L’étonnante journée/Texte entier

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Librairie Alcan (p. 1-172).
COLLECTION BENJAMIN

MARTHE FIEL


L’ÉTONNANTE JOURNÉE


ILLUSTRATIONS DE
J. J. ROUSSAU




LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN. PARIS

1932
Tous droits de traduction, reproduction et d*adaptation
réservés pour tous pays



I

Suzette est une petite fille qui aura sept ans à l’automne. Elle a des cheveux coupés à la Jeanne d’Arc, des yeux bleus et un menton volontaire. Elle ne rit pas beaucoup. Elle est fort intelligente et son caractère est très décidé. Elle sait lire couramment, suit déjà un cours et déconcerte la directrice par son aplomb. Cependant, elle a un défaut qui lui nuit : c’est son étourderie.

Ses parents en sont désespérés et lui font des observations continuelles, mais Suzette se corrige peu. Elle promet d’être attentive, mais oublie ses promesses. Il est ennuyeux d’avoir dix ans pour les idées malencontreuses, et quatre seulement pour la sagesse. Telle est cependant Suzette.

Il en résulte des drames. Ainsi quand M. Lassonat son père, téléphone qu’un ami viendra déjeuner, et que Mme Lassonat charge Suzette de prévenir la cuisinière, on est sûr que la commission ne sera pas faite.

Justine, tout à coup, sait, vers onze heures, quand son marché est terminé, qu’un invité viendra prendre place au repas de famille.

— J’ai dit à Suzette de vous le dire, Justine, la couturière m’essayait une robe, je ne pouvais pas aller vous avertir…

— Ben, si Madame a compté sur l’étourneau qu’est mam’zelle Suzette, je ne suis pas surprise…

— Suzette… pourquoi n’as-tu pas prévenu Justine ?

— J’ai oublié…… J’ai rencontré ma poupée qui avait sali sa robe… et je l’ai déshabillée pour lui en mettre une autre…

C’était toujours ainsi. Suzette oubliait tout devant une idée nouvelle qui l’absorbait tout entière.

Suzette n’était pas seule. Son petit frère Bob était un gentil bambin de cinq ans. Il possédait moins de désinvolture que sa sœur et il admirait beaucoup les réponses que Suzette trouvait. Sa maman lui faisait remarquer que parfois elles étaient impertinentes, mais il ne savait pas ce que voulait dire ce mot. En revanche, il comprenait fort bien que ses parents s’étonnaient de l’esprit d’à-propos de Suzette.

Ce matin de mai était un jeudi. Il y avait un beau soleil dehors, et les deux enfants, excités par les rayons joyeux qui riaient dans les pièces, dansaient comme des lutins.

Mme Lassonat était excédée par le bruit et le mouvement qu’ils répandaient dans tout l’appartement.

Justine vint lui parler avant d’aller au marché.

— Oh ! petite mère, laisse-nous accompagner Justine au marché ! C’est si amusant !

Suzette et Bob aimaient beaucoup ces passetemps parce que la cuisinière connaissait des « dames » qui leur donnaient des bonbons. La crémière poussait même la gentillesse jusqu’à leur donner un petit morceau de fromage à goûter. Suzette détestait le fromage, mais, dans cette boutique blanche, c’était très amusant de jouer aux connaisseurs et de dire :

— Ce fromage-ci est meilleur que celui-là.

Justine n’était pas très enchantée d’emmener les enfants. Son panier était gros et elle avait assez de mal à s’en occuper. Mais, devant l’insistance de ses deux petits maîtres, elle fléchit en disant :

— Que Madame leur recommande d’être bien sages, sans quoi ce sera la dernière fois que je les prendrai avec moi… Puis, s’ils sont gentils, je leur ferai une petite crème…

Suzette et Bob sautèrent de joie et promirent tout ce qu’on voulut.

Il était dix heures du matin, quand le frère et la sœur, se tenant par la main, commencèrent la tournée des fournisseurs.

Dans l’escalier, Suzette s’était aperçue qu’elle avait oublié son chapeau. Elle croyait l’avoir à la main, mais c’était le parapluie de sa poupée. Vite, elle reprit l’ascenseur, pendant que Justine se lamentait sur la perte de temps et que Bob s’évertuait à lui dire :

— On n’est jamais tranquille avec les femmes…

Sans doute, Bob avait-il retenu cette belle phrase qu’il appliquait à sa sœur.

Justine qui le gâtait beaucoup n’était pas une femme à ses yeux, pas plus que sa petite maman, qui n’avait pas de défauts. Elles étaient simplement maman et Justine.

Suzette revint au bout de quelques minutes. Son chapeau était à l’envers, mais Justine le lui fit observer et l’ordre fut rétabli.

On commença par l’épicier. Bob contemplait avec tant d’attention un bocal de bonbons que l’épicière eut pitié de lui et qu’elle donna aimablement un bonbon à chacun des enfants.

Suzette remarqua :

— C’est bien dommage que Bob ait eu le bonbon vert parce qu’il ne les aime pas… et moi je les aime beaucoup…

L’épicière, qui tenait à la pratique de Justine rit de bon cœur et octroya un bonbon vert à Suzette et un rouge à Bob.

Justine était indignée :

— Ce n’est pas permis d’être aussi mal élevée que vous, mam’zelle Suzette…

— Mal élevée !… riposta Suzette, je n’ai rien dit de mal, c’est la vérité…

— On ne dit pas la vérité, dans ces cas-là, on se tait, et on se contente de ce qu’on vous offre…

— Je suis très contente…

— Moi aussi, renchérit Bob, qui croquait son deuxième bonbon avec une satisfaction évidente.

— Vous n’aurez pas de crème !… menaça Justine, furieuse.

— Oh ! bien alors, répliqua Suzette, je vais demander un autre bonbon pour le manger au dessert.

Le magasin étant plein de monde, cette réponse eut un succès considérable. Justine elle-même fut désarmée, et ce fut au milieu des rires qu’elle sortit, Suzette et Bob la suivirent, se tenant fièrement par la main.

— Pourquoi qu’on rit quand tu parles ?… demanda Bob ?

— Papa m’a dit que c’était parce que j’ai un nez pointu… répondit Suzette.

Justine recommanda :

— Attention pour traverser la rue… Allons du côté de l’agent…

— Je sais, dit Suzette, il y a longtemps que je traverse les rues…

Avec beaucoup de prudence, Suzette aborda sur l’autre rive, alors que Justine était encore en train de se demander comment elle allait s’y prendre.

Suzette disait à l’agent :

— Allez chercher Justine, monsieur l’agent, elle est vieille et elle a peur.

Bob cria à tue-tête :

— Justine est plus vieille que maman ! Maman est presque une petite fille, mais Justine n’a jamais été petite…

Sur ces entrefaites, Justine arriva et reprit son chemin escortée par les deux enfants.

Chez le fruitier, il y eut une « scène ».

Suzette n’aimait pas les carottes, et quand elle vit Justine qui en achetait, elle s’éleva contre ce « gaspillage ».

— Je t’assure que ce n’est pas bon…

— Ne vous mêlez pas de mes achats, mam’zelle Suzette, je sais ce que je fais…

— Quelle drôle d’idée de rapporter des carottes. La fillette regarda mélancoliquement les bottes qui s’entassaient dans le panier. Elle eut soudain l’horreur de ce plat qu’elle verrait sur la table et cette vision lui fut insupportable.

Elle décida de les rendre au magasin, Justine payait en bavardant et ne s’occupait pas de son panier. Suzette prit les carottes et les remit à la place où on venait de les prendre. Au moins de cette façon, elle n’en mangerait pas.



Les commis affairés ne prêtaient nulle attention à cette petite fille qui portait des carottes. Cela ne les regardait aucunement. Bob suivait ce manège d’un œil perplexe, mais du moment que Suzette entreprenait une chose, il n’y avait pas à s’en mêler. C’était une affaire entre Suzette et Justine.

— On s’en va… annonça la cuisinière… Venez, les enfants… Tiens, mon panier n’est pas si lourd que je l’aurais cru. Ces légumes printaniers sont légers comme des plumes…

Elle partit avec un sourire et Suzette en arborait un aussi, mais un peu inquiet.

En passant devant un bazar, Justine se rappela qu’elle avait besoin de cirage et elle entra pour s’approvisionner.

Suzette et Bob étaient enchantés. Un bazar est un endroit charmant. Il y a une masse de choses à regarder. Pendant que la cuisinière choisissait un produit à sa convenance, Suzette et Bob contemplaient les trésors qui s’accumulaient sur les comptoirs. Ils furent tirés de leur extase par les cris de Justine :

— Mes carottes !… Où sont mes carottes ?

Bob jeta un coup d’œil vers sa sœur qui ne broncha pas.

— C’est tout de même un peu fort, cria plus véhémente Justine, qu’ayant payé mes carottes, je ne les aie plus dans mon panier. Il va falloir que je retourne chez le fruitier.

Suzette prit la parole :

— On se passera de carottes…

— C’est impossible ! monsieur n’aime que le veau aux carottes… Ah ! je vais donner une bonne semonce à ces commis… Venez…

La fillette eut peur. Elle prévoyait que les garçons épiciers seraient questionnés et que l’affaire pourrait comporter des conséquences ennuyeuses. On lui avait toujours enseigné qu’il fallait se montrer loyale et ne pas charger les autres de torts qu’ils n’avaient pas.

Alors, en chemin, Suzette avoua courageusement :

— Tu sais, Justine, les carottes, je ne les aime pas… alors…

— Eh bien ! vous n’en mangerez pas !…

— Écoute donc… Alors, comme je ne les aime pas, celles qui étaient dans le panier, je les ai replacées dans la grande corbeille du fruitier…

— Hein !… vous avez fait cela !… clama Justine au milieu de la rue.

— Oui, cria Bob, je l’ai vue…

— C’est épouvantable ! hurla Justine exaspérée ; qu’est-ce que je vais pouvoir expliquer ? On ne me croira pas ! Il va falloir que je paie deux fois mes carottes… Ah ! c’est bien la dernière fois que je vous emmène… Et vous serez punis…

— Je n’ai rien fait, risqua Bob.

— Non, c’est votre sœur…

— Alors, je ne serai pas puni ?

— Moi, intervint Suzette, je veux bien donner ma tirelire, pour payer des carottes que je n’aime pas ; ce sera un sacrifice qui rendra très content le petit Jésus…

— Ah ! ben, vous pouvez parler du petit Jésus, je vous le conseille… Il est honteux de vous…

Heureusement pour la cuisinière, elle était si bien considérée par les fournisseurs que ses carottes lui furent rendues sans difficulté. Il est vrai qu’un commis assura qu’il avait vu la petite demoiselle prendre les légumes du panier de Justine pour les replacer parmi les autres.

La cuisinière ne se fît pas faute de raconter la malice de Suzette qui obtint un succès de mauvais aloi qui ne la flattait nullement. Mais il lui fallait subir les suites de son acte et elle opposa un visage sérieux aux sourires qui convergeaient vers elle.

Justine n’avait plus qu’une course : aller à la poissonnerie. C’était pour les enfants un endroit de délices. On voyait des poissons vivants qui s’ébattaient dans les bassins, et Suzette et Bob, le nez écrasé contre les parois de verre, seraient restés là pendant des heures sans avoir conscience du temps. Justine était obligée de les arracher de force à leur contemplation.

Elle les prévint avant d’entrer :

— Nous sommes en retard. Quand j’aurai choisi ma dorade, il ne faudra pas me faire attendre… Tâchez que je ne sois pas obligée de vous appeler deux fois…

— Oui, Justine, répondit gentiment Suzette qui éprouvait le besoin de rentrer dans les bonnes grâces de la domestique. Elle pensait que la rentrée à la maison serait assez orageuse, car Justine, certainement, ne garderait pas secret, l’incident des carottes.

— Comme il y a toujours beaucoup de monde à la poissonnerie, tenez votre petit frère par la main, afin que je n’aie pas à courir après l’un et après l’autre quand j’aurai terminé mes achats…

— Non, Justine…

On entra dans la boutique. Il y régnait une délicieuse odeur de crevettes et Bob dit :

— On se croirait au bord de la mer…

Suzette se planta devant le vivier où sautaient des carpes, et Bob, abandonnant sa sœur, s’arrêta, très intéressé, devant une langouste qui cherchait à fuir.

Justine était allée faire la queue, et, devant elle, vingt personnes au moins, devaient être servies.

Suzette remarqua ces faits en personne avertie et se dit : « On a le temps, il y en aura bien pour un bon quart d’heure… Pendant que Bob regardera les homards, j’irai voir autre chose. »

Il y avait, dans le fond de la boutique, un beau bassin avec des poissons rouges et dorés. C’était très amusant de les contempler. et Suzette, laissant Bob aux prises avec un crustacé, se dirigea vers son but.

Combien de temps passa dans l’admiration de ces bijoux vermillonnés qui jouaient ? Suzette ne sut le dire, mais elle se réveilla de sa torpeur admirative, en entendant une voix courroucée :

— Venez donc… voici une demi-heure que je vous appelle !

Suzette se retourna vivement et suivit Justine parmi la foule des acheteurs.

Dehors, la cuisinière demanda :

— Où est m’sieu Bob ?

— Bob ?… répéta Suzette, comme si elle descendait de la lune, je n’en sais rien, il regardait les crabes…

— Mon Dieu ! gémit Justine, il faut encore rentrer dans cette boutique…

Furieuse, elle se précipita vers le rayon indiqué, mais elle n’y vit pas le petit garçon.

— Seigneur !… cria-t-elle, le voici perdu !… Vous ne pouviez donc pas rester à côté de lui ! À l’heure de mon déjeuner, il faut que je cherche cet enfant. Où peut-il être ?

Justine ameutait tous les clients. Tout le monde avait vu Bob, mais personne ne savait où il était. Suzette était presque décontenancée et elle se reprochait amèrement de n’avoir pas mieux surveillé son petit frère. Cependant, comme ce n’était pas dans son caractère de se laisser décourager, elle dit :

— Bob, ne nous ayant plus vues au milieu de cette foule, a dû rentrer tranquillement…

— Tout seul ! si petit !… larmoya Justine incrédule ; ce n’est pas possible… Quel malheur !… Qu’est-ce que Madame va dire ?

— Puisque je te dis qu’il est rentré… Il doit bien rire de sa bonne niche…

— Ah ! cette fois, c’est bien le dernier marché que vous faites avec moi ! J’en ai presque un coup de sang… Qu’est-ce que Madame va penser de moi… Misère…

Autour de Justine, les domestiques du quartier s’apitoyaient et Suzette fut toute surprise de s’apercevoir qu’on les connaissait.

— Ah ! oui, c’est ce beau petit blond avec des grands yeux bleus, une figure joufflue…

— Je sais, reprit une autre, c’est un brun avec de grands yeux bleus…

— Mais non, se récria Suzette, il a des cheveux blonds…

— Oui, c’est bien ce que je voulais dire…

Suzette avait hâte de rentrer pour retrouver Bob. Elle n’était pas inquiète, mais elle pensait que Justine allait compliquer cette affaire en l’accusant près de sa maman.

Vraiment, ce n’était pas de sa faute si Bob était hypnotisé par les pinces des homards. Il aurait dû la suivre, mais il ne faisait que ce qu’il voulait.

Justine reprit son panier et s’achemina en soupirant vers l’immeuble de ses maîtres. Suzette essayait de la réconforter :

— Tu sais que Bob aime les niches… Il se cache toujours dans l’appartement pour te faire de grosses peurs…

— Et si une auto l’avait écrasé…

— Quelles drôles d’idées tu as !… Tu sais bien que les agents s’occupent des enfants et des grands-pères qui sont dans les rues…





II

Le retour à la maison ne fut pas un triomphe. Tout de suite Justine s’informa près de la concierge.

— Avez-vous vu, m’sieu Bob ?

— Ma foi non !… mais je ne suis pas restée tout le temps dans ma loge et il a pu passer sans que je m’en aperçoive… Un gamin a vite fait un tour…

— Mon Dieu !… mon Dieu !… gémit Justine… mam’zelle Suzette le tenait par la main et il lui a échappé… Moi, je ne pouvais pas le tenir, j’ai mon panier, n’est-ce pas ?

— C’est certain. Mais pourquoi vont-ils avec vous au marché, ces deux moucherons-là ?

— C’est mam’zelle Suzette qui est enragée… Ça mange des bonbons chez les fournisseurs comme si ça en était privé… Alors, je suis bonne, je me laisse attendrir, et mon bon cœur me revient en malheur… J’en serai malade…

— Ne vous tournez pas les sangs, mam’zelle Justine… Votre Bob se retrouvera…

— Mais oui, affirma Suzette… il est caché dans l’appartement…

— Certainement… appuya la concierge.

Suzette fut gentille. Elle passa par l’escalier de service afin d’aider Justine à porter son panier. Mais la pauvre femme ne se rendait même pas compte de cette attention, tellement elle était angoissée.

Pourtant, il fallait entrer, bon gré, ma gré, et affronter la vérité.

Ce fut avec un affreux battement de cœur que la cuisinière ouvrit la porte. Elle vit tout de suite Sidonie, la femme de chambre, qui se trouvait dans la cuisine.

— Sidonie, demanda-t-elle d’une voix rauque, Bob n’est pas là ?

— Bob ?… mais non… il est parti avec vous…

Sidonie ne comprenait ni la question, ni l’air affolée de la domestique.

Suzette expliqua de sa voix de flûte :

— On a perdu Bob…

— Ciel ! cria Sidonie, en voilà une affaire !


— Ne criez pas si fort, recommanda Suzette, maman va être inquiète de ce qui se passe…

— Ah ! bien… ah !… bien !… hurla Sidonie un peu plus fort, faudra que Madame le sache ce qui se passe… On ne peut lui cacher que ce petit chéri est perdu…

— Taisez-vous, répéta Suzette.

— Quelle affaire !… quelle affaire !… gémissait Justine. Où peut-il être, ce trésor ?… je donnerais dix ans de ma vie pour le revoir là… dire qu’il y a une heure seulement, j’étais toute guillerette pour partir au marché, et maintenant, je suis quasiment morte ; jamais je n’oserai dire la vérité à Madame !…

— Moi non plus ! clama Sidonie.

Mme Lassonat se montra.

— Qu'arrive-t-il ?… j’entends des éclats de voix…et vous en avez des figures !

Justine et Sidonie s’étaient instinctivement retournées vers le fourneau quand Mme Lassonat avait parlé de leurs visages.

— Mais qu’avez-vous donc ?

— Je vais te le dire, maman… On a perdu Bob… oh ! il n’est pas encore loin !…

— Quoi !… s’écria Mme Lassonat, épouvantée ; où est-il ?

— Si on le savait, il ne serait pas perdu, riposta Suzette.

— Justine !… cria Mme Lassonat, parlez-moi ; où est mon fils ?

— Ma…dame… bégaya la cuisinière.

— Elle ne sait pas, intervint Suzette, on te dit qu’il est perdu… Il regardait une langouste, et puis on ne l’a plus vu… Ce n’est pas de notre faute… Les langoustes ne mangent pourtant pas les petits garçons, n’est-ce pas ?

— Je deviens folle, s’écria de nouveau Mme Lassonat, désespérée… Où est mon petit Bob, mon cher petit enfant ?…

— Ne te mets pas dans des états pareils, un petit garçon ne se perd pas…

— Une automobile a pu l’écraser !

— Tu n’es pas raisonnable, maman… Tu sais bien que les agents viennent prendre par la main les petits enfants qui traversent les rues…

— On l’a volé, peut-être !

— Volé ?… et pourquoi faire ?… Tu sais bien qu’il est insupportable… Puis, il est trop petit pour gagner de l’argent… Maintenant, c’est possible qu’on l’ait pris pour mendier… Il y a des « dames » à la porte des églises, qui ont des enfants dans ce genre-là… mais nous le reconnaîtrons tout de suite…

— Tais-toi !… interrompit Mme Lassonat en sanglotant.

— Vous en avez des idées, vous !… murmura Sidonie.

— Heureusement que j’ai des idées, prononça Suzette avec calme.

— Justine, dit Mme Lassonat en s’arrêtant de pleurer, il faut que nous allions rechercher Bob…

— Où, madame ?

— Partout !… Il faut le retrouver…

— Et mon déjeuner ?

— On ne déjeunera pas !… Sidonie nous accompagnera, il faut que tout le monde cherche !

— Oh ! oui, madame… murmura la femme de chambre.

Suzette n’osa pas protester. Elle ne comptait plus pour le moment. Elle trouvait excessif le chagrin de sa mère, mais se gardait de traduire ses impressions. Elle était persuadée que Bob allait revenir d’un instant à l’autre et il lui semblait que sa maman aurait dû le penser comme elle. Alors pourquoi partir avec les deux domestiques. Mais, incontestablement, Mme Lassonat ne possédait plus son sang-froid. Cette nouvelle lui causait une épouvante. Les servantes pleuraient d’autant plus qu’elles voyaient leur maîtresse désespérée et ces pleurs achevaient le désarroi de la pauvre mère.

Le déjeuner fut donc laissé en plant.

Suzette resta seule dans l’appartement. À vrai dire, elle trouva se procédé un peu cavalier, mais elle sentit qu’elle ne pouvait pas s’indigner.

Tout convergeait vers Bob.

On lui recommanda d’être raisonnable et de prévenir son père dès qu’il rentrerait Suzette est convaincue que Bob se cache et dès qu’elle fut réduite à la solitude» elle l’appela par tout l’appartement, le menaçant et le conjurant, mais ses appels et ses menaces furent inutiles. Bob n’était pas là.

Elle ne peut s’empêcher de le trouver stupide et se promet de lui dire ce qu’elle pense.

Alors qu’elle médite sur cette aventure, le timbre de l’entrée résonna.

