L’étonnante journée/10

La bibliothèque libre.
Librairie Alcan (p. 133-146).



X

Arrivée dans l’appartement de Mme Dravil, la porte à peine refermée, Suzette s’écria :

— Savez-vous ce qui se passe à la maison ?… Devinez…

— C’est ça !… lança Huguette, comme ce sera amusant… Ton papa a une auto ?

— Non…

— Ta maman a un collier de perles ?… dit Mme Dravil.

— Non…

— Vous irez au bord de la mer ?

— Ça, je ne sais pas…

— En pèlerinage à Lourdes ?

— Non, ce n’est pas du tout cela !

— Ne dis encore rien !… cria Huguette, je veux deviner… Tu as gagné le gros lot ?

— Non… non…

Suzette riait, ce qui était rare, et Mme Dravil, qui la voyait toujours sérieuse, était enchantée par sa gaîté. Elle se disait qu’il avait dû arriver quelque chose d’heureux dans la famille de son amie.

Les deux fillettes s’amusaient à ce jeu et Mme Dravil l’animait encore par son entrain.

— Ta maman a une nouvelle robe ?

— Non… non… et puis je ne sais pas, après tout !

— Justine a renversé la crème ?

— On ne pense guère à la crème !

— Je donne ma langue au chat ! s’écria Mme Dravil.

— Et toi, Huguette ?

— Moi aussi…

— Eh bien ! Bob est perdu !… cria triomphalement Suzette en sautant.

— Quoi !… Bob est perdu ?… clama Madame Dravil, toute pâle… Perdu où ?

— C’est drôle, remarqua Suzette, quand on dit que Bob est perdu, tout le monde demande où…

Mme Dravil se mordit les lèvres. Elle avait questionné étourdiment, dans sa stupeur. Elle se reprit pour dire :

— Voyons, ma petite Suzette, raconte-moi cet événement… J’en suis toute tremblante… Suzette s’empressa de narrer les circonstances au milieu desquelles elle s’agitait depuis le matin. Elle parla de Mme Glace et elle ne put se tenir d’ajouter :

— C’est une excellente femme… Elle n’a pas d’enfants et dès que Bob sera retrouvé, je crois bien que j’irai m’installer chez elle…

— Hein ?… et pourquoi faire ?

— Pour leur donner le bonheur d’avoir une petite fille… M. Glace aime jouer aux dames, et comme Mme Glace ne sait pas, il faut bien que je leur rende un peu service…

— Que signifie ce projet ?… hasarda Mme Dravil, interloquée… Est-ce que ta maman est au courant ?

— Est-ce que maman peut être au courant de quelque chose aujourd’hui !… Tant qu’on n’aura pas retrouvé Bob, c’est moi qui conduirai tout…

Huguette écoutait son amie avec admiration.

Suzette ne pensait même pas à jouer ; elle pérorait, essayant d’imiter les façons de parler de sa mère, s’asseyant sur son fauteuil, dans l’attitude familière à Mme Lassonat.

— Vous comprenez bien que, M. et Mme Glace ayant été si complaisants, je suis forcée de me montrer aimable… Ce qui me plaît chez eux, c’est qu’ils admettent comme raisonnable qu’on ne fasse pas travailler les petites filles… Ainsi, toute la semaine, je pourrai jouer… Le dimanche, je retournerai chez mes parents pour voir ce qui s’y passe…

Mme Dravil se retenait de rire à grand’peine bien qu’elle trouvât que cette conversation fût d’un bien mauvais exemple pour sa fille.

Elle changea donc le sujet pour revenir à celui qui la préoccupait beaucoup : l’absence de Bob…

— Ton petit frère a peut-être fait comme toi : il a choisi d’autres parents…

Cette idée parut frapper Suzette. Elle regarda Mme Dravil avec un étonnement non dissimulé.

— Chez qui serait-il allé ?… murmura-t-elle pensivement… Puis, il ne peut pas se passer de maman… Quand elle ne vient pas l’embrasser dès qu’il est au lit, il pleure…

— Que voilà un cher petit garçon !

