L’étonnante journée/02

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Librairie Alcan (p. 21-34).



II

Le retour à la maison ne fut pas un triomphe. Tout de suite Justine s’informa près de la concierge.

— Avez-vous vu, m’sieu Bob ?

— Ma foi non !… mais je ne suis pas restée tout le temps dans ma loge et il a pu passer sans que je m’en aperçoive… Un gamin a vite fait un tour…

— Mon Dieu !… mon Dieu !… gémit Justine… mam’zelle Suzette le tenait par la main et il lui a échappé… Moi, je ne pouvais pas le tenir, j’ai mon panier, n’est-ce pas ?

— C’est certain. Mais pourquoi vont-ils avec vous au marché, ces deux moucherons-là ?

— C’est mam’zelle Suzette qui est enragée… Ça mange des bonbons chez les fournisseurs comme si ça en était privé… Alors, je suis bonne, je me laisse attendrir, et mon bon cœur me revient en malheur… J’en serai malade…

— Ne vous tournez pas les sangs, mam’zelle Justine… Votre Bob se retrouvera…

— Mais oui, affirma Suzette… il est caché dans l’appartement…

— Certainement… appuya la concierge.

Suzette fut gentille. Elle passa par l’escalier de service afin d’aider Justine à porter son panier. Mais la pauvre femme ne se rendait même pas compte de cette attention, tellement elle était angoissée.

Pourtant, il fallait entrer, bon gré, ma gré, et affronter la vérité.

Ce fut avec un affreux battement de cœur que la cuisinière ouvrit la porte. Elle vit tout de suite Sidonie, la femme de chambre, qui se trouvait dans la cuisine.

— Sidonie, demanda-t-elle d’une voix rauque, Bob n’est pas là ?

— Bob ?… mais non… il est parti avec vous…

Sidonie ne comprenait ni la question, ni l’air affolée de la domestique.

Suzette expliqua de sa voix de flûte :

— On a perdu Bob…

— Ciel ! cria Sidonie, en voilà une affaire !


— Ne criez pas si fort, recommanda Suzette, maman va être inquiète de ce qui se passe…

— Ah ! bien… ah !… bien !… hurla Sidonie un peu plus fort, faudra que Madame le sache ce qui se passe… On ne peut lui cacher que ce petit chéri est perdu…

— Taisez-vous, répéta Suzette.

— Quelle affaire !… quelle affaire !… gémissait Justine. Où peut-il être, ce trésor ?… je donnerais dix ans de ma vie pour le revoir là… dire qu’il y a une heure seulement, j’étais toute guillerette pour partir au marché, et maintenant, je suis quasiment morte ; jamais je n’oserai dire la vérité à Madame !…

— Moi non plus ! clama Sidonie.

Mme Lassonat se montra.

— Qu'arrive-t-il ?… j’entends des éclats de voix…et vous en avez des figures !

Justine et Sidonie s’étaient instinctivement retournées vers le fourneau quand Mme Lassonat avait parlé de leurs visages.

— Mais qu’avez-vous donc ?

— Je vais te le dire, maman… On a perdu Bob… oh ! il n’est pas encore loin !…

— Quoi !… s’écria Mme Lassonat, épouvantée ; où est-il ?

— Si on le savait, il ne serait pas perdu, riposta Suzette.

— Justine !… cria Mme Lassonat, parlez-moi ; où est mon fils ?

— Ma…dame… bégaya la cuisinière.

— Elle ne sait pas, intervint Suzette, on te dit qu’il est perdu… Il regardait une langouste, et puis on ne l’a plus vu… Ce n’est pas de notre faute… Les langoustes ne mangent pourtant pas les petits garçons, n’est-ce pas ?

— Je deviens folle, s’écria de nouveau Mme Lassonat, désespérée… Où est mon petit Bob, mon cher petit enfant ?…

— Ne te mets pas dans des états pareils, un petit garçon ne se perd pas…

— Une automobile a pu l’écraser !

— Tu n’es pas raisonnable, maman… Tu sais bien que les agents viennent prendre par la main les petits enfants qui traversent les rues…

— On l’a volé, peut-être !

— Volé ?… et pourquoi faire ?… Tu sais bien qu’il est insupportable… Puis, il est trop petit pour gagner de l’argent… Maintenant, c’est possible qu’on l’ait pris pour mendier… Il y a des « dames » à la porte des églises, qui ont des enfants dans ce genre-là… mais nous le reconnaîtrons tout de suite…

— Tais-toi !… interrompit Mme Lassonat en sanglotant.

— Vous en avez des idées, vous !… murmura Sidonie.

— Heureusement que j’ai des idées, prononça Suzette avec calme.

— Justine, dit Mme Lassonat en s’arrêtant de pleurer, il faut que nous allions rechercher Bob…

— Où, madame ?

— Partout !… Il faut le retrouver…

— Et mon déjeuner ?

— On ne déjeunera pas !… Sidonie nous accompagnera, il faut que tout le monde cherche !

— Oh ! oui, madame… murmura la femme de chambre.

