L’épave mystérieuse/XXIII

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C’était l’escadre de l’Océan.


CHAPITRE XXIII

Le départ de l’escadre de l’Océan pour l’Orient.


C’était le 5 avril 1854, à Toulon, par une radieuse matinée, aux premiers jours de ce doux printemps de notre Midi. Une foule compacte encombrait les quais et les flancs des collines qui dominent la rade ; émue, anxieuse, elle se montrait aussi très démonstrative, comme le sont généralement les foules composées de méridionaux.

Enchérissant sur tous, les Provençaux n’éprouvent pas un sentiment, une émotion quelconque, sans les communiquer à leurs voisins, usant en cela d’une exagération, d’une richesse d’expressions où apparaît la meilleure foi du monde.

Avec une très franche brise du nord-ouest, six vaisseaux de ligne quittèrent le port, suivis de quelques frégates et de plusieurs bâtiments légers. Ils s’engagèrent bientôt dans la passe, alors large et facile, à raser l’hôpital Saint-Mandrier et le cap Sépé. En tête, portant le pavillon du contre-amiral Bruat, passa le Montebello, vaisseau à trois ponts ayant une faible machine auxiliaire. Ensuite défilèrent le Jean-Bart, vaisseau mixte à deux ponts, les voiliers Bayard, Alger, Iéna, Suffren, les frégates et les avisos Caffarelli, Ville de Marseille, Primauguet, Roland, etc., etc.

C’était l’escadre de l’Océan qui appareillait, et les hommes, les femmes, les enfants répondaient aux saluts de chaque bâtiment par des hourras frénétiques ; chapeaux, bonnets et casquettes volaient dans les airs. Que de vœux, que d’adieux ne jetait-on pas à ces marins, à ces soldats, en français ou en provençal ! Les voix s’entre-croisaient le long des quais et sur le flanc des collines.

Parfois un sanglot coupait la parole à une femme ou à une mère, qu’on entourait vite. « Té, la pauvre ! » disait quelqu’un, et aussitôt un groupe entier faisait chorus très bruyamment. Ces gens-là n’avaient peut-être ni un parent, ni un ami sur l’escadre. Ils pleuraient simplement pour le plaisir de pleurer avec la voisine…, qui trouvait leur action toute naturelle, prête à agir de même le cas échéant.

Un peu à l’écart, devant l’hôpital, un homme, deux femmes et un enfant ne versaient pas une larme. Ils regardaient aussi, les traits bouleversés par l’effort du courage promis à l’enfant bien-aimé. Lui s’en allait, le cœur très gros en quittant les siens ; mais à cette émotion se mêlait une joie intense devant la perspective d’une guerre prochaine, là-bas, au pays d’Orient, avec ses périls et ses batailles, et sa jeune imagination rêvait déjà de la gloire qui allait couvrir la patrie et sa neuve épaulette.

De quart, sur la passerelle, au moment où le Roland défila, un enseigne agita son mouchoir ; puis, abritant la main droite derrière sa casquette, de manière à n’être aperçu que de sa mère, il envoya un baiser à celle-ci…

La passe franchie, chaque bâtiment alla prendre le rang qui lui avait été assigné par le commandant en chef.

Les perroquets et les cacatois furent hissés et l’escadre entière quitta la rade grand largue dans un ordre admirable.

Peu à peu toutes ces voiles disparurent les unes après les autres. À l’horizon, de légères fumées restèrent seules encore visibles, puis se dissipèrent à leur tour.

La journée s’avançait. Une petite brise très fraîche décida les curieux à regagner leurs maisons.

Marine alors s’aperçut que Mme de Résort, toute frissonnante, serrait son châle sur sa poitrine.

« Maman, dit la jeune fille, maman, il faut rentrer ; vous êtes si pâle, vous serez malade ! Je vous en supplie, maman. »

Mais, les yeux toujours fixés sur la mer, Mme de Résort n’écoutait pas.

« Oui, venez, chère madame, puisque vous avez bien voulu accepter mon pauvre dîner, » reprit un vieux monsieur, ancien officier sûrement, car il portait la rosette de la Légion d’honneur.