En temps ordinaire, il est défendu à Suzette d’ouvrir. Mais c’est peut-être Bob qui revient. Elle se précipite à la porte.

Ce n’est que la concierge qui vient demander si Bob est retrouvé.

— Ne m’en parlez pas, répond Suzette ; les enfants ne songent qu’à vous donner du souci… Celui-ci regardait une langouste, et plouf ! il est perdu.

La concierge, malgré toute la pitié qu’elle éprouvait pour ses locataires, ne put se tenir de rire. Elle répliqua :

— Vous êtes grande, vous mam’zelle Suzette !

— Dame ! riposta Suzette, et la preuve, c’est que je ne m’égare pas…

La fillette referma la porte avec un peu d’humeur, d’autant plus que la faim commençait à la tenailler…

— Il va être midi… papa va revenir et il n’aura rien à déjeuner… Quel intérieur décousu…

Justine rentra.

— Eh bien ! Justine ?

— Rien, mam’zelle Suzette, personne ne l’a vu… Mais c’est bien de votre faute ; si vous aviez surveillé votre petit frère, on n'en serait pas là…

— Quelle idée !… papa dit toujours que les hommes doivent protéger les femmes… Alors ce n’est pas mon affaire de garder mon frère… C’est lui qui doit me protéger…

— On sait que vous avez réponse à tout… et puis vous n’avez pas de cœur… vous ne pleurez même pas… vous n’aimez pas m’sieu Bob…

— Cela nous avancera, si je pleurais ? Tu as pleuré plein ton tablier, toi, et tu as retrouvé Bob ?

— J’aime mieux ne pas vous écouter…

Sidonie se montra.

— Personne ne sait où il a passé… Je suis allée dans toutes les rues voisines… C’est désolant tout de même…

— Où est maman ?

— Votre pauvre maman a couru à la poissonnerie.

— C’est tout de même ennuyeux que les langoustes ne parlent pas, dit Suzette, sans quoi



celle-là pourrait nous raconter ce que Bob est

devenu…

— Vous ne devriez pas parler aussi sottement devant un pareil malheur…

— Mais, enfin, Bob se retrouvera, s’écria Suzette, impatientée… Il n’y a qu’une heure qu’il est perdu ; il est grand, il a cinq ans, il connaît son adresse, il parle très bien. S’il était écrasé on nous aurait déjà prévenus.

Justine s’écria :

— Je vous dis que cette petite a un navet à la place du cœur.

—- Il n’y a pas de bon sens de raisonner pareillement quand on a perdu son petit frère, clama Sidonie, rouge d’indignation.

— Tenez, vous m’exaspérez, prononça Suzette, vous feriez mieux de vous occuper du déjeuner plutôt que de pleurnicher… Papa va revenir, il aura faim et le couvert ne sera même pas mis…

Ces paroles électrisèrent les deux domestiques. Elles essuyèrent leurs yeux et bondirent à leurs occupations respectives.

Suzette alla dans sa chambre où elle essaya de se distraire. Puis la porte d’entrée claqua. La fillette se précipita. C’était sa maman et elle était seule.

Elle questionna, haletante :

— Est-ce que Bob est là ?

— Non, répondit Suzette.

Les deux servantes étaient accourues.

Mme Lassonat éclata en sanglots.

— Mon petit enfant si tranquille, si doux…

— Oh !… s’écria Suzette.

— Qu’y a-t-il ?… questionna madame Lassonat, croyant à une nouvelle qui pourrait conduire sur la piste de son fils.

— Je dis « oh », expliqua Suzette, parce que tu prétends que Bob est doux… Hier, tu as failli le gifler parce que tu le trouvais coléreux…

— Veux-tu te taire !… cria Mme Lassonat, suffoquée… Ce pauvre enfant est peut-être horriblement malheureux en ce moment, il m’appelle, il a faim…

— Il pourra s’acheter des gâteaux, il a cinq francs dans sa poche, posa Suzette.

— Mais tu ne comprends donc rien, clama madame Lassonat… Bob est perdu, il est triste, il est dans la rue, tout seul, comme un petit abandonné !… Tu as l’air de penser qu’il fait une promenade pour son plaisir… Ah ! je ne peux plus t’entendre…

Suzette ne répliqua pas, mais sa conviction était ferme : Bob n’était pas en danger… Elle le savait avisé. Elle se souvenait qu’un jour, au bord de la mer, il avait suivi des camelots. On l’avait cherché pendant deux heures et quand il était rentré, il avait dit :

— Ce n’était pas la peine de faire tant d’histoires… Je regardais les marchands…

Il conservait un petit air crâne et semblait se moquer du souci qu’il avait causé. Sûrement, il allait en être de même. Il n’y avait qu’à attendre. Elle éleva de nouveau la voix :

— Tu te souviens, petite mère, que Bob a déjà été perdu une fois… et qu’il est revenu tout seul…

— Oui, mais c’était dans un pays où tout le monde le connaissait, un pays de tout repos… mais à Paris, c’est différent…

— On se perd moins à Paris, trancha Suzette, parce qu’il y a plus de monde et que Bob connaît les rues… Je le sais bien, moi…

Mme Lassonat n’écoutait plus les consolations de sa fille. Elle continuait de pleurer, l’oreille aux aguets, espérant toujours entendre le bruit des pas de son cher petit garçon.

Elle ne pouvait rester assise et demandait sans se lasser des détails à Justine.

— Vous n’auriez pas dû le perdre de vue, ma bonne Justine.

— Je ne prévoyais pas qu’il se sauverait… M’sieu Bob est assez raisonnable d’habitude… Je ne peux pas en dire autant de mam’zelle Suzette, mais, ce matin, elle m’avait juré qu’elle veillerait bien sur son petit frère…

— Je n’ai rien juré du tout !

— Enfin, vous me l’aviez promis, c’est tout comme…

— Que va dire son pauvre père !… jeta Mme Lassonat dans un sanglot.

— Papa ne s’affolera pas, posa Suzette… Il sait que les hommes sont débrouillards…

— Cette petite est stupide !… cria la pauvre mère.

— C’est changé, alors… Hier, tu disais à madame Lartiga que je n’étais pas bête…

— Sidonie, emmenez-là dans une autre pièce… elle me rendra malade…

Puis, sans transition, Mme Lassonat prévint :

— Je vais aller au-devant de Monsieur ; je ne peux plus rester ici… J’ai besoin d’aller dans la rue, de m’agiter, de chercher sans cesse ce malheureux petit…

Elle remit son chapeau, se tamponna de poudre, pour cacher la trace de ses larmes, et se dirigea vers la porte.

Suzette qui sentait la faim, s’inquiéta :

— À quelle heure déjeunera-t-on ?

— Déjeuner !… gémit la maman désolée, je n’y pense guère et je doute que ton papa puisse avaler quoi que ce soit. Nous ne reviendrons qu’avec Bob. Dans tous les cas, nous allons aviser le commissaire du quartier, pour que ses agents le retrouvent…

Sur ces mots, Mme Lassonat franchit le seuil et referma la porte.

Suzette restait pétrifiée. Des agents chercheraient son frère !… Quelle bizarre idée !…

Elle demanda à Justine :

— Où vont-ils aller les agents ?

— Dans toutes les rues…

— Ils fouilleront les maisons, les magasins… ?

— Dame, oui…

— Bob n’est pourtant pas un voleur pour que le commissaire s’occupe de lui… C’est quand on est méchant qu’on vous conduit chez le commissaire…

— Alors, on devrait bien vous y mener…

— Je n’ai rien fait de mal…

— Vous avez perdu votre petit frère…

— Ce n’est pas moi du tout !… Tu n’avais qu’à le mettre dans ton panier, mon petit frère, cela aurait remplacé les carottes…

— Rien que pour ce tour que vous m’avez joué, je devrais vous y conduire…

— Eh bien ! je ne demande pas mieux !

— Vous n’avez peur de rien…

Suzette bâilla et s’écria :

— J’ai faim !… j’ai faim !…

— Peut-on penser à avoir faim quand on n’a plus son petit frère !

— Puisqu’on le retrouvera !… Vous êtes deux sottes !… s’écria la fillette en tapant du pied.

— Fi !… que c’est laid de dire des choses pareilles… à deux personnes qui sont toujours gentilles pour vous…

Suzette crut bon de ne pas répondre à ce reproche. Elle se dit qu’elle serait mieux dans sa chambre où elle pourrait s’occuper.

Avant d’y retourner, elle lança :

— Quand vous pourrez m’appeler pour déjeuner, je serai bien contente… Bob est perdu, mais ce n’est pas la peine que je meure de faim. Je tiens à ce que papa et maman me retrouvent vivante quand ils rentreront, pour qu’ils aient au moins encore un enfant…





III

Suzette, dans sa chambre commençait par trouver bizarre que Bob ne revînt pas. Elle sentait confusément que la maison allait devenir intolérable si son petit frère ne se décidait pas à rentrer bientôt. Et puis, bien qu’on l’accusât de n’avoir pas de cœur, elle était un peu mélancolique de ne pas entendre la voix du garçonnet résonner dans l’appartement.

C’était bien plus gai quand il était là. Il y avait des rires, des cris, quelques taquineries aussi et cela animait le temps.

Cependant, Suzette essaie de s’amuser, mais c’est bon pour quelques instants d’être seule. Malgré soi, elle pense beaucoup à Bob.

Que fait-il en ce moment ?… Et si ses parents rentraient sans l’avoir retrouvé ?… Il en résulterait des complications sans fin.

Suzette se remémore la séance à la poissonnerie, afin de faire jaillir une lueur dans ce chaos.

Elle regardait les poissons rouges, Bob était devant les homards…

Tout à coup, Suzette tressaille. Elle se souvient qu’une dame lui a dit quelque chose… Quelle dame ? Suzette ne sait plus… Ah ! si elle prêtait un peu plus d’attention à ce qu’on lui dit… Mais ce n’est pas par plaisanterie que ses parents lui reprochent son étourderie.

Mais Suzette ne pouvant résoudre cette question, l’oublie et elle cherche un moyen pour retrouver Bob. Il lui semble qu’elle devrait aussi s’en aller dans la rue pour tenter de l’apercevoir.

Elle est grande, elle peut sortir seule. Ce n’est pas sûr qu’on lui donnerait cette permission, mais elle pourrait la prendre. La maison est désorganisée, les habitudes sont changées et personne ne s’occupe d’elle. Il faut, avant tout, ramener Bob, et si elle y aide, on lui pardonnera cette infraction aux défenses.

Elle ne la demandera même pas à Justine et à Sidonie, qui jetteraient les hauts cris. Non, quand on a une bonne idée, il vaut mieux s’en occuper soi-même, sans y mêler les autres.

Suzette est décidée. Elle cherchera Bob.

Pour l’instant, elle a faim et elle sort de sa chambre pour savoir ce qui se passe à la cuisine. Sidonie et Justine continuent de discuter bruyamment la disparition de Bob.

L'arrivée de Suzette les calma quelque peu.

— Je voudrais bien déjeuner…

— Vous pouvez bien patienter jusqu’au retour de Monsieur et de Madame…

— J’ai faim, interrompit Suzette, et on ne sait pas à quelle heure reviendront papa et maman… Vous pourriez bien me servir quelque chose ici, sur la table, un œuf sur le plat, n’importe quoi…

— Elle a tout même raison, mam’zelle, interrompit Sidonie… Il est près d’une heure et cela fatigue l’estomac des enfants, de ne pas les faire manger à l’heure…

Justine se laissa fléchir et prépara le couvert sur un coin de la table. La fillette semblait anéantie par la faim, mais elle réfléchissait. De plus en plus, elle se persuadait qu’elle devait utiliser tout ce qu’elle possédait d’intelligence pour retrouver son petit frère, et, à son défaut, « un petit frère ».

Après tout, venait-elle de penser, le dénommé Bob n’était pas indispensable. Il y avait beaucoup de petits garçons qui lui ressemblaient et qui feraient parfaitement l’affaire.

Suzette était convaincue que sa maman serait enchantée d’avoir n’importe quel petit garçon, pourvu qu’il ne fût pas trop laid, ni trop gros et qu’il eût des cheveux blonds.

La sérénité de la fillette croissait à mesure que son plan se précisait dans son imagination. Elle ne dirait rien à ces bavardes de Justine et de Sidonie, qui raconteraient tout de suite ce projet à ses parents. Or, il était essentiel qu’il y eût surprise. Non, il fallait procéder seule.

Suzette mangeait de fort bon appétit, tout à fait remise d’aplomb, par l’affaire qu’elle voulait entreprendre. Elle disparaîtrait de la maison sans qu’on la vît et, en route, à la recherche d’un petit frère.

— Ton poisson est fort bon, Justine ; tu peux m’en servir encore un peu…

— À la bonne heure ! ce n’est pas le chagrin qui vous coupe l’appétit au moins !

— Je n’ai pas à avoir de chagrin, puisque Bob est sans doute chez quelqu’un en train de déjeuner.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Mais une dame a peut-être dit : Tiens, le beau petit garçon : veux-tu déjeuner avec mes bébés !

— Vous n’êtes tout de même pas ordinaire, mam’zelle Suzette ! lança Justine, le poing à la taille… mais cela me tourmente parce que Monsieur et Madame ne reviennent pas… Il est une heure !…

Suzette se hâtait. Elle voulait sortir très vite. Elle se demanda par où elle passerait. Par le grand escalier ou l’escalier de service ? Il vaudrait mieux ne rencontrer personne. Ce serait encore des complications inutiles.

Suzette s’ingénia pour attirer les deux domestiques hors de la cuisine qui donnait sur une antichambre exiguë où s’ouvrait la porte de service.

Son plan se réalisa. Justine alla dans sa chambre pour chercher ses pantoufles, et Sidonie, en attendant Madame, s’installa dans la lingerie pour faire un point à un tablier de Suzette.

La petite fille ne perdit pas de temps. Le chapeau et le manteau furent promptement sur elle. Doucement, elle gagna la porte et descendit, toute tendue vers son but.

Il arriva qu’au bout d’une demi-heure, Justine, revenue dans sa cuisine, et Sidonie, cousant dans sa lingerie, trouvèrent étrange le silence de Suzette.

La femme de chambre appela la fillette, qui ne répondit point, naturellement. Affolée, elle alla dans la cuisine où elle ne la vit pas.

— Justine, où est mam’zelle Suzette ?

— Avec vous, pardine ! je la croyais avec vous…

— Pas du tout…e pensais qu’elle était à la cuisine, près de vous…

— Mais non…

— Alors, où est-elle ?

— Je n’en sais rien… dans sa chambre…

— Je viens d’y aller voir, il n’y a personne.

— Ne vous mettez pas en peine pour elle… Peut-être est-elle dans la chambre de Madame, ou dans le salon en train de feuilleter l’album des photographies…

— Ah ! j’ai eu peur !… Je vais m’assurer de sa présence…

Sidonie courut dans les pièces où elle comptait voir la fillette, mais elle revint, le visage décomposé, près de Justine.

— Je ne la vois pas !… cria-t-elle, angoissée.

— Seigneur !… vous avez regardé dans le cabinet de toilette ?

— Oui… oui…

— Où peut-elle être ?… mam’zelle Suzette !… Suzette !…

Les deux voix s’unirent et retentirent à l’envi dans tout l’appartement, mais Suzette n’apparut point.

— Oh ! la la !… il nous manquait ça ! C’est donc une épidémie aujourd’hui, que les enfants s’envolent sans qu’on sache où ? Personne n’est entré dans l’appartement ?… vous en êtes sûre, Sidonie ?… Quand on est préoccupé…

— Dame oui, que j’en suis sûre !… la porte est fermée… Puis, j’aurais entendu du bruit… Un voleur serait venu pour prendre mam’zelle qu’elle aurait crié… Mais pas le moindre mot, pas le plus petit cri… C’est justement ce silence qui m’a semblé extraordinaire…

— Moi, je ne trouve pas ça drôle !… Misère de misère !… Qu’est-ce qui va se passer quand Monsieur et Madame vont rentrer ?

— J’ai presque envie de me sauver… cria Sidonie.

— Faites pas ça !… ce serait une preuve contre vous…

— Une preuve de quoi ?

— Que vous avez aidé à voler les enfants…

— Oh !

La pauvre Sidonie tomba sur une chaise en sanglotant.

Les deux femmes ne purent plus se livrer à quelque occupation. Elles furetaient dans tous les coins en appelant Bob et Suzette, leur promettant monts et merveilles s’ils se montraient.

Enfin, lasse, Justine dit :

— Savez-vous que je commence à me rassurer ?… Un de perdu me paraissait extraordinaire, mais deux, cela devient moins grave… J’ai dans l’idée que c’est un mystère qui s’éclaircira comme le jus de groseilles quand il cuit.

— Je ne suis pas de votre avis !… Deux disparitions de cette manière me paraissent tout à fait diaboliques… J’ai bien peur qu’il n’y ait des hommes cachés dans la muraille…

— Vous êtes folle, ma fille !… Faites vite un signe de croix pour chasser vos diableries… Vous avez perdu votre bon sens… votre estomac est creux et la tête vous tourne…

Mais la pauvre Sidonie était malheureuse comme une pierre qui voit arriver sur elle un gros camion. Elle regardait de tous côtés d’un air effrayé et tressaillait quand une étincelle craquait dans le fourneau.

— Je voudrais bien ne plus être dans cette place, murmura-t-elle.

— Ça, je vous comprends… ça manque de gaîté. Pourtant, ce sont des maîtres pas méchants, qui aiment la bonne cuisine… Mais il faut qu’on leur vole leurs enfants…

— Vous voyez !… vous y venez !… vous croyez bien qu’on les a volés, n’est-ce pas ?

— J’ai dit ce mot-là… parce que je n’en avais pas d’autre sous la langue… mais, à mon avis, tout se terminera pour le mieux… J’ai tiré les cartes tout à l’heure et il n’y avait rien de mauvais dedans…

— Que le Bon Dieu nous aide !…

Suzette descendit sans rencontre l’escalier de service.

Elle ne sut pas si la concierge la vit ou non, parce qu’elle passa, tête baissée, devant la loge



Dans la rue, elle rectifia son maintien. Elle se

tint droite, sérieuse, et regarda de côté et d’autre dans l’espoir de voir surgir Bob. Mais, autour d’elle, c’était presque désert. Tout le monde déjeunait.

La famille Lassonat habitait non loin du Luxembourg. Suzette y jouait plusieurs fois par semaine. Elle se demanda si Bob n’avait pas voulu continuer la partie de ballon, commencée la veille.

À cette idée, elle faillit courir, mais les bienséances la retinrent. Elle imita la démarche de sa maman, et se prenant pour une mère de famille bien posée, elle poursuivit allègrement sa route. Elle se félicita de n’avoir pas rencontré ses parents, sans quoi, adieu son plan !

Cependant Suzette est anxieuse et son pas devient de plus en plus rapide.

Sûrement, elle retrouvera Bob dans le jardin. Elle se souvient qu’un jour, il a couru si vite que Sidonie a eu beaucoup de peine pour le rattraper. Cette fois, il a profité de ce qu’on ne le surveillait pas.

Mais, le grand jardin est désert, lui aussi. Suzette, qui n’est pas souvent déconcertée, est tout à fait surprise de le voir si calme. Il y a bien quelques personnes sur les bancs, mais les enfants sont rares. Où sont les bandes joyeuses des bébés ? Le jardin est triste. Les moineaux seuls y gazouillent en cherchant les miettes que les petits habitués y ont laissées.

Puis Suzette comprend. Les enfants sont allés déjeuner et se reposeront après leur repas. C’est seulement après leur sieste qu’ils reviendront dans le grand jardin.

Mais alors, comment retrouver Bob tout de suite ? Suzette avait hâte de régler cette affaire.

Elle se dit alors que ce serait un autre que Bob qu’elle ramènerait, voilà tout.

Il faudra simplement que ce petit garçon ressemble le plus possible à son petit frère, afin que ses parents fussent très contents.

La fillette attendit pour commencer ses recherches. Les enfants manquaient pour le moment. Et pourtant l’occasion eût été propice… Ni marchandes de ballons, ni gardes…

Cependant, tout à coup, le cœur de Suzette battit très fort. Non loin du musée, elle distingua un petit garçon qui jouait. Il était de la taille de Bob et était revêtu d’une blouse blanche comme la sienne. Il poussait devant lui un cerceau à grelots et il prenait grand plaisir à ce jeu, à en juger par l’attention qu’il y apportait.

Suzette s’élança vers lui, mais en s’en rapprochant, toute sa gaité tomba : ce n’était pas Bob… Quelle déception !

Cependant, elle ne se découragea pas, et continua d’avancer vers le petit inconnu.

Il paraissait doux. Il était blond comme Bob avec des yeux bleus. Il était seul.

Suzette le contempla un moment, puis elle regarda autour d’elle. Ni bonne, ni maman, ni vieille nourrice dans les environs.

À son tour, le petit jeta un coup d’œil sur cette fillette bien habillée qui l’examinait. Il sourit. Suzette ne souriait pas facilement, mais elle comprit que pour les besoins de la cause, elle devait être aimable, et elle répondit à ce sourire.

Le petit garçon s’écria :

— Je joue dans « mon » jardin, avec mon beau cerceau…

— Ah ! c’est ton jardin ?

— Bien sûr !

— Comment est-ce que tu t’appelles ?

— Jeannot.

— Voudrais-tu d’une petite sœur comme moi, pour jouer avec toi ?

— Oh ! oui… avec beaucoup de joujoux, plein une maison !

— Oui, c’est ça, plein… plein une maison…

— Où est-elle ta maison ?

— Là, tout près… tu es tout seul ?

— Oui, mon frère est là-dedans… Et l’enfant désigna le musée.