Suzette n’osa pas protester. Elle ne comptait plus pour le moment. Elle trouvait excessif le chagrin de sa mère, mais se gardait de traduire ses impressions. Elle était persuadée que Bob allait revenir d’un instant à l’autre et il lui semblait que sa maman aurait dû le penser comme elle. Alors pourquoi partir avec les deux domestiques. Mais, incontestablement, Mme Lassonat ne possédait plus son sang-froid. Cette nouvelle lui causait une épouvante. Les servantes pleuraient d’autant plus qu’elles voyaient leur maîtresse désespérée et ces pleurs achevaient le désarroi de la pauvre mère.

Le déjeuner fut donc laissé en plant.

Suzette resta seule dans l’appartement. À vrai dire, elle trouva se procédé un peu cavalier, mais elle sentit qu’elle ne pouvait pas s’indigner.

Tout convergeait vers Bob.

On lui recommanda d’être raisonnable et de prévenir son père dès qu’il rentrerait Suzette est convaincue que Bob se cache et dès qu’elle fut réduite à la solitude» elle l’appela par tout l’appartement, le menaçant et le conjurant, mais ses appels et ses menaces furent inutiles. Bob n’était pas là.

Elle ne peut s’empêcher de le trouver stupide et se promet de lui dire ce qu’elle pense.

Alors qu’elle médite sur cette aventure, le timbre de l’entrée résonna.

En temps ordinaire, il est défendu à Suzette d’ouvrir. Mais c’est peut-être Bob qui revient. Elle se précipite à la porte.

Ce n’est que la concierge qui vient demander si Bob est retrouvé.

— Ne m’en parlez pas, répond Suzette ; les enfants ne songent qu’à vous donner du souci… Celui-ci regardait une langouste, et plouf ! il est perdu.

La concierge, malgré toute la pitié qu’elle éprouvait pour ses locataires, ne put se tenir de rire. Elle répliqua :

— Vous êtes grande, vous mam’zelle Suzette !

— Dame ! riposta Suzette, et la preuve, c’est que je ne m’égare pas…

La fillette referma la porte avec un peu d’humeur, d’autant plus que la faim commençait à la tenailler…

— Il va être midi… papa va revenir et il n’aura rien à déjeuner… Quel intérieur décousu…

Justine rentra.

— Eh bien ! Justine ?

— Rien, mam’zelle Suzette, personne ne l’a vu… Mais c’est bien de votre faute ; si vous aviez surveillé votre petit frère, on n'en serait pas là…

— Quelle idée !… papa dit toujours que les hommes doivent protéger les femmes… Alors ce n’est pas mon affaire de garder mon frère… C’est lui qui doit me protéger…

— On sait que vous avez réponse à tout… et puis vous n’avez pas de cœur… vous ne pleurez même pas… vous n’aimez pas m’sieu Bob…

— Cela nous avancera, si je pleurais ? Tu as pleuré plein ton tablier, toi, et tu as retrouvé Bob ?

— J’aime mieux ne pas vous écouter…

Sidonie se montra.

— Personne ne sait où il a passé… Je suis allée dans toutes les rues voisines… C’est désolant tout de même…

— Où est maman ?

— Votre pauvre maman a couru à la poissonnerie.

— C’est tout de même ennuyeux que les langoustes ne parlent pas, dit Suzette, sans quoi



celle-là pourrait nous raconter ce que Bob est

devenu…

— Vous ne devriez pas parler aussi sottement devant un pareil malheur…

— Mais, enfin, Bob se retrouvera, s’écria Suzette, impatientée… Il n’y a qu’une heure qu’il est perdu ; il est grand, il a cinq ans, il connaît son adresse, il parle très bien. S’il était écrasé on nous aurait déjà prévenus.

Justine s’écria :

— Je vous dis que cette petite a un navet à la place du cœur.

—- Il n’y a pas de bon sens de raisonner pareillement quand on a perdu son petit frère, clama Sidonie, rouge d’indignation.

— Tenez, vous m’exaspérez, prononça Suzette, vous feriez mieux de vous occuper du déjeuner plutôt que de pleurnicher… Papa va revenir, il aura faim et le couvert ne sera même pas mis…

Ces paroles électrisèrent les deux domestiques. Elles essuyèrent leurs yeux et bondirent à leurs occupations respectives.

Suzette alla dans sa chambre où elle essaya de se distraire. Puis la porte d’entrée claqua. La fillette se précipita. C’était sa maman et elle était seule.

Elle questionna, haletante :

— Est-ce que Bob est là ?

— Non, répondit Suzette.

Les deux servantes étaient accourues.

Mme Lassonat éclata en sanglots.

— Mon petit enfant si tranquille, si doux…

— Oh !… s’écria Suzette.

— Qu’y a-t-il ?… questionna madame Lassonat, croyant à une nouvelle qui pourrait conduire sur la piste de son fils.

— Je dis « oh », expliqua Suzette, parce que tu prétends que Bob est doux… Hier, tu as failli le gifler parce que tu le trouvais coléreux…

— Veux-tu te taire !… cria Mme Lassonat, suffoquée… Ce pauvre enfant est peut-être horriblement malheureux en ce moment, il m’appelle, il a faim…

— Il pourra s’acheter des gâteaux, il a cinq francs dans sa poche, posa Suzette.