— Oh ! cela ennuie quelquefois beaucoup maman ; ainsi, quand elle est coiffée pour une soirée, cela démolit tout…

— Enfin, je plains bien ta maman et j’ai hâte de savoir ce qu’il est advenu de Bob… Je te reconduirai moi-même afin de la voir… C’est une grosse épreuve pour une mère d’avoir un enfant perdu dans une ville comme Paris…

— Oh ! Paris n’est pas si grand… Ah ! si Bob était perdu en mer, alors il y aurait de quoi s’inquiéter…

— Tu vas loin !… Moi, cela me ferait beaucoup de chagrin de penser que Jacques pourrait être perdu dans cette petite ville de Paris !

— Cela lui arrivera bien, allez, Madame !… Avec les garçons, tout arrive…

Mme Dravil rit de cette remarque, puis elle dit :

— Amusez-vous un peu toutes les deux, puis je te reconduirai, Suzette…

— Je n’ai plus du tout envie de jouer, affirma la fillette, cette journée m’a éreintée… Je cherche Bob depuis onze heures du matin…

— Et il est cinq heures et demie !… s’effara Mme Dravil… Combien je plains ma pauvre amie… Quel calvaire elle doit subir !

— Et nous !… Papa n’a presque pas déjeuné… Heureusement, Jeannot et moi, nous nous sommes montrés plus raisonnables…

— Qui est Jeannot ?

— Ah ! c’est vrai !… j’ai oublié de vous parler de Jeannot… C’est un petit garçon que je suis allé chercher pour en faire un petit frère…

— Un petit frère !… cria Madame Dravil abasourdie…

— Dame, oui !… maman pleurait tant, que j’ai voulu lui faire plaisir… Mais elle s’est presque mise en colère et n’a pas voulu de Jeannot…

— Voyons, ma petite Suzette, je ne sais si je perds la tête, mais cette histoire m’est incompréhensible… Raconte-la moi posément…

Suzette était toujours prête à raconter. De sa manière pittoresque, elle avoua sa tentative et termina en disant :

— C’est très difficile de contenter les parents… Papa, qui est cependant calme, jetait des cris de paon et il a cru devenir fou… et maman répétait très fort : « Qu’allons-nous devenir avec cet enfant volé ! »

— Mais sais-tu que tu es très dangereuse, ma bonne Suzette !

— Dangereuse ?… questionna Suzette, ahurie à son tour.

— Mais oui, les parents étant responsables des bêtises que font leurs enfants, le commissaire aurait pu mettre tes parents à l’amende…

— Le commissaire ! Comme vous connaissez peu la vie !… Mes parents sont au mieux avec le commissaire !… c’est le chouchou de la maison ! … Sidonie, qui avait une peur épouvantable de lui, le trouve maintenant gentil comme un ange… Je pourrais emmener tous les enfants de Paris que le commissaire serait enchanté… Et si vous avez besoin d’un parapluie, vous n’avez qu’à me le dire, les parapluies et les enfants, ce sont les deux articles du commissaire…

Mme Dravil croyait qu’elle ne pourrait plus s’arrêter de rire. Cependant, elle s’en voulait de cette gaîté, parce que la situation était plutôt tragique. Elle put articuler :

— Je constate que tu sais beaucoup de choses…

— Une journée pareille vous instruit joliment. répartit Suzette sans se troubler… Et. si je connaissais un monsieur comme papa, je crois bien que je pourrais me marier, mais je suis sûre que maman ne voudrait pas…

Mme Dravil donnait libre cours à son hilarité, et devant cette attitude Suzette eut une moue.