— Viens alors… Tu n’as pas peur ?

— Non, je suis grand… les hommes noirs, les loups, les bêtes, je tue tout avec mon fusil…

Suzette tendit la main. Jeannot y mit la sienne et il partit en compagnie de cette sœur improvisée.

Il avait lâché son cerceau et bavardait comme une pie. Suzette était légèrement ahurie par son succès, mais tout à fait triomphante au fond de soi.

En somme, ce n’était pas compliqué de se procurer un petit frère. Elle en tenait un fort présentable, gentil, suffisamment beau, un peu trop frisé peut-être pour le goût de sa maman… Mais avec un peu de pommade, Suzette pensait qu’on pourrait très bien remédier à cet inconvénient.

— On va loin ?… questionna le bambin.

— Non, encore une rue…

— Ils sont beaux, tes joujoux ?

— Très beaux… J’ai aussi un papa et une maman…

— Moi aussi…

— J’ai, en plus, Sidonie et Justine. Sidonie, c’est la femme de chambre, et Justine, c’est la cuisinière…

— Moi aussi, j’ai une cuisinière !… s’écria l’enfant glorieux, et je la prête à maman pour qu’elle mette ma soupe dessus pour la chauffer !…

— C’est un fourneau, alors, petit bêta, ce n’est pas une cuisinière.

Si, c’est une cuisinière…

Suzette ne voulut pas discuter, parce qu’on arrivait devant l’immeuble. Il fallait jouer serré, pour que la concierge ne surprît pas les arrivants. Suzette explora la place et s’engouffra dans l’ascenseur.





IV

Arrivée devant la porte de l’appartement, Suzette fit la leçon au nouveau Bob. Elle lui enjoignit de rester bien tranquille, collé au battant de la porte qui ne s’ouvrait pas. Elle viendrait le chercher là. Elle allait préparer les joujoux. Alléché par cette perspective, l'enfant se tint coi, sachant que les belles surprises étaient à ce prix.

Elle sonna.

Des pas précipités s’entendirent et les deux domestiques, avides de nouvelles, furent vite derrière la porte que Sidonie ouvrit.

— Ah ! mon Dieu ! c’est mam’zelle Suzette ! cria-t-elle effarée.

Suzette était pressée. Elle entra vivement en disant d’un ton de grande personne qui ne plaisante pas :

-— Bonjour, mes filles…

Puis, elle referma la porte, et sans un autre mot, elle entraîna les deux femmes ahuries.

Il s’agissait d’agir rapidement. Il fallait que Justine et Sidonie fussent de nouveau occupées pour que le « petit frère » ne restât pas trop longtemps derrière la porte.

Justine s’écria, quand elle fut remise de son effarement :

— Mam’zelle Suzette nous dira peut-être ce qu’elle est allée faire dehors sans permission ?

— Sans permission ?… répéta Suzette… Je suis assez grande pour me donner une permission… Et puis, personne ne s’occupe de moi… Alors, je suis allée chercher mon petit frère…

— Vous n’êtes pas timide, il n’y a pas à dire ! À quoi cela vous a-t-il servi ? Vous êtes revenue sans m’sieu Bob… et vous auriez pu vous perdre, vous aussi !… Qu’est-ce qu’on aurait dit à votre maman, nous autres ?

— Je ne me serais pas perdue, voyons… releva Suzette avec dédain… Je ne suis plus une enfant… enfin, je n’ai pas retrouvé Bob… Papa et maman ne se sont pas encore montrés ?

— Pas encore…

— Quelle heure est-il ?

— Il est près de deux heures…

— Heureusement que j’ai déjeuné…

Tout en parlant, Suzette conduisait doucement les deux servantes vers la cuisine. Elle pensait au petit garçon qui se morfondait sur le palier et les quelques secondes qui venaient de s’écouler, lui paraissaient bien longues.

Enfin Justine et Sidonie se réinstallèrent à leurs besognes et la cuisinière dit :

— Surtout, ne vous promenez plus…c’est assez d’une fois… Nous avons été presque malades de saisissement de ne plus vous entendre…

— Pour sûr, renchérit Sidonie, j’en perdais l’esprit… ne vous sauvez plus… Il faut au moins être là quand monsieur et madame rentreront avec votre petit frère…

Devant cette assurance, Suzette faillit perdre contenance… Deux petits frères, ce serait peut-être trop dans la maison. Bah ! elle en serait quitte pour « remettre » Jeannot à la place où elle l’avait trouvé.

Précautionneusement, à pas feutrés, elle alla ouvrir la porte d’entrée, agrippa le pauvre petit qui commençait à s’ennuyer et l’entraîna sans une parole dans sa chambre, où elle tira le verrou. Dans la pièce, il y avait des joujoux qui enchantèrent le bambin.

À dessein, Suzette chantait pour couvrir les exclamations extasiées, les paroles de joie que jetait Bob deuxième.

Intriguée cependant par cette animation insolite, Sidonie vint à la porte et voulut l’ouvrir.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?… vous avez tiré le verrou ?

— Oui, c’est pour que je ne me sauve plus !

— Ah ! bon… ah ! bon… ce n’est pas ordinaire !… Ouvrez-moi…

— Laisse-moi un peu me reposer !…

— Vous ne semblez guère fatiguée !… Vous chantez, vous jacassez… on dirait même qu’il y a quelqu’un avec vous.

— C’est ma poupée qui cause avec Polichinelle… Tu les entends ?

Suzette lançait des demandes et des réponses avec deux sons de voix, ce qui provoquait des éclats de rire de Jeannot.

— Ne dites pas de bêtises, mam’zelle Suzette…

— Je n’en dis pas…

— Ouvrez la porte…

— Tout à l’heure…

— Je préviendrai votre maman de votre désobéissance…

— Oui, ma petite Sidonie… mais je voudrais bien qu’elle rentre, maman…

Sidonie retourna près de Justine.

— Il se passe vraiment des choses mystérieuses dans cette maison… J’ai entendu une voix comme celle de Bob dans la chambre de mam’zelle Suzette…

— Vous divaguez, ma pauvre fille.

— Je vous le certifie…

— Vous êtes entrée… et alors ?

— La porte est fermée… et je n’ai rien pu voir…

— Quoi… mam’zelle a fermé la porte au verrou ?

— Oui…

— Quelle affaire !… et Bob est là ?

— Je n’en sais plus rien !… c’est peut-être seulement mam’zelle Suzette qui a imité sa voix pour nous en faire accroire…

— Faut que j’aille me rendre compte de ça ! Justine, aussi rapidement que le lui permettait sa corpulence, s’achemina vers la porte de Suzette et y colla son oreille.

Elle entendit :

— Elle est grande ta poupée !…

— Il y en a de plus grandes… j’en connais qui parlent… mais alors on ne s’entend plus.

Justine, épouvantée, cria :

— Mam’zelle Suzette, votre petit frère est donc revenu ?

— Non… non… lança Suzette à travers la porte.

— Ouvrez !… je veux savoir qui est avec vous…

— Je parle à ma poupée Je fais les demandes… je prends la voix de Bob et c’est très amusant… Je vais recommencer… Attends !

— Ouvrez-moi, je vous prie…

— Non, pas avant que papa et maman soient rentrés…

— Qui avez-vous ramené ?

— Tu as vu quelqu’un avec moi ?

— Non, mais c’est drôle, aujourd’hui, dans cette maison…

— C’est de la faute de Bob… Quand un enfant est perdu, tout le monde est à l’envers…

— Je ne trouve pas cela bien que vous ne vouliez pas m’ouvrir…

— Tu es une bonne petite Justine…

La cuisinière, assez énervée, dut reprendre le chemin de sa cuisine sans obtenir satisfaction. Elle cherchait à s’expliquer ces différents mystères.

Elle dit à Sidonie :

— C’est inouï que mam’zelle s’enferme comme ça… J’ai entendu aussi une petite voix pareille à celle de Bob…

— Quand je vous le disais !

— Mais mam’zelle me raconte que c’est elle qui parle à la façon de son frère…

— J’ai bien cru qu’il était rentré !…

— Je ne le pense pas… Mam’zelle Suzette n’aurait pas pu le cacher… Les enfants ne se rendent pas compte des choses importantes, et elle joue comme si Bob était là… Pour croire à sa présence, elle imite sa voix, la pauvre mignonne… Vous comprenez, elle sait que tout le monde le cherche, et à quoi cela lui servirait-il de ne pas dire qu’il est retrouvé ?

— Vous avez raison… Ah ! je voudrais bien que Monsieur et Madame rentrent… L’appartement me paraît sinistre et puis je n’aime pas savoir Suzette enfermée.

Les deux femmes restèrent silencieuses un moment. Deux heures sonnèrent assez lugubrement à la pendule de la cuisine.

— Deux heures !… murmura Justine.

— C’est plus triste qu’un enterrement, murmura Sidonie.

— Ne me parlez pas des enfants, ce n’est bon qu’à mettre du trouble dans la vie…

On frappa à la porte de service.

C’était la concierge.

— Quoi de nouveau ?

— Rien…

— Comment, il n’est pas retrouvé, ce petit ?

— Non…

— Ben… j’aurais cru le contraire… Un locataire m’a dit qu’il avait vu vot’ demoiselle avec son petit frère dans l’ascenseur…

— C’était dans son imagination…

— J’étais contente et soulagée… Cependant c’est un monsieur qui a son bon sens… Il a vu un bambin qui donnait la main à mam’zelle Suzette…

Sidonie prononça :

— Tout cela est du mystère… Maintenant notre mam’zelle s’est enfermée et elle joue comme si son petit frère était là…

— La pauvre gamine… Cette disparition la travaille sans doute… Pourvu qu’elle n’attrape pas une méningite… Alors, vos patrons ne sont pas encore rentrés ?

— Non, et cela me semble long… Je pense que Monsieur donne des explications au commissariat, puisqu’il est allé du côté de la poissonnerie… Une heure est vite passée quand on est dans les conversations… Cela me rend toute malade, parce que je n’aime pas les imprévus… On arrange sa vie tranquillement et il faut qu’un gamin, pas plus haut qu’une cuiller à pot, démolisse toute votre paix…

— Moi, plaça Sidonie, j’ai perdu tout mon courage, j’ai cent ans depuis onze heures du matin… Ce petit Bob était gentil…

— Il se retrouvera, allez !… Ayez encore un peu de patience…

La concierge s’en retourna et les deux femmes reprirent leurs soupirs et leurs lamentations. Sidonie, sur la pointe des pieds, s’approcha



de nouveau de la porte de Suzette pour écouter.

Elle revint toute tremblante :

— Je vous assure que Bob est là… Venez avec moi… c’est invraisemblable !…

Arrêtées devant la porte mystérieuse, elles entendirent le gazouillis de l’enfant inconnu parmi lequel fusait parfois une exclamation admiratrice.

— Voyons, je ne deviens pas folle… murmura Justine, aussi trépidante qu’un chat.

— Vous n’êtes pas plus folle que moi… Bob est dans cette pièce !

— Pourquoi Suzette nous le cache-t-elle ?

— Cette petite est tellement extraordinaire ! Vous vous souvenez qu’elle a caché sa grande poupée pendant des jours pour la punir…

— Allons, Sidonie, un petit frère n’est pas une poupée… Elle sait que nous sommes inquiètes… Elle m’a vue pleurer…

— Elle a peut-être une idée…

— Quelle idée ?… Suzette !… cria Justine, mam’zelle Suzette !… ouvrez !

— Qu’y a-t-il donc encore ?… demanda la voix de Suzette à l’intérieur… On ne peut donc pas me laisser un peu de repos !…

— Il n’y a pas de bon sens de s’enfermer ainsi !…

— Vous criez comme s’il y avait le feu !…

— Il ne manquerait plus que cela !… Avec votre petit frère perdu, ce serait le comble !… Ouvrez !…

— Quand maman sera rentrée…

— Il n’y a rien à faire, murmura Sidonie, c’est une mule pour l’entêtement…

Justine cherchait à comprendre, tout en regagnant sa cuisine. Cette énigme lui paraissait des plus singulières.

Elle n’eut pas le loisir de s’appesantir sur ses pensées parce qu’on sonnait de nouveau à la porte de service.

C’était une femme qui se présenta comme une bonne du quartier.

— Il paraît que l’on a perdu un petit garçon dans la maison ?

— Eh ! bien, je l’ai vu, moi, cet enfant… Il s’en allait avec un monsieur, il pleurait… C’est de voir pleurer ce petit qui m’a semblé drôle… Je me suis dit : voilà un enfant qu’on enlève à sa mère… Le monsieur l’entraînait de force… Le pauvret portait une blouse blanche… ses cheveux étaient blonds et il criait : maman !…

— C’est-y Dieu possible !… s’exclama Justine.

— J’en étais sûre !… clama Sidonie.

— Vous comprenez, reprit la domestique, je ne vous dis pas ces choses pour vous faire de la peine, mais pour vous donner un éclaircissement… Je vous rencontre souvent et je vous connais bien…

Cependant Justine et Sidonie se taisaient. Si Bob avait été enlevé par un inconnu, quel était l’enfant qui s’amusait dans la pièce à côté avec Suzette ?

Les pauvres femmes étaient perplexes, et elles n’osaient pas affirmer : il est là, notre Bob…

La domestique continuait à donner des détails. Elle en inventait à mesure qu’elle parlait. Justine commençait à trouver qu’elle exagérait quelque peu et ne savait comment se débarrasser de cette bavarde. Elle la poussait doucement dehors.

Mais brusquement, l’inconnue dit :

— Vous me donnerez bien un peu d’argent pour vous avoir apporté tous ces renseignements ?… Je ne suis pas riche…

— Quoi !… s’écria Justine interloquée, n’êtes-vous pas femme de chambre dans le quartier ?

— Non…

— Alors que signifie votre mensonge ?

— C’était pour m’introduire plus facilement chez vous…

—- A-t-on jamais vu ? s’écria la cuisinière, voulez-vous bien vous en aller !… On n’a pas besoin de vos renseignements… Il est là, notre petit !… il est retrouvé… et vous n’êtes qu’une menteuse !

La femme se sauva sans insister, poussée par Justine et Sidonie. qui refermèrent la porte.

Quand elles se retournèrent, elles se virent en face de Suzette qui demanda :

— Bob est retrouvé ?… où est-il ?

La surprise pétrifia les deux femmes.

— Vous êtes sourdes ? questionna de nouveau Suzette. Vous avez retrouvé Bob ?… je vous l’ai entendu dire…

— Mais n’est-il pas avec vous, dans votre chambre ? clama Justine, les yeux hors de la tête.

— Mais Bob n’est pas du tout avec moi…

— J’ai reconnu sa voix, cria Sidonie, toute pâle de frayeur, devant les incidents étranges qui se passaient.

—- Mes filles, vous êtes complètement folles. Vous faisiez tant de bruit ici que je suis venue voir de quoi il retournait… Pour des personnes raisonnables, vous êtes plutôt décourageantes… Je voudrais bien que papa et maman soient là !… Il va être deux heures et demie…

Dignement, Suzette rentra dans sa chambre et quand Justine et Sidonie, remises de leur émoi, voulurent la suivre, elles se heurtèrent de nouveau à une porte close.

— En voilà des histoires !… mam’zelle Suzette commence à me faire peur, murmura Justine ; vous ne trouvez pas qu’elle paraît comme grandie ?

— Moi, je m’en irai de cette maison, dès que Madame rentrera… Je vous assure qu’il se passe des choses qui ne sont pas naturelles… Cette voix qu’on entend, et qui n’est pas celle de Bob, me rend quasiment comme hallucinée… Je n’ose même plus m’approcher de cette chambre où mam’zelle s’enferme…

— Nous n’avons qu’à prier, murmura Justine, écrasée… c’est une épreuve que le Bon Dieu nous envoie… Attendons la fin… Ah ! j’entends les clefs de Monsieur… Le voici qui revient avec Madame, sans doute… Pourvu que Bob soit avec eux…

Les deux servantes se précipitèrent au-devant de leurs maîtres.





V

M. et Mme Lassonat étaient seuls. Bob n’était pas là.

Justine et Sidonie, qui s’avançaient avec cet espoir au cœur, ne savaient plus que penser.

— Pas de Bob !… gémit Madame Lassonat.

— On va le retrouver vite !… prononça Monsieur Lassonat avec fermeté… Un enfant ne se perd pas loin en si peu de temps…

Malgré cette belle assurance, la voix du pauvre père avait une cassure.

Suzette se montra. Elle regarda tout le monde sans parler. Elle ne demanda rien, mais comprit par les visages, que la situation n’était pas changée. Elle s’avança et, avant d’embrasser son père, elle annonça :

— Le petit frère est là…

Mme Lassonat tressauta et cria :

— Mon Bob !

Le visage de M. Lassonat s’éclaira, tandis que Justine et Sidonie, ahuries par ce dénouement qu’elles avaient prévu et que Suzette avait si nettement démenti, s’écriaient :

— Ah ! enfin.

— Où était-il ? questionna Madame Lassonat.

— Il est revenu seul ? demanda M. Lassonat dont le visage était radieux.

Tous deux se précipitèrent dans la chambre de Suzette, ayant à leur suite Justine et Sidonie. Ils virent un petit garçon blond qui s’amusait paisiblement à superposer des cubes.

— Ciel ! s’écria la pauvre mère, ce n’est pas Bob !… Quelle est cette affreuse plaisanterie ?

— Horreur !… gémit M. Lassonat, quelle est cette sinistre histoire ?

— Je deviens folle ! hurla Justine.

— Je partirai d’ici ce soir !… clama Sidonie en se donnant des coups sur la tête avec la paume des mains.

— Je m’amuse très bien, dit le petit garçon.

— C’est épouvantable !… reprit Madame Lassonat en se tordant les doigts.

— Suzette, explique-nous ce drame, ordonna M. Lassonat qui cherchait à comprendre.

La fillette semblait indignée des manifestations hostiles qui accueillaient son idée.

— Ah ! bien, vous en avez de pauvres figures, dit-elle d’un air scandalisé ; ce n’est pas la peine qu’on se donne du mal pour vous faire plaisir…

— Veux-tu m’expliquer, recommença son père.

Mme Lassonat pleurait.

Le petit inconnu ne s’occupait de personne. C’était un enfant qui ne prêtait attention qu’à ce qu’il faisait. Il empilait ses cubes et quand l’un d’eux tombait, il criait : Boum !… et le ramassait.

Suzette prit la parole au milieu de la consternation générale.

— J’ai remarqué que maman était si triste de ne plus voir Bob, que j’ai voulu lui faire une surprise… Je suis sortie et j’ai bien cherché mon petit frère… Je ne l’ai pas trouvé, mais j’ai ramené un petit garçon qui lui ressemblait… voilà… j’ai pensé bien agir. J’ai un petit frère, maman a un autre petit garçon, en attendant que Bob revienne…

— Je deviens fou ! cria M. Lassonat en se prenant la tête entre les mains.

— À qui appartient cet enfant ? clama Madame Lassonat épouvantée.

— Je n’en sais rien, répondit Suzette avec calme, je l’ai vu dans le Luxembourg… Il était seul, et je l’ai emmené…

— Mon Dieu ! cria Madame Lassonat, tu voles les enfants, maintenant ! Qu’allons-nous devenir ! c’est effroyable !

— Quelle affaire !… murmura Justine… Faut-il voir ces choses-là !

— Quelle terrible idée ! s’effara Sidonie.

— Maintenant, il y a deux mères qui ont perdu leur enfant, gémit Mme Lassonat, terrifiée… Tu es complètement stupide d’avoir fait une chose pareille ! Pourquoi t’es-tu mêlée de ce qui ne te regardait pas ?… Qu'allons-nous devenir avec cet enfant inconnu ?

— S’il ne vous plaît pas, je le garderai, moi… dit Suzette.

— Tu perds la tête ! et sa mère, que dira-t-elle ? C'est une femme qui pleure en ce moment…

— Mais non, riposta Suzette, je suis sûre qu’elle est très tranquille dans sa maison…

— Tu dis des idioties… Il faut aller reconduire cet enfant…

— Au Luxembourg ?… demanda Suzette.

— Dame, oui, puisque tu ne sais pas où il demeure…

— C’est tout de même curieux, reprit Suzette, qu’on ne puisse pas s’arranger. Je pensais que maman serait bien contente et que papa me féliciterait… Il n’est pas mal pourtant, ce petit frère, et il est bien plus gentil que Bob…

— Tais-toi ! interrompit Madame Lassonat, tu n’as pas de cœur !

— Je le disais, murmura Justine en hochant la tête.

— J’ai trouvé, au contraire, que j’avais beaucoup de cœur, se défendit Suzette. Je n’ai pas voulu que maman soit triste, et tout le monde me gronde…

M. Lassonat prit Suzette sur ses genoux et essaya de lui inculquer des sentiments plus conformes au présent :

— Écoute bien, ma petite chérie, et tâche de me comprendre. Bob est notre petit enfant, et nul autre petit garçon, aussi beau puisse-t-il être, aussi gentil, ne pourrait le remplacer près de nous…

— Comme c’est drôle, murmura Suzette, je ne serai pas comme cela… Mes enfants, je les changerai… et tant que je n’aurais pas trouvé un petit Bob gentil je le chercherais…

— Tu es insensée !… s’indigna son père impatienté ; écoute encore, reprit-il plus doucement : Suppose que tu sois perdue, toi, et qu’on nous amène une autre petite fille… Crois-tu que nous serions heureux ?… Pas du tout… C’est notre Suzette qu’il nous faudrait, parce que nous l’aimons…

Suzette parut légèrement ébranlée, mais



cette impression ne dura pas longtemps. Elle

riposta :

— Si vous trouviez à ma place, une petite fille qui soit plus gentille, vous auriez tort de vous gêner pour ne pas la garder !

