L’étrange musicien/05

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Éditions Édouard Garand (64p. 18-21).

V


Le lendemain de ce jour, un peu avant les deux heures de l’après-midi, la femme de Flandrin Pinchot, toujours inconsolable de la mort de son petit et de plus en plus inquiète sur le sort de son mari, s’apprêtait à se rendre auprès du gouverneur, comme elle en avait été priée.

Elle était en train de jeter sur sa tête et ses épaules un immense voile noir qui tombait jusqu’à ses pieds.

— Maman, dit Louison qui la considérait d’un front pensif et d’un regard inquiet, ne redoutez-vous rien en allant au Château ?

— Que veux-tu que je redoute, pauvre Louison. Monsieur le Comte désire me voir pour me parler sans aucun doute de Flandrin…

— Ah ! maman, interrompit le collégien, si vraiment c’est pour vous parler de mon père que le Comte vous a fait mander, ce sera pour vous dire encore qu’il veut le faire pendre.

— Non, non, Louison, le Comte ne fera pas pendre ton père, je te le jure. Tu peux donc rester tranquille.

— Puisque vous tenez tant à vous rendre au Château, laissez-moi au moins vous accompagner !

— Non, non, mon petit Louison, dit calmement la Chouette en embrassant l’écolier, j’aime mieux aller seule. Tu sais bien qu’il n’y a aucun danger pour moi. Attends tranquillement mon retour, dans une heure au plus tard, je serai revenue.

Peu après la jeune femme quittait sa maison et prenait le chemin de la haute-ville.

Le jour était plein de soleil, le ciel souriant, la brise du fleuve fraîche.

La ville entière était animée et joyeuse.

La Chouette marchait vite. Comme elle arrivait à la rue du Palais, elle rencontra le mendiant Brimbalon.

— Oh ! oh ! s’écria le vieux mendiant avec quelque surprise, on va donc se promener, ma Chouette ?

Brimbalon, en effet, pouvait supposer que la jeune femme allait en quelque promenade, à cause de sa belle toilette de deuil qu’elle avait faite et mise pour la circonstance. Car on ne se présente pas devant le représentant d’un grand roi, comme on se présenterait devant un bourgeois quelconque.

— Non, père Brimbalon, je ne vais pas me promener, répondit la Chouette ; je vais seulement à la haute-ville pour affaires. Dans une heure je reviendrai.

— En ce cas, bonne chance, Chouette. Néanmoins, méfie-toi des mauvaises rencontres. Depuis que je suis revenu de Ville-Marie, il me semble que je vois rôder par la ville des gens dont l’air ne me revient pas. Par exemple, ce jeune homme qui joue du violon devant les belles dames de la ville et devant le Château de Son Excellence. Ce n’est certainement pas ordinaire… Bonne chance, Chouette !

— Non, ce n’est pas ordinaire… pensait encore le mendiant en poursuivant son chemin, tout courbé, boitant et gémissant dans l’espoir d’attraper quelques gros sous des passants.

La Chouette, de son côté, marchait plus vite vers la haute-ville et vers le Château.

Lorsqu’elle atteignit la place, il était deux heures moins dix.

Ce ne fut pas sans une certaine émotion qu’elle pénétra dans la cour du Château.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Comte de Frontenac, ce jour-là, ne s’est pas rendu au réfectoire pour le repas du midi, il s’est fait apporter une collation et quelques bouteilles de vin dans son cabinet de travail. À la collation il a à peine touché ; mais d’un autre côté, et contre son habitude, il a vidé trois bouteilles. Puis, il a donné des instructions à ses secrétaires pour qu’il ne fût pas dérangé avant trois heures. Comme le jour précédent, il portait ce vêtement sombre qui lui donnait un aspect plus froid et plus sévère.

Après la collation, il descendit dans une petite salle voisine de la salle d’audiences. Là, les fenêtres s’ouvraient sur le port.

Oui, c’était un beau jour… Et le Comte, pensif, s’était arrêté devant une haute fenêtre et paraissait contempler l’exquis panorama qui se développait sous ses yeux.