— Mais tu ne comprends donc rien, clama madame Lassonat… Bob est perdu, il est triste, il est dans la rue, tout seul, comme un petit abandonné !… Tu as l’air de penser qu’il fait une promenade pour son plaisir… Ah ! je ne peux plus t’entendre…

Suzette ne répliqua pas, mais sa conviction était ferme : Bob n’était pas en danger… Elle le savait avisé. Elle se souvenait qu’un jour, au bord de la mer, il avait suivi des camelots. On l’avait cherché pendant deux heures et quand il était rentré, il avait dit :

— Ce n’était pas la peine de faire tant d’histoires… Je regardais les marchands…

Il conservait un petit air crâne et semblait se moquer du souci qu’il avait causé. Sûrement, il allait en être de même. Il n’y avait qu’à attendre. Elle éleva de nouveau la voix :

— Tu te souviens, petite mère, que Bob a déjà été perdu une fois… et qu’il est revenu tout seul…

— Oui, mais c’était dans un pays où tout le monde le connaissait, un pays de tout repos… mais à Paris, c’est différent…

— On se perd moins à Paris, trancha Suzette, parce qu’il y a plus de monde et que Bob connaît les rues… Je le sais bien, moi…

Mme Lassonat n’écoutait plus les consolations de sa fille. Elle continuait de pleurer, l’oreille aux aguets, espérant toujours entendre le bruit des pas de son cher petit garçon.

Elle ne pouvait rester assise et demandait sans se lasser des détails à Justine.

— Vous n’auriez pas dû le perdre de vue, ma bonne Justine.

— Je ne prévoyais pas qu’il se sauverait… M’sieu Bob est assez raisonnable d’habitude… Je ne peux pas en dire autant de mam’zelle Suzette, mais, ce matin, elle m’avait juré qu’elle veillerait bien sur son petit frère…

— Je n’ai rien juré du tout !

— Enfin, vous me l’aviez promis, c’est tout comme…

— Que va dire son pauvre père !… jeta Mme Lassonat dans un sanglot.

— Papa ne s’affolera pas, posa Suzette… Il sait que les hommes sont débrouillards…

— Cette petite est stupide !… cria la pauvre mère.

— C’est changé, alors… Hier, tu disais à madame Lartiga que je n’étais pas bête…

— Sidonie, emmenez-là dans une autre pièce… elle me rendra malade…

Puis, sans transition, Mme Lassonat prévint :

— Je vais aller au-devant de Monsieur ; je ne peux plus rester ici… J’ai besoin d’aller dans la rue, de m’agiter, de chercher sans cesse ce malheureux petit…

Elle remit son chapeau, se tamponna de poudre, pour cacher la trace de ses larmes, et se dirigea vers la porte.

Suzette qui sentait la faim, s’inquiéta :

— À quelle heure déjeunera-t-on ?

— Déjeuner !… gémit la maman désolée, je n’y pense guère et je doute que ton papa puisse avaler quoi que ce soit. Nous ne reviendrons qu’avec Bob. Dans tous les cas, nous allons aviser le commissaire du quartier, pour que ses agents le retrouvent…

Sur ces mots, Mme Lassonat franchit le seuil et referma la porte.

Suzette restait pétrifiée. Des agents chercheraient son frère !… Quelle bizarre idée !…

Elle demanda à Justine :

— Où vont-ils aller les agents ?

— Dans toutes les rues…

— Ils fouilleront les maisons, les magasins… ?

— Dame, oui…

— Bob n’est pourtant pas un voleur pour que le commissaire s’occupe de lui… C’est quand on est méchant qu’on vous conduit chez le commissaire…

— Alors, on devrait bien vous y mener…

— Je n’ai rien fait de mal…

— Vous avez perdu votre petit frère…

— Ce n’est pas moi du tout !… Tu n’avais qu’à le mettre dans ton panier, mon petit frère, cela aurait remplacé les carottes…

— Rien que pour ce tour que vous m’avez joué, je devrais vous y conduire…

— Eh bien ! je ne demande pas mieux !

— Vous n’avez peur de rien…

Suzette bâilla et s’écria :

— J’ai faim !… j’ai faim !…

— Peut-on penser à avoir faim quand on n’a plus son petit frère !

— Puisqu’on le retrouvera !… Vous êtes deux sottes !… s’écria la fillette en tapant du pied.

— Fi !… que c’est laid de dire des choses pareilles… à deux personnes qui sont toujours gentilles pour vous…

Suzette crut bon de ne pas répondre à ce reproche. Elle se dit qu’elle serait mieux dans sa chambre où elle pourrait s’occuper.

Avant d’y retourner, elle lança :

— Quand vous pourrez m’appeler pour déjeuner, je serai bien contente… Bob est perdu, mais ce n’est pas la peine que je meure de faim. Je tiens à ce que papa et maman me retrouvent vivante quand ils rentreront, pour qu’ils aient au moins encore un enfant…