— Mon Dieu !… s’écria Madame Lassonat, ne nous aimes-tu pas ?

— Mais si, je vous aime, et je viendrais vous voir de temps en temps.

— C’est effrayant !… Alors tu ne serais pas malheureuse de savoir que nous chérissons une autre petite fille ?

— Puisque j’aurais d’autres parents.

— Le diable a passé dans cette maison, murmura Sidonie ; je n’y resterai pas…

— Assez de sottises, dit fermement M. Lassonat ; tu vas m’expliquer sérieusement quel est ce petit garçon ?…

— Je l’ai vu qui jouait dans le Luxembourg… il n’y avait pas de bonne avec lui… Je lui ai demandé de venir et il a bien voulu… Il est très raisonnable et il s’amuse gentiment…

Mme Lassonat jeta un nouveau regard sur le bambin. On ne pouvait être plus doux, ni plus facile.

— Pauvre petit… murmura la mère.

— Il n’est pas à plaindre, risqua Suzette, et puis, tu vas l’aimer et il sera tout à fait heureux…

— Seigneur !… cria Madame Lassonat horrifiée, ce ne sera jamais mon petit Bob !

— Si tu y mets de l’entêtement, risqua Suzette… Tu sais, Bob n’est guère gentil… Un enfant qui se sauve sans penser à ses parents…

— Ça c’est vrai, hasarda Sidonie, mam’zelle a un peu raison…

M. Lassonat reprit la parole. Il ordonna à Justine et à Sidonie de retourner dans leur cuisine, puis il dit à sa femme :

— Il faut que je m’occupe de cet enfant… Il est urgent que je le reconduise là où Suzette l’a trouvé…

— Que de complications, murmura Madame Lassonat.

— Il n’y a pas à s’insurger, il faut les supporter…

— Oh ! cette Suzette !…

— Il faut lui pardonner en faveur de son intention, elle a cru te faire une surprise heureuse… En d’autres moments, cette histoire serait amusante, mais, malheureusement, elle n’est pas encore risible… Quand on nous ramènera Bob et que celui-ci sera dans sa famille, on regardera les événements avec plus de gaîté…

Suzette trouvait que son père parlait fort bien et qu’il comprenait les choses.

M. Lassonat poursuivit :

— Il faudrait peut-être que Justine nous servît quelque chose… J’ai faim, malgré tout, car je suis persuadé que Bob ne court aucun danger.

Mme Lassonat sortit de la chambre de Suzette pour donner des ordres, tandis que M. Lassonat se rapprochait du petit inconnu.

Suzette admirait son père. Elle estimait qu’il prenait les choses avec beaucoup de cran et elle se disait qu’on aurait pu s’arranger avec lui au sujet du petit frère.

M. Lassonat interrogeait l’enfant :

— Comment t’appelles-tu ?

— Jeannot…

— Jeannot comment ?

— Jeannot Jeannot…

— Où habites-tu ?

— Dans une maison… Regarde le bel ours que la petite fille m’a donné…

— Tu as une maman ?

— Bien sûr !

— Où est-ce qu’elle demeure ?

— Dans notre maison.

— Et ton papa ?

— C’est grand-père… Il fume sa pipe…

— As-tu un frère ?

— Mais oui, voyons… Je pourrai emporter le ballon ?

M. Lassonat arrêta son interrogatoire qui était tout à fait inutile. Le bambin ne s’ennuyait pas. De guerre lasse, le pauvre père dit à sa femme qui revenait :

— Je vais me restaurer un peu et j’irai reconduire cet enfant…

— J’irai avec toi, papa ! s’écria Suzette.

— Non, mon petit, tu resteras avec ta maman, qui a du chagrin.

Suzette n’osa pas protester.

L’on se mit à table. Mme Lassonat ne put rien absorber. La place vide de Bob faisait couler ses larmes. On avait placé le jeune Jeannot à côté de Suzette qui en prenait soin. Le bambin, qui possédait un heureux caractère, ne pensait nullement à s’étonner de ce changement d’habitudes et il bavardait autant qu’un perroquet.

— J’aime bien la viande… et les gâteaux aussi…

Il regardait Mme Lassonat avec une certaine curiosité, et soudain il demanda :

— Elle est malade, la dame ?

— Non, dit Suzette, c’est parce que son petit garçon n’est pas rentré pour déjeuner…

— C’est qu’il n’avait pas faim… répliqua l’invité inattendu avec assez d’à-propos.

Le repas se termina rapidement et M. Lassonat se prépara à reconduire le jeune Jeannot.

Mais celui-ci ne voulut pas partir. Il jeta des cris de paon, prétextant qu’il s’amusait très bien. En vain, M. Lassonat lui parla-t-il de sa maman et de son grand-père ; l’enfant leur préférait pour l’instant ses nouveaux jouets.

— Tu vois, Suzette, dans quel embarras tu nous mets…

— Gardons-le, papa…

— Sois sérieuse, ma petite fille… Nous ne pouvons garder un enfant qui ne nous appartient pas… Nous ne l’avons que trop retenu… Tu vas m’expliquer à quel endroit tu l’as trouvé…

Suzette désigna très clairement le lieu de son rapt et M. Lassonat, en promettant de nouveaux joujoux à Jeannot, put l’emmener sans trop de mal.

Suzette était désemparée par ce départ.

Elle alla près de Sidonie, près de qui elle soupira en se plaignant :

— Me voici encore une fois sans petit frère.

— Allons, mam’zelle, vous ne pensez pas à regretter ce petit garçon qui n’avait rien de m’sieu Bob… Vous en avez eu une idée encore là !

— Je le trouvais très gentil…

— Sa mère doit en faire une vie !… On va vous accuser d’être une voleuse… Oh ! la la !… quelle histoire !

— Vous ne comprenez rien, Sidonie ! La mère de ce petit garçon sera bien contente qu’on lui ait donné des jouets qui coûtent si cher… Il pourra s’amuser avec pendant très longtemps… Puis, je ne suis pas une voleuse… J’ai demandé poliment à Jeannot de venir avec moi…

— Poliment !… Ah ! bien vous n’êtes pas ordinaire… vous savez !… Vous devriez aller près de votre maman qui pleure, en attendant que le commissaire lui ramène m’sieu Bob…

— Cela m’ennuie de voir pleurer…

— C’est de votre faute aussi… Pourquoi n’avez-vous pas mieux gardé Bob ?

— Oh ! encore ! je sais ce que je ferai, maintenant… je l’attacherai à mon bras par une ficelle…

— Oui, mais il faut qu’il revienne…

Suzette entendit la voix de sa maman qui l’appelait et elle courut :

— Écoute, Suzette… raconte-moi ce que faisait Bob quand tu l’as vu pour la dernière fois ?

— Puisque je t’ai dit qu’il regardait une langouste.

— Il était tout seul devant ce comptoir ?

— Je crois… Ah ! tiens, il me semble avoir vu une dame qui lui parlait… Elle ressemblait à Madame… Ah ! je ne sais plus son nom…

— Quelle dame ?… rappelle-toi !…

Suzette chercha très consciencieusement,, mais son esprit se refusait à toute précision… — Tu sais, j'étais très occupée avec les carpes et les poissons rouges… Alors, je ne me souviens plus, et puis, je me suis peut-être trompée…

— T’ai-je assez recommandé de prêter un peu plus d’attention à ce qui se passait autour de toi !… C'est inimaginable, une étourderie pareille ! On t’enjoint de surveiller ton petit frère et tu contemples les carpes ! Tu pourrais nous donner un renseignement utile et rien… rien !… Mon Dieu ! quelle torture ! Je suis exaspérée…

— Ne te mets pas dans cet « exaspoir » je t’en prie, maman… Et puis, après tout, Bob est encore plus étourdi que moi, puisqu’il oublie de revenir… On dirait que j’ai tous les défauts et Bob toutes les qualités… Une autre fois, je sais bien ce que je ferai, je me perdrai pour qu’on me trouve gentille, et douce et bonne…

— Tu es insensée !… Quelle heure est-il ?

— On demande tout le temps l’heure aujourd’hui… Il est trois heures… Bob va sans doute rentrer pour goûter, à moins qu’il ne reste avec le commissaire…

— C’est idiot, ce que tu racontes…

— Oh ! aujourd’hui, j’y suis habituée, mais cela ne me fait rien du tout… Je serai une martyre comme celle dont j’ai lu l’histoire… Je monterai au ciel et je vous choisirai des places dans des fauteuils rembourrés…

— Ma pauvre Suzette, tu divagues…

— Tu as souri un peu… cela me rend joyeuse… N’aie pas peur, ton chéri de Bob reviendra et il te fera tourner comme un toton avec ses colères, ses cris et sa manie de cacher tes clefs… Tu me trouveras bien sage quand tu me compareras…

— Sois plus modeste…

— Cela ne sert à rien du tout d’être modeste…

— C’est un péché de ne pas l’être… Mon Dieu ! que l’appartement me paraît vide…

— Eh bien ! profite de ta tranquillité pour lire un peu… Tu n’y arrives jamais quand ton Bob est là… Et tes comptes ?… Tiens, fais donc un peu tes comptes, pour une fois que la maison est calme…





VI

Pendant que Mme Lassonat attendait, avec une angoisse grandissante, des nouvelles de Bob, son mari reconduisait Jeannot.

Ce petit garçon n’était ni timide, ni étonné. Il était venu avec une petite fille inconnue, il repartait avec un monsieur qu’il ne connaissait pas davantage, mais il ne pleurait pas. Il continuait son bavardage d’enfant.

M. Lassonat fut vite au Luxembourg.

Là, il interrogea les gardiens. Mais aucun ne savait qui pouvait être le jeune Jeannot.

Peut-être ne lui avaient-ils jamais prêté attention. Ils questionnèrent quelques personnes qui accompagnaient des enfants, mais elles étaient ignorantes de ce qui concernait le petit inconnu.

Jeannot disait :

— C’est mon jardin, dans lequel je joue, mais j’aime mieux retourner chez la petite fille.

En vain, M. Lassonat lui demandait-il d’autres détails sur sa famille et son quartier par des questions détournées, le mystère ne s’éclaircissait pas.

Forcément, M.Lassonat racontait l’aventure de Bob et on le plaignait, tout en estimant que le sort de Jeannot était fort à plaindre aussi.

Quand une mère demandait au petit garçon où était sa maman, il répondait invariablement :

— Dans la maison.

M. Lassonat donna son nom aux gardiens et aux différentes personnes qui se trouvaient là, les prévenant qu’il gardait l’enfant chez lui où on pourrait le chercher. Il ajouta que si on pouvait lui donner des renseignements sur son propre fils, il en serait bien reconnaissant.

Le pauvre père refit le trajet, tenant par la main le bambin bavard qui lui posait des questions sans arrêt.

— On retourne chez la petite fille ? elle a encore d’autres joujoux ? J’apporterai mon ours à maman… et grand-père ?… Je pourrai lui donner le ballon ?

— Comment s’appelle-t-il, ton grand-père ?

— Il s’appelle grand-père, voyons !…

M. Lassonat renonça à savoir quoi que ce fût. Il fallait subir les événements et attendre les nouvelles. Il pensa que la mère de Jeannot était veuve et sa pitié pour elle augmenta en songeant à la douleur qu’elle devait avoir de ne pas revoir son petit garçon.

Quand M. Lassonat rentra chez lui, sa femme se précipita à sa rencontre, dès qu’elle entendit la porte s’ouvrir. Elle eut une exclamation de joie en voyant une ombre enfantine qui se déplaçait derrière son mari. Mais cette joie se changea en une affreuse déception quand elle reconnut l’intrus.

Elle eut de nouveau une crise de pleurs et M. Lassonat eut beaucoup de mal à la persuader que Bob ne tarderait pas à rentrer.

Suzette était ravie de revoir Jeannot. Elle lui fit l’accueil le plus empressé, et sa maman, un peu agacée, dut lui intimer l’ordre de modérer ses transports.

— Mais pourquoi ne serais-je pas gentille avec lui, puisqu’il est revenu ?

— Tu peux être gentille, mais ne pas l’appeler « mon petit frère »… C’est Bob, ton petit frère, et cela me fait de la peine de t’entendre parler ainsi à un petit étranger.

— Mais on le connaît maintenant… et puis il est tout à fait charmant, dit Suzette avec conviction, employant une phrase de sa maman.

Mme Lassonat ne discuta plus. Elle se sentait tellement désespérée qu’elle craignait d’être injuste. Après tout, ce petit garçon était perdu, lui aussi, et il fallait se montrer bon envers lui, comme elle aurait voulu que l’on se montrât pitoyable envers Bob.

Suzette conduisit Jeannot dans sa chambre. Elle l’amusa et bientôt ce furent des cris et des rires qui résonnèrent dans tout l’appartement.

Justine accourut :

— Il n’y a pas de bons sens à crier de cette façon-là ! on dirait qu’il y a dix enfants dans cette pièce…

— Papa nous laisse toujours crier et rire…

— Quand on a un petit frère je ne sais où, on se donne un peu moins de bon temps…

— Ce petit-là est perdu aussi. Ce n’est pas une raison pour pleurer…

— On n’a pas souvent vu votre pareille… Ah ! non, ça n’est pas le cœur qui vous étouffe…

Suzette se remit à chanter et Jeannot l’accompagna d’un tapage de sauvage.

Cela dura quelques minutes, puis Sidonie survint en disant :

— On ne s’entend plus… Madame m’a recommandé de vous faire taire… Mam’zelle Suzette, soyez un peu raisonnable… Vous savez que votre maman pleure et vous riez…

— Je ris parce que je ne veux plus que maman pleure. Où est papa ?

— Monsieur est sorti…

— Il est allé chez le commissaire ?

— Je crois… Tâchez de faire moins de bruit tous les deux…

Sidonie disparut et pendant quelques minutes, la chambre connut un peu de silence. Suzette parlait bas et Jeannot l’imitait par jeu. Mais soudain, les rires jaillirent de nouveau comme des fusées et, excédée, Mme Lassonat se montra :

— Aie pitié de moi, Suzette !

— Mais, maman…

— Je suis Bob !… cria Jeannot, stylé par Suzette.

— Seigneur !… cria Mme Lassonat, veux-tu te taire, petit !

— Je suis le petit frère !… renchérit Jeannot, espiègle, riant comme un diablotin.

— Cet enfant me rendra malade… gémit la malheureuse mère, prête à perdre connaissance.

— Il ne faut plus être malade, madame maman, je suis Bob…

Mme Lassonat les mains sur les oreilles, se sauva dans un cri de désespoir, alors que Suzette disait :

— Tout de même, ce petit Jeannot est bien affectueux… il veut consoler maman et cela ne va pas du tout… Sidonie revint quelques instants après :

— Qu’y a-t-il donc ? Madame est toute bouleversée ?…

— Je ne comprends pas maman, posa Suzette… j’ai appris à Jeannot qu’il était Bob maintenant et il l’a dit gentiment à maman qui est partie en pleurant… Ce n’est guère encourageant !

— Vous avez fait cela ?

— Dame ! il faut bien qu’on s’habitue à ce petit… Bob ne revient pas… Il va être quatre heures… Jeannot est perdu, lui aussi, puisque sa mère ne sait pas où il est, mais heureusement, je l’ai trouvé.

— Vous êtes inouïe !

— Inouïe ?… je ne sais pas ce que cela veut dire… mais je consens à être « une inouïe » tout est si bizarre aujourd’hui…

Sidonie s’en alla en haussant les épaules, mais elle revint quelques instants après en annonçant :

— Votre maman est sortie… elle ne peut plus vous entendre, pas plus que votre petit compagnon… Maintenant vous pouvez crier… nous ne vous entendrons pas à la cuisine…

Mais, Sidonie disparue, après avoir octroyé cette permission, Suzette n’eut plus du tout le



désir d’être bruyante. Elle resta silencieuse en

regardant Jeannot Elle semblait réfléchir et, soudain, elle déclara :

— Écoute, Jeannot… je crois que cette situation ne peut pas durer… Il faut que je te reconduise… Papa n’a pas su trouver la place où tu étais tout à l’heure, sans quoi il t’y aurait laissé… Viens…

— Il faut partir ?

— Oui, mais tais-toi… Il ne faut rien dire à Sidonie… Il vaut mieux que nous partions sans qu’on le sache… Ici, on n’est pas libre, bien qu’aujourd’hui, ce soit une fameuse journée pour la liberté. Maman est sortie, ainsi que papa… Ils vont revenir vite pour savoir si Bob est rentré… Nous, nous allons partir…

— Je ne veux pas… il y a beaucoup de joujoux… puis, je suis Bob.

— Non, tu n’es pas Bob, posa sévèrement Suzette. C’est fini… Personne ne veut de toi et tu es Jeannot.

— Je suis un petit frère ! cria Jeannot désespéré, se figurant que tous les joujoux allaient lui être enlevés.

— Non, tu n’es plus le petit frère non plus… Mais ne pleure pas… Nous allons emporter le mouton avec l’ours… Ce sera pour toi… Nous allons chercher ta maman… Tu l’aimes bien, ta maman ?

— Oui, murmura Jeannot qui s’arrêta de sangloter.

— Tu comprends, tu ne peux pas faire de peine à ta petite maman… Il faut aller la voir… Quand on est une petit garçon bien gentil, on ne reste pas loin de sa maman aussi longtemps…

Suzette prenait une voix émue et persuasive pour parvenir à ses fins. Elle trouvait subitement que le jeu avait assez duré, que ce petit frère n’avait eu aucun succès. Cet essai ne lui attirait que des désagréments et elle avait hâte de réparer en débarrassant la maison de cet hôte qui devenait encombrant.

Suzette était de caractère décidé. Elle était pressée de sortir. Sa fugue lui ayant réussi le matin, elle jugeait qu’elle pouvait récidiver sans dommage. Il s’agissait de ne pas hésiter. Il fallait surtout ne pas éveiller l’attention des deux domestiques.

Suzette prit ses précautions et alla examiner les voies. Tout était silence. Elle revint en chantonnant, afin de donner l’illusion d’un jeu plein d’entrain et, sans donner à Jeannot le temps de se reconnaître, elle l’entraîna.

Suzette ne manquait pas de chance dans ses expéditions spontanées : elle ne rencontra ni son père, ni sa mère.

Elle passa en trombe devant la loge de la concierge, sans s’inquiéter si on la voyait ou non.

Elle fut dans la rue et ralentit le pas, à cause de Jeannot qui courait près d’elle de toutes ses courtes jambes.

— Ouf !… nous voici dehors… je vais te ramener là où je t’ai vu.

— Non… chez maman et chez grand-père…

— Oui, si je trouve ta maison…

— Elle est là-bas…

— Oui, je sais…

Suzette s’avançait un peu, mais elle ne voulait pas décourager son compagnon.

Elle s’achemina rapidement vers le Luxembourg. Il n’était plus vide comme le matin. Une masse d’enfants s’y ébattaient et Suzette se trouva un peu gênée d’être là sans sa bonne.

Mais elle surmonta vite ce léger embarras et entra résolument dans le jardin pour se rendre à l’endroit qu’elle désirait.

— Mon jardin ! cria Jeannot enchanté.

— Tu ne vois pas ton frère ?… demanda Suzette.

— Non… ni maman…

— Comme c’est ennuyeux… alors, il faut que je te laisse là…

— Non…

— Je ne puis pas attendre qu’on te cherche. Je suis occupée… il faut que j’aide mes parents à retrouver mon frère…

— Oui, murmura le petit, docile.

— Tu comprends, tu n’es pas Bob…

— Non, je ne suis pas Bob, répéta Jeannot en serrant son ours et son mouton sur son cœur.

— Au revoir Jeannot… Voici ton ballon… On va venir tout de suite te chercher…

Après un léger signe de la main, Suzette s’en alla. Elle n’était pas très fière de laisser le bambin tout seul. Un remords l’envahissait, mais elle avait été si peu encouragée dans sa tentative qu’elle pensait agir sagement maintenant.

Elle se retourna pour voir ce que faisait Jeannot et elle vit une personne de mise modeste qui accourait vers lui et le prenait dans ses bras.

Puis, cette maman, qui retrouvait si miraculeusement son enfant, courut pour rattraper Suzette.

Elle lui frappa sur l’épaule et l’apostropha :

— Alors, c’est vous qui volez les enfants ?

— Moi !… s’écria Suzette indignée, vous devez voir que je ne vole rien du tout… Je l’ai rapporté votre enfant, avec un ours, un mouton, un ballon et un paquet de cigarettes en chocolat pour son grand-père… Et tout cela était à moi…

La maman de Jeannot parut déconcertée par cette algarade et elle reprit plus doucement :

— Un garde m’a prévenue que vous aviez emmené mon petit garçon parce que vous aviez perdu votre frère…

— C’est vrai…

— Mais il ne connaissait pas votre adresse…

— Tiens, papa serait-il donc étourdi, aussi ?

— C’était le garde de ce coin-ci qui l’avait et je venais la demander, quand je vous ai aperçue avec Jeannot.

La maman embrassa de nouveau son fils, et s’adressant aux personnes qui faisaient cercle autour d’elle :

— Ah ! quelle émotion, mesdames !… Mon fils aîné est rentré à trois heures, tout en pleurs, pour me raconter qu’il n’avait plus retrouvé son petit frère…

— C’est comme moi, murmura Suzette, mais je suis plus brave que ce garçon, je n’ai pas pleuré du tout…

La mère poursuivit sans prêter attention à cette interruption :

— J’ai bondi dans la rue… nous l’avons cherché partout… Mon aîné ne se consolait pas… Je suis revenue ici où je retrouve mon Jeannot…

— Vous avez de la chance, déclara Suzette, nous n’avons pas encore Bob…

La maman de Jeannot, serrant la main de son enfant, afin qu’il ne s’échappât plus, s’apitoya sur le malheur de M. et Mme Lassonat.

