvait encore et en laissant franchement porter, il pouvait échouer son bateau sur le sable et au milieu de l’anse ? En faisant ainsi, l’équipage, au moins, eût été sauvé.

Un des spectateurs raconta que dans l’après-midi, étant occupé sur les dunes, il avait aperçu un grand bâtiment courant des bordées sous ses basses voiles au large, mais encore beaucoup trop près de la côte. Une heure après, ce même bateau hissait le pavillon de détresse, et puis l’orage et les grains le rendirent invisible ; les deux coups de canon réclamèrent un secours qu’on ne pouvait lui fournir. À présent sa perte était certaine, ainsi que celle de ces hommes qui se débattaient là au milieu de cette mer démontée.

« Ne tenterons-nous rien ? c’est effroyable, » répétaient à chaque instant Mme de Résort, le prêtre ou quelques femmes. Plusieurs sanglotaient.

Le maire de Vauville fit observer qu’on avait essayé de signaler la plage de sable en y établissant une espèce de pavillon fait avec un drap de lit attaché au mât d’une barque, cela à plusieurs reprises, en remplaçant ce drap que le vent emportait toujours.

Une embarcation aurait été mise en pièces avant de traverser la première volute.

En ce temps-là, les canots de sauvetage n’existaient pas encore ; l’équipage de ce navire était donc condamné. Alors, debout sur une roche et la tête découverte, le prêtre récita les prières des agonisants ; ensuite il envoya la suprême bénédiction et la promesse de salut éternel à ceux qui en mourant penseraient à leur Dieu qu’ils avaient aimé et servi ou peut-être méconnu et offensé.

Sur la petite plate-forme, aux pieds du prêtre, tous les spectateurs agenouillés répétèrent amen, à chaque prière et à chaque invocation.

Cependant le bâtiment se rapprochait de plus en plus, on eût dit qu’il avait à demi viré afin de présenter son arrière aux roches aiguës ;


Les spectateurs s’étaient agenouillés.

cela paraissait bien étrange aux spectateurs et il semblait à chacun

entendre des cris et des appels dominant les mille bruits du vent et des lames. Le jour tombait rapidement. Un nouveau grain balaya les environs, il dura à peine cinq minutes, aveuglant Mme de Résort et ses compagnons. Et quand on put regarder de nouveau, l’obscurité toujours croissante empêchait de rien distinguer au delà de l’anse et de la plage de Vauville.

Avec Ferdinand et ses domestiques, Mme de Résort se décida à regagner le manoir. La mère et le fils passèrent la soirée à parler du naufrage. Avant de s’endormir, ils prièrent pour l’équipage inconnu de ce malheureux bâtiment.

Les autorités devaient être avisées de ce sinistre. Le maire de Vauville envoya donc le soir même un exprès à Cherbourg, il prévint également ses collègues de Biville et de Jobourg. Tous trois convinrent aussi de se rendre sur les plages environnantes, dès l’aube, le jour suivant, afin d’empêcher le pillage et la destruction des épaves que les riverains regardent souvent et à tort comme leur propriété absolue.

Le lendemain, en ouvrant sa fenêtre, Mme de Résort put un instant croire qu’elle avait rêvé les terribles scènes de la veille. La mer restait houleuse, il est vrai ; mais le soleil brillait dans un ciel très bleu, l’air était léger, les oiseaux chantaient dans les arbres du jardin et les belles teintes de l’automne rendaient charmant tout le paysage. Quelqu’un frappa à la porte.

« Maman, disait une petite voix, maman, puis-je entrer ? Je vous donnerai des nouvelles étonnantes. »

Ayant reçu l’autorisation demandée, Ferdinand se précipita au cou de sa mère, et très excité, tremblant d’émotion, les yeux brillants :

« Maman, cria-t-il, figurez-vous que Charlot est descendu sur la plage au point du jour ; il y a vu d’abord des hommes très méchants qui se disputaient autour du maire de Biville et du père Quoniam qu’ils voulaient battre. Mais Charlot leur a donné des coups de poing et ensuite les gendarmes sont arrivés, et c’est bien fait, et Charlot est très content, moi aussi. Quelle horrible chose de vouloir voler de pauvres morts et, maman, surtout que deux étaient vivants, tout jeunes, à ce qu’il paraît, mais bien malades, un petit garçon et une petite fille.

— Mon chéri, je ne comprends pas un mot à ton récit ; viens avec moi, j’interrogerai Charlot. »

Les discours de Charlot manquèrent également de clarté, mais, aidée par Fanny qui arrivait de la ferme, Mme de Résort fut bientôt au courant des faits suivants.

Le maire de Biville, son adjoint et le fermier Quoniam arrivés sur la plage de très bonne heure s’y trouvèrent devancés par des pêcheurs, hommes violents et grossiers qui venaient d’apercevoir derrière les grosses lames déferlant à leurs pieds une barque avec son équipage. La barque ne tarda pas à venir se briser à terre, et les misérables dépouillaient les mourants, les achevant peut-être, lorsque le fermier, le maire et l’adjoint tentèrent d’arrêter cette sinistre besogne ; Charlot accourut alors et très à propos pour prêter main-forte à l’autorité. Enfin les gendarmes se saisirent des « naufrageurs », ainsi qu’on appelle ces criminels.

Les naufragés, au nombre de six, furent transportés dans une cabane voisine, quatre n’existaient déjà plus en y arrivant et les deux autres, des enfants, paraissaient à l’agonie. Un exprès envoyé par le maire devait querir et ramener le médecin de Beaumont.

« Voilà l’histoire, » dit Charlot, qui ajouta, tout en riant d’un air bête : « Et voilà, et ça m’a amusé tout de même de cogner sur ces brutes sauvages, et j’ai pensé que not’dame viendrait voir un brin, et aussi que ça l’amuserait tout de même, et puis le médecin est loin, et not’dame, elle est un peu médecin tout de même. »

Bientôt prête, Mme de Résort rassembla en hâte diverses choses utiles à des blessés, ensuite elle partit avec Charlot, mais non pas sans avoir donné l’ordre à son fils et à Fanny de rester à la maison.