Mais le Comte regardait sans voir, ses pensées accaparaient tout à fait son esprit. La vue des superbes paysages merveilleusement dessinés par la nature dans cet immense tableau qui s’offrait à son regard ne paraissait pas l’émouvoir ou le captiver. L’animation de la ville, les bruits de tous genres qui s’élevaient de son enceinte, les roucoulements harmonieux dans les feuillages du voisinage, rien ne semblait attirer son attention ou distraire sa pensée. Sa figure demeurait rigide et fermée, son regard gris-bleu se voilait, et, parfois, un geste vague, sans signification, lui échappait.

À quoi pouvait donc penser le Comte de Frontenac ?…

Son esprit paraissait être bien loin… Peut-être que cet esprit venait de traverser les mers… Peut-être que le Comte revoyait la Comtesse, à Paris, où elle donnait de splendides fêtes… Peut-être à la Cour de Versailles où la galante ne dédaignait pas d’accepter le bras d’un galant… Il est possible, en effet, que le Comte se fût représenté les grandioses fêtes de là-bas, les somptueux festins, les enivrantes réjouissances… Car il savait que sa femme était de toutes les fêtes et que son existence était une suite ininterrompue de plaisirs, tandis que lui, en ce pays sauvage et lointain, était sans cesse en butte aux attaques d’ennemis qu’il ne parvenait pas à écraser.

Étaient-ce là ses pensées ?… Mais comment sonder le cerveau de cet homme !

Eh bien ! non… à ce moment le Comte de Frontenac ne pensait pas à sa femme, ni aux plaisirs de Paris, ni à la Cour de Versailles. D’autres visions le retenaient, des soucis le tracassaient, des ennuis de toutes sortes et tout proches de lui suffisaient pour occuper sa pensée plus qu’il n’était besoin.

Après un long moment de méditation, il s’éloigna de la croisée et se mit à arpenter d’un pas rude les dalles de la pièce.

Le mouvement ne parut pas le dérider ou alléger le moindrement le fardeau de ses pensées. Plus il marchait, plus sa physionomie se chargeait. Sous le talon de la botte les dalles résonnaient, et sous chaque coup de talon un de ses traits se crispait. Son visage, après n’avoir exprimé qu’une humeur maussade, s’empreignit de colère et de rage. Ses mains au dos, la tête un peu penchée en avant, le Comte marchait plus vite. Parfois, il s’arrêtait brusquement, une de ses mains ébauchait un geste rapide, violent… un geste qui avait l’air de frapper un être invisible. Puis, le Comte se remettait à marcher, mais plus lentement cette fois.

Car Frontenac possédait un caractère violent. Venu au monde avec un tempérament dominateur, il ne pouvait souffrir d’être dominé… et il se sentait dominé ! Par qui ?…

Nous allons voir.

— Oh ! Monsieur de Laval, gronda sourdement le Comte tout à coup, vous n’avez pas encore gagné la partie !… Non ! non ! vous ne l’avez pas gagnée encore !

Il secoua avec énergie sa tête couverte d’une longue perruque brune, et mille feux terribles s’entre-croisèrent au fond de ses prunelles.

Donc, à ce moment, c’était Monsieur de Laval qui occupait sa pensée et le troublait au point qu’il ne se ressemblait plus. Froid, hautain et d’une physionomie immobile d’ordinaire, le Comte de Frontenac avait, à cette minute précise l’air d’un misérable saisi d’inquiétude et de peur. On eût dit qu’il pressentait un danger dont il ne pouvait déterminer la nature, et qu’il cherchait dans son cerveau affolé une issue, une voie libre par laquelle il pourrait s’échapper. Et sa pensée semble s’agiter de plus en plus, bondir, courir, cahoter tumultueusement.

Mais voilà qu’un sourire détend le masque contracté, entr’ouvre les lèvres minces et pincées. Le Comte s’arrête, pense encore mais d’un front moins ridé, puis murmure :

— Oui, j’ai le moyen de le dompter… je le dompterai !

Et alors, à son insu sans doute, le visage de cet homme retrouve tout à coup son expression ordinaire. Le Comte se tourne vers une haute porte qui donne sur la salle d’audiences ; et comme si, par cette porte close, quelqu’un allait paraître, il relève le front, redresse sa taille, et fier, hautain, terrible presque, il regarde la porte.

— Ha ! ha ! fait-il en ricanant, qu’il apparaisse donc cet homme que je le courbe à mes pieds ! Ah ! oui, paraissez, Monseigneur, je vous attends !…

Bras croisés, défiant, Frontenac ne détache plus ses yeux de la porte immobile.