— Vous comprenez, expliqua Suzette, papa et maman ne veulent pas entendre parler d’un autre petit frère que Bob… J’avais cru que celui-ci ferait l’affaire… Il était tout seul, comme un abandonné…

— Seigneur !… cria la mère affolée, en reprenant Jeannot dans ses bras.

— Il n’aurait pas été malheureux, allez, madame, pour peu que maman ait voulu s’y habituer…

— Vous êtes folle, ma petite !

— Ce n’est pas poli de me le dire, madame… j’ai été fort gentille avec Jeannot…

Les mères, les nourrices, les bonnes qui entendaient cet entretien, riaient aux larmes de la façon dont Suzette se débattait.

On était confondu de cet arrangement désinvolte.

— Quel aplomb !

— Quelle machination !

— On n’a pas idée de çà !

La maman de Jeannot s’écria :

— C’est un miracle que nous nous soyons rencontrées…

— Puisque papa avait donné notre adresse, vous auriez toujours eu Jeannot… Vous avez eu de la chance que votre petit garçon n’ait pas plu à maman, sans quoi je ne l’aurais pas ramené ici, aussi vite…

— C’est épouvantable ! gémit la mère… Mais je pourrais vous faire jeter en prison, parce que vous avez volé mon fils, mademoiselle !

— Je n’ai pas peur… Nous sommes très bien avec le commissaire… Il cherche Bob et il le ramènera sans doute pour dîner… Au revoir madame, au revoir Jeannot !

— Au revoir Suzette !… cria Jeannot en se jetant au cou de sa sœur de quelques heures.

La maman, encore tout étourdie par cette aventure, regarda s’éloigner Suzette qui disparut bien vite, pendant que l’on commentait sa conduite.





VII

Suzette n’était pas du tout pressée de rentrer chez ses parents. D’ailleurs, elle les savait dehors. Les deux domestiques la harcelaient de leurs critiques et elle estimait qu’elle était beaucoup plus tranquille dans la rue. Elle n’avait pas le droit d’y être seule, c’était certain, mais en un jour pareil, tout n’était-il pas bouleversé ?

Elle devait aussi chercher Bob… C’était son devoir de sœur.

Elle jugea qu’elle devait, elle aussi, se rendre à la poissonnerie. Là, elle pourrait peut-être se souvenir d’un incident qui la mettrait sur une piste utile.

Elle prit donc le chemin de cette boutique. Elle marchait posément, tout en regardant un peu les magasins qui l’intéressaient toujours extrêmement. Elle contemplait un charmant petit sac, quand elle s’entendit interpeller :

— Je ne me trompe pas… c’est bien Suzette… Suzette Lassonat !…

La fillette se retourna et se vit en face d’une amie de sa mère.

— Quelle tuile ! pensa Suzette.

Mais elle ne laissa pas voir son ennui, parce qu’elle était une fillette bien élevée. Elle répondit :

— Mais oui, c’est bien moi…

— Et toute seule ?… sans maman, sans Sidonie ? voilà qui est bien extraordinaire !

— À qui le dites-vous ! la maison est tout à fait sens dessus dessous…

— Qu’y a-t-il donc d’arrivé ?

— Bob est perdu…

— Quoi, dit la dame terrifiée… Bob est perdu !… j’ignorais qu’il fût malade…

— Oh… il n’est pas perdu à mourir… il est perdu parce qu’on ne le retrouve plus…

— Ah ! vous m’avez donné une émotion affreuse !… c’est tout de même moins grave de ne le savoir qu’égaré… Mais comment a-t-il fait ?

— Sait-on ce qui se passe dans la tête des garçons ? Celui-ci était à la poissonnerie devant les pinces d’une langouste… et puis, on ne l’a plus vu… Ses père et mère en ont perdu l’appétit…

— Votre histoire est inouïe !

— Elle est comme moi, alors…

— Comment, comme vous ?

— Oui, on m’a dit aussi que j’étais inouïe…

— Ah ! bon, répartit la dame en riant.

Cependant, elle reprit tout de suite son sérieux pour proposer :

— Je vais aller avec vous… Je veux voir votre pauvre maman… Elle doit être dans un état fou…

— Oh ! pour sûr ! Plus rien ne va dans la maison… causer avec maman est difficile… elle est toujours sortie pour voir arriver Bob… et vous ne la trouverez pas… Et puis, il n’y a plus qu’une personne qui compte pour maman, depuis ce matin…

— Ah ! et qui donc ?

— C’est le commissaire…

— Le commissaire ?

— Mais oui… c’est lui qui doit ramener Bob… Alors, vous comprenez… papa et maman passent leur temps chez lui… Je suppose qu’il à la T. S. F. pour les distraire…

— Savez-vous que vous n’êtes pas une petite fille ordinaire !

Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Eh bien ! que vous ne ressemblez pas aux autres…

— Ah ! oui, je comprends… c’est ce que Justine appelle les mystères de la création… Elle dit que tout le monde a un nez, une bouche et deux yeux et que personne n’a la même figure…

— Ah ! ah ! vous en avez de bonnes !…

— De bonnes quoi ?

— De bonnes réponses… Mais où allez-vous, toute seule ?

— Peut-on le demander !… Je cherche aussi Bob !…

— Sans commissaire ?

— Il a déjà assez de mal pour s’occuper de mes parents… Je cherche de mon côté…

— Puis-je vous rendre service ? Je n’aime pas beaucoup vous voir seule dans les rues… Si vous alliez vous égarer, vous aussi ?

— Il n’y a aucun danger… Je connais tout le quartier par cœur et je suis bien avec tous les agents…

— Vous avez la permission de votre mère pour vous livrer à votre enquête sans guide ?

— Aujourd’hui, il est impossible de demander une permission… On entre, on sort… tout le monde est libre dans l’appartement…

— Vous ne voulez pas que je vous accompagne ?

— Je n’y tiens pas du tout… je suis comme papa : pour les choses graves, il faut que je sois seule pour réfléchir.

— Mais vous êtes un vrai Napoléon !

— Napoléon ?… J’ai entendu parler de ce monsieur-là, mais je ne sais plus chez qui…

— Cela n’a pas d’importance… Où allez-vous ?

— Je crois que j’allais vers la poissonnerie…

— J’ai bien envie de vous accompagner… J’aurais des remords de vous laisser, alors que vous êtes dans le souci et l’inquiétude…

— Mon Dieu !… Si vous tenez absolument à venir avec moi…

Suzette et sa compagne firent quelques pas et, comme il s’agissait de traverser une rue, elles attendirent le signal de l’agent.

Quand son bâton fut levé, chacun se précipita et, comme par hasard, Suzette se faufila un peu vivement parmi les groupes, de telle sorte que la dame la perdit de vue.

Suzette ne se retourna pas. Elle préférait être seule pour poursuivre ses investigations. Elle pensait, non sans raison, que l’amie de sa mère prendrait le premier rôle, qu’elle poserait les questions. et qu’elle, Suzette, serait obligée de se taire.

Or, Suzette ne tenait pas du tout à garder le silence, parce qu’elle voulait réussir à retrouver Bob par ses propres moyens.

Elle courut même un peu pour distancer la dame obligeante. Ce n’était pas qu’elle fût enchantée de procéder de cette façon, mais elle jugeait que c’était la seule manière de se tirer d’affaire. Elle se disait : cette fois, j’ai fait exprès de perdre quelqu’un.

Elle arrivait près de la poissonnerie quand elle crut reconnaître un ami de son papa qui venait parfois dîner. Elle recula avec le désir de faire volte-face, mais un examen attentif lui fit constater qu’elle se trompait.

Elle continua son chemin, et, arrivée devant la poissonnerie, elle s’y engouffra.

À cette heure de l’après-midi, la boutique était vide. C’était le moment où les commis remettaient de l’ordre en attendant la clientèle du soir. Elle regarda autour d’elle sans se troubler.

Elle se souvenait avec netteté de la séance du matin. Justine était entrée par cette porte avec son panier. Suzette la suivait, tenant Bob par la main.

Puis, le petit frère s’était arrêté devant la langouste qui était encore là, elle, avec sa pince droite un peu tordue.

Oui, mais après ?… Après… Suzette ne s’était plus occupée de Bob… Évidemment, cela avait été une grosse faute. Mais qui aurait pu supposer que ce nigaud de Bob se sauverait sans prévenir ? Il n’avait pas de projets, si ce n’était celui de faire un tour en avion. Mais, à coup sûr, il n’avait pu le réaliser. Son papa lui avait dit que cela coûtait cher et il n’avait que cinq francs dans sa poche.

La grande erreur de Suzette était d’avoir cru son frère moins indépendant. Si elle avait pu deviner ce qu’il voulait faire, elle ne se serait pas absorbée dans la contemplation des poissons rouges. Assurément, quand Suzette était prise par ses propres affaires, elle oubliait ce qui se passait près d’elle. On pouvait lui parler, mais c’était une peine perdue. Il était possible que Bob lui eût dit quelque chose, mais, sincèrement, elle ne s’en souvenait plus. Voyant qu’elle était seule, un commis crut qu’elle était une acheteuse et lui demanda ce qu’elle désirait.

Elle répondit qu’elle ne voulait pas de poisson.

— Je veux simplement, ajouta-t-elle, regarder la langouste devant laquelle mon petit frère est resté longtemps ce matin, avant de se perdre…

— Ah ! vous êtes la petite demoiselle qui n’a pas surveillé son petit frère…

Suzette n’acceptait pas cette responsabilité et elle répondit prestement :



— Bob s’est perdu seul… S’il m’avait tenu la main, cela ne serait pas arrivé… Mais, voilà, les garçons se trouvent toujours trop grands pour donner la main à leur sœur…

Sur ces paroles vengeresses, Suzette s’abîma dans l’admiration des coquillages.

Comme le magasin était vide de clients dans ce milieu d’après-midi, on s’occupait de la fillette. Chacun connaissait l’histoire de l’enfant perdu, et les employés regardaient Suzette avec un mélange de pitié et d’amusement, parce qu’elle ne semblait pas timide.

On lui assurait que son frère se retrouverait et chaque commis racontait un épisode semblable touchant sa petite enfance.

Suzette les écoutait et se confirmait dans l’assurance qui ne l’avait jamais quittée.

À la caisse, près de la caissière, il y avait une petite fille de huit ans qui regardait aussi Suzette avec intérêt. L’histoire de Bob semblait la captiver et elle redoublait d’attention chaque fois que la fillette donnait un autre détail.

Tout à coup, elle sembla se réveiller et elle s’écria :

— Mais je l’ai vu, ce matin, le petit garçon !

— Où cela ?

— Il était là…

Elle désignait un comptoir :

— Il s’amusait avec un crabe…

— Mais non, dit Suzette, c’était une langouste…

— Il avait une blouse blanche…

— C’était bien lui, clama la fillette émue, et qu’est-il devenu ?

Elle attendait la réponse avec anxiété. Serait-ce elle qui ramènerait son petit frère ?

La petite fille déclara :

— Je l’ai emmené à la cave pour voir les autres poissons…

— À la cave ?… s’écria la caissière, qui était sa mère en même temps que la patronne de l’établissement.

— À la cave ?… s’écrièrent les commis en chœur.

Suzette semblait pétrifiée.

— Il faut vite aller le rechercher, s’écria-t-elle, il a très peur de la cave !…

Des employés se précipitèrent vers le sous-sol, et Suzette, qui ne s’effrayait pas de grand’chose, les suivit en courant.

Ce fut une ruée. L’électricité allumée, on explora chaque coin, mais Bob n’était pas là. Suzette l’appelait, mais le petit frère ne répondait pas.

— Il est capable de ne pas répondre pour nous taquiner… oh ! je le connais bien, allez !…

Mais nul recoin ne cachait Bob :

— Regardons dans les baquets où sont les poissons pour voir s’il n’a pas voulu apprendre à nager.

On fouilla, mais en vain.

Suzette était déçue, ayant eu un réel espoir. Elle interrogeait la petite fille.

— Tu l’as bien amené ici ?

— Oui…

— Tu es sûre que c’était Bob ?

— Je ne savais pas son nom… mais il était habillé comme vous l’avez dit… Je lui ai demandé : si tu aimes les poissons, viens… il y en a plein la cave… Il est venu avec moi et nous avons joué…

— Vous n’êtes pas sortis ? s’informa un des employés.

— Oh ! non, maman me le défend bien…

— Ce petit garçon était-il insupportable ?… questionna Suzette.

— Non, il était seulement un peu bête…

— Tiens ! répliqua Suzette, cela se peut que ce soit Bob…

— Oui, parce qu’il m’a expliqué : quand je serai grand, je serai un poisson pour bien nager dans la mer…

— C’est très bête, en effet, de dire cela, fit Suzette avec dédain… Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il se soit perdu…

À ce moment, la patronne déclara :

— Il faut remonter» ma petite demoiselle, puisque votre frère n’est pas là… Je le regrette bien… votre maman doit être bien désolée…

— Ne m’en parlez pas !… Elle pleure sans arrêt ; la maison est intenable…

À ce moment, un commis s’écria :

— Je me souviens que le glacier est venu… Ce petit garçon sera peut-être reparti par le passage des livreurs…

Chacun se regarda. La maman questionna sa fillette :

— Te souviens-tu ? Est-ce que le petit garçon est remonté avec toi ?

— Je ne sais pas…

— Voyons… rappelle-toi bien…

— Je ne sais plus…

Suzette s’impatienta et elle gronda avec l’accent de son père :

— C’est odieux !… on ne peut rien tirer des enfants… ils ne savent plus rien quand ils devraient parler, et quand ils lancent des bêtises, on ne peut plus les arrêter…

Les commis qui étaient là éclatèrent de rire. Cela ne gêna nullement Suzette qui poursuivit :

— Où chercher maintenant ?

La patronne prit la parole :

— Cet enfant a peut-être accompagné le livreur du glacier… Il faudrait s’informer… Eugène, poussez donc jusque chez lui… Il faut rendre service à une mère… Si ma petite se perdait, je serais contente de savoir qu’on s’en est occupé…

— Vous êtes bonne, Madame !… s’écria Suzette.

— C’est tout naturel, ma petite demoiselle… Eugène, ne faites que le trajet n’est-ce pas ?

— Si votre petite se perdait, intervint Suzette, je vous la chercherais, moi !…

— C’est entendu, répondit la maman en souriant… Eugène, allez vite…

— Puis-je l’accompagner ?… implora Suzette avec des yeux suppliants.

— Si vous voulez, à condition que vos parents ne soient pas inquiets…

— Oh ! il n’y a aucun danger… Ils ne pensent qu’à Bob… Comme je serais contente si je revoyais mon petit frère chez le glacier… Partons vite…

On remonta de la cave.

Suzette partit avec le commis. Elle se sentait plus assurée et sa joie se traduisit par un bavardage qui amusa beaucoup son compagnon.

Dans la poissonnerie, la maman interrogeait encore sa fillette :

— Tu ne te trompes pas… tu es bien descendue à la cave, ce matin, avec le petit garçon ?

— Écoute, maman, je ne sais plus bien, si c’était hier ou aujourd’hui…

— Mon Dieu !… sotte enfant !… veux-tu te rappeler tout de suite ce que tu as fait ce matin !…

La petite fille se mit à sangloter :

— Parle, voyons !… C’est stupide d’avoir envoyé Eugène pour rien chez le glacier… Parleras-tu !…

La mère secouait sa fille par le bras :

— Je… je… me… rappelle… c’était hier après-midi que… que le petit garçon d’à-côté est venu avec moi…

— Mais alors, ce n’est pas le frère de cette petite ?

— N…on…

— Oh ! la la !… quelle histoire !… Tu seras punie… pas de dessert, pas de cinéma, pas de poupée pendant huit jours, pas de promenade sur le bateau-mouche ; cela t’apprendra à mentir !…





VIII

Suzette n’était nullement embarrassée de se trouver en compagnie du commis de la poissonnerie. Ce dernier, père de famille, comprenait fort bien les angoisses de M. et Mme Lassonat et eût aimé ramener le petit Bob.

Il demandait donc des détails à Suzette, qui répondait de son mieux. Elle essayait de ne rien amplifier et de raconter les faits simplement.

Cependant, elle restait perplexe devant cette nouvelle perspective qui s’offrait.

Bob était descendu dans une cave !

Bob était allé avec une fillette inconnue dans un endroit qui, par définition, était noir, donc plein de danger.

C’était une nouvelle qui lui donnait à réfléchir. Elle n’aurait jamais supposé que Bob eût cette audace. Elle ne le croyait pas aussi aventureux, et un respect lui venait pour son frère.

— Vous savez, monsieur, qu’il a peur dans le noir…

— C’est vrai ?

— Oui, très peur… alors… aller dans une cave, c’est beau…

— Mais il y a l’électricité dans cette cave, et c’est comme un magasin…

— Cela ne fait rien, c’est toujours une cave, puisqu’on descend des marches pour y aller… Mais, tout de même, la petite caissière aurait bien pu regarder si Bob remontait avec elle…

— Mais cette petite fille a agi comme vous : elle ne s’est plus occupée du petit garçon…

Suzette baissa la tête, un peu confuse de ce reproche si juste…

Mais comme elle ne pouvait pas rester silencieuse longtemps, elle demanda :

— C’est loin, le glacier ?

— Non… nous allons prendre cet autobus et il nous déposera devant la porte…

— Ah ! tant mieux !… j’aime beaucoup aller en autobus… J’ai de l’argent pour le payer…

Suzette agita un beau petit sac rouge qu’on lui avait donné pour ses étrennes et dont elle était très fière. Un jour, qu’elle était tombée, elle s'était écriée en se relevant : « Ah ! mon sac n’est pas sali ! » Quant à sa robe, pleine de boue, elle ne lui prêta nulle attention.

Le trajet ne fut pas long. L’employé pénétra chez le glacier, et là, s’informa des livreurs qui étaient venus le matin à la poissonnerie.

On ne savait rien de celui qui avait livré ce jour-là, attendu qu’il n’était pas rentré. Il était retourné chez lui directement, après avoir remisé sa voiture dans un garage près duquel il habitait.

Suzette était fort déçue et ne put s’empêcher de l’exprimer :

— On a vraiment beaucoup de mal. Ce n’est pas encourageant… Je trouve que Bob est plus sot que le petit Poucet… Il aurait pu nous laisser une piste…

Le patron rit de tout son cœur, mais Suzette trouva sa gaîté désobligeante.

Elle lui dit :

— Je vous assure, monsieur Glace, que vous ne ririez pas, si vous pouviez voir maman... Elle est dans un état qui ferait pleurer des pierres…

« M. Glace » redevint sérieux, bien qu’il eût bien envie de rire encore, de la façon rapide dont Suzette lui avait octroyé un nom.

— Je comprends votre peine, mademoiselle, mais vous avez une manière si amusante de parler de ce petit frère, qu’on ne peut pas admettre que les circonstances soient dramatiques…

— Je ne m’amuse guère, allez ! interrompit la fillette… La maison est inhabitable… Je suis toujours seule… Ah ! je voudrais bien revoir Bob… Je vous assure que papa vous donnera tout ce que vous voudrez, si vous le retrouvez… Aimez-vous les truffes au chocolat ?… Justine en réussit d’excellentes et vous en aurez plein un plat…

M. Glace ne put, cette fois, se retenir de rire. Suzette lui dit sévèrement :

— Comme vous aimez rire…

— Mais non…

— Alors, qu’est-ce que ce serait si vous aimiez, monsieur Glace… Vous avez des enfants ?

— N…on… répondit le glacier en essayant de reprendre son sérieux.

— Ah ! bien… si vous en aviez trois ou quatre qui se perdraient de temps en temps, vous ririez moins.

Suzette paraissait une vieille dame expérimentée.

Sur ces entrefaites, la femme du glacier se montra. Le patron lui expliqua l’affaire :

— Cette petite demoiselle a égaré son frère, un mousse de cinq ans…

— Ce n’est pas du tout un mousse !… Protesta Suzette, indignée…

Le patron eut un clignement des yeux et reprit :

— On croit qu’il est resté dans la glacière de la poissonnerie, et on suppose qu’il serait reparti avec Evrard…

— Quelle drôle d’histoire !

— Ce n’est pas une histoire, Madame, c’est quelque chose qui est arrivé, posa Suzette.

— Mais oui, ma petite fille, je le crois, et je plains votre pauvre maman…

— Oui, la situation est désagréable et je voudrais bien qu’elle ne durât pas trop longtemps… Les habitudes sont dérangées et l’on ne sait plus que devenir…

Le patron s’adressa à sa femme :

— Écoute… pour rendre service à ces malheureuses personnes, si tu allais chez le livreur avec cette petite fille ?… On serait tout de suite renseigné…

— Oh ! oui, madame Glace !… s’écria Suzette.

— Madame Glace ! répéta la patronne, surprise.

— Mais oui, je vous appelle madame Glace, parce que vous en vendez… cela se comprend tout seul…

Encore une fois, le patron partit d’un si franc éclat de rire, que Suzette en fut offensée :

— Vous savez, M. Glace, il faut que je sache que vous êtes bon, sans quoi je croirais bien que vous vous moquez de moi…

— Non, ma petite fille, mais vous ne pouvez pas savoir ce que vous me semblez drôle… Je paierais cher pour avoir une fille comme vous !…

— Il n’en manque pas, vous savez !… Si vous entendiez papa !… il me dit toujours : « Toi et tes pareilles, vous êtes insupportables ! » Malheureusement pour vous, papa ne veut pas entendre parier de changer de petite fille… Il paraît que cela ne se fait pas… Aussi désagréable, laide, que soit la fille qu’on a, il faut la garder !…

— Quel phénomène !…

— C’est une mode stupide… Moi, cela me plairait assez de changer de parents, non pas que je n’aime pas les miens, mais je serais curieuse de savoir ce qui se passe chez les autres…

— Ah ! ah !… Jamais je ne me suis autant amusé… mais il ne s’agit pas de çà !… Il y a un petit garçon perdu qu’il faut rattraper…

Le commis de la poissonnerie qui assistait à cette conversation, pensa qu’il pouvait se retirer et il salua la compagnie en disant :

— S’il y a des nouvelles, vous pousserez une pointe jusqu’à la poissonnerie… On aimerait savoir ce qui s’est passé…

Suzette le promit avec enthousiasme.

