L’étrange musicien/01

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Éditions Édouard Garand (64p. 3-6).




I


Un soir du mois de juin 1674 — c’était lundi le 25 — une barque à deux voiles filait doucement dans la brise de l’Ouest sur le Saint-Laurent. Cette barque venait de Ville-Marie et se dirigeait sur Québec. Un nautonier et trois hommes d’équipage la conduisaient.

On voyait sur le pont un vieux mendiant assis près d’une jeune femme, jolie et gracieuse, quoiqu’elle fût d’une mise très simple et quelque peu grossière comme celle des femmes du peuple, et en dépit de ses yeux rougis par les larmes récentes, de son visage pâli et tiré par la fatigue du voyage, et malgré aussi le voile de mélancolie et d’inquiétude qui flottait sur toute sa physionomie. Elle pressait dans ses bras et contre son sein un jeune enfant enroulé dans un châle de laine bleue. Si la journée avait été chaude, ce soir-là les brises du fleuve apportaient des fraîcheurs contre lesquelles il pouvait être prudent de prémunir un petit enfant.

Dans le lointain, vers l’Est, on voyait des lanternes s’allumer et se balancer sur les flots.

— Patience et courage, disait le mendiant, nous arrivons. Vois, Chouette, ces falots qui dansent là-bas, accrochés au mât de misaine des navires… c’est Québec !

— Je suis bien contente, père Brimbalon, de revenir à Québec et à mon foyer ; mais, encore une fois, comment Flandrin va-t-il m’accueillir !

Elle se remit à pleurer.

— Je te l’ai dit, Chouette, ça me regarde tout ça. J’arrangerai la chose, car je ne fais jamais rien à moitié. Si je t’ai ramenée de Ville-Marie, je ferai le reste, sois-en sûre. On est mendiant, c’est vrai ; mais on n’est pas si pingre que nous en donne l’air la besace qu’on porte au dos. Je te le répète : sois tranquille, j’arrangerai ça.

Cet homme, en effet était le mendiant Brimbalon, domiciliant en la basse-ville de Québec. Comme il venait de le dire, il ramenait de Ville-Marie la femme de Flandrin Pinchot.

Elle avait abandonné son mari, plus d’un mois auparavant, pour l’avoir cru infidèle, et elle s’était réfugiée à Ville-Marie pour y reprendre son ancien métier de fille d’auberge. Personne n’avait pu savoir ce qu’elle était devenue, son mari moins que tout autre. Or, il était arrivé que le mendiant Brimbalon, lequel, à ses heures, savait se muer en trafiquant de pelleteries, s’était rendu à Ville-Marie pour y négocier certaines fourrures. Là, dans un cabaret de bas étage il avait découvert la femme de Flandrin Pinchot, qu’on avait surnommée « Chouette ». La jeune femme regrettait son escapade et elle avait manifesté le désir de revenir à son foyer et à son mari ; mais la crainte de se voir mal accueille l’avait retenue. Le père Brimbalon, ayant un batelier à ses frais, s’était chargé de ramener la jeune femme à Québec.

Et maintenant, voici qu’on arrivait. Dans une demi-heure au plus on accosterait au quai du Roi. Puis, après quelques minutes de marche, la jeune femme pourrait frapper à la porte de son logis, et Brimbalon à celle de sa baraque.

C’était le « chez-soi ».

Or, il semblait à la femme de Flandrin Pinchot qu’elle avait quitté son foyer et son Québec depuis de nombreuses et longues années. Pourtant, un peu plus d’un mois seulement s’était écoulé depuis son départ précipité ; oui, mais ce mois-là lui paraissait, à ce moment précis, avoir la longueur d’un siècle.

Lorsque le petit navire commença de sillonner les eaux du port, une vive émotion fit trembler la jeune femme.

— Québec ! Québec ! murmura-t-elle.

Et malgré la nuit qui se fait rapidement, elle veut regarder, elle veut voir. L’obscurité n’est pas tout à fait venue encore, et le firmament s’éclaire des milliers d’astres qui s’allument. Les eaux du Saint-Laurent ont pris une teinte gris-sombre, on y aperçoit encore quelques voiles blanches, petits navires rentrant au port. On les croirait immobiles, elles glissent si lentement sous la brise qui se meurt. Et ça et là retentit la voix sonore d’un quartier-maitre à la commande. Souvent aussi un gai refrain s’élève de la bouche d’un matelot content de sa journée. Les navires à l’ancre sont silencieux, on les penserait abandonnés. Ils se balancent doucement et avec grâce sur la houle légère. Lorsqu’on passe près d’eux, on entend la lame clapoter contre leurs flancs.

