L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 10

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Schleicher Frères & Cie (p. 168-189).


CHAPITRE X

Des phrases


Au lieu de faire écrire des mots sans suite, faisons écrire des phrases. Ce n’est plus du tout la même expérience. Lorsqu’on écrit des mots sans suite, on n’est pas obligé de lier ses idées, on se contente d’idées plus ou moins incohérentes ; tandis que lorsqu’on compose une phrase qui a un sens, on est obligé de faire un peu de logique, à moins, bien entendu, qu’on se contente de reproduire une phrase apprise par cœur, ou de paraphraser un lieu commun. Il était intéressant de savoir ce que cette expérience nouvelle donnerait avec nos deux sujets habituels. L’une des fillettes est toute observation et mémoire précise ; l’autre a plus d’idées vagues et de fantaisie ; c’est ainsi qu’elles se sont montrées à nous, quand nous avons analysé les mots qu’elles écrivaient. Retrouverons-nous le même type mental dans des phrases complètes ?

Le travail intellectuel qu’on peut susciter avec des phrases est très divers ; on peut soit faire écrire des phrases entières, soit faire terminer des commencements de phrase, soit faire mettre une fin à des commencements de phrases, soit faire remplir des lacunes, soit faire composer des phrases avec quelques mots donnés. Je n’ai tenté que deux de ces expériences ; j’ai fait écrire des phrases entières, et j’ai fait terminer des phrases commencées.

1o Phrases à écrire.

Je dis à chacun de mes sujets, après l’avoir fait asseoir : « Veux-tu écrire une phrase quelconque, n’importe laquelle ? » Je suis assis à quelque distance, trop loin pour voir ce qu’on écrit. La fillette est parfois un peu étonnée, elle me regarde, voudrait me poser une question, mais elle sait que je ne réponds jamais à ses demandes, elle réfléchit, hésite et finalement commence à écrire. Je note discrètement la durée de l’hésitation, c’est-à-dire le temps qui s’écoule entre le moment où on reçoit l’invitation à écrire et le moment où on commence à écrire ; je note également la durée de rédaction. Quand la phrase est complètement terminée, je m’abstiens de la lire, pour ne pas effaroucher la pudeur littéraire des fillettes et je demande une seconde phrase n’ayant pas de rapport avec la première ; je note encore, comme ci-dessus, la durée de l’hésitation et la durée de l’écriture. Après la 2e  phrase écrite, j’en demande une 3e  et ainsi de suite. Cette épreuve est répétée 10 fois dans les mêmes conditions ; elle n’a provoqué aucun agacement, mais seulement un peu d’impatience de la part de Marguerite, qui avait hâte de sortir pour faire une course à bicyclette. L’épreuve a eu lieu le jeudi 8 octobre, entre 9 heures et 10 heures 1/2 du matin, sur chacun de mes sujets pris isolément. C’est la première fois que je les soumets à cette épreuve.

Marguerite et Armande ont donné des résultats très différents. D’abord, Marguerite hésite toujours un peu avant d’écrire ; voici ses temps d’hésitation comparés à ceux de sa sœur, qui est beaucoup plus rapide.

Temps d’hésitation

Marguerite : 30″ — 0 — 20″ — 45″ — 0 — 30″ — 10″ — 50″ — 30″ — 20″.

Armande : 0 — 0 — 5″ — 5″ — 5″ — 0 — 30″ — 0 — 5″ — 8″.

La différence est extrêmement nette, et montre chez Armande une grande supériorité dans la vitesse d’idéation. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre les temps égaux à 0 ; car ces temps ont été pris avec une montre à seconde, et ne sont exacts qu’à une seconde près ; de plus, le sujet commençait à chercher sa phrase pendant que je lui disais : « veux-tu écrire la 5e  ou la 6e  phrase ? » Enfin il est arrivé souvent, Armande me l’a appris, que, même en écrivant une phrase, elle avait déjà la pensée de ce qu’elle écrirait pour la phrase suivante. Ces diverses circonstances montrent la difficulté qu’il y aurait à prendre une mesure exacte du temps de réaction pour l’idéation, dans les expériences du genre de celle que je décris. Ce qu’il suffit de souligner pour le moment, c’est qu’en moyenne Armande est 4 ou 5 fois plus rapide que sa sœur ; il lui est arrivé pourtant une fois de chercher pendant 30 secondes avant de trouver une idée de phrase[1]. Je note aussi qu’Armande a le développement plus court ; la moyenne du nombre de ses mots, pour 10 phrases est de 12, celle de Marguerite est de 24, juste le double. Nous pourrons du reste remarquer dans toutes les épreuves que Marguerite a le développement plus abondant que sa sœur.

Mais ce sont là des questions moins importantes que le contenu de phrases écrites.

Les phrases de Marguerite ont toutes les pieds par terre ; ce sont ou des souvenirs datant de la veille, ou des allusions à des faits récents, ou des réflexions sur des faits récents. Marguerite n’est donc pas allée chercher bien loin ses inspirations ; elle reste dans le domaine de ses pensées habituelles, elle reste ce qu’elle s’est montrée dans l’épreuve sur les mots, très attachée au monde extérieur, à la réalité tangible ; esprit d’observation et mémoire, voilà ce qui domine sa psychologie dans la composition des dix phrases.

Je vais du reste en analyser quelques-unes.

Première phrase écrite par Marguerite. — P… nous avait permis hier d’aller chercher ce matin un porte-plume à la ville, à bicyclette, mais je n’ose plus redemander la permission, A… et moi nous sommes bien ennuyées.

Cette phrase contient deux parties : d’abord le souvenir exact d’un fait récent, puis la constatation d’un état d’esprit actuel. Il s’agit de faits réels, journaliers, et le tout a une forme pratique.