— Je vous assure, Madame, que je saurais fort bien être mariée… Les repas sont confectionnés par la cuisinière et le ménage par la femme de chambre… On attend son mari pour déjeuner et dîner… Quant aux enfants, il y en a plein le Luxembourg et il n’y a qu’à choisir… On entend beaucoup de mères qui disent : « Oh ! le vilain !… Je te donnerai à l’homme noir… tu es trop méchant ! » Alors, on peut saisir l’occasion… On peut aussi en acheter un tout petit à une nourrice… Ceux-là sont moins chers…

— Horreur !… cria Madame Dravil.

— Tiens, vous parlez comme maman…

Huguette ouvrait des yeux énormes et considérait son amie comme un phénomène.

Suzette n’avait pas conscience de l’étonnement qu’elle provoquait. Grisée par cette journée d’indépendance et d’événements sensationnels, elle développait sa personnalité, mélange de naïveté et d’orgueil. Tout lui paraissait facile, parce qu’elle était allée seule dans la rue, qu’elle avait fait seule la connaissance de personnes étrangères aux relations de sa famille.



Elle avait mûri de quelques années en quelques heures et cela se manifestait par des paroles qu’elle lançait à tort et à travers.

Mme Dravil riait et Huguette s’exclama :

— Tu ferais une drôle de dame de maison !…

Suzette fut extrêmement mortifiée de cette appréciation et, bien que son amie eût un an de plus qu’elle, sa réponse fut sévère :

— Tu n’es qu’une petite fille, parce que tu n’as pas eu de frère perdu… Papa le dit bien : un souci vous donne tout de suite des années en plus… J’ai eu du souci aujourd’hui, ma fille, et j’ai l’âge d’une grande personne…

Suzette possédait une mémoire excellente quand il s’agissait de certaines choses, mais son étourderie était inconcevable dans les détails de la vie.

Huguette ne sut que dire après cette apostrophe et Mme Dravil dut ramener un peu de sérénité dans les rapports.

Elle demanda à Suzette :

— Ta maman sait que tu es ici ?

— Je le suppose… J’ai demandé à Mme Glace d’avertir à la maison…

— Mais si cette dame n’y était pas allée ?… Ta maman ignore peut-être où tu es !… Elle va te croire perdue aussi !… C’est terrible… Il faut absolument que je-te reconduise…

— Ne vous désolez pas… Madame Glace a sûrement prévenu Justine… Maman n’est peut-être pas encore là… De plus, si Bob est rentré, elle ne s’occupera certainement que de lui…

— Non… non… il faut que je te ramène !… Puis, j’ai hâte de m’informer de ton petit frère.

À ce moment, M. Dravil rentra :

— Tiens, bonjour Suzette… Tu es toujours une jeune personne indépendante et pleine d’imprévu !

— Je crois bien, répliqua Madame Dravil ; aujourd’hui, elle a égaré Bob…

— C’est une idée malheureuse… dit Monsieur Dravil en riant.

— Ne ris pas, reprit sa femme, c’est fort sérieux, ce pauvre petit bonhomme de Bob n’est pas encore retrouvé et tout le monde le cherche depuis ce matin…

— Non… c’est vrai ?… Ah ! mon Dieu !… mais j’y pense maintenant… Un de mes employés m’a dit avoir rencontré un bambin qui pleurait parce qu’il avait perdu sa maman… C’est sans doute Bob…

— Mais oui, c’est lui !… cria Suzette. Allons vite le chercher…

— Oh ! mais attendez…

— Non… non… trancha Suzette…

— Il faut que j’aille chez mon employé…

— Allons vite, Monsieur…

M. Dravil, suivi de Suzette, prit la direction des Gobelins où habitait l’employé.

Suzette était fort impatiente, mais le taxi allait vite et le but fut rapidement atteint. M. Dravil était un homme aussi expéditif que Suzette. Il sonna chez son subordonné et ne perdit pas de temps pour lui demander des détails sur l’enfant perdu.

— Je me rappelle, monsieur, que c’était un beau petit blond, avec une blouse blanche…

— C’est Bob !… cria Suzette.

