L’étonnante journée/05

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Librairie Alcan (p. 63-76).



V

M. et Mme Lassonat étaient seuls. Bob n’était pas là.

Justine et Sidonie, qui s’avançaient avec cet espoir au cœur, ne savaient plus que penser.

— Pas de Bob !… gémit Madame Lassonat.

— On va le retrouver vite !… prononça Monsieur Lassonat avec fermeté… Un enfant ne se perd pas loin en si peu de temps…

Malgré cette belle assurance, la voix du pauvre père avait une cassure.

Suzette se montra. Elle regarda tout le monde sans parler. Elle ne demanda rien, mais comprit par les visages, que la situation n’était pas changée. Elle s’avança et, avant d’embrasser son père, elle annonça :

— Le petit frère est là…

Mme Lassonat tressauta et cria :

— Mon Bob !

Le visage de M. Lassonat s’éclaira, tandis que Justine et Sidonie, ahuries par ce dénouement qu’elles avaient prévu et que Suzette avait si nettement démenti, s’écriaient :

— Ah ! enfin.

— Où était-il ? questionna Madame Lassonat.

— Il est revenu seul ? demanda M. Lassonat dont le visage était radieux.

Tous deux se précipitèrent dans la chambre de Suzette, ayant à leur suite Justine et Sidonie. Ils virent un petit garçon blond qui s’amusait paisiblement à superposer des cubes.

— Ciel ! s’écria la pauvre mère, ce n’est pas Bob !… Quelle est cette affreuse plaisanterie ?

— Horreur !… gémit M. Lassonat, quelle est cette sinistre histoire ?

— Je deviens folle ! hurla Justine.

— Je partirai d’ici ce soir !… clama Sidonie en se donnant des coups sur la tête avec la paume des mains.

— Je m’amuse très bien, dit le petit garçon.

— C’est épouvantable !… reprit Madame Lassonat en se tordant les doigts.

— Suzette, explique-nous ce drame, ordonna M. Lassonat qui cherchait à comprendre.

La fillette semblait indignée des manifestations hostiles qui accueillaient son idée.

— Ah ! bien, vous en avez de pauvres figures, dit-elle d’un air scandalisé ; ce n’est pas la peine qu’on se donne du mal pour vous faire plaisir…

— Veux-tu m’expliquer, recommença son père.

Mme Lassonat pleurait.

Le petit inconnu ne s’occupait de personne. C’était un enfant qui ne prêtait attention qu’à ce qu’il faisait. Il empilait ses cubes et quand l’un d’eux tombait, il criait : Boum !… et le ramassait.

Suzette prit la parole au milieu de la consternation générale.

— J’ai remarqué que maman était si triste de ne plus voir Bob, que j’ai voulu lui faire une surprise… Je suis sortie et j’ai bien cherché mon petit frère… Je ne l’ai pas trouvé, mais j’ai ramené un petit garçon qui lui ressemblait… voilà… j’ai pensé bien agir. J’ai un petit frère, maman a un autre petit garçon, en attendant que Bob revienne…

— Je deviens fou ! cria M. Lassonat en se prenant la tête entre les mains.

— À qui appartient cet enfant ? clama Madame Lassonat épouvantée.

— Je n’en sais rien, répondit Suzette avec calme, je l’ai vu dans le Luxembourg… Il était seul, et je l’ai emmené…

— Mon Dieu ! cria Madame Lassonat, tu voles les enfants, maintenant ! Qu’allons-nous devenir ! c’est effroyable !

— Quelle affaire !… murmura Justine… Faut-il voir ces choses-là !

— Quelle terrible idée ! s’effara Sidonie.

— Maintenant, il y a deux mères qui ont perdu leur enfant, gémit Mme Lassonat, terrifiée… Tu es complètement stupide d’avoir fait une chose pareille ! Pourquoi t’es-tu mêlée de ce qui ne te regardait pas ?… Qu'allons-nous devenir avec cet enfant inconnu ?

— S’il ne vous plaît pas, je le garderai, moi… dit Suzette.

— Tu perds la tête ! et sa mère, que dira-t-elle ? C'est une femme qui pleure en ce moment…

— Mais non, riposta Suzette, je suis sûre qu’elle est très tranquille dans sa maison…

— Tu dis des idioties… Il faut aller reconduire cet enfant…

— Au Luxembourg ?… demanda Suzette.

— Dame, oui, puisque tu ne sais pas où il demeure…

— C’est tout de même curieux, reprit Suzette, qu’on ne puisse pas s’arranger. Je pensais que maman serait bien contente et que papa me féliciterait… Il n’est pas mal pourtant, ce petit frère, et il est bien plus gentil que Bob…

— Tais-toi ! interrompit Madame Lassonat, tu n’as pas de cœur !

— Je le disais, murmura Justine en hochant la tête.