Paul restait muet, de grosses larmes tombaient sur ses joues sans qu’il les essuyât ; il pensait : « Si j’étais plus grand, j’accompagnerais papa ou Ferdinand. » Cependant il remarqua bientôt la figure décomposée de sa mère, et alors, saisi d’un remords, il mêla ses instances à celles de sa sœur, et devinant aussi quels arguments il fallait employer :

« J’ai bien froid, dit-il, petite mère, ne voudriez-vous pas rentrer ? Marine grelotte et mes pieds sont presque gelés. »

Sans répondre, Mme de Résort prit le bras du commandant Le Toullec, et tous se dirigèrent vers le Mourillon.

« Ah ! madame, s’écria Le Toullec, c’est diablement dur, et quoique je sois une espèce de loup de mer, sans esprit ni manières, et un vieux garçon égoïste, je vous assure que je pleurerais volontiers avec vous si mes yeux savaient encore pleurer. Oui, chère madame, continua le brave homme, essayant par son bavardage de distraire la pensée de sa compagne, oui, mille pipes du diable…, pardon, une habitude invétérée ! je comprends votre douleur, en embarquant, dans l’espace de quinze jours, un mari et un fils, l’un pour la Baltique, l’autre pour l’Orient… Et c’est bien cruel aussi, allez, à un ancien officier encore vigoureux et qui voudrait mourir à la bataille, de rester ici comme un misérable cachalot échoué sur un banc de corail. »

Et le pauvre homme soupirait en se remémorant les démarches qu’il venait de tenter afin d’être autorisé à reprendre du service actif. Le ministre de la marine l’avait reçu poliment et éconduit de même. Le Toullec pensait encore avec colère aux offres du chef d’état-major, un ancien camarade cependant, un amiral, lui, qui avait eu « des chances » :

« Mon vieux Le Toullec, je le déplore, crois-moi, lui avait dit celui-ci, mais les règlements sont inexorables ; cependant tu pourrais encore rendre bien des services. Veux-tu que je te fasse obtenir un poste à terre ? Ou bien accepterais-tu de commander un des bâtiments de commerce que le gouvernement nolisera bientôt ? Ces commandements seront assez lucratifs, et avec ta retraite… »

Lucratifs ! Un officier de commerce ! Pour qui le prenait-on ? Et le digne homme refusa, outré, jurant, sacrant et malmenant le chef d’état-major. Revenu à Toulon, pendant quelques jours il raconta sa mésaventure à tous les commensaux du café de la Marine. Ensuite il assista, navré, au départ de ses camarades et de tant de jeunes officiers.

Parmi les derniers, Ferdinand de Résort sut dire de bonnes paroles à son ancien commandant. Présenté à Mme de Résort, affectueusement accueilli par la famille entière, Le Toullec aima bientôt la mère et les enfants de tout son cœur.

« Jamais, disait-il à son ex-aspirant, jamais je n’aurais cru qu’on pût être aimable comme le sont votre mère et votre sœur. Et Paul aussi, quel charmant garçon ! Durant votre absence, Résort, si, chose peu probable, quelqu’un des vôtres avait besoin de moi, je serais là, vous savez, et tout prêt. »

Le jour du départ de l’escadre, Le Toullec jugea que, même si elle acceptait son dîner à contre-cœur, Mme de Résort en serait forcément distraite. Lui et ses hôtes arrivèrent donc au Mourillon. Marius les attendait, ayant mis un couvert superbe « toutes voiles dehors », et avec des provisions pour plus de vingt personnes. En faction au bas de l’escalier, Mademoiselle caressa les nouveaux venus. Elle faisait la joie de Paul, cette petite guenon, toujours restée la même depuis la Coquette, capricieuse, fantasque, coupable de cent espiègleries, mais douce et affectueuse, très propre aussi, qualité rare chez les singes. Son maître et Marius la gâtaient à l’envi ; ils la promenaient souvent par la ville, et lorsque, sa main dans celle de Le Toullec, elle traversait le Champ de Bataille, les bons Toulonnais faisaient mille plaisanteries sur « lou papa et sa damizelle », ainsi qu’ils disaient en provençal.

Pluton vint aussi se frotter contre les jambes de Paul ; un peu engraissé, son poil noir bien brillant, ses yeux verts aussi étincelants, l’angora avait oublié son ancienne aversion, et à présent que Stop ne l’excitait plus, il ne dédaignait pas une partie de cache-cache avec la guenon.

En entrant dans le petit salon gai et fleuri, Mme de Résort s’approcha d’une fenêtre ouverte. De cette place, on apercevait la mer, et la vue s’étendait au loin.

