L’étonnante journée/12

La bibliothèque libre.
Librairie Alcan (p. 161-172).



XII

M.  et Mme  Lassonat s’en allaient gaîment vers leur Bob. Cependant, de temps à autre. Madame Lassonat disait :

— Si ce n’était pas vrai ?… Si mon cher petit garçon n’était pas chez Mme  du Rolloir ?

— Il n’y a aucune raison pour que Jacques n’ait pas dit la vérité…

Enfin, les parents, encore un peu inquiets, furent à la porte de leurs amis. À peine entrée dans l’appartement, Mme  Lassonat entendit la voix de son fils. Elle se précipita vers lui et l’embrassa follement en le serrant sur son cœur.

Mme  du Rolloir contemplait ces effusions avec un certain étonnement. Si elle comprenait l’affection de son amie envers son cher petit garçon, elle ne saisissait pas le sens de ces démonstrations extrêmes.

Madame Lassonat répétait :

— Mon petit Bob !… mon petit Bob !… tu es là, c’est bien toi…

Bob était le premier surpris. Il savait que sa maman l’aimait bien, mais elle ne l’embrassait jamais avec autant de force quand il rentrait d’un après-midi de jeu.

Enfin, Mme  Lassonat put parler.

Elle raconta les heures horribles vécues depuis le matin.

Mme  du Rolloir comprit alors l'émotion montrée et compatit à la détresse ressentie.

Bob était tout ahuri par ce qu’il entendait et il dit :

— Je ne me serais pas perdu… Je connais le chemin… et puis, j’aurais demandé à un agent de me reconduire… Je sais notre adresse.

Mme  du Rolloir fut très étonnée de l’étourderie de Suzette, et M.  Lassonat lui révéla que lorsque la fillette était occupée par une idée, son entendement était hermétiquement clos.

Les paroles entraient dans son cerveau, pour n’être réalisées que le lendemain.

Mme  du Rolloir était confuse de cette aventure, mais heureuse qu’elle se terminât pour le mieux. Et M.  et Mme  Lassonat commençaient à oublier ce souci depuis que Bob était devant eux. Ils prirent tous les trois le chemin du retour. Suzette les attendait avec impatience.

— Alors, Bob, tu n’es plus perdu !… la maison va redevenir calme.

— Ah ! quel bonheur ! voici m’sieu Bob… dit Justine en riant.

— Que le temps a paru long sans m’sieu Bob !… lança Sidonie non moins gaîment.

Bob se redressait assez fier et il dit avec un certain contentement :

— Un jour, je me perdrai exprès pour revenir… Tout le monde m’aime… on dirait que je n’ai jamais été insupportable !

— Non… ce sera mon tour, s’écria Suzette… Moi, qui ne fais jamais que des bêtises, à ce qu’on dit, j’aurais bien besoin d’être perdue pour que je sois trouvée gentille…

— Oui, tu as raison, gronda Monsieur Lassonat, parce que tu nous as fait vivre une journée qui pouvait nous donner une maladie de cœur…

Suzette ne répondit rien.

Madame Lassonat, toute joyeuse maintenant, s’écria :

— Ah ! j’ai faim ! nous allons pouvoir dîner tranquillement !… Ai-je déjeuné à midi ? je ne m’en souviens plus !

— Tu es donc comme moi, murmura Suzette. tu oublies aussi ?

— Une petite fille ne doit se permettre aucune observation envers ses parents, surtout quand elle est la cause d’un trouble pareil, prononça Monsieur Lassonat d’une voix sévère.

Suzette, sous le prétexte d’aller se laver les mains avant de s’asseoir à table, alla dans sa chambre, décidément, ces gronderies la désolaient autant qu’elles l’agaçaient.

C’était un parti pris… Elle avait perdu son petit frère… Cependant, maintenant qu’il était retrouvé, on aurait pu lui pardonner aussi son étourderie. Tout le monde pouvait être coupable d’oubli ou de distraction… Mais les parents, pensait Suzette, ne peuvent pas démordre d’une idée…

La fillette était persuadée qu’elle aurait beau devenir raisonnable, sans une seule négligence, qu’on lui reprocherait toujours son pauvre petit défaut.

Pour la première fois de sa vie, Suzette voyait l’avenir en noir. Assise dans un petit fauteuil, sans appétit, elle contemplait sa poupée et se demandait comment conquérir l’estime de son entourage.