Mme Glace se mit en devoir d’aller chez le livreur avec Suzette.

La fillette donna une bonne poignée de mains à M. Glace et sortit avec sa nouvelle compagne.

Dans la rue, elle eut un scrupule :

— Je voudrais tout de même aller prévenir maman… Il se peut aussi que Bob soit rentré, et ce ne serait pas la peine de faire cette course pour rien…

— C’est une excellente idée, répartit Mme Glace qui trouvait fort sage cette proposition. Suzette la conduisit vers le logis de ses parents.

Elle était satisfaite de jouer au personnage important. Elle fit entrer Mme Glace dans l’ascenseur, marqua l’étage et sortit la première en tenant la porte.

Elle sonna. Ce fut Sidonie qui vint ouvrir. Elle poussa un cri en voyant la fillette :

— Enfin !… où étiez-vous ? et le petit Jeannot ? Suzette jeta posément :

— Du calme, ma fille, du calme…

Sidonie s’aperçut alors que sa jeune maîtresse n’était pas seule et elle reprit plus doucement :

— Bonjour, madame… Nous avons eu très peur, mam’zelle, en ne vous voyant plus… Où donc est le petit garçon ?

— Vous le saurez tout à l’heure… D’abord où est maman ?

— Elle n’est pas encore rentrée…

— Et il est quatre heures et demie !… Bon, je voulais lui parler de Mme Glace que voici…



On va sans doute retrouver Bob… Je vais

accompagner Mme Glace chez le livreur…

Justine survint et demanda :

— Que voulez-vous donc dire, mam’zelle Suzette ?

— Voilà… C’est simple… C’est la petite fille de la poissonnerie qui a conduit Bob à la cave…

— À la cave ?… s’écrièrent les deux domestiques avec un ensemble parfait.

— Mais oui… Vous savez bien ce que c’est qu’une cave ?… Vous avez un air tout surpris.

— Ben… posa la cuisinière, je ne me doutais pas que pendant mon achat de dorade, m’sieu Bob galopait dans une cave !

… Eh bien ! c’est comme ça ! Dans cette cave, il y avait un livreur de Mme Glace qui est venu apporter de la glace pour les poissons qui avaient trop chaud… Alors, Bob est parti avec… voilà !

— C’est-à-dire que nous le supposons, intervint Mme Glace qui n’avait pas encore pris la parole.

— C’est très sûr que cela s’est passé ainsi, affirma Suzette péremptoirement… Alors, je vais chez le livreur avec Mme Glace… et on ramènera Bob… Mais comme j’avais peur que maman ne soit inquiète, je suis venue la prévenir…

— C’est bien étonnant !… gronda Justine… Vous avez filé tout à l’heure sans qu’on le sache, pourtant ! Nous avons été folles d’inquiétude !

— Cela ne me surprend pas, déclara Suzette imperturbable, vous vous montez la tête pour des riens…

Elle se tourna vers Mme Glace et ajouta :

— Vous ne sauriez vous imaginer ce qu’elles peuvent être enfants !

— Sapristi ! s’écria Justine, vexée.

— Seigneur Jésus ! clama Sidonie, offensée.

— Quelle drôle de gamine !… murmura Mme Glace.

— Et Jeannot… Qu’est-ce que vous en avez fait ?

— Jeannot ?… Je l'ai replacé là où je l’avais trouvé…

— Misère !… Vous avez semé ce pauvre petit innocent dans le Luxembourg ?

— Le pauvre enfant va se perdre ! surenchérit Sidonie.

— Mon Dieu ! dit Suzette, qui parut excédée, si vous me laissiez parler, vous sauriez la suite… Je l'ai laissé là où je l’avais vu… Il y a tant de monde dans ce jardin que quelqu’un se serait certainement occupé de lui…

— Seigneur Jésus ! mais vous êtes terrible…

— C’est à perdre la tête…

Suzette regarda sévèrement les deux domestiques et elle continua :

— Mais il a eu de la chance… il a retrouvé sa mère…

— Sa mère ?… s’exclamèrent à la fois Justine et Sidonie.

— Mais oui… et cette dame paraissait assez contente ; cependant j’ai jugé qu’elle manquait de politesse… Elle m’a raconté que je volais les enfants…

— Quelle affaire !

— Puis, elle m’a dit aussi que j’étais folle…

— Ah ! bien… vous avez mérité qu’on vous malmène un peu… Vous avez eu une conduite insensée aujourd’hui…

— Dame !… c’est un jour comme on n’en voit pas souvent…

— Heureusement !…

— Le fait est, prononça Mme Glace, que vous avez eu bien du malheur… Cette pauvre dame et ce pauvre monsieur doivent être dans un bel état…

— Oh ! madame est quasiment folle et monsieur n’en vaut guère mieux… Et puis, on ne peut guère les consoler… Que leur dirait-on ?

— Ça, c’est vrai…

— Il s’agit de ne pas s’attrister, posa Suzette. Maintenant vous annoncerez à maman que je suis partie avec Mme Glace… Elle sera tranquille. Je pense revenir avec Bob, mais nous prendrons un taxi pour qu’il ne se sauve plus…

— Ce sera prudent, appuya Mme Glace avec gaîté.

La confiance de Suzette la gagnait.

Les deux domestiques se rassuraient, mais elles ne pouvaient s’empêcher de reprocher à la fillette qu’elle aurait dû les prévenir de sa sortie :

— Vous auriez dû m’avertir… tout à l’heure… Ce n’est pas bien… je pourrais avoir les sangs tournés…

— T’avertir ?… Allons, Justine, réfléchis un peu… Je t’aurais dit : Justine, je vais reconduire Jeannot… qu’aurais-tu répondu ?

— Que je ne voulais pas, bien sûr !

— Tu vois !… alors, je serais restée ici, je ne serais pas allée à la poissonnerie, je n’aurais pas vu la petite fille qui a joué avec Bob… Je n’aurais pas fait la connaissance de Mme Glace et je n’irais pas chez le livreur rechercher ton cher petit Bob… Peux-tu répondre à tout cela ?

— Quel avocat !… murmura Mme Glace.

— Quelle langue !… s’écria Justine.

— C’est qu’elle a presque raison, approuva Sidonie.

— Vous voyez !… J’ai donc été inspirée comme Jeanne d’Arc…

— Oh ! la la !… clama Sidonie ; vous avez peut-être entendu des voix, pendant que vous y êtes !

— Je n’en sais rien… Je m’en vais… Ah ! à propos, quand maman reviendra, vous lui direz que j’ai rencontré son amie, Mme Arette… Elle a voulu venir avec moi, mais je l’ai perdue dans la foule, et, cette fois, je l’avoue, je l’ai fait exprès…

— Vous avez fait cela ?

— Oui… Mme Arette m’aurait gênée… Une grande personne qui n’est pas au courant de vos affaires ne peut être qu’encombrante…

— Oh ! cet aplomb !

— Elle est extraordinaire… bredouilla Mme Glace, qui paraissait sidérée.

— Elle sera contente, Mme Arette ! Elle en dira des bénédictions sur vous à votre maman !… Ah ! bien ! ah ! bien ! toute cette histoire n’est pas finie !

— Tant pis… je cherche mon petit frère, moi !… et je perds du temps… Venez vite, Mme Glace… Il ne s’agit pas d’arriver en retard… Si Bob prenait goût au métier de livreur, nous pourrions encore arriver trop tard…

— Çà, par exemple !… s’écria Sidonie, cela ne serait pas à faire…

— Les garçons ont de si drôles d’idées…

— Ah ! vous pouvez parler… clama Justine.

— Alors, vous direz bien à maman que je suis avec Mme Glace…

— La petite demoiselle sera en sûreté avec moi, mesdames…

Suzette repartit, très fière, avec son chaperon.

La concierge l’arrêta sous la voûte dallée :

— Je vous ai vu avec un petit garçon, tout à l’heure… Est-ce votre petit frère qui est retrouvé ?

— Non, Madame Paillasson, ce n’était pas lui… je l’avais ramené croyant qu’il plairait à maman, pour qu’elle ait un autre petit garçon, mais personne n’en a voulu…

La concierge, complètement abrutie par ces principes avancés, en perdit la parole. Quand elle reprit ses esprits, Suzette était loin.





IX

À dire vrai, Suzette n’était pas trop fâchée que son petit frère fût égaré. La vie était transformée. Plus de discipline, plus de devoirs, rien que de l’imprévu. Les parents étaient dans le chagrin, naturellement, mais tous les enfants savent que les papas et les mamans se font des soucis de tout.

Bob se retrouverait certainement et sa maman dirait : « Je regrette bien mes larmes !… »

Suzette était persuadée que tout se passerait ainsi. En attendant, elle trottait près de Mme Glace et lui faisait part de ses théories et du mal qu’avaient les enfants à élever les parents.

— Vous comprenez, Madame Glace, quand on veut jouer, les parents vous disent : « Il faut travailler… » On n’est jamais d’accord… Je sais qu’il faut apprendre ses leçons, mais j’aimerais que ce soit le dimanche, et justement, le dimanche, on doit se reposer… Cela tombe mal… Ce jour-là, je me réveille en aimant ma géographie et mon histoire de France, que c’en est à peine croyable !… Mais il faut aller à la messe… L’après-midi, papa veut se promener et il n’aime pas se promener seul… Alors, la journée passe… Et le lundi, je ne sais pourquoi, je déteste tous mes livres.

— Comme c’est contrariant…

— On dirait que c’est fait exprès… J’ai beau expliquer tout cela à maman, je ne suis pas écoutée… On me force à aller au cours…

— Pauvre petite demoiselle !…

— Oh ! oui, Madame Glace, je suis quelquefois bien à plaindre… Vous ne seriez pas comme cela avec votre petite fille, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, répondit Madame Glace, qui n’avait pas d’enfants…

— C’est comme pour la nourriture, reprit Suzette… je n’aime pas le potage, ni la viande, un tout petit peu les légumes… mais je suis très friande de gâteaux… Je voudrais commencer par manger mon dessert… mais maman ne veut pas… Il faut avaler de la viande qui ne passe pas, alors que la crème glisse si bien…

— Mais vous êtes une petite martyre…

— Je le crois quelquefois… Cela vous contrarierait vous, Madame Glace, d’avoir une petite fille qui ne mangerait que du dessert ?

— Pas du tout…

— Comme vous êtes raisonnable !… Écoutez… on pourrait s’arranger… Dès que nous aurons retrouvé Bob, je viendrai passer chez vous les jours de la semaine et j’irai chez mes parents le dimanche… Puisque cela vous est égal que l’on ne travaille pas en semaine, je préfère aller chez vous…

— Mais… mais, et le cours ?

— J’aurai tout le temps d’étudier quand je serai vieille et que je ne pourrai plus m’amuser… C’est l’affaire des vieux d’apprendre la géographie, quand on ne peut plus voyager…

— Quelle bonne leçon vous me donnez !

Mme Glace ne s’était jamais autant amusée de sa vie. Elle aurait écouté Suzette pendant de longues heures. Quant à la petite fille, elle était ravie d’être si bien comprise et se promettait de prouver à sa mère qu’il existait des personnes avec qui l’on pouvait s’entendre en tout.

Elle estimait que la journée était bonne malgré tout, du moment qu’on allait revoir Bob.

Le livreur habitait Ménilmontant, mais, aussi loin qu’était le trajet, on y arriva.

Mme Glace pénétra dans une maison pauvre, comme Suzette ignorait qu’il y en eût.

Elle hésitait même à suivre sa compagne et, dans l’escalier, elle la tira par la jupe pour la prévenir :

— Je crois que vous vous trompez…

— Mais non, c’est bien ici…

— Ce n’est pas possible… il n’y a pas de tapis dans l’escalier !

— Toutes les maisons n’ont pas un tapis, ma petite fille… Ceci est une maison pour des personnes qui ne sont pas riches…

— Bob est chez des pauvres ?

— Heureuses serons-nous s’il y est !

— Il faudra leur donner une aumône… Quand maman va chez les pauvres, elle leur laisse toujours quelque chose…

— Ce n’est pas le même genre de pauvres…

Suzette ne répondit pas, Mme Glace ayant sonné.

Une femme vint ouvrir.

— Je suis la femme du patron de votre mari… Vous me reconnaissez ?

— Oh ! oui, Madame, entrez… C’est votre petite fille ?

— Non, pas encore, répliqua vivement Suzette, la semaine prochaine seulement…

La femme du livreur leva des yeux étonnés sur Mme Glace, mais cette dernière, réprimant un sourire, expliqua le sujet de leur visite.

Après avoir écouté attentivement ce récit, la femme répondit :

— Mon mari n’a pas ramené de petit garçon, ni ne m’en a parlé… Puis, je ne crois pas qu’il l’aurait pris avec lui sans avertir quelqu’un de la poissonnerie… C’est vraiment une drôle d’aventure et je plains bien les pauvres parents…

Suzette, depuis un moment, avait perdu l’espoir de trouver Bob dans cet intérieur. Il lui semblait qu’elle aurait su tout de suite s’il avait passé là. Elle gardait bonne contenance, mais, au fond de son cœur, elle était désolée de son insuccès.

Où pouvait donc être le petit garçon ?

Madame Glace reprit :

— Il aurait pu se faire qu’un enfant espiègle et curieux soit monté dans le camion de votre mari… Vous comprenez que dans des cas pareils on ne veut rien négliger.

— Vous avez bien fait de venir, Madame, et j’aurais bien voulu que mademoiselle trouve son petit frère chez nous…

— Les garçons donnent du mal, dit pensivement Suzette… Je crois que papa fera sagement de mettre Bob pensionnaire…

— Pensionnaire à cinq ans !… s’écria la femme du livreur.

— Il est futé, riposta Suzette… Quand on sait se sauver, on doit être en pension…

— Et vous, ma petite demoiselle ?…

— Oh ! moi, je suis utile à la maison, au moins le dimanche… ajouta vivement la fillette qui se rappela soudain qu’elle voulait habiter en semaine chez Mme Glace.

Elle éprouvait une grande hâte de repartir.

Du moment que Bob n’était pas là, elle désirait ne plus perdre de temps.

Mme Glace devina son impatience et elle prit congé de la femme de son employé.

Dans la rue, Suzette dit pensivement :

— Nous n’avons pas réussi… Je me demande où a pu passer ce Bob…

Mme Glace prenait très à cœur cet événement qu’elle jugeait grave. Seulement, elle affectait de ne pas le prendre au tragique, afin que Suzette ne s’attristât pas. Elle essayait de répondre avec gaîté, racontant des histoires d’enfants perdus qui se retrouvaient comme par enchantement.

La fillette gardait son sang-froid. Comme elle n’avait pas l’habitude de rire beaucoup, son attitude restait sérieuse. Une personne non prévenue aurait pu croire que c’était à cause du petit frère égaré, mais c’était plutôt la façon d’être de Suzette.

Il était près de cinq heures et pour détourner



la pensée de sa jeune compagne, Mme Glace

lui demanda si elle avait faim.

— Il me semble que je goûterais volontiers, répondit franchement Suzette.

— Bon… Nous allons entrer dans cette pâtisserie. La petite fille était ravie, et elle s’installa devant une table, en savourant d’avance le bon goûter que l’aimable dame lui offrait.

— Vous êtes vraiment très gentille, lui dit-elle. Mme Glace commanda les gâteaux que préférait Suzette, et la dînette fut charmante.

Cependant la fillette murmura :

— C’est bien dommage que Bob ne soit pas là… il aime tant les mokas…

— Ce sera pour une autre fois…

— Oui, mais quand il sera revenu, la vie ordinaire reprendra… On ne pourra plus s’en aller de la maison… C’est-à-dire que, moi, je m’arrangerai pour passer les jours de semaine chez vous…

Puis, avec la mobilité particulière aux enfants, Suzette continua :

— Je me demande ce que diront Justine et Sidonie quand elles me verront revenir sans Bob… Et le commissaire, l’aura-t-il retrouvé ? Je ne savais pas que les commissaires s’occupaient aussi des enfants perdus… Je croyais qu’on recherchait seulement chez eux les parapluies oubliés…

Mme Glace se retint pour ne pas rire.

Elle paya le goûter, ce qui provoqua une remarque de Suzette :

— Vous auriez été une bonne mère, parce que vous payez tous les gâteaux… Avec maman, il y a un système… Maman nous paie un gâteau, celui que nous voulons, et les autres, en surplus, nous les réglons avec notre tirelire…

— C’est une excellente idée…

— Je ne trouve pas, riposta Suzette qui se repentait d’avoir révélé ce procédé, parce qu’on se prive toujours de quelque chose… Si je fais des économies pour acheter une robe à ma poupée, je suis retardée sous prétexte que j’ai besoin de manger un gâteau…

— Vous ne me semblez pas privée, puisque vous avez droit à un et que votre cuisinière vous fait des crèmes…

— Mais dans la rue, on attrape faim !… et deux gâteaux sont si vite mangés… Et alors on se contraint… Ainsi, ici, je comptais en reprendre un autre avec mon argent…

— Vite… vite !… reprenez-en, mais gardez votre argent !

— Oh ! Madame, je ne veux pas abuser… Vous êtes tellement gentille que je ne sens plus du tout mon gros appétit… Non, bien vrai, c’est fini…

Et Suzette se leva résolument, sans jeter un regard sur les friandises tentantes.

En cheminant, la préoccupation principale revenait dans le cerveau de la fillette.

Soudain, elle dit :

— Il doit y avoir un endroit où on loge les enfants perdus… Ce petit sot de Bob n’a peut-être pas su retrouver son chemin et il pleurait sans doute dans la rue… Un agent a dû le voir et l’emmener…

— C’est très possible…

Suzette resta un moment pensive, puis elle s’écria :

— Mais que je suis étourdie !… Je sais où on les met, les enfants perdus !… à la fourrière !…

— À… la… fourrière !… répéta Mme Glace en riant sans retenue…

— Naturellement, affirma Suzette convaincue… Où seraient-ils mieux qu’avec les chiens abandonnés ?… Les enfants aiment jouer avec les chiens et il faut bien que ceux-ci soient distraits… Où est-elle la fourrière ?

— Mais, ma petite fille, ce n’est pas sérieux… les enfants égarés ne sont pas conduits là-bas…

— Où, alors ?

— Je ne sais pas… Le mieux est que vous rentriez chez vous maintenant… Votre petit frère est sans doute rentré… Le commissaire a dû réussir à le rattraper…

— Cela m’ennuie beaucoup de revenir tout de suite à la maison… Le jeudi, je vais ordinairement chez Huguette, mais aujourd’hui, on n’a pas pensé à cela…

— Puis, il faut rester un peu près de votre maman.…

— Je vous assure que maman ne s’aperçoit même pas que je suis à côté d’elle… Son Bob est le seul qui l’intéresse… Ah ! on voit bien que vous n’avez pas eu de Bob égaré !… Je vais rentrer, n’est-ce pas ? Si maman est là, elle sera dans sa chambre en train de pleurer… et elle ira dans le vestibule à chaque bruit pour voir si c’est le commissaire… Moi, on me laissera moisir dans ma chambre et Justine viendra chanter à mes oreilles que si Bob n’est pas là, c’est de ma faute… Et Sidonie dira comme elle…

— Pourtant…

— Je suis résolue à ne pas rentrer avant l’heure du dîner… Vous pourrez prévenir à la maison, si vous voulez bien… Mais maman ne sera pas là… c’est sûr… elle entre et elle sort… elle entre et ressort… C’est une maman à ressort… Cela me donne presque mal au cœur… Comme nous devons, sur notre chemin, passer devant la maison d’Huguette, j’y entrerai…

— Je ne sais pas si je dois vous laisser…

— Ne vous occupez pas de cela, allez, Madame Glace… je suis grande et je sais ce qu’il faut faire… Puis, il vaut mieux que nous restions bien ensemble, si vous devez me servir de mère pendant six jours par semaine.

— C’est vrai…

— Je serai très gentille, mais il ne faut pas trop m’empêcher d’aller à mes affaires… Et mon « père » Glace sera-t-il facile ?

Mme Glace, à dire vrai, ne savait plus comment retenir le rire qui la secouait.

Elle répondit avec le plus de sérieux qu’elle put :

— Oui… oui… cela ira fort bien… Il est très gentil et sera bien content d’avoir une petite fille à gâter et à promener…

— Je ne tiens pas beaucoup à me promener, à moins que ce ne soit en auto… Ce qui me plaît surtout, c’est de jouer aux dames et de gagner… M. Glace perd-il souvent au jeu de dames ?

— Toujours…

— Alors ce sera parfait… Suzette se rasséréna. Cependant elle ne perdait pas de vue le projet de s’arrêter chez son amie Huguette. On approchait de l’immeuble et elle prévint Mme Glace.

— Je vais entrer chez mon amie… Vous voyez, madame, ce n’est pas loin de la maison et Mme Dravil me reconduira… Je ne sais pas si elle connaît l’aventure de Bob, mais je la lui raconterai…

Mme Glace était perplexe. Devait-elle vraiment laisser la fillette en compagnie de son amie ?