Mais voici que cette porte s’ouvre… mais elle s’ouvre si lentement qu’elle semble ouverte avec crainte… Puis dans le cadre haut et large apparaît un personnage imposant et vêtu de violet…

Frontenac tressaille violemment, recule, pâlit, se trouble, recule encore et balbutie en s’inclinant avec respect :

— Monseigneur…

Monsieur de Laval a paru !

Frontenac n’en ose pas croire ses yeux, et il demeure incliné.

L’autre, non moins hautain que le Comte, domine… il paraît plus dominateur que celui-là qui se pense le maître absolu du pays. Pourtant, dans l’œil brun de l’évêque il y a un quelque chose qui forme contraste avec le reste de sa physionomie ; son regard contient une expression d’ironie douce, spirituelle et piquante. Mais Frontenac ne voit pas, il se courbe toujours devant l’évêque. Seul, tout à l’heure, le Comte défiait ; à présent, il s’écrase et tremble. Pourquoi ? Par quel prodige ? Pourrait-il l’expliquer lui-même ? Non.

Mais il y a dans cet homme d’église une sorte de prestige qui étonne ; il y a dans son geste comme une puissance mystérieuse qui émeut ; il y a dans son visage un rayon qui éblouit et fascine. Pourquoi et comment tout cela ? Frontenac le sait-il ? Non.

Le Comte, néanmoins, sait une chose : quand passe par les rues de la ville le carrosse de l’évêque, toutes les têtes se courbent, tous les genoux ploient. Mais lui, Frontenac, quand il passe, s’il est vrai que du peuple s’incline respectueusement, combien de regards, d’un autre côté, ne s’abaissent point, combien de fronts menaçants se redressent sur son passage ! Son épée, son nom, son prestige, son rang semblent demeurer impuissants devant certains hommes ; tandis que l’autre, dans sa robe violette, fait pencher toutes les têtes, même les têtes les plus réfractaires. Et Frontenac, à cet instant même, courbe la sienne humblement…

Monsieur de Laval a esquissé un sourire ambigu. Devant ses ouailles l’évêque sait trouver une physionomie douce et compatissante ; mais devant l’homme qu’il a devant lui, il lui faut prendre un masque tout au moins semblable à celui de l’autre. Et c’est pourquoi il se dresse avec hauteur et une imposante dignité. Car il sait très bien qu’il a devant lui un janséniste. Il sait aussi qu’il a là un adversaire terrible. Il sait mieux, peut-être, qu’il a là un ennemi irréductible. Alors ?… Eh bien ! avec l’ennemi il importe de traiter le front haut.

— Excellence, dit l’évêque sur un ton lent et froid, au moment où le Comte revient de sa révérence et cherche à reprendre, sans y parvenir complètement, son masque hautain et dur… Excellence, je m’excuse de me présenter à vous si inopinément et sans m’être fait annoncer. Je désirais vous faire une communication importante, et l’un de vos serviteurs m’a dit que vous étiez dans la salle des audiences. Jugez de ma surprise et de celle de vos serviteurs en constatant que la salle des audiences était déserte. Tandis qu’un serviteur allait à votre recherche, je décidai d’attendre. Mais bientôt mon oreille put saisir un bruit de pas sur ces dalles. Qui sait ? me dis-je, le Comte est peut-être là, et, les serviteurs l’ignorent… Alors j’ai entr’ouvert la porte… Puis-je vous entretenir, Excellence ?

— Pour longtemps, Monseigneur ?

— Pour un moment.

— Je vous écoute.

L’évêque glissa sa main blanche dans une poche profonde de sa robe violette et en tira une lettre.

— C’est, dit-il en exhibant le papier, une lettre de Sa Majesté…

— De Sa Majesté !… fit le Comte avec surprise.

— Vous allez voir…

— Pardon, Monseigneur… Mais quand donc avez-vous reçu cette lettre de Sa Majesté ?

— Hier soir… par ce deuxième navire venu de France.

— Un deuxième navire, dites-vous ?

— Parfaitement.

— Et vous dites qu’il est arrivé hier ?

— Ne le saviez-vous pas ? fit l’évêque surpris à son tour.