Après ce grand mouvement de tout à l’heure, la rade paraissait triste et déserte. Au large, quelques barques de pêche, deux ou trois bricks de commerce, et les bateaux-pilotes rentrant au port. Il semblait qu’on eût rêvé d’une magnifique escadre, défilant en ligne aux acclamations d’une foule à présent évanouie, elle aussi !

Cette escadre de l’Océan formée à Brest, l’une des plus considérables qu’on eût réunies depuis longtemps, était bien réellement partie tout à l’heure. Chargée de troupes et de matériel, elle se rendait en Orient, car la guerre venait d’être déclarée à la Russie.

Pour soutenir l’Empire Ottoman, deux vieilles ennemies, la France et l’Angleterre, avaient ordonné à leurs flottes combinées de se rencontrer dans les Dardanelles.

… Je risquerais peut-être de fatiguer mes jeunes lecteurs en essayant de leur faire comprendre cette question d’Orient, si embrouillée, si complexe, sur laquelle depuis un siècle tous les grands diplomates européens ont pâli à tour de rôle. Cependant je veux en expliquer brièvement l’origine.

L’antique Byzance reste toujours l’objectif des Romanoff depuis que leur dynastie occupe le trône de Russie ; seulement, le droit chemin n’étant guère suivi en politique, on n’y avoue jamais ses motifs véritables. Et la question des Lieux Saints, du protectorat des sujets chrétiens en Asie peut toujours, au moment propice, servir de prétexte aux Russes pour marcher sur la Turquie.

En 1853, l’empereur Nicolas crut le moment arrivé, et il se trompa en espérant avoir l’Angleterre pour alliée.

Les menaces adressées au sultan parle tsar décidèrent l’empereur Napoléon III à envoyer une flotte à l’entrée des Dardanelles, et l’escadre de la Méditerranée reçut l’ordre de mouiller devant Bésica, où elle devait rencontrer l’escadre anglaise. Mais, étant arrivé un jour après cette escadre, le vice-amiral de la Susse se vit enlever son commandement, que reçut le vice-amiral Hamelin. Le 3 juillet, pendant qu’on délibérait à Vienne, les troupes russes entrèrent à Bukarest, « répondant ainsi, disait l’envoyé du tsar, à l’apparition des vaisseaux anglais et français à l’ouvert des Dardanelles ».

En Turquie, après le grand jeûne du Ramadan, pendant les fêtes du Béïran, les passions étaient surexcitées au dernier degré, et cent soixante-trois des plus notables de l’empire accoururent à Constantinople ; là, réunis en grand conseil, tous, sauf trois, réclamèrent la guerre sainte au nom du prophète. Non sans avoir encore hésité, l’irrésolu Abd-ul-Medjid donna enfin son hatt impérial sanctionnant cette décision.

Le 8 octobre 1853, du camp de Schoumla, le généralissime des troupes, Omer-Pacha, fit sommer le prince Gortchakof d’avoir à évacuer le territoire turc sous quinze jours.

La guerre entamée entre la Turquie et la Russie allait être déclarée à la seconde de ces puissances par la France et l’Angleterre, et tout d’abord se trouvèrent annulés les traités qui interdisaient l’entrée de la mer de Marmara aux bâtiments de guerre étrangers.

Comptant chacune neuf vaisseaux de ligne, les escadres combinées étaient commandées par les vice-amiraux Dundas et Hamelin ; pour répondre à l’appel du sultan, elles avaient déjà quitté Bésica, franchi les Dardanelles et défilé devant Constantinople avant de mouiller dans le Bosphore, en rade de Béïcos (le 13 août 1853). Béïcos se trouve sur la rive d’Asie, en face de Thérapia.

Les difficultés que rencontrèrent là ces escadres dès le début de l’hiver durent leur faire pressentir combien grandes allaient être les vicissitudes à venir.

Le 30 novembre 1853, sur la côte méridionale de la mer Noire, à Sinope, ville d’Anatolie, la flotte turque, alors sous les ordres d’Osman-Pacha, fut coulée et anéantie en deux heures par celle de l’amiral russe Nakhimof. Le feu avait été commencé à une heure et demie et tout était fini à cinq heures du soir.

À la suite de ce désastre, le 3 janvier 1854, les escadres alliées pénétrèrent dans la mer Noire et montrèrent leur pavillon là où l’on croyait la navigation impossible durant l’hiver. L’hydrographie des côtes démontra alors, pour la première fois, que la mer Noire pouvait être traversée en tous sens et en toutes saisons.