Et voici à gauche l’imposante et sombre masse du Cap Diamant. Et voilà le Fort et le Château Saint-Louis. On distingue assez nettement les murailles de pierre qu’on a élevées du côté du fleuve, mais de la ville-haute on n’aperçoit que les clochers des églises et des couvents dressant vers le ciel leurs flèches effilées et gracieuses. Au pied du gigantesque promontoire, des falots suspendus aux portes des boutiques et de rares réverbères indiquent la basse-ville, ses quais et ses jetées. Et au-dessus de tout cela, au loin et vers le couchant, les dernières et pâlottes lueurs du jour illuminent faiblement le sommet des Laurentides.

La femme de Flandrin Pinchot regarde d’yeux humides tout ce qu’elle a si souvent contemplé, tout ce qu’elle a tant aimé, tout ce qu’elle aime toujours.

Et la barque avance encore, mais bien lentement. Le mendiant, silencieux, semble absorbé en ses pensées. À l’arrière, le nautonier et ses trois matelots devisent à voix basse.

La femme de Flandrin tourne ses regards à droite, du côté Sud. Là, c’est Lévis et ses hauteurs. Le long du rivage on aperçoit des feux de bivouac, ce sont des campements de sauvages Abénaquis venus pour trafiquer avec les commerçants de la Capitale. Aujourd’hui, ils ont fait leurs affaires ; demain, ils reprendront la route des bois. Lorsqu’ils ont fait de bons marchés et s’ils ont pu obtenir de « l’eau-de-feu », ils se réjouissent bruyamment avant de retourner dans leur domaine. Mais ce soir-là les sauvages ne faisaient entendre que des chants monotones, longs comme des complaintes et souvent plus tristes et mélancoliques.

Le père Brimbalon sortit tout à coup du silence en lequel il s’était renfermé depuis un bon moment.

— Veux-tu savoir une chose, Chouette ? Si je n’étais pas mendiant, je me ferais sauvage. Oui bien, je me ferais sauvage… Qu’on dise ce qu’on voudra, il faut bien reconnaître que ces gens-là mènent une vie facile : ils possèdent un domaine infini et ne connaissent ni les tracas ni les soucis. Oui, je me ferais sauvage, mais autant que possible chef d’une tribu où j’aurais plusieurs femmes pour veiller sur ma santé.

Le mendiant riait, doucement. Mais ni son rire ni sa jovialité ne parvenaient à défiger les lèvres, d’ordinaire rieuses, de la Chouette, et encore moins à faire tomber de son joli visage les inquiétudes qui l’assombrissaient. Ah ! que lui importaient les sauvages ! Que pouvaient bien lui faire les plaisanteries de Brimbalon ! Ce jour-là, sa pensée appréhensive demeurait obstinément concentrée sur le foyer qu’elle avait quitté par un mauvais coup de tête et qu’elle allait revoir bientôt.

Enfin, la barque accosta, et tout près d’un navire arrivé de France ce jour-là. Un matelot sauta sur le quai pour recevoir les amarres, les deux autres matelots carguaient déjà les voiles. Deux minutes après, le mendiant sautait à son tour sur le quai.

— Donne-moi ton petit, Chouette, dit-il en tendant les bras.

La jeune femme se rendit à cette demande, puis, agile et souple, elle monta sur le bastingage et sauta légèrement sur le quai.

Quand elle eut repris son enfant des bras du mendiant, celui-ci s’approcha du nautonier et dit :

— Tu viendras, mon ami, me rencontrer chez le père Bousquet, et là je te paierai ce qui te revient.

La chose ayant été convenue. Brimbalon se mit à précéder la jeune femme vers la maison de Flandrin Pinchot. Il faisait déjà noir dans les rues étroites bordées. Çà et là des maisons de pierre, à deux ou trois étages, semblaient accroitre l’obscurité de leurs murs sombres. La marche était souvent difficile, parce que les rues et ruelles manquaient pour la plupart de pavé. Souvent elles étaient rocailleuses, coupées d’ornières profondes, de fossés, de sorte qu’il fallait s’y engager et avancer avec prudence si l’on n’avait pas une lanterne pour éclairer sa marche.

Mais pour Brimbalon, qui connaissait chaque pierre de la ville, c’était un jeu facile que de marcher dans cette obscurité et à travers ces ornières et fossés ; aussi pouvait-il guider sûrement la Chouette vers sa maison.

On y arrive. Mais à la porte la jeune femme défaillit, et le mendiant n’eut que le temps de tendre ses bras pour la soutenir et l’empêcher de tomber. Non ! Non ! elle ne pourrait entrer là, non ! Flandrin, d’ailleurs allait lui refermer la porte au nez !

— Si je pouvais voir s’il est là… balbutia la pauvre Chouette toute tremblante.

— Voyons, voyons, ma fille, encourageait le mendiant, il faut se donner du cœur. C’est bon, je vais aller regarder ; mais tâche de te maintenir sur tes pieds un moment.