— J’ai trouvé, au contraire, que j’avais beaucoup de cœur, se défendit Suzette. Je n’ai pas voulu que maman soit triste, et tout le monde me gronde…

M. Lassonat prit Suzette sur ses genoux et essaya de lui inculquer des sentiments plus conformes au présent :

— Écoute bien, ma petite chérie, et tâche de me comprendre. Bob est notre petit enfant, et nul autre petit garçon, aussi beau puisse-t-il être, aussi gentil, ne pourrait le remplacer près de nous…

— Comme c’est drôle, murmura Suzette, je ne serai pas comme cela… Mes enfants, je les changerai… et tant que je n’aurais pas trouvé un petit Bob gentil je le chercherais…

— Tu es insensée !… s’indigna son père impatienté ; écoute encore, reprit-il plus doucement : Suppose que tu sois perdue, toi, et qu’on nous amène une autre petite fille… Crois-tu que nous serions heureux ?… Pas du tout… C’est notre Suzette qu’il nous faudrait, parce que nous l’aimons…

Suzette parut légèrement ébranlée, mais



cette impression ne dura pas longtemps. Elle

riposta :

— Si vous trouviez à ma place, une petite fille qui soit plus gentille, vous auriez tort de vous gêner pour ne pas la garder !

— Mon Dieu !… s’écria Madame Lassonat, ne nous aimes-tu pas ?

— Mais si, je vous aime, et je viendrais vous voir de temps en temps.

— C’est effrayant !… Alors tu ne serais pas malheureuse de savoir que nous chérissons une autre petite fille ?

— Puisque j’aurais d’autres parents.

— Le diable a passé dans cette maison, murmura Sidonie ; je n’y resterai pas…

— Assez de sottises, dit fermement M. Lassonat ; tu vas m’expliquer sérieusement quel est ce petit garçon ?…

— Je l’ai vu qui jouait dans le Luxembourg… il n’y avait pas de bonne avec lui… Je lui ai demandé de venir et il a bien voulu… Il est très raisonnable et il s’amuse gentiment…

Mme Lassonat jeta un nouveau regard sur le bambin. On ne pouvait être plus doux, ni plus facile.

— Pauvre petit… murmura la mère.

— Il n’est pas à plaindre, risqua Suzette, et puis, tu vas l’aimer et il sera tout à fait heureux…

— Seigneur !… cria Madame Lassonat horrifiée, ce ne sera jamais mon petit Bob !

— Si tu y mets de l’entêtement, risqua Suzette… Tu sais, Bob n’est guère gentil… Un enfant qui se sauve sans penser à ses parents…

— Ça c’est vrai, hasarda Sidonie, mam’zelle a un peu raison…

M. Lassonat reprit la parole. Il ordonna à Justine et à Sidonie de retourner dans leur cuisine, puis il dit à sa femme :

— Il faut que je m’occupe de cet enfant… Il est urgent que je le reconduise là où Suzette l’a trouvé…

— Que de complications, murmura Madame Lassonat.

— Il n’y a pas à s’insurger, il faut les supporter…

— Oh ! cette Suzette !…

— Il faut lui pardonner en faveur de son intention, elle a cru te faire une surprise heureuse… En d’autres moments, cette histoire serait amusante, mais, malheureusement, elle n’est pas encore risible… Quand on nous ramènera Bob et que celui-ci sera dans sa famille, on regardera les événements avec plus de gaîté…

Suzette trouvait que son père parlait fort bien et qu’il comprenait les choses.

M. Lassonat poursuivit :

— Il faudrait peut-être que Justine nous servît quelque chose… J’ai faim, malgré tout, car je suis persuadé que Bob ne court aucun danger.

Mme Lassonat sortit de la chambre de Suzette pour donner des ordres, tandis que M. Lassonat se rapprochait du petit inconnu.

Suzette admirait son père. Elle estimait qu’il prenait les choses avec beaucoup de cran et elle se disait qu’on aurait pu s’arranger avec lui au sujet du petit frère.

M. Lassonat interrogeait l’enfant :

— Comment t’appelles-tu ?

— Jeannot…

— Jeannot comment ?

— Jeannot Jeannot…

— Où habites-tu ?

— Dans une maison… Regarde le bel ours que la petite fille m’a donné…

— Tu as une maman ?

— Bien sûr !

— Où est-ce qu’elle demeure ?

— Dans notre maison.

— Et ton papa ?

— C’est grand-père… Il fume sa pipe…

— As-tu un frère ?

— Mais oui, voyons… Je pourrai emporter le ballon ?

M. Lassonat arrêta son interrogatoire qui était tout à fait inutile. Le bambin ne s’ennuyait pas. De guerre lasse, le pauvre père dit à sa femme qui revenait :

— Je vais me restaurer un peu et j’irai reconduire cet enfant…

— J’irai avec toi, papa ! s’écria Suzette.

— Non, mon petit, tu resteras avec ta maman, qui a du chagrin.

Suzette n’osa pas protester.

L’on se mit à table. Mme Lassonat ne put rien absorber. La place vide de Bob faisait couler ses larmes. On avait placé le jeune Jeannot à côté de Suzette qui en prenait soin. Le bambin, qui possédait un heureux caractère, ne pensait nullement à s’étonner de ce changement d’habitudes et il bavardait autant qu’un perroquet.

— J’aime bien la viande… et les gâteaux aussi…

Il regardait Mme Lassonat avec une certaine curiosité, et soudain il demanda :

— Elle est malade, la dame ?

