L’épave mystérieuse/IX

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Les chevaux brûlaient le pavé.


CHAPITRE IX

Dix ans après.


Des enfants étaient devenus des hommes. Au moment où nous reprenons ce récit, des révolutions avaient bouleversé l’Europe, et sur la terre d’exil une dynastie partageait le sort d’une autre qui avant elle avait occupé le trône de France. Une troisième dynastie s’apprêtait à gravir les marches de ce trône vacant.

De graves événements se préparaient alors… On prévoyait des conflits, peut-être la guerre.

Cependant la nature restait immuable, et, par une belle matinée d’automne, on la voyait « ornée de ses tons magnifiques », suivant l’expression d’un poète.

Attelés à une calèche découverte, deux robustes chevaux nés dans la Hague emmenaient la famille de Résort, en suivant la route de Biville à Sainte-Croix, au sommet du plateau. Dans un ciel sans nuage, le soleil monta à l’horizon, et tout à coup la lande parut illuminée. D’un aspect aride et sombre pendant l’hiver, cette lande immense prenait un air de fête ce matin-là avec ses hautes fougères d’un vert cru, mélangées à des touffes de bruyères en pleine seconde floraison, roses, lilas, rouges, blanches. Sous les fougères des lapins se montraient parfois. Friands des petites baies et des mûres sauvages, des centaines de grives ou de sansonnets couvraient les buissons d’épine noire, et au passage de la calèche ils s’éparpillaient avec un grand bruit d’ailes.

Dans nos âpres climats on apprécie doublement ces belles journées d’automne, destinées à avoir bien peu de lendemains.

Parents et enfants respiraient avec délice cet air vif et léger, et en admirant ce paysage aimé les premiers écoutaient le bavardage joyeux des seconds. Tous paraissaient heureux. Le cocher lui-même tournait de temps en temps la tête pour sourire aux enfants. À la bifurcation de deux routes, les chevaux montèrent sur une banquette, au-dessus d’un fossé profond, et la calèche s’inclina. Mais, ramené à lui-même par un vigoureux coup de fouet, l’attelage rétablit l’équilibre et se remit en bonne route.

« Charlot, mon ami, cria alors M. de Résort, si vous ne faites pas attention à vos bêtes, il arrivera un accident.

— Pardon, commandant, tout de même vous avez raison, et je ne détournerai plus la tête ; mais M. Paul avait dit quelque chose de si farce tout de même.

— Allons, Paul, reste tranquille et ne marche pas constamment sur mes pieds.

— Oui, maman, répondit le petit garçon, mais il me semble que mes jambes dansent sous moi toutes seules, de joie, maman. Croyez-vous que nous arriverons à Cherbourg avant la malle-poste, maman ?

— Certainement, ne t’inquiète pas et raisonne tes jambes. »

La descente de Beaumont franchie sans encombre, Querqueville et Octeville dépassés, Charlot arrêta bientôt ses chevaux devant l’octroi de Cherbourg.

« Rien à déclarer, commandant et mesdames ? » dit un douanier en ouvrant la portière de la voiture.

Il se trouva que ce douanier avait fait le service entre Dielette et Biville. Marine le reconnut et se chargea de répondre.

« Mais oui, Martin, sûrement, Martin, nous avons à déclarer que nous sommes tellement heureux parce que tout à l’heure mon frère va arriver de l’Inde. »

Pour le coup Charlot enleva son attelage en poussant un formidable éclat de rire, auquel le douanier fit écho, disant ensuite aux autres dans l’intérieur du poste :

« Eh ben, en v’là une qu’est restée bonne enfant et charitable ! les gens de chez nous le savent ! Un bijou, quoi ! »

Dix heures sonnaient à l’horloge de la Trinité lorsque la calèche fit une entrée magistrale dans la cour de l’hôtel de France, où les messageries s’arrêtaient à cette époque, la ligne du chemin de fer de l’Ouest n’étant pas terminée au delà de Caen.

Une grosse servante se présenta :

« Est-elle arrivée ? cria le petit garçon.

— Qui, mon joli monsieur ?

— La malle-poste de Caen.

— Non vraiment, on ne l’attend point avant onze heures et demie. »

Il fallut se résigner et patienter. On commanda le déjeuner et on se promena dans les rues, sur les quais ; on fit aussi quelques emplettes dans un bazar dont la propriétaire, qui avait autrefois habité Biville, s’empressa auprès des acheteurs, en s’écriant :

« Eh, bonjour, commandant, madame, mademoiselle, et la compagnie, choisissez. Et que je suis donc aise de vous voir tous en si belle santé. C’est-il Dieu possible, comme Mlle Marine a grandi ! presque aussi haute que sa mère ! et rose et fraîche ! ça nous pousse ces jeunesses, n’est-il pas vrai, madame ? » Alors, tout en hésitant un peu, mais emportée par sa franchise, la bonne femme ajouta : « Je ne puis faire à M. Ferdinand la même louange qu’à sa sœur ; depuis cinq ans que je n’ai eu l’honneur de voir la famille, le jeune homme n’a point crû.

— Je m’appelle Paul, s’écria le petit garçon en riant de tout son cœur, vous me prenez pour mon frère, déjà plus grand que papa, quand il est parti. »

La marchande s’excusa, très confuse de sa méprise, et afin de la consoler on acheta davantage chez elle.

Pour les étrangers l’erreur était compréhensible, en ce sens que Paul, de neuf ans plus jeune, ressemblait trait pour trait à son aîné.

Onze heures un quart. Groupée sur le quai, la famille regardait au loin, guettant l’arrivée de la malle, qui se montra enfin au tournant de la route de Paris.

Les chevaux brûlaient le pavé, le postillon agitait son fouet et le conducteur sonnait la joyeuse fanfare du retour.