À force de torturer son cerveau, elle fut convaincue qu’un enfant perdu détenait, seul, toutes les qualités aux yeux de ses parents.

Son père ne le lui avait-il pas fait pressentir le jour même ?

Bob était devenu tout à coup, gentil, beau, intelligent, unique enfin ! Il passait des bras de sa mère dans ceux de son père. On lui promettait une auto-jouet, un gros ballon, tandis que Suzette n’héritait que de phrases dures : c’est de ta faute, si nous avons été malheureux toute cette journée !

Cependant ne s’était-elle pas dévouée au long des heures, en voulant retrouver Bob ? Non, cette situation ne pouvait durer. La fillette n’était nullement disposée à entendre du matin au soir des discours semblables.

Elle demandait conseil à sa poupée et cherchait le moyen de compter aussi aux yeux de sa famille. Et c’était le soir même qu’il fallait trouver, et quand elle tiendrait la solution, elle l’exécuterait tout de suite, ne voulant pas remettre au lendemain la bêtise qu’elle pouvait accomplir sur l’heure.

Mais la solution tardait à se présenter à son esprit. Le repas allait être servi, un repas gai où Bob serait le héros et Suzette la coupable.

Soudain, une invention lumineuse envahit le cerveau de la petite fille. Il fallait qu’elle aussi se perdît, ou du moins le fît croire.

Ce serait une épreuve qu’elle ferait subir à ses parents…

Elle ne réfléchit nullement à l’incorrection de ce procédé, tout emportée dans son projet.

Vite, un papier, un crayon…

Et Suzette, appliquée, bout de langue dehors, crayon en main, écrivit :

« Je suis perdue comme Bob et cette fois ce n’est pas de ma faute, mais celle de mes parents qui ne m’aiment plus. J’espère que vous me retrouverez bientôt et que vous m’embrasserez quand vous me reverrez, et surtout que vous me direz aussi que je suis bonne, belle et gentille. »

Là-dessus, Suzette s’enferma dans une penderie afin de se dissimuler le mieux possible, après avoir caché son chapeau et ses gants, puis elle attendit.

On appela : Suzette ! Mais la fillette se garda de répondre.

Elle entendit son papa qui disait :

— Mais où est-elle donc ?

Madame Lassonat, très occupée avec Bob, répondit gaîment :

— Elle n’est pas loin, sans doute !

Justine cria :

— Le dîner est prêt, mam’zelle Suzette !… Venez vite vous mettre à table

Sidonie clama :

— Il y a de la crème !… il y a de la crème !… C’était un mensonge et Suzette savait qu’il n’y en avait pas.

Cependant, comme elle restait silencieuse autant qu’invisible, Justine commença par s’apeurer et entreprit le tour des pièces.

Pas de Suzette…

La cuisinière retourna au petit galop dans sa cuisine en disant à Sidonie :

— La peur me court sous la peau et cela me fait de la chair de poule… Je ne vois pas mam’zelle… Pourvu qu’elle ne « soye » pas repartie tout seule, maintenant qu’elle en a pris l’habitude !…

— Oh ! la la !… Peut-être qu’elle est allée chez Mme  Glace !… Cette femme-là avait des yeux de magnétiseur… Elle a commandé à la petite de venir chez elle…

— Vous m’effrayez !

Les deux domestiques recommencèrent leurs recherches dans un silence relatif, tandis que la voix de Monsieur Lassonat s’élevait pour demander :

— Ah ! ça !… on ne dînera donc pas ce soir à cause de cette insupportable Suzette ?

Justine retourna dans la chambre de la fillette et avisa le papier blanc. Elle le lut, terrifiée.

Elle accourut dans la salle à manger où ses maîtres attendaient et elle s’écria :

— Madame, monsieur… mam’zelle Suzette est perdue !…

— Ah ! cria Madame Lassonat comme une lionne à qui l’on arrache son petit lionceau.

— Hein !… hurla Monsieur Lassonat… ah ! ça, qu’est-ce que cela veut dire ?… deux perdus dans une journée !… C’est à se casser la tête !…

— Comment savez-vous cela, Justine ?… questionna la malheureuse mère.

— Voici le papier.

Les parents en prirent connaissance avec une stupéfaction grandissante. Si M.  Lassonat ne croyait pas trop ce qu’écrivait Suzette, au sujet de cette disparition extraordinaire, il craignait néanmoins une fugue de mauvais goût.

