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L’épluchette/Arriéré

La bibliothèque libre.
Gérard Machelosse (p. 103-104).


Arriéré

Gros-Jean ne connut pas l’école ;
Dans son coin du pays
On n’en avait pas encor mis.
La famille était agricole,
Défrichant tout à fait au nord
Dans une région lointaine.
Gros-Jean, bien que très jeune encor,
Aidait, la chose est certaine.
Un peu plus tard, il s’engagea
Et dans les chantiers voyagea.
Dans sa main rude et nerveuse
Sa hache, profondément,
Mordait la souche résineuse
Des pins abattus lentement.
Sa charpente à cette vie
Suscitait un soupir d’envie ;
Mais son côté moral, grands dieux !
Bien sûr, n’eut pas fait d’envieux.
Un jour que vers sa famille
Il revenait au printemps,
Il passa par notre ville.
C’était alors le saint temps
De pénitence : le carême.
On était à la Passion.
Le soir, il ouït le sermon
Sur le martyre suprême
Du Rédempteur si bon, si doux,

Par la nation juive.
Dans sa candeur naïve
Il s’emporta jusqu’au courroux.
S’il eut été là, Sainte Vierge !
Il l’eut défendu, votre Fils !
Tout seul, il peut en vaincre dix !
On soufflait le dernier cierge
Quand il sortit du saint lieu.
Le lendemain, par la ville
Il errait pour voir un peu.
Des enfants qui laissent leur jeu
Attaquent un vieux en guénille.
— C’est un juif, lui dit-on.
Gros-Jean alors s’en approche,
Et pan ! lui flanque une taloche
Qui l’attrape sous le menton.
Le juif fait la culbute,
Mais se relevant bientôt,
Demande pourquoi cette insulte ;
Il n’a rien fait, n’a dit mot
À personne. Aussitôt
Gros-Jean lève le poing encore
Et pose de sa voix sonore.
— S’que t’es juif ? — Oui, mais… — Ah ben !
C’est toi qu’a tué Jésus-Christ, hein ?
— Jésus… Non m’sieu ! Fous foulez-rire ?
Il est mort d’buis tix-neuf cents ans !
— Ah ! fit, surpris, Gros-Jean Deschamps,
’Scusez, alors, mon excès d’zèle ;
J’viens rien qu’d’apprendre la nouvelle !