— Il pleurait et appelait sa maman… Un agent l’a emmené…

— Chez le commissaire ?… interrompit Suzette. Alors, je suis tranquille, on le retrouvera…

— Non, pas chez le commissaire… Une dame a parlé à l’agent, et celui-ci lui a laissé le petit garçon… Il a pris son adresse… J’étais là, je l’ai retenue : Mme Boname, rue du Rocher…

— Allons vite, Monsieur Dravil !… C’était bien Bob, n’est-ce pas, monsieur ?

— Je n’en sais rien, mademoiselle… Ce petit-là paraissait désespéré… Il semblait timide…

— Ce n’est pas Bob… murmura Suzette.

— Il voulait sa maman et parlait de sa sœur…

— C’est Bob !… cria Suzette.

— Nous allons le savoir… dit M. Dravil.

Il entraîna Suzette, qui descendit l’escalier avec une vivacité de chat.

— Que ce sera amusant de retrouver Bob… Monsieur !… Et Mme Glace qui ne voulait pas que je vienne jouer avec Huguette, aujourd’hui !… Vous voyez quelle catastrophe ce serait ! … Bob serait perdu tout à fait…

— Qui est Mme Glace ?

— Une dame que vend de la glace…

— Eh bien ! elle avait un nom qui la désignait pour ce métier !… dit M. Dravil, qui riait.

— Oh ! elle en a peut-être un autre, mais je l’ai appelée Mme Glace parce que je ne le connaissais pas…

— Comment, tu vas avec une dame que tu ne connais pas et tu la baptises ?

— Oh ! cela n’a pas été un vrai baptême…

— Je pense bien qu’il n’y a pas eu de dragées et que tu ne l’as pas portée sur les fonts baptismaux, elle eût peut-être été un peu lourde pour toi !…

— Oui, parce qu’elle est un peu épaisse, mais elle est bien gentille et elle a la bonne manière pour élever les enfants…

— Ah ! ses enfants sont bien élevés ?… C’est rare, des enfants bien élevés, et je décerne volontiers une médaille à cette dame… Elle a beaucoup d’enfants ?

— Pas un seul…

— Alors, que me racontes-tu ?

— Nous avons discuté ces questions ensemble et nous nous entendons si bien que j’ai l’intention d’habiter chez elle la semaine prochaine…

— Tu veux devenir Mlle Glace. ?… Tu vendras de la glace ?

— Mais non, voyons, je jouerai aux dames…

— Eh bien ! si Huguette voulait devenir Mlle Glace, je ne serais pas content du tout et je ne voudrais plus jamais la revoir…

— Oh ! fit Suzette, touchée au cœur.

— Du moment que j’ai une petite fille à moi. je veux la garder…

— Vous êtes un peu comme papa…

— Je crois que je suis comme tous les papas…

Suzette baissait la tête et se disait qu’elle aurait du mal à accomplir son projet. Mais pour l’instant, il s’agissait de s’occuper de Bob. On arriva chez Mme Boname.

M. Dravil pénétra dans l’appartement et la servante, qui avait ouvert aux deux visiteurs, alla prévenir sa maîtresse. Suzette épiait tous les bruits avec une sorte de fièvre.

Une vieille dame se montra :

— Que désirez-vous, Monsieur ? M. Dravil exposa le but de sa visite et la dame répondit :

— Il est exact que j’ai pris sous ma protection un petit garçon perdu, mais sa mère est venu le rechercher deux heures après. Il s’appelle Guy Gilor…

Suzette était encore une fois complètement désemparée. M. Dravil montrait assez d’ennui, mais il pensa qu’à l’heure présente Bob devait être retrouvé.

Il inculqua cette conviction à Suzette durant le trajet de retour.

— Vraiment, posa Suzette, les garçons qui se perdent sont bien difficiles à rattraper. On n’a pas idée de laisser sa sœur se donner tant de mal !…

La fillette se tut un instant et reprit :

— Je vais aller dire au revoir à Huguette et je retournerai à la maison pour savoir si le commissaire a eu plus de chance que moi…