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L’épluchette/Pari d’Isaac

La bibliothèque libre.
Gérard Machelosse (p. 54-58).


Le pari d’Isaac

Une fois, un fils d’Isaac
Passait en colportage
Chez nous. Il avait un gros sac
Rempli de fil, mouchoir, cirage,
Verroterie et jais
Et quantité d’autres objets ;
Tout ça de la pacotille.
Le crépuscule ombrait partout.
Le juif errant était à bout,
Et, comme au-delà d’un gros mille
Le séparait du bourg voisin
Et de l’auberge la plus proche,
Il marchanda l’air rusé, fin,
Sans sortir un sou de sa poche,
Le couvert jusqu’au lendemain,
Quand il reprendrait son chemin.
Payant à même sa balle.
C’était chez Gros-Jean Deschamps.
Le soir, dans la grande salle
Où se tenaient tous les gens :
Gros-Jean, sa nombreuse famille,
Ses engagés et des amis,
De bons voisins, compris
Dans un rayon d’un demi-mille,

Venus pour fumer et jaser,
Sans qu’aucun pût s’en aviser,
Sans vouloir faire de bêtise
Les gens se rirent de la foi
Des descendants de Moïse,
S’en gaussèrent hautement, quoi !
Le juif avait beau faire,
Il ne pouvait pas satisfaire,
Parer à tous les traits lancés.
Le pauvre homme en avait assez !
Pour lors, Gros-Jean prit la parole :
— J’vous parl’rai pas en parabole ;
Moé, j’ai pas d’mauvais desseins,
Mais vou aut’ vous avez pas d’saints !
Le juif bondit sous l’apostrophe
Comme cinglé d’un coup de fouet.
Il en devînt si violet
Qu’on craignit une catastrophe.
— Ô tieu d’Apraham, gémit-il,
Bartonne au malheureux gendil
Pour c’ti-là de blasphème !
Bas d’saints ? Nous en avoir même
Blus que tans sa religion !
Gros-Jean reprit : — Oh ! pour ça, non !
Si tu veux faire une gageure,
J’te démontre en un quart d’heure
Que nous avons plus d’saints qu’vous ?
L’hébreux le regarde en dessous
Et son instinct de grippe-sous
Lui suggère une échappatoire,

Pour ne pas parier d’argent ;
Il propose donc à Gros-Jean
Devant un hostile auditoire
De nommer chacun, tour à tour,
Un saint juif, un saint catholique,
Appuyant chacun leur réplique
En extirpant brusquement, court,
Un poil de leur barbe abondante,
Un poil par saint appelé ;
Et la victoire concluante
Serait au moins épilé.
Le juif avec quelque ironie,
Fixa, sous un air complaisant,
L’auditoire, y compris Gros-Jean.
Ayant la barbe bien fournie
Tous deux, ce serait un duel
Rare et long à toute outrance,
Et serait à coup sûr cruel.
Il y eut alors un silence,
Court, mais comme un gros plomb, pesant.
Il fut rompu par Gros-Jean
Qui s’écria la voix fière :
— Eh ben ! j’accepte, nom d’un chien !
Et tu n’as qu’à te tenir bien :
J’te débarbusse d’là bell’ manière.
J’vas te nettoyer le menton
Mieux que le barbier du canton !
Alors, au milieu de la salle
Les adversaires on installe,
Mon Gros-Jean et son vis-à-vis.

Comme à tel combat de jadis,
Jean demande à son adversaire,
Poli, de commencer l’affaire
Et de tirer le premier !
Le juif sans se faire prier
Se porte aussitôt à l’attaque :
— Apraham dans l’sein du seigneur !
Dit-il, et clic, un poil ! — Pétaque !
Hurle Gros-Jean sous la douleur
Frottant la partie affectée.
Un éclair brille en son regard ;
Et la galerie enchantée
Jubile, et cela sans fard.
Cela promet d’être très drôle.
Jean entrant alors dans son rôle,
Choisit dans le menton du juif
Un gros crin et le tire : pif !
En nommant son saint : saint Ignace !
À son tour faisant la grimace
Le juif se frotte le menton ;
Et l’on s’esclaffe pour de bon.
Et le combat bientôt s’engage
Sérieux, violent, cruel.
Gros-Jean peu patient, enrage ;
Il le trouve long, ce duel.
Faisant appel à sa mémoire
Il dit : — Saints Côme et Damien !
Le juif riposte au chrétien :
— Les douze abôtres étaient pien
Te ma race. C’est tans l’histoire !

Et v’lan ! il arrache à Gros-Jean
Douze brins de barbe, et le sang
Vient du coup. Alors notre homme
Par la colère emporté
Se met à pester, jurer comme
Un cocher. Il va se jeter
Dans quelque excès que bien vite
Après il devra regretter.
Il en a conscience. Il invite —
C’est une inspiration —
À son aide, son saint patron.
Comme un éclair s’illumine
Son esprit ; il voit la mine
Du combat changer tout à coup.
Le juif n’est plus de la fête :
Jean lui brise presque le cou
En arrachant presque la tête.
Il clame sur un ton vainqueur :
— A-A-A-Ah ! la ligue du Sacré-Cœur !
Cinq cents poils su’ l’roule d’honneur !