— Et ce navire a apporté du courrier ?… Mais alors, le mien, mon courrier…

Sous l’empire de cette pensée, le Comte se dirigea d’un pas saccadé vers une table, et, là sur un timbre d’argent il asséna un coup de marteau.

Le timbre rendit un son dur et sonore, il éclata presque. Aussitôt parut un valet tout tremblant.

— Et mon courrier ? Où est mon courrier ? cria le Comte avec un accent de fureur. Qu’on me l’apporte sans retard !….

Et il fit un geste comme s’il allait frapper le valet.

Celui-ci s’éloigna prestement et l’échine basse.

Frontenac, alors, sourit un peu. Puis, à l’évêque il dit paisiblement :

— En attendant mon courrier, Monseigneur, je serai content de savoir ce que vous communique Sa Majesté.

— Vous allez être satisfait, Excellence. Mais je ne vous lirai pas toute cette lettre, seulement le passage qui nous intéresse tous deux, vous et moi. Prêtez l’oreille.

Et Monseigneur de Laval se mit à lire sur un ton plus lent, plus bas, et avec un visage impassible :

« C’est avec le plus bel étonnement, Monseigneur l’évêque de Pétrée, qu’on m’informe que mon représentant en Nouvelle-France, Monsieur le Comte Louis de Buade, est un adepte de l’insupportable Jansénisme. Je n’ose point encore faire acte de foi sur cette information, et je préfère attendre votre avis dans ce sujet. Vous qui avez maintes occasions de vous trouver en entretien avec mon représentant, il vous sera peut-être possible de m’éclairer là-dessus. Vous aurez compris que je ne voudrais pas et que je ne veux absolument pas que l’homme qui dirige en mon lieu et place en Nouvelle-France fasse partie de cette déplorable secte ; et quelque bon gentilhomme que soit le Comte de Buade et malgré tous les grands services qu’il puisse nous rendre là-bas, il est certain que j’exigerai son rappel sans délai. Écrit à Versailles, ce vingtième jour d’avril 1674… »
« LOUIS ».

L’évêque releva ses yeux sur le Comte, et dans ces yeux-là Frontenac pouvait aisément saisir des lueurs de joie et de triomphe.

Le Comte, qui avait retrouvé tout son sang-froid ne sourcilla pas. Seulement, sur ses lèvres un sourire se dessinait assez visiblement, quoiqu’il semblât que le Comte fît des efforts pour réprimer ce sourire. Qui pourrait dire ? Peut-être, à cette minute-là, Frontenac avait-il une forte envie d’éclater de rire, lui qui ne riait pas souvent. Il faut croire que cette lettre du roi de France contenait des mots ou des expressions assez drôlatiques… Mais une chose certaine, le Comte ne parlait pas. Se sentait-il dans la position d’un accusé qui n’ose parler de peur de se compromettre ? Car on l’accusait bien nettement d’être janséniste…

De son côté, l’évêque gardait aussi le silence. L’éclair de ses yeux semblait fouiller les traits calmes du Comte. Monsieur de Laval, à ce moment, avait un peu l’aspect d’un juge guettant sur la physionomie de l’inculpé le signe ou le trait qui le condamnera, ou qui pourra paraître un indice manifeste que l’accusé est véritablement le criminel qu’on pensait.

Mais rien, pas la moindre chose sur la physionomie de Frontenac pouvait faire penser à Monsieur de Laval qu’il venait de frapper juste. Le Comte demeurait imperturbable et toujours silencieux. Qu’attendait-il pour parler ? Que l’évêque se compromit le premier ? Peut-être ! Car qui prouvait au Comte que ce qu’on venait de lui lire comme venant du roi avait été écrit par la main du roi ? Certes, on lui avait bien lu un passage d’une lettre du roi, mais on ne lui avait montré ni l’écriture ni le nom du roi. En de telles circonstances, le Comte ne pouvait accepter comme authentique cet écrit de Louis XIV ; pour accepter et croire il lui aurait fallu voir. Or, l’évêque ne lui avait montré, et à bonne distance encore, qu’un papier qu’il avait peu après remis en sa poche. Ensuite, Frontenac savait, lui aussi, qu’il était en présence d’un ennemi. Or, un ennemi peut tout faire, tout entreprendre pour atteindre le but qu’il vise. Et cette lettre qu’on venait de lui lire, n’était-elle pas un truc, une embûche pour amener le Comte à un aveu ? Tout cela était possible, et Frontenac n’était pas loin de le croire.