— Non, dit Suzette, c’est parce que son petit garçon n’est pas rentré pour déjeuner…

— C’est qu’il n’avait pas faim… répliqua l’invité inattendu avec assez d’à-propos.

Le repas se termina rapidement et M. Lassonat se prépara à reconduire le jeune Jeannot.

Mais celui-ci ne voulut pas partir. Il jeta des cris de paon, prétextant qu’il s’amusait très bien. En vain, M. Lassonat lui parla-t-il de sa maman et de son grand-père ; l’enfant leur préférait pour l’instant ses nouveaux jouets.

— Tu vois, Suzette, dans quel embarras tu nous mets…

— Gardons-le, papa…

— Sois sérieuse, ma petite fille… Nous ne pouvons garder un enfant qui ne nous appartient pas… Nous ne l’avons que trop retenu… Tu vas m’expliquer à quel endroit tu l’as trouvé…

Suzette désigna très clairement le lieu de son rapt et M. Lassonat, en promettant de nouveaux joujoux à Jeannot, put l’emmener sans trop de mal.

Suzette était désemparée par ce départ.

Elle alla près de Sidonie, près de qui elle soupira en se plaignant :

— Me voici encore une fois sans petit frère.

— Allons, mam’zelle, vous ne pensez pas à regretter ce petit garçon qui n’avait rien de m’sieu Bob… Vous en avez eu une idée encore là !

— Je le trouvais très gentil…

— Sa mère doit en faire une vie !… On va vous accuser d’être une voleuse… Oh ! la la !… quelle histoire !

— Vous ne comprenez rien, Sidonie ! La mère de ce petit garçon sera bien contente qu’on lui ait donné des jouets qui coûtent si cher… Il pourra s’amuser avec pendant très longtemps… Puis, je ne suis pas une voleuse… J’ai demandé poliment à Jeannot de venir avec moi…

— Poliment !… Ah ! bien vous n’êtes pas ordinaire… vous savez !… Vous devriez aller près de votre maman qui pleure, en attendant que le commissaire lui ramène m’sieu Bob…

— Cela m’ennuie de voir pleurer…

— C’est de votre faute aussi… Pourquoi n’avez-vous pas mieux gardé Bob ?

— Oh ! encore ! je sais ce que je ferai, maintenant… je l’attacherai à mon bras par une ficelle…

— Oui, mais il faut qu’il revienne…

Suzette entendit la voix de sa maman qui l’appelait et elle courut :

— Écoute, Suzette… raconte-moi ce que faisait Bob quand tu l’as vu pour la dernière fois ?

— Puisque je t’ai dit qu’il regardait une langouste.

— Il était tout seul devant ce comptoir ?

— Je crois… Ah ! tiens, il me semble avoir vu une dame qui lui parlait… Elle ressemblait à Madame… Ah ! je ne sais plus son nom…

— Quelle dame ?… rappelle-toi !…

Suzette chercha très consciencieusement,, mais son esprit se refusait à toute précision… — Tu sais, j'étais très occupée avec les carpes et les poissons rouges… Alors, je ne me souviens plus, et puis, je me suis peut-être trompée…

— T’ai-je assez recommandé de prêter un peu plus d’attention à ce qui se passait autour de toi !… C'est inimaginable, une étourderie pareille ! On t’enjoint de surveiller ton petit frère et tu contemples les carpes ! Tu pourrais nous donner un renseignement utile et rien… rien !… Mon Dieu ! quelle torture ! Je suis exaspérée…

— Ne te mets pas dans cet « exaspoir » je t’en prie, maman… Et puis, après tout, Bob est encore plus étourdi que moi, puisqu’il oublie de revenir… On dirait que j’ai tous les défauts et Bob toutes les qualités… Une autre fois, je sais bien ce que je ferai, je me perdrai pour qu’on me trouve gentille, et douce et bonne…

— Tu es insensée !… Quelle heure est-il ?

— On demande tout le temps l’heure aujourd’hui… Il est trois heures… Bob va sans doute rentrer pour goûter, à moins qu’il ne reste avec le commissaire…

— C’est idiot, ce que tu racontes…

— Oh ! aujourd’hui, j’y suis habituée, mais cela ne me fait rien du tout… Je serai une martyre comme celle dont j’ai lu l’histoire… Je monterai au ciel et je vous choisirai des places dans des fauteuils rembourrés…

— Ma pauvre Suzette, tu divagues…

— Tu as souri un peu… cela me rend joyeuse… N’aie pas peur, ton chéri de Bob reviendra et il te fera tourner comme un toton avec ses colères, ses cris et sa manie de cacher tes clefs… Tu me trouveras bien sage quand tu me compareras…

— Sois plus modeste…

— Cela ne sert à rien du tout d’être modeste…

— C’est un péché de ne pas l’être… Mon Dieu ! que l’appartement me paraît vide…

— Eh bien ! profite de ta tranquillité pour lire un peu… Tu n’y arrives jamais quand ton Bob est là… Et tes comptes ?… Tiens, fais donc un peu tes comptes, pour une fois que la maison est calme…