Elle risqua :

— Je ne devrais peut-être pas vous écouter… J’ai dit à mesdemoiselles Justine et Sidonie que je vous ramènerais…

— La question va être tranchée tout de suite… Voici justement Huguette qui rentre avec sa mère… Huguette !… Huguette !…

Une charmante fillette se retourna et reconnut Suzette. Elle s’écria :

— Oh ! je croyais que tu ne viendrais plus !… Je suis sortie avec maman… Viens-tu jouer un peu avec moi ?

— Justement c’est mon intention… Bonjour madame, vous me permettez de rester avec Huguette ?

— Mais certainement, ma mignonne…

— Vous voyez, Mme Glace… tout s’arrange… Au revoir !… et à la semaine prochaine !… Je vous donnerai des nouvelles… Dites à M. Glace de préparer le jeu de dames…

C’est ainsi que Suzette se sépara de sa nouvelle amie.

Mme Dravil se demandait bien qui était cette dame, mais, avant qu’elle eût posé une question, Suzette lui dit :

— Vous saurez qui est Mme Glace et comment je la connais… C’est absolument comme au cinéma… pour le défilé des connaissances, aujourd’hui !…





X

Arrivée dans l’appartement de Mme Dravil, la porte à peine refermée, Suzette s’écria :

— Savez-vous ce qui se passe à la maison ?… Devinez…

— C’est ça !… lança Huguette, comme ce sera amusant… Ton papa a une auto ?

— Non…

— Ta maman a un collier de perles ?… dit Mme Dravil.

— Non…

— Vous irez au bord de la mer ?

— Ça, je ne sais pas…

— En pèlerinage à Lourdes ?

— Non, ce n’est pas du tout cela !

— Ne dis encore rien !… cria Huguette, je veux deviner… Tu as gagné le gros lot ?

— Non… non…

Suzette riait, ce qui était rare, et Mme Dravil, qui la voyait toujours sérieuse, était enchantée par sa gaîté. Elle se disait qu’il avait dû arriver quelque chose d’heureux dans la famille de son amie.

Les deux fillettes s’amusaient à ce jeu et Mme Dravil l’animait encore par son entrain.

— Ta maman a une nouvelle robe ?

— Non… non… et puis je ne sais pas, après tout !

— Justine a renversé la crème ?

— On ne pense guère à la crème !

— Je donne ma langue au chat ! s’écria Mme Dravil.

— Et toi, Huguette ?

— Moi aussi…

— Eh bien ! Bob est perdu !… cria triomphalement Suzette en sautant.

— Quoi !… Bob est perdu ?… clama Madame Dravil, toute pâle… Perdu où ?

— C’est drôle, remarqua Suzette, quand on dit que Bob est perdu, tout le monde demande où…

Mme Dravil se mordit les lèvres. Elle avait questionné étourdiment, dans sa stupeur. Elle se reprit pour dire :

— Voyons, ma petite Suzette, raconte-moi cet événement… J’en suis toute tremblante… Suzette s’empressa de narrer les circonstances au milieu desquelles elle s’agitait depuis le matin. Elle parla de Mme Glace et elle ne put se tenir d’ajouter :

— C’est une excellente femme… Elle n’a pas d’enfants et dès que Bob sera retrouvé, je crois bien que j’irai m’installer chez elle…

— Hein ?… et pourquoi faire ?

— Pour leur donner le bonheur d’avoir une petite fille… M. Glace aime jouer aux dames, et comme Mme Glace ne sait pas, il faut bien que je leur rende un peu service…

— Que signifie ce projet ?… hasarda Mme Dravil, interloquée… Est-ce que ta maman est au courant ?

— Est-ce que maman peut être au courant de quelque chose aujourd’hui !… Tant qu’on n’aura pas retrouvé Bob, c’est moi qui conduirai tout…

Huguette écoutait son amie avec admiration.

Suzette ne pensait même pas à jouer ; elle pérorait, essayant d’imiter les façons de parler de sa mère, s’asseyant sur son fauteuil, dans l’attitude familière à Mme Lassonat.

— Vous comprenez bien que, M. et Mme Glace ayant été si complaisants, je suis forcée de me montrer aimable… Ce qui me plaît chez eux, c’est qu’ils admettent comme raisonnable qu’on ne fasse pas travailler les petites filles… Ainsi, toute la semaine, je pourrai jouer… Le dimanche, je retournerai chez mes parents pour voir ce qui s’y passe…

Mme Dravil se retenait de rire à grand’peine bien qu’elle trouvât que cette conversation fût d’un bien mauvais exemple pour sa fille.

Elle changea donc le sujet pour revenir à celui qui la préoccupait beaucoup : l’absence de Bob…

— Ton petit frère a peut-être fait comme toi : il a choisi d’autres parents…

Cette idée parut frapper Suzette. Elle regarda Mme Dravil avec un étonnement non dissimulé.

— Chez qui serait-il allé ?… murmura-t-elle pensivement… Puis, il ne peut pas se passer de maman… Quand elle ne vient pas l’embrasser dès qu’il est au lit, il pleure…

— Que voilà un cher petit garçon !

— Oh ! cela ennuie quelquefois beaucoup maman ; ainsi, quand elle est coiffée pour une soirée, cela démolit tout…

— Enfin, je plains bien ta maman et j’ai hâte de savoir ce qu’il est advenu de Bob… Je te reconduirai moi-même afin de la voir… C’est une grosse épreuve pour une mère d’avoir un enfant perdu dans une ville comme Paris…

— Oh ! Paris n’est pas si grand… Ah ! si Bob était perdu en mer, alors il y aurait de quoi s’inquiéter…

— Tu vas loin !… Moi, cela me ferait beaucoup de chagrin de penser que Jacques pourrait être perdu dans cette petite ville de Paris !

— Cela lui arrivera bien, allez, Madame !… Avec les garçons, tout arrive…

Mme Dravil rit de cette remarque, puis elle dit :

— Amusez-vous un peu toutes les deux, puis je te reconduirai, Suzette…

— Je n’ai plus du tout envie de jouer, affirma la fillette, cette journée m’a éreintée… Je cherche Bob depuis onze heures du matin…

— Et il est cinq heures et demie !… s’effara Mme Dravil… Combien je plains ma pauvre amie… Quel calvaire elle doit subir !

— Et nous !… Papa n’a presque pas déjeuné… Heureusement, Jeannot et moi, nous nous sommes montrés plus raisonnables…

— Qui est Jeannot ?

— Ah ! c’est vrai !… j’ai oublié de vous parler de Jeannot… C’est un petit garçon que je suis allé chercher pour en faire un petit frère…

— Un petit frère !… cria Madame Dravil abasourdie…

— Dame, oui !… maman pleurait tant, que j’ai voulu lui faire plaisir… Mais elle s’est presque mise en colère et n’a pas voulu de Jeannot…

— Voyons, ma petite Suzette, je ne sais si je perds la tête, mais cette histoire m’est incompréhensible… Raconte-la moi posément…

Suzette était toujours prête à raconter. De sa manière pittoresque, elle avoua sa tentative et termina en disant :

— C’est très difficile de contenter les parents… Papa, qui est cependant calme, jetait des cris de paon et il a cru devenir fou… et maman répétait très fort : « Qu’allons-nous devenir avec cet enfant volé ! »

— Mais sais-tu que tu es très dangereuse, ma bonne Suzette !

— Dangereuse ?… questionna Suzette, ahurie à son tour.

— Mais oui, les parents étant responsables des bêtises que font leurs enfants, le commissaire aurait pu mettre tes parents à l’amende…

— Le commissaire ! Comme vous connaissez peu la vie !… Mes parents sont au mieux avec le commissaire !… c’est le chouchou de la maison ! … Sidonie, qui avait une peur épouvantable de lui, le trouve maintenant gentil comme un ange… Je pourrais emmener tous les enfants de Paris que le commissaire serait enchanté… Et si vous avez besoin d’un parapluie, vous n’avez qu’à me le dire, les parapluies et les enfants, ce sont les deux articles du commissaire…

Mme Dravil croyait qu’elle ne pourrait plus s’arrêter de rire. Cependant, elle s’en voulait de cette gaîté, parce que la situation était plutôt tragique. Elle put articuler :

— Je constate que tu sais beaucoup de choses…

— Une journée pareille vous instruit joliment. répartit Suzette sans se troubler… Et. si je connaissais un monsieur comme papa, je crois bien que je pourrais me marier, mais je suis sûre que maman ne voudrait pas…

Mme Dravil donnait libre cours à son hilarité, et devant cette attitude Suzette eut une moue.

— Je vous assure, Madame, que je saurais fort bien être mariée… Les repas sont confectionnés par la cuisinière et le ménage par la femme de chambre… On attend son mari pour déjeuner et dîner… Quant aux enfants, il y en a plein le Luxembourg et il n’y a qu’à choisir… On entend beaucoup de mères qui disent : « Oh ! le vilain !… Je te donnerai à l’homme noir… tu es trop méchant ! » Alors, on peut saisir l’occasion… On peut aussi en acheter un tout petit à une nourrice… Ceux-là sont moins chers…

— Horreur !… cria Madame Dravil.

— Tiens, vous parlez comme maman…

Huguette ouvrait des yeux énormes et considérait son amie comme un phénomène.

Suzette n’avait pas conscience de l’étonnement qu’elle provoquait. Grisée par cette journée d’indépendance et d’événements sensationnels, elle développait sa personnalité, mélange de naïveté et d’orgueil. Tout lui paraissait facile, parce qu’elle était allée seule dans la rue, qu’elle avait fait seule la connaissance de personnes étrangères aux relations de sa famille.



Elle avait mûri de quelques années en quelques heures et cela se manifestait par des paroles qu’elle lançait à tort et à travers.

Mme Dravil riait et Huguette s’exclama :

— Tu ferais une drôle de dame de maison !…

Suzette fut extrêmement mortifiée de cette appréciation et, bien que son amie eût un an de plus qu’elle, sa réponse fut sévère :

— Tu n’es qu’une petite fille, parce que tu n’as pas eu de frère perdu… Papa le dit bien : un souci vous donne tout de suite des années en plus… J’ai eu du souci aujourd’hui, ma fille, et j’ai l’âge d’une grande personne…

Suzette possédait une mémoire excellente quand il s’agissait de certaines choses, mais son étourderie était inconcevable dans les détails de la vie.

Huguette ne sut que dire après cette apostrophe et Mme Dravil dut ramener un peu de sérénité dans les rapports.

Elle demanda à Suzette :

— Ta maman sait que tu es ici ?

— Je le suppose… J’ai demandé à Mme Glace d’avertir à la maison…

— Mais si cette dame n’y était pas allée ?… Ta maman ignore peut-être où tu es !… Elle va te croire perdue aussi !… C’est terrible… Il faut absolument que je-te reconduise…

— Ne vous désolez pas… Madame Glace a sûrement prévenu Justine… Maman n’est peut-être pas encore là… De plus, si Bob est rentré, elle ne s’occupera certainement que de lui…

— Non… non… il faut que je te ramène !… Puis, j’ai hâte de m’informer de ton petit frère.

À ce moment, M. Dravil rentra :

— Tiens, bonjour Suzette… Tu es toujours une jeune personne indépendante et pleine d’imprévu !

— Je crois bien, répliqua Madame Dravil ; aujourd’hui, elle a égaré Bob…

— C’est une idée malheureuse… dit Monsieur Dravil en riant.

— Ne ris pas, reprit sa femme, c’est fort sérieux, ce pauvre petit bonhomme de Bob n’est pas encore retrouvé et tout le monde le cherche depuis ce matin…

— Non… c’est vrai ?… Ah ! mon Dieu !… mais j’y pense maintenant… Un de mes employés m’a dit avoir rencontré un bambin qui pleurait parce qu’il avait perdu sa maman… C’est sans doute Bob…

— Mais oui, c’est lui !… cria Suzette. Allons vite le chercher…

— Oh ! mais attendez…

— Non… non… trancha Suzette…

— Il faut que j’aille chez mon employé…

— Allons vite, Monsieur…

M. Dravil, suivi de Suzette, prit la direction des Gobelins où habitait l’employé.

Suzette était fort impatiente, mais le taxi allait vite et le but fut rapidement atteint. M. Dravil était un homme aussi expéditif que Suzette. Il sonna chez son subordonné et ne perdit pas de temps pour lui demander des détails sur l’enfant perdu.

— Je me rappelle, monsieur, que c’était un beau petit blond, avec une blouse blanche…

— C’est Bob !… cria Suzette.

— Il pleurait et appelait sa maman… Un agent l’a emmené…

— Chez le commissaire ?… interrompit Suzette. Alors, je suis tranquille, on le retrouvera…

— Non, pas chez le commissaire… Une dame a parlé à l’agent, et celui-ci lui a laissé le petit garçon… Il a pris son adresse… J’étais là, je l’ai retenue : Mme Boname, rue du Rocher…

— Allons vite, Monsieur Dravil !… C’était bien Bob, n’est-ce pas, monsieur ?

— Je n’en sais rien, mademoiselle… Ce petit-là paraissait désespéré… Il semblait timide…

— Ce n’est pas Bob… murmura Suzette.

— Il voulait sa maman et parlait de sa sœur…

— C’est Bob !… cria Suzette.

— Nous allons le savoir… dit M. Dravil.

Il entraîna Suzette, qui descendit l’escalier avec une vivacité de chat.

— Que ce sera amusant de retrouver Bob… Monsieur !… Et Mme Glace qui ne voulait pas que je vienne jouer avec Huguette, aujourd’hui !… Vous voyez quelle catastrophe ce serait ! … Bob serait perdu tout à fait…

— Qui est Mme Glace ?

— Une dame que vend de la glace…

— Eh bien ! elle avait un nom qui la désignait pour ce métier !… dit M. Dravil, qui riait.

— Oh ! elle en a peut-être un autre, mais je l’ai appelée Mme Glace parce que je ne le connaissais pas…

— Comment, tu vas avec une dame que tu ne connais pas et tu la baptises ?

— Oh ! cela n’a pas été un vrai baptême…

— Je pense bien qu’il n’y a pas eu de dragées et que tu ne l’as pas portée sur les fonts baptismaux, elle eût peut-être été un peu lourde pour toi !…

— Oui, parce qu’elle est un peu épaisse, mais elle est bien gentille et elle a la bonne manière pour élever les enfants…

— Ah ! ses enfants sont bien élevés ?… C’est rare, des enfants bien élevés, et je décerne volontiers une médaille à cette dame… Elle a beaucoup d’enfants ?

— Pas un seul…

— Alors, que me racontes-tu ?

— Nous avons discuté ces questions ensemble et nous nous entendons si bien que j’ai l’intention d’habiter chez elle la semaine prochaine…

— Tu veux devenir Mlle Glace. ?… Tu vendras de la glace ?

— Mais non, voyons, je jouerai aux dames…

— Eh bien ! si Huguette voulait devenir Mlle Glace, je ne serais pas content du tout et je ne voudrais plus jamais la revoir…

— Oh ! fit Suzette, touchée au cœur.

— Du moment que j’ai une petite fille à moi. je veux la garder…

— Vous êtes un peu comme papa…

— Je crois que je suis comme tous les papas…

Suzette baissait la tête et se disait qu’elle aurait du mal à accomplir son projet. Mais pour l’instant, il s’agissait de s’occuper de Bob. On arriva chez Mme Boname.

M. Dravil pénétra dans l’appartement et la servante, qui avait ouvert aux deux visiteurs, alla prévenir sa maîtresse. Suzette épiait tous les bruits avec une sorte de fièvre.

Une vieille dame se montra :

— Que désirez-vous, Monsieur ? M. Dravil exposa le but de sa visite et la dame répondit :

— Il est exact que j’ai pris sous ma protection un petit garçon perdu, mais sa mère est venu le rechercher deux heures après. Il s’appelle Guy Gilor…

Suzette était encore une fois complètement désemparée. M. Dravil montrait assez d’ennui, mais il pensa qu’à l’heure présente Bob devait être retrouvé.

Il inculqua cette conviction à Suzette durant le trajet de retour.

— Vraiment, posa Suzette, les garçons qui se perdent sont bien difficiles à rattraper. On n’a pas idée de laisser sa sœur se donner tant de mal !…

La fillette se tut un instant et reprit :

— Je vais aller dire au revoir à Huguette et je retournerai à la maison pour savoir si le commissaire a eu plus de chance que moi…





XI

Ce fut la tête un peu basse que Suzette rentra chez Mme Dravil. Celle-ci attendait les arrivants avec anxiété. À leur aspect, elle comprit tout de suite que le résultat n’était pas bon. Suzette dit d’un air préoccupé :

— Cette dame avait bien trouvé un petit garçon qui était presque Bob, mais ce n’était pas lui…

M. Dravil expliqua les faits avec plus de clarté et Mme Dravil ne put que soupirer en regrettant ce retard.

Elle enjoignit à Suzette de se presser pour faire ses adieux à Huguette, mais la fillette ne s’y résignait que mollement. Il allait être sept heures et la nuit serait bientôt là, sans Bob.

Suzette craignait le retour dans l’appartement de ses parents, et les pleurs de sa mère et les lamentations de Justine et de Sidonie, et le regard sombre de son père.

Cependant, il fallait bien affronter tout cela ! Au moment où elle se disposait à se séparer d’Huguette, sous l’égide de Mme Dravil, Jacques Dravil rentra. C’était un garçonnet de sept ans.

Huguette, dès qu’elle vit son frère, s’écria :

— Tu sais, Bob est perdu !

— Perdu ?… répliqua Jacques, ce n’est pas possible !

— Mais si, intervint Suzette, il s’est perdu à la poissonnerie… Depuis onze heures du matin, on ne le retrouve plus…

— Vous rêvez, s’écria Jacques, j’ai joué avec lui toute la journée, chez Jean du Rolloir !

— Chez Jean du Rolloir ! cria Suzette, sautant comme un chien après un morceau de sucre.

— Quoi !… Tu n’en savais rien ? demanda Jacques.

— Quelle est cette sotte histoire ? s’écria Monsieur Dravil.

— C’est inimaginable ! clama Madame Dravil ; je me mets dans une inquiétude folle pour apprendre que ce petit Bob n’est pas perdu !

— Et moi, je cours d’un bout à l’autre de Paris pour rien !… renchérit le père de Jacques et d’Huguette.

— Et moi, cria Suzette, pour dominer toutes les paroles qui volaient et s’entrecroisaient, je me suis donné un mal fou, et le commissaire aussi, pour retrouver Bob !

— Quelle aventure amusante !… s’esclaffa Jacques en dansant un pas de sa façon.

Suzette devint subitement toute songeuse…

Puis, ses joues se colorèrent vivement et elle s’écria :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis étourdie ! maman a raison !… La dame qui m’a parié à la poissonnerie, c’était Mme du Rolloir… Elle m’a recommandé de dire à la maison qu’elle emmenait Bob : « Préviens ta maman que j’emmène Bob déjeuner avec Jean… Il y aura Jacques Dravil aussi… Mais qu’on vienne rechercher ton frère… j’ai un dîner à huit heures… » Je me rappelle maintenant tout ce qu’elle m’a dit !

M. et Mme Dravil écoutaient, stupéfaits, cette tardive explication.

— Eh ! bien, s’écria Monsieur Dravil, tu peux te vanter de nous donner de fameuses émotions par ton étourderie !

— Seigneur, j’en suis malade ! murmura Madame Dravil.

— Je ne savais où j’avais la tête, mais je suis bien contente, malgré « l’attrapade » que je vais recevoir tout à l’heure ! Bob est retrouvé et c’est grâce à moi et non au commissaire !

— Tu as une fameuse audace, ma petite fille, et j’ai rarement vu ta pareille.

Mme Dravil déclara :

— Il ne s’agit plus de perdre une minute… Il faut tout de suite aller chez ta maman… Dépêchons-nous. Seulement, tu me permettras de te donner mon appréciation avant de partir : tu es une singulière petite sœur… Tâche de te corriger de tes distractions. Il est inconcevable de ne plus se rappeler une commission importante, dont une dame vous a chargée… Jamais je ne te confierai une mission…

La pauvre Suzette était désarçonnée. Elle ne comprenait pas elle-même son étourderie.

Huguette lança d’une voix claire :

— Au cours, c’est la même chose !… Suzette ne se rappelle que le lendemain ce que la maîtresse a dit.

— Toi, Huguette, prononça M. Dravil, tu n’es pas une gentille amie… Il faut toujours défendre ses compagnes…

Suzette intervint d’une voix douce :

— Oh ! ne la grondez pas, Monsieur… c’est une affaire entre elle et moi… je lui revaudrai cela…

Puis Suzette s’en alla en compagnie de Mme Dravil. La distance n’était pas grande et nulle parole ne fut échangée.

La fillette se trouva rapidement devant la porte de l’appartement, où elle sonna.

Sidonie vint :

— Ah ! bien, vous voici, mam’zelle ! Il est temps !… Vous ne vous occupez guère du monde qui pleure !

— Le monde n’a plus besoin de pleurer !… cria Suzette, Bob est retrouvé !

— Où est-il ?… demanda Justine, qui venait derrière Sidonie.

— Chez Mme du Rolloir… déclara Madame Dravil.

— Dieu soit loué !… s’écria Justine.

— Maman est là ?

— Oui, et monsieur aussi…

Suzette se précipita dans le petit salon où elle savait trouver ses parents et elle annonça, exubérante :

— Ne pleurez plus !… Bob est chez Jean du Rolloir !

— Est-ce vrai ? s’écria Madame Lassonat galvanisée, l’espoir sur le visage et les larmes arrêtées.

— C’est bien vrai, ma chère amie, affirma Mme Dravil… Jacques a joué avec lui toute la journée…

— Mais comment cela s’est-il fait ? questionna Monsieur Lassonat, ahuri… Est-ce Mme du Rolloir qui l’a retrouvé ?