Quoi qu’il en fût, les deux hommes continuaient à demeurer sur la réserve. Tous deux avaient l’air de s’épier, l’un et l’autre cherchaient le défaut de la cuirasse. Qui frapperait le coup décisif ? Et lequel des deux frapperait le premier ? Nous verrons plus tard que l’un des deux allait frapper rudement et, en même temps, « frapper un coup de maître ».

Pour le moment, ce fut Monseigneur de Laval qui rompit le silence.

— Excellence, dit-il, vous aurez compris, par ce que je viens de vous lire de la main du roi, que certains de vos ennemis à Paris ou à Versailles ont dû faire de malencontreuses confidences sur votre compte. Pour ma part, je dois dire et j’aime à vous le dire sincèrement que je partage les mêmes doutes que Sa Majesté. Je ne saurais croire que le Comte de Buade fût un Janséniste, et au roi je répondrai certainement que vous avez été calomnié.

— Merci, Monseigneur, sourit Frontenac avec une certaine ironie moqueuse.

L’évêque ne parut pas voir l’expression de ce sourire qui pouvait constituer un affront à sa personne. Il poursuivit sur le même ton lent, grave et un peu hautain.

— Vous savez, Excellence, que le roi est très sévère pour les gens qui s’adonnent à la doctrine prétentieuse et erronée de Jansénius, et si, véritablement, vous êtes partisan de cette « déplorable secte », selon les propres termes du roi, il vous faut prendre garde de ne pas tomber dans la disgrâce de Sa Majesté.

— C’est peut-être le désir que vous avez, Monseigneur, et le souhait que vous formulez le mieux à mon égard.

— Que Dieu me garde de telles vilenies ! s’écria l’évêque en rougissant un peu. Eh quoi ! monsieur le Comte, oserez-vous me prêter de si bas et si peu charitables sentiments ?

L’évêque commençait à perdre de son calme.

Frontenac, plus calme que jamais, riposta :

— Avouez, Monseigneur, que tous vos sentiments à mon égard n’ont rien de bien charitable.

— Prenez garde, Monsieur, de m’imputer…

— Et je pourrais oser vous dire, Monseigneur, interrompit le Comte sur un ton mordant, que cette accusation dont on me charge et qu’on se plaît à mettre sur le compte d’ennemis de Paris ou de Versailles, a peut-être été pour la première fois imaginée par vous.

L’évêque trembla et s’agita comme s’il eût été souffleté.

— Ah ! Monsieur, dit-il d’une voix frémissante, n’allez pas plus loin, je vous prie !

— Et pourquoi pas ? s’écria le Comte que l’impatience gagnait. Qui commande ici céans ? Qui me dicte des ordres à moi en cette demeure ? Qui règne sur ce pays ? Est-ce Monseigneur de Pétrée ou le Comte de Buade ? Y a-t-il deux maîtres en ce pays, ou un seul ? Voyons, Monsieur, dites ! Si vous commandez en ce pays, je me retire ; mais si c’est moi qui commande, alors…

— Achevez, Monsieur… proféra l’évêque sur un ton froid et hautain.

— Alors, Monseigneur, retirez-vous !

Frontenac ne souriait plus. Sa main frémissante indiqua la porte par laquelle l’évêque était venu.

Monsieur de Laval jeta au Comte un regard chargé de colère.

— C’est bien, Monsieur le Janséniste, je me retire, mais…

— Assez, Monsieur, cria le Comte, car rien n’a prouvé encore que vous êtes moins janséniste que moi !

Et de son pas rude et coutumier Frontenac marcha sur Monsieur de Laval. Celui-ci gagna vivement la porte qui ouvrait sur la salle des audiences s’en alla.

À l’instant même, par une autre porte, un valet parut portant un large plateau d’argent sur lequel était posée une masse de lettres : c’était le courrier du Comte. Derrière le valet venait souriante et coquette, une ravissante jeune femme, en cheveux d’or et en toilette claire… Frontenac, à cette vue, laissa tomber sa colère et il se mit à considérer la jeune femme avec admiration. Et cette femme, c’était encore cette Lucie que nous avons connue… Dans le monde on l’appelait Mademoiselle de la Pécherolle.