Brimbalon alla à la fenêtre pour glisser un coup d’œil par la mince ouverture du volet. Il revint peu après, disant :

— Non, ma fille, Flandrin n’est pas là-dedans. Je n’ai vu que la mère Babeux et ton petit Louison.

— Louison !…

Ah ! l’enfant adoptif de Flandrin, celui qu’elle aimait comme son enfant ! Oh ! non, la Chouette ne l’avait pas oublié lui non plus !

— Si c’est comme vous dites, père Brimbalon, dit la jeune femme un peu rassurée et raffermie, frappez, moi je ne pourrais pas encore !

Elle tremblait, grelottait et pressait toujours sur sa poitrine chaude son petit qui dormait sous le châle de laine bleue.

Le mendiant cogna à la porte du bout de son bâton ferré.

De l’intérieur de la maison partit le son d’une voix un peu chevrotante de vieille femme.

— Eh bien ! demanda la voix, qui est-ce qui vient comme ça après la nuit tombée ?

— Venez ouvrir, mère Babeux. C’est le père Brimbalon qui vous amène une visiteuse.

On perçut une exclamation de surprise d’abord, puis on entendit un bruit de verrous et de barres, et la porte s’ouvrit. Une vieille femme, que le mendiant avait appelée la mère Babeux, tenait à la main une lampe qu’elle élevait au-dessus de sa tête pour reconnaître ceux qui arrivaient. Derrière elle se tenait avec un air timide et curieux à la fois, un adolescent d’une quinzaine d’années : c’était Louison, le collégien et le fils adoptif de Flandrin Pinchot. La clarté de la lampe illumina le visage blême et anxieux de la Chouette. En la reconnaissant Louison poussa un grand cri de joie.

— Ma maman… ma maman… cria-t-il en courant les mains tendues à la jeune femme.

La mère Babeux, dans sa surprise, faillit bien laisser tomber la lampe.

Le collégien s’était jeté au cou de sa mère adoptive. Elle, serrant son petit d’un bras, de l’autre pressait Louison et l’embrassait en pleurant.

La mère Babeux ne semblait pouvoir en revenir ; elle demeurait interloquée et figée.

— Hein ! se mit à rire Brimbalon qui avait observé la contenance de la vieille femme, je vous en amène une visite, mère Babeux !

Disons que cette mère Babeux était une voisine de Flandrin Pinchot qu’il avait engagée pour tenir sa maison et veiller sur son fils adoptif, au moment où il partait pour Ville-Marie, quelque dix jours auparavant.

On sait peut-être que Flandrin Pinchot, qu’on appelait le plus souvent « Capitaine Flandrin », avait été maître-geôlier au Château Saint-Louis et que, pour avoir en certaine circonstance failli à la consigne et à son devoir, avait été démis par le gouverneur, le Comte de Frontenac. Flandrin n’avait pas facilement digéré un tel affront, et un affront qui, pour lui, constituait une véritable déchéance. Sa destitution, en effet, entraînait avec elle la perte de son titre de « capitaine » qu’il aimait tant, et aussi la perte de la rapière de laquelle seule il pouvait, semble-t-il, tirer tous les titres de noblesse.

On sait peut-être encore qu’après être demeuré de longs jours aux arrêts dans sa maison et sous la surveillance de deux gardes par ordre du gouverneur, Pinchot s’était vu libérer un bon matin : et l’on n’ignore peut-être pas que, ce même matin, un inconnu était venu lui proposer la vengeance en l’invitant à se rendre, dans ce but, à Ville-Marie.

Pinchot avait perdu sa femme, il avait perdu sa place au Château, son titre de « capitaine », sa rapière… il avait tout perdu au bout du compte ! Cela exigeait représailles, puisque toutes ces infortunes et ces déboires étaient le fait d’ennemis qu’il connaissait fort bien. Oui, cela demandait vengeance… vengeance même contre Monsieur de Frontenac !

Et Pinchot, saisi par cette soif de la vengeance, avait accepté les offres de l’inconnu. Or, cet inconnu (pour Flandrin) était le lieutenant de police du sieur François Perrot, gouverneur de Ville-Marie par l’influence auprès du roi de l’ancien intendant Talon et par l’appui de Messieurs de Saint-Sulpice, Seigneurs de Ville-Marie. Et Perrot — notons-le — était à ce moment en lutte ouverte avec le gouverneur-général, le Comte de Frontenac.

Et Flandrin avait promis de se rendre à Ville-Marie. Mais pouvait-il laisser seul son fils adoptif qu’il aimait autant que si cet enfant eût été de sa chair ? Non. Louison allait au collège des Jésuites tous les jours, et il n’avait que quinze ans, ne possédait aucun parent (du moins on ne lui en connaissait aucun), et, trop jeune encore, ne pouvait se suffire à lui-même. Il fallait donc avoir quelqu’un pour veiller sur lui et pour, en même temps, tenir la maison de Flandrin. Celui-ci avait pu embaucher la mère Babeux pour quelques écus.