On se précipita dans la cour de l’hôtel en se rangeant sur le perron, et la malle-poste n’était pas encore arrêtée qu’un jeune homme en ouvrait la portière et tombait dans les bras tendus vers lui.

« Mon père ! maman !

— Mon enfant ! Mon chéri !

— Dinand !

— Marine !

— Paul ! »

Bientôt l’heureuse famille se trouva réunie dans un salon particulier, où le couvert avait été préparé. Là les étreintes redoublèrent, quelques larmes très douces se mêlèrent aux rires et aux questions des plus jeunes.

Les mères seules peut-être comprennent l’intensité de ces joies après s’être figuré la douleur causée par la première longue absence d’un enfant bien-aimé.

Quelques instants furent encore donnés à la folie du bonheur. Et puis on se mit à table.

Alors une ombre passa sur la figure de Mme de Résort, qui regardait ce fils, presque un enfant au départ, un homme aujourd’hui, avec un air qu’elle ne reconnaissait pas, des favoris sur les joues, les mêmes yeux par exemple…

« Eh bien, maman, s’écria Ferdinand, si vous me trouvez changé et affreux, il faut le dire franchement, et ça me sera bien égal, car vous êtes toujours la même et la plus jolie des mères ! Et si vous saviez quelle soif j’ai de vos caresses et avec quelle émotion je pensais tout à l’heure à ma chambre du vieux manoir, où vous me borderiez sans doute encore ce soir dans mon lit comme autrefois. »

L’ombre disparut, la joie resta complète, et pendant qu’elle posait sa main sur celle de son fils, la mère pensait : «  Il n’est pas changé, et l’homme devine mes secrètes pensées et mes inquiétudes comme faisait l’enfant. »

En effet, peu de mères et de fils s’étaient mieux compris que celle-ci et celui-là.

Le dernier, plus tard, en parlant de son heureuse jeunesse, ajoutait souvent :

« Papa étant obligé de naviguer pendant toute mon enfance, c’est maman qui m’a tout appris, réformant aussi, sans une heure d’impatience ni de lassitude, ma nature paresseuse et légère. C’est bien maman qui est entrée, sous mes habits, la deuxième à l’École navale. Elle seule m’a enseigné à suivre les exemples donnés par mon père ! »

Et si elle était présente, la mère, très heureuse et très fière, répondait à son fils :

« Tu es bien sorti le premier du Borda et sans aucune aide… »

Le soleil baissait rapidement lorsque la calèche quitta la grand’route pour entrer dans la lande fleurie. Mille bonnes odeurs se dégageaient aux alentours, et Charlot poussait ses chevaux en se représentant la joie de sa tante tout à l’heure… Dans la voiture, la conversation continuait, avec un peu plus de méthode cependant.

Ayant pleinement satisfait sa mère au sujet de sa santé, Ferdinand répondit aussi à son père, qui l’interrogeait sur les événements de cette première campagne, faite par lui comme aspirant de seconde classe à bord de l’Iéna, sur les côtes d’Afrique et dans la mer des Indes.

Marine et Paul questionnèrent à leur tour ce frère qu’ils aimaient et admiraient. Lui, après avoir beaucoup parlé, voulut apprendre tout ce qui s’était passé pendant son absence. Où en étaient les études de Paul, celles de Marine ? Au manoir, quoi de nouveau ? et à la ferme ? Et puis, leur vieille grand’tante était donc morte, « et sans nous déshériter ? » ajouta le jeune homme, en regardant cette jolie calèche, preuve d’une aisance nouvelle.

« Oui, répliqua M. de Résort, et la demoiselle de compagnie, bien d’autres aussi qui entouraient la pauvre femme, n’ont pas éprouvé plus d’étonnement que moi à l’ouverture de son testament.

— Mais pourquoi cette sœur de votre père vous éloignait-elle ainsi et annonçait-elle une ferme résolution de ne rien vous laisser depuis longtemps il me semble ?

— D’abord, c’était une femme très autoritaire, n’admettant jamais qu’elle pût avoir tort et qu’on ne suivît pas ses conseils, et nous adoptâmes ta sœur Marine malgré elle.

« Par parenthèse nous avons depuis acquis la certitude qu’à la fin de sa vie ma tante tombée sous la domination de ses domestiques et de sa demoiselle de compagnie n’avait aucune liberté et qu’elle dut se cacher pour écrire ses dernières volontés, dont un ami de la famille fut le dépositaire.

« Un premier testament trouvé dans le secrétaire nous dépouillait entièrement mes sœurs et moi ; mais, le second étant postérieur, nous gagnâmes promptement le procès qu’on eut l’audace de nous intenter contre toute justice ; cependant de première instance en cour d’appel, appel en cassation, nous ne fûmes mis en jouissance que le printemps dernier ; l’Iéna était en route alors et voilà pourquoi tu ignorais tout cela.

— Et, ajouta Mme de Résort, la chose la plus bizarre c’est la première phrase du testament, ainsi conçue : « Je donne et lègue à mon neveu, etc., à cause de sa noblesse de caractère, de sa parfaite honorabilité et de sa grande charité, ayant beaucoup admiré celle-ci, lorsqu’il y a bien des années, au risque de se voir déshérité par moi, Jean, n’écoutant que la voix de sa conscience et les conseils de sa femme, adopta une petite orpheline. »

« Voyons, ne nous regarde pas ainsi, ma chérie… »

Ces dernières paroles s’adressaient à Marine dont les yeux se plissaient de larmes, parce qu’à l’amour de l’enfant pour ses parents d’adoption il se mêlait toujours une si profonde gratitude, bien trop grande, pensaient les derniers. Ceux-ci regrettaient souvent de n’avoir pu cacher à la chère petite qu’elle n’était point véritablement leur fille.