— Il n’a jamais été perdu… dit Madame Dravil avec discrétion.

— Que nous racontez-vous là ?… demanda Madame Lassonat.

— Eh bien ! j’ai encore été étourdie… avoua Suzette crânement… J’ai vu Mme du Rolloir à la poissonnerie et…

— Ah ! c’était elle, cette dame qui t’a parlé et dont tu ne le rappelais plus les paroles ?

— Oui, maman…

— Tu seras punie, ma petite fille, pour nous avoir causé de semblables émotions…

— Je suis déjà punie… je suis fourbue d’avoir couru toute la journée pour chercher Bob !

— Alors que t’avait dit Madame du Rolloir ?

— Que Bob déjeunerait chez elle, qu’elle l’emmenait parce que c’était jeudi…

— Je suis furieux ! clama Monsieur Lassonat… J’ai mis toute la police sur pied et on va me prendre pour un écervelé…

— Aussi… aller chez un commissaire !… fit Suzette dédaigneusement… Si on m’avait demandé mon avis, je vous l’aurais déconseillé…

Mme Dravil ne put s’empêcher de rire, mais M. Lassonat ne fut nullement satisfait par cette riposte.

— Tu iras en pension, mon enfant…

— J’aime mieux aller chez Mme Glace…

— Qui est cette dame ?

— Une très gentille dame qui est venue avec moi pour chercher Bob… Et puis, vous savez, si vous voulez revoir votre fils, il faut le rechercher vous-même parce que Mme du Rolloir ne pourra pas le faire reconduire…

— Ah ! mon Dieu !… s’écria Monsieur Lassonat, et tu ne disais rien !…

— On ne me laisse pas parler…

— Plains-toi ! Mais il ne s’agit pas de cela !… Je vais chez les du Rolloir…

— Je t’accompagne… dit Madame Lassonat.

Mme Dravil sortit avec ses amis et Suzette resta seule avec les deux domestiques.

Justine regardait la fillette d’un air indigné, sans lui adresser la parole.

Suzette crut devoir s’insurger :

— Tu sais, Justine, ce n’est pas la peine de me jeter des yeux pareils…

— On n’a pas idée de votre conduite !

— Ça, appuya Sidonie, c’est incroyable !

— Que me reprochez-vous, toutes les deux ?… riposta Suzette… Je retrouve Bob et tout le monde a l’air fâché…

— Vous retrouvez Bob !… quelle audace !… éclata Justine… On a lieu de vous en vouloir… On vous charge de dire une chose à Madame et vous l’oubliez !

— Tu n’oublies jamais rien, toi… Justine ?

— Je suis vieille…



— Et moi, je suis jeune… ma mémoire est moins grande que la tienne !… Depuis le temps que tu t’en sers, elle s’est élargie et elle peut contenir toutes les choses que tu veux…

— Vous avez de ces réponses !

— Oh ! pour parler, mam’zelle sait !

— Vous avais-je assuré que les garçons ne se perdaient pas ?… J’ai eu raison…

— Oui, mais en attendant, on s’est fait un sang d’encre…

La sonnerie de la porte d’entrée retentit et Sidonie se précipita pour ouvrir.

Suzette entendit la voix de Mme Glace.

— Ah ! chère Mme Glace, vous venez voir si Bob est retrouvé ?… Oui, il était chez un ami et je ne me souvenais plus qu’il devait y passer l’après-midi…

— Comment, vous le saviez ?

— C’était parti de ma tête, si toutefois cela y était bien entré… Je regardais les poissons rouges et Mme du Rolloir a parlé dans mon dos…

— Quelle histoire !

— Je ne la regrette pas, posa Suzette… j’ai passé une excellente journée…

— Et vous avez oublié ceci à la maison…

— Oh ! mon sac… il me semblait qu’il me manquait quelque chose… Merci, Madame…

Sidonie déclara :

— C’est le troisième que mam’zelle aurait perdu !…

— Et toi, tu m’as avoué que tu avais perdu quatre parapluies…

La pauvre Sidonie se tut.

Madame Glace reprit :

— Je suis bien heureuse que le petit Bob soit retrouvé, cela me causait de la peine de savoir vos parents dans l’embarras…

— Vous êtés une glace à la framboise, Madame Glace, tant vous êtes bonne… aussi je suis désolée de vous faire un peu de peine, à mon tour… Je ne crois pas que je puisse habiter chez vous la semaine prochaine…

— Oh ! fit Mme Glace, en effectant un air chagrin.

— Non… papa est sérieusement fâché de mon étourderie et l’on doit me punir…

— Pauvre petite mademoiselle…

— Je suis un peu de l’avis de mes parents, pour une fois… J’ai été par trop distraite et maman a trop pleuré…

— Vous reconnaissez vos torts, c’est beau…

— J’y suis forcée, parce que tout le monde les a reconnus avant moi… Je ne peux pas dire que Mme du Rolloir ne m’a pas prévenue, ce serait mentir…

— C’est vrai…

— Je suis donc ennuyée de ne pouvoir être votre petite fille… Ce sera pour un peu plus tard, quand je serai moins étourdie…

— Mais si vous devenez tout à fait gentille, vos parents ne voudront plus se séparer de vous ?…

— C’est possible… les parents ont des idées si bizarres… Alors, j’attendrai que je sois mariée… J’ai entendu une jeune fille dire à une de ses amies : « Vivement le mariage pour que je puisse agir à ma guise ». Alors, quand je serai mariée, je pourrai me payer mes fantaisies et j’irai chez vous où nous serons enfin tranquilles…

Mme Glace, riant à perdre haleine, savourait ces aperçus et ces promesses.

Justine et Sidonie écoutaient, sidérées, cet entretien, se demandant quel tour avait préparé « mam’zelle ».

Quand Mme Glace eut dit au revoir en réitérant ses paroles de contentement au sujet de ce dénouement inattendu, elle se dirigea vers le seuil.

Suzette la rappela pour lui recommander :

— Si vous rencontrez un agent, vous lui direz que ce n’est plus la peine que l’on cherche Bob… Je suis certain que papa et maman ont oublié de prévenir le commissaire, dans leur hâte d’embrasser leur fameux fils !

Mme Glace s’en alla. Juand elle fut partie,

Justine, les poings à la taille, ne put se tenir de s’écrier :

— Alors, qu’est-ce que cette invention ? Vous aviez promis à cette dame d’habiter chez elle ?

— Oui, j’y avais pensé, mais je ne donnerai pas suite à mon projet… Je suis trop certaine que mes parents me l’auraient interdit…

— Vous en êtes sûre qu’ils vous auraient empêchée de les laisser !… On n’a jamais entendu des idées pareilles !… Quitter vos parents !

— Tu ne peux pas comprendre, ma pauvre Justine !… Je serais revenue le dimanche… mais il n’en est plus question… Ce serait trop compliqué… Il faut que j’attende que toute cette agitation soit calmée… si je me ravise…

Sidonie était indignée :

— Eh bien ! quand on est aussi gâtée que mam’zelle, on devrait tous les jours remercier le Bon Dieu à genoux d’avoir d’aussi bons parents… mais vous n’avez pas de cœur…

Suzette eut un vilain mouvement : elle haussa les épaules, ce qui n’était pas le fait d’une petite fille bien élevée.

Elle répondit d’un ton légèrement dédaigneux :

— C’est entendu, je n’ai pas de cœur…

— Là, je le disais !… s’écria Sidonie.

— C’est un malheur de voir ça ! murmura Justine ; les enfants d’aujourd’hui sont bien attristants…

— Écoutez, mes filles… reprit Suzette… Je voudrais bien savoir si vous en avez du cœur, toutes les deux ? À quoi voit-on qu’on en a ?… J’ai cherché Bob toute la journée, tandis que vous êtes restées tranquillement à bavarder dans votre cuisine…

Les deux femmes furent d’abord sans paroles, puis Justine s’écria :

— Dites que vous avez profité du désarroi de la maison pour vous promener depuis le matin, et sans demander la permission encore !

— Ah ! j’ai bien fait d’en profiter, parce que cette merveilleuse journée est finie !

— Si on peut entendre cela !… Appeler une journée pareille, une belle journée !… gronda Sidonie.

— Je manquerai mes sauces, au moins pendant trois jours… murmura Justine.

— Tu ne feras pas de sauces, ce sera plus prudent, conseilla Suzette…

— Dans tous les cas, ne comptez plus que je vous emmène au marché… C’est bien fini, ce beau temps-là !

— Non, Justine… c’est moi qui t’y conduirai…

— Oh ! cette grosse audace !… Décidément les petites filles de mon temps n’existent plus…

— Mais non… puisqu’elles sont devenues des dames comme maman et des cuisinières comme toi… des cuisinières qui n’ont pas de cœur pour leur petite demoiselle…

— Oh !…

— Mais cela ne fait rien… Tu feras, demain, une crème délicieuse pour Bob et tu m’en laisseras goûter…

Sidonie rit en entendant cette requête, pendant que Justine retournait dans sa cuisine en maugréant contre les enfants actuels, qui n’avaient plus ni respect, ni égard.





XII

M. et Mme Lassonat s’en allaient gaîment vers leur Bob. Cependant, de temps à autre. Madame Lassonat disait :

— Si ce n’était pas vrai ?… Si mon cher petit garçon n’était pas chez Mme du Rolloir ?

— Il n’y a aucune raison pour que Jacques n’ait pas dit la vérité…

Enfin, les parents, encore un peu inquiets, furent à la porte de leurs amis. À peine entrée dans l’appartement, Mme Lassonat entendit la voix de son fils. Elle se précipita vers lui et l’embrassa follement en le serrant sur son cœur.

Mme du Rolloir contemplait ces effusions avec un certain étonnement. Si elle comprenait l’affection de son amie envers son cher petit garçon, elle ne saisissait pas le sens de ces démonstrations extrêmes.

Madame Lassonat répétait :

— Mon petit Bob !… mon petit Bob !… tu es là, c’est bien toi…

Bob était le premier surpris. Il savait que sa maman l’aimait bien, mais elle ne l’embrassait jamais avec autant de force quand il rentrait d’un après-midi de jeu.

Enfin, Mme Lassonat put parler.

Elle raconta les heures horribles vécues depuis le matin.

Mme du Rolloir comprit alors l'émotion montrée et compatit à la détresse ressentie.

Bob était tout ahuri par ce qu’il entendait et il dit :

— Je ne me serais pas perdu… Je connais le chemin… et puis, j’aurais demandé à un agent de me reconduire… Je sais notre adresse.

Mme du Rolloir fut très étonnée de l’étourderie de Suzette, et M. Lassonat lui révéla que lorsque la fillette était occupée par une idée, son entendement était hermétiquement clos.

Les paroles entraient dans son cerveau, pour n’être réalisées que le lendemain.

Mme du Rolloir était confuse de cette aventure, mais heureuse qu’elle se terminât pour le mieux. Et M. et Mme Lassonat commençaient à oublier ce souci depuis que Bob était devant eux. Ils prirent tous les trois le chemin du retour. Suzette les attendait avec impatience.

— Alors, Bob, tu n’es plus perdu !… la maison va redevenir calme.

— Ah ! quel bonheur ! voici m’sieu Bob… dit Justine en riant.

— Que le temps a paru long sans m’sieu Bob !… lança Sidonie non moins gaîment.

Bob se redressait assez fier et il dit avec un certain contentement :

— Un jour, je me perdrai exprès pour revenir… Tout le monde m’aime… on dirait que je n’ai jamais été insupportable !

— Non… ce sera mon tour, s’écria Suzette… Moi, qui ne fais jamais que des bêtises, à ce qu’on dit, j’aurais bien besoin d’être perdue pour que je sois trouvée gentille…

— Oui, tu as raison, gronda Monsieur Lassonat, parce que tu nous as fait vivre une journée qui pouvait nous donner une maladie de cœur…

Suzette ne répondit rien.

Madame Lassonat, toute joyeuse maintenant, s’écria :

— Ah ! j’ai faim ! nous allons pouvoir dîner tranquillement !… Ai-je déjeuné à midi ? je ne m’en souviens plus !

— Tu es donc comme moi, murmura Suzette. tu oublies aussi ?

— Une petite fille ne doit se permettre aucune observation envers ses parents, surtout quand elle est la cause d’un trouble pareil, prononça Monsieur Lassonat d’une voix sévère.

Suzette, sous le prétexte d’aller se laver les mains avant de s’asseoir à table, alla dans sa chambre, décidément, ces gronderies la désolaient autant qu’elles l’agaçaient.

C’était un parti pris… Elle avait perdu son petit frère… Cependant, maintenant qu’il était retrouvé, on aurait pu lui pardonner aussi son étourderie. Tout le monde pouvait être coupable d’oubli ou de distraction… Mais les parents, pensait Suzette, ne peuvent pas démordre d’une idée…

La fillette était persuadée qu’elle aurait beau devenir raisonnable, sans une seule négligence, qu’on lui reprocherait toujours son pauvre petit défaut.

Pour la première fois de sa vie, Suzette voyait l’avenir en noir. Assise dans un petit fauteuil, sans appétit, elle contemplait sa poupée et se demandait comment conquérir l’estime de son entourage.

À force de torturer son cerveau, elle fut convaincue qu’un enfant perdu détenait, seul, toutes les qualités aux yeux de ses parents.

Son père ne le lui avait-il pas fait pressentir le jour même ?

Bob était devenu tout à coup, gentil, beau, intelligent, unique enfin ! Il passait des bras de sa mère dans ceux de son père. On lui promettait une auto-jouet, un gros ballon, tandis que Suzette n’héritait que de phrases dures : c’est de ta faute, si nous avons été malheureux toute cette journée !

Cependant ne s’était-elle pas dévouée au long des heures, en voulant retrouver Bob ? Non, cette situation ne pouvait durer. La fillette n’était nullement disposée à entendre du matin au soir des discours semblables.

Elle demandait conseil à sa poupée et cherchait le moyen de compter aussi aux yeux de sa famille. Et c’était le soir même qu’il fallait trouver, et quand elle tiendrait la solution, elle l’exécuterait tout de suite, ne voulant pas remettre au lendemain la bêtise qu’elle pouvait accomplir sur l’heure.

Mais la solution tardait à se présenter à son esprit. Le repas allait être servi, un repas gai où Bob serait le héros et Suzette la coupable.

Soudain, une invention lumineuse envahit le cerveau de la petite fille. Il fallait qu’elle aussi se perdît, ou du moins le fît croire.

Ce serait une épreuve qu’elle ferait subir à ses parents…

Elle ne réfléchit nullement à l’incorrection de ce procédé, tout emportée dans son projet.

Vite, un papier, un crayon…

Et Suzette, appliquée, bout de langue dehors, crayon en main, écrivit :

« Je suis perdue comme Bob et cette fois ce n’est pas de ma faute, mais celle de mes parents qui ne m’aiment plus. J’espère que vous me retrouverez bientôt et que vous m’embrasserez quand vous me reverrez, et surtout que vous me direz aussi que je suis bonne, belle et gentille. »

Là-dessus, Suzette s’enferma dans une penderie afin de se dissimuler le mieux possible, après avoir caché son chapeau et ses gants, puis elle attendit.

On appela : Suzette ! Mais la fillette se garda de répondre.

Elle entendit son papa qui disait :

— Mais où est-elle donc ?

Madame Lassonat, très occupée avec Bob, répondit gaîment :

— Elle n’est pas loin, sans doute !

Justine cria :

— Le dîner est prêt, mam’zelle Suzette !… Venez vite vous mettre à table

Sidonie clama :

— Il y a de la crème !… il y a de la crème !… C’était un mensonge et Suzette savait qu’il n’y en avait pas.

Cependant, comme elle restait silencieuse autant qu’invisible, Justine commença par s’apeurer et entreprit le tour des pièces.

Pas de Suzette…

La cuisinière retourna au petit galop dans sa cuisine en disant à Sidonie :

— La peur me court sous la peau et cela me fait de la chair de poule… Je ne vois pas mam’zelle… Pourvu qu’elle ne « soye » pas repartie tout seule, maintenant qu’elle en a pris l’habitude !…

— Oh ! la la !… Peut-être qu’elle est allée chez Mme Glace !… Cette femme-là avait des yeux de magnétiseur… Elle a commandé à la petite de venir chez elle…

— Vous m’effrayez !

Les deux domestiques recommencèrent leurs recherches dans un silence relatif, tandis que la voix de Monsieur Lassonat s’élevait pour demander :

— Ah ! ça !… on ne dînera donc pas ce soir à cause de cette insupportable Suzette ?

Justine retourna dans la chambre de la fillette et avisa le papier blanc. Elle le lut, terrifiée.

Elle accourut dans la salle à manger où ses maîtres attendaient et elle s’écria :

— Madame, monsieur… mam’zelle Suzette est perdue !…

— Ah ! cria Madame Lassonat comme une lionne à qui l’on arrache son petit lionceau.

— Hein !… hurla Monsieur Lassonat… ah ! ça, qu’est-ce que cela veut dire ?… deux perdus dans une journée !… C’est à se casser la tête !…

— Comment savez-vous cela, Justine ?… questionna la malheureuse mère.

— Voici le papier.

Les parents en prirent connaissance avec une stupéfaction grandissante. Si M. Lassonat ne croyait pas trop ce qu’écrivait Suzette, au sujet de cette disparition extraordinaire, il craignait néanmoins une fugue de mauvais goût.

L’indépendance qu’avait affichée sa fille toute la journée l’indisposait. Cependant, la note sentimentale que Suzette avait ajoutée touchait son cœur très profondément.

Mme Lassonat, surprise par ce nouvel incident qu’elle ne prévoyait pas dans sa tranquillité reconquise, ne pouvait que sangloter :

— Ma pauvre petite fille !… où est-elle ?… il va faire nuit…

— La malheureuse enfant !… gémit Monsieur Lassonat, où la retrouver ?

— Quelle drôle de journée ! s’exclama Bob… et comme Zette est sotte de s’être perdue… On ne pourra pas la chercher pendant la nuit…

— C’est de ma faute, larmoya Justine, je lui ai dit qu’elle n’avait point de cœur…

— Moi aussi… je le lui ai dit… renchérit Sdonie… Ah ! je ne pourrai plus rester chez Madame… cela me ferait trop de chagrin de ne plus revoir mam’zelle !

— Taisez-vous, Sidonie… ordonna Monsieur Lassonat ; Suzette ne peut être loin…

— Cette chère petite Suzette… reprit Madame Lassonat, c’est terrible… Où est-elle ?… Où aller ?

La pauvre maman tournait dans la salle à manger comme un écureuil en cage.

— On la retrouvera demain… risqua Bob.

— Tu n’as pas de cœur, Bob !… gronda Monsieur Lassonat. Ta sœur, qui est bonne, t’a cherché toute la journée sans se décourager…

— Oui, mais il faisait clair… maintenant, cela va être tout noir dans la rue…

— Tu es insupportable, mon petit !… s’écria sa mère… Tais-toi !… si c’est pour raconter des bêtises…

M. Lassonat se préparait pour sortir. Il dit à sa femme :

— Je dînerai quand je ramènerai Suzette… Je vais aller chez cette Mme Glace… et si je ne la trouve pas chez elle, je retournerai chez le commissaire…

— Où peut-elle être ?… gémissait Madame Lassonat en se tordant les mains.

Toutes les portes étant ouvertes, Suzette ne perdait pas un mot de cette conversation à bâtons rompus, et une satisfaction de plus en plus vive glissait en elle.

Ses parents l’aimaient. Bob était à son tour traité d’insupportable et de mauvais cœur. Elle seule comptait pour l’instant…

Elle comprit que la tendresse des parents était un mystère et que les mots qui ne semblaient pas gentils étaient cependant des expressions de tendre affection pour leurs petits enfants.

Suzette fut émerveillée de pénétrer dans le domaine qui s’ouvrait devant elle.

Jusqu’à Sidonie et Justine qui pleuraient sur elle ! Que c’était bon !

La comédie qu’elle jouait avait donc assez duré et elle sortit de sa cachette, ne voulant pas que son père courût chez Madame Glace et surtout chez le commissaire.

Elle se montra.

— Comment, c’était une niche !… s’écria Monsieur Lassonat.

— Tu nous as fait une belle peur !… articula Madame Lassonat en arrêtant ses sanglots.

— Mes bons parents, je vous demande bien pardon, prononça Suzette avec calme… Il ne faut pas m’en vouloir… Je sais maintenant que vous m’aimez bien aussi…

— Ma petite fille ! s’écria Madame Lassonat attendrie, as-tu donc vraiment cru qu’on ne t’aimait pas ?



— Ma bonne Suzette… murmura Monsieur Lassonat, viens que je t’embrasse comme je t’aime…

Justine et Sidonie essuyaient leurs yeux avec le coin de leur tablier.

— Elle a cru qu’on ne l’aimait pas, notre petite mam’zelle… soupira Justine.

— Elle a plus de cœur que nous tous… notre mam’zelle Suzette… convint Sidonie.

Bob lança :

— Il faut dîner maintenant…

— Oui, tous les perdus sont retrouvés !… dit Justine… J’apporte le potage…

Il était huit heures et demie. Chacun s’assit avec joie devant son assiette et Suzette ne put s’empêcher de s’écrier :

— Cela n’a pas été une mauvaise journée, malgré tout… J’ai appris beaucoup de choses et je sais surtout que les papas et les mamans ne peuvent pas supporter quand un de leurs petits enfants est perdu… même s’il est laid ou insupportable… Quant aux enfants, il vaut mieux qu’ils ne soient pas méchants, ni étourdis pour ne pas rendre les parents malades…

On applaudit à ce discours qui marquait une phase nouvelle dans le caractère de Suzette.