Si Flandrin était parti pour Ville-Marie, personne ne le savait. Tout ce qu’on pouvait dire, c’est que Flandrin Pinchot était parti en voyage. Mais où ?…

Et voici que sa femme, qui l’avait abandonné, revenait à l’improviste, et lui, Flandrin, n’était pas là ! Où était-il ? Le savait-on… le saurait-on jamais ?…

C’est pourquoi la jeune femme, en arrivant ce soir-là et après ses premiers épanchements avec Louison, demeura frappée de surprise et d’inquiétude en apprenant que son mari était parti depuis plusieurs jours pour une destination inconnue.

Brimbalon lui-même ignorait que Flandrin eût quitté la ville.

— Allons ! dit-il à la jeune femme, une fois que celle-ci eût respiré un peu l’air du foyer retrouvé et après que la mère Babeux eût repris le chemin de son domicile… allons ! dit le mendiant, je vais aller faire une tournée par la ville, et j’apprendrai bien, où le diable m’emportera ! ce qu’est devenu ton flandrin de mari. Attends… je reviendrai.

Il était parti.

La jeune femme avait, en arrivant, déposé son petit sur le lit de Flandrin, ce lit qui avait été aussi le sien. Puis, une fois seule avec Louison, elle s’était assise tristement.

Debout près d’elle, le collégien la considérait d’un air non moins triste ; la souffrance qu’il lisait sur les traits pâlis de sa mère adoptive était pour lui une torture.

La jeune femme l’attira à elle, l’assit sur ses genoux, le pressa contre elle avec force, et, silencieuse et pleurante, se mit à le couvrir de baisers.

— Mon cher enfant… mon cher enfant… put-elle murmurer au bout d’un moment, combien je me suis ennuyée de toi ! Ah ! dis-moi… dis-moi, veux-tu ? que tu l’aimes bien ta mère !

En voyant les larmes couvrir les joues de la Chouette, Louison ne pouvait contenir les siennes. Et il ne rendait pas à la jeune femme ses caresses, il se laissait faire et ne disait mot. On pouvait voir un souci sur les traits délicats de son visage, comme, par exemple, s’il eût voulu confier quelque chose qui le tourmentait et qu’il n’osait pas dire.

— Pourquoi ne me réponds-tu pas, mon Louison ? lui demanda la jeune femme en appuyant ses lèvres sur le front blême.

— Ah ! Je t’aime bien… oui, je t’aime bien… balbutia enfin l’adolescent. Et j’ai eu bien du chagrin, et j’ai bien souffert de ton absence. Mais… mais…

Il ne répondit pas de suite. Il fermait les yeux, roulait son front sur le sein de la jeune femme, et sa gorge exhalait parfois un lourd sanglot.

— Quoi ? Quoi encore ? interrogea avidement la Chouette qui devinait que l’enfant avait quelque chose à dire, et quelque chose qu’il craignait de dire.

— Quoi ? Quoi ? répéta la jeune femme, devenue très inquiète. Que veux-tu dire ? Parle ! Qu’as-tu, mon enfant, oui qu’as-tu ? car tu ne me sembles plus le même !

— Ah !… ma… !

— Dis, dis, maman… Dis comme avant, mon pauvre petit !

— Non ! non !… Oh ! maman… Ah ! mais pardonne-moi la peine que je pourrai te faire… mais…

— Mais… quoi ? quoi ? quoi ?

L’adolescent enfouit son front le plus possible dans le sein de la Chouette et murmura presque indistinctement :

— Tu n’es pas ma mère…

La Chouette poussa une exclamation de douleur, tout comme si quelqu’un lui eût enfoncé un poignard dans la poitrine.

— Ah ! malheureux, que dis-tu ! fit la jeune femme d’une voix éteinte.

Comme si elle eût été vraiment frappée au cœur, elle eut l’air de s’évanouir. Mais tout à coup, elle repousse Louison, se lève, se penche vers lui et dit sur un ton sourd, tremblant, méconnaissable :

— Sais-tu bien, Louison, ce que tu viens de dire ?

— Hélas… gémit le pauvre enfant, je savais bien que je te ferais de la peine, et c’est pourquoi je ne voulais pas le dire !

— Et tu crois ce que tu as dit ?

La Chouette chancelait…

— Je le crois, parce que… je connais ma mère… ma vraie mère !

La Chouette jette un nouveau cri de douleur. Puis elle bondit, court et va se jeter sur le lit de Flandrin sur lequel repose toujours son petit… son vrai petit à elle. Et là, elle gémit, elle sanglote, elle pleure.

Abattu sur un siège, Louison pleure aussi.