L’indépendance qu’avait affichée sa fille toute la journée l’indisposait. Cependant, la note sentimentale que Suzette avait ajoutée touchait son cœur très profondément.

Mme  Lassonat, surprise par ce nouvel incident qu’elle ne prévoyait pas dans sa tranquillité reconquise, ne pouvait que sangloter :

— Ma pauvre petite fille !… où est-elle ?… il va faire nuit…

— La malheureuse enfant !… gémit Monsieur Lassonat, où la retrouver ?

— Quelle drôle de journée ! s’exclama Bob… et comme Zette est sotte de s’être perdue… On ne pourra pas la chercher pendant la nuit…

— C’est de ma faute, larmoya Justine, je lui ai dit qu’elle n’avait point de cœur…

— Moi aussi… je le lui ai dit… renchérit Sdonie… Ah ! je ne pourrai plus rester chez Madame… cela me ferait trop de chagrin de ne plus revoir mam’zelle !

— Taisez-vous, Sidonie… ordonna Monsieur Lassonat ; Suzette ne peut être loin…

— Cette chère petite Suzette… reprit Madame Lassonat, c’est terrible… Où est-elle ?… Où aller ?

La pauvre maman tournait dans la salle à manger comme un écureuil en cage.

— On la retrouvera demain… risqua Bob.

— Tu n’as pas de cœur, Bob !… gronda Monsieur Lassonat. Ta sœur, qui est bonne, t’a cherché toute la journée sans se décourager…

— Oui, mais il faisait clair… maintenant, cela va être tout noir dans la rue…

— Tu es insupportable, mon petit !… s’écria sa mère… Tais-toi !… si c’est pour raconter des bêtises…

M.  Lassonat se préparait pour sortir. Il dit à sa femme :

— Je dînerai quand je ramènerai Suzette… Je vais aller chez cette Mme  Glace… et si je ne la trouve pas chez elle, je retournerai chez le commissaire…

— Où peut-elle être ?… gémissait Madame Lassonat en se tordant les mains.

Toutes les portes étant ouvertes, Suzette ne perdait pas un mot de cette conversation à bâtons rompus, et une satisfaction de plus en plus vive glissait en elle.

Ses parents l’aimaient. Bob était à son tour traité d’insupportable et de mauvais cœur. Elle seule comptait pour l’instant…

Elle comprit que la tendresse des parents était un mystère et que les mots qui ne semblaient pas gentils étaient cependant des expressions de tendre affection pour leurs petits enfants.

Suzette fut émerveillée de pénétrer dans le domaine qui s’ouvrait devant elle.

Jusqu’à Sidonie et Justine qui pleuraient sur elle ! Que c’était bon !

La comédie qu’elle jouait avait donc assez duré et elle sortit de sa cachette, ne voulant pas que son père courût chez Madame Glace et surtout chez le commissaire.

Elle se montra.

— Comment, c’était une niche !… s’écria Monsieur Lassonat.

— Tu nous as fait une belle peur !… articula Madame Lassonat en arrêtant ses sanglots.

— Mes bons parents, je vous demande bien pardon, prononça Suzette avec calme… Il ne faut pas m’en vouloir… Je sais maintenant que vous m’aimez bien aussi…

— Ma petite fille ! s’écria Madame Lassonat attendrie, as-tu donc vraiment cru qu’on ne t’aimait pas ?



— Ma bonne Suzette… murmura Monsieur Lassonat, viens que je t’embrasse comme je t’aime…

Justine et Sidonie essuyaient leurs yeux avec le coin de leur tablier.

— Elle a cru qu’on ne l’aimait pas, notre petite mam’zelle… soupira Justine.

— Elle a plus de cœur que nous tous… notre mam’zelle Suzette… convint Sidonie.

Bob lança :

— Il faut dîner maintenant…

— Oui, tous les perdus sont retrouvés !… dit Justine… J’apporte le potage…

Il était huit heures et demie. Chacun s’assit avec joie devant son assiette et Suzette ne put s’empêcher de s’écrier :

— Cela n’a pas été une mauvaise journée, malgré tout… J’ai appris beaucoup de choses et je sais surtout que les papas et les mamans ne peuvent pas supporter quand un de leurs petits enfants est perdu… même s’il est laid ou insupportable… Quant aux enfants, il vaut mieux qu’ils ne soient pas méchants, ni étourdis pour ne pas rendre les parents malades…

On applaudit à ce discours qui marquait une phase nouvelle dans le caractère de Suzette.