2e  phrase. — Gyp a très bien aboyé hier au soir, lorsque A… frappait aux volets, nous sommes dans l’espérance qu’il deviendra un bon chien de garde.

Cette seconde phrase est le rappel d’un fait de la veille. On vient d’acheter un chien, et on a frappé le soir aux volets de la pièce où il est enfermé pour savoir s’il aboierait au bruit. Encore un fait de la vie réelle, qui est exposé avec simplicité. La troisième phrase est du même genre ; je ne la publie pas parce qu’elle contient des faits personnels d’un intérêt médiocre, et qu’il serait trop long d’expliquer. Je transcris les phrases 4, 5, 6, 8, 9, 10.

Ce matin, P… m’a dit de venir immédiatement après mon petit déjeuner pour faire des expériences.

Je me demande qu’est-ce que me dira P… lorsqu’il aura lu ma première phrase.

Comme cette pauvre Armande doit s’ennuyer en m’attendant pour aller à bécane !

L’autre jour nous sommes allées avec M… chercher des rouleaux neufs chez P….

Nous allons aller déjeuner avec P… chez Bonne-Maman, et nous espérons aller après à l’Exposition.

P… m’a promis que c’était là, la dernière phrase, seulement P… ne m’a pas permis cette course à bicyclette (on du moins n’en a point parlé.)

Toutes ces phrases sont du même genre ; ce sont des affirmations, ces affirmations sont relatives toujours à des faits exacts ; il y a des souvenirs récents, ou des dispositions du moment. Je ne pense pas forcer les conclusions en disant que Marguerite reste ici fidèle à son type ; cette abondance de souvenirs récents, elle l’a montrée dans la recherche des mots ; en outre, quand on l’obligeait à écrire des mots, elle nommait des objet présents ; ici, il est vrai, on ne trouve pas une seule phrase de description des objets présents. L’inspiration est un peu différente ; ce que Marguerite exprime avec insistance, c’est sa préoccupation actuelle ; elle a fort envie de faire une course à bicyclette, et revient sans cesse à ce désir, qu’elle exprime de toutes les façons. Peut-être faut-il attribuer à cette circonstance le tour particulier que ses idées ont pris ce matin-là ; en tout cas, si ce n’est pas là, à proprement parler, une tendance à observer les objets du milieu extérieur, c’est au moins une tendance à vivre de la vie réelle et actuelle, et il me semble que ces deux tendances ont quelque analogie c’est de l’esprit positif et pratique.

Le contraste avec Armande est amusant. Armande n’a écrit que des phrases d’imagination, il n’y a dans cette littérature aucun rappel de la vie réelle de cette fillette ; on ne saurait y trouver aucune idée de ce qu’elle est ni de ce qu’elle fait. Quelques-unes de ces phrases sont banales, d’autres me paraissent poétiques, pittoresques, et réellement assez bien réussies. Je reproduis la série entière ; je n’y ajoute aucun commentaire, il n’y a rien à expliquer, puisque tout cela est faux.

Dix phrases écrites par Armande. — Le soleil brille et les moutons paissent dans la prairie.

Une voiture s’arrêta brusquement devant l’église.

Dans un grand parc, à l’ombre des arbres, on peut s’asseoir.

Sur les flots, on voit dans le lointain de petites barques secouées par le vent.

Il neige, et les toits sont tout couverts de son grand manteau blanc.

L’aube naît, les oiseaux chantent, les fleurs s’entr’ouvrent.

De la pauvre maison au toit démoli, on entend les gémissements.

En passant dans les bois, j’ai vu un oiseau tombé de son nid.

Les parapluies s’ouvrent, la pluie commence à tomber et mouille les rues et les jardins.

Il est nuit, quelques étoiles brillent discrètement dans la nue, la lune tremblante se cache sous un nuage.

On le voit, les inspirations des deux sœurs sont absolument différentes. Cependant, ce qu’on découvre ici chez Armande n’est point tout à fait ce qu’on avait observé avec le test des 20 mots. Nous avions vu chez Armande, comme contraste avec sa sœur, des idées vagues en abondance et quelque peu d’images fictives ; les souvenirs et les observations des objets présents étaient au second plan ; dans les phrases qu’elle vient d’écrire, on trouve encore l’effacement complet des souvenirs et des objets présents ; on remarque aussi l’absence de préoccupation personnelle ; les idées vagues, à demi inconscientes, ont aussi disparu, et c’est bien logique ; car on n’écrit pas de phrases sans y penser un peu ; c’est un éveil de l’attention qui diminue nécessairement le domaine des phénomènes inconscients ; en revanche, l’imagination fantaisiste d’Armande, qui se montrait à peine dans les 20 mots, s’épanouit dans les phrases avec une richesse inattendue. En comparant les deux tests l’un à l’autre, on voit qu’ils ne se répètent pas, on voit même qu’à tout prendre ils ne se confirment pas ; il serait plus exact de dire qu’ils se complètent en montrant sous des jours différents le développement d’un même type mental : avec ce nouveau test, Marguerite est surtout pratique, Armande est surtout poétique.

Une objection. N’y a-t-il pas eu quelque circonstance extérieure, accidentelle, qui a déterminé chacune des deux sœurs à composer dans un ton différent ? On est plus ou moins journalier, tel est poétique aujourd’hui, et pratique le lendemain. Pour analyser ces dispositions mentales, j’ai interrogé mes deux sujets, aussi discrètement que possible, sur les phrases qu’elles avaient pu éliminer après en avoir eu l’idée. M… avait pensé aux automobiles, dont on parle assez souvent devant elle ; Armande avait pensé à la foudre. Armande était du reste peu contente de ce qu’elle avait écrit. Voici un bout de dialogue échangé entre nous, quand elle a écrit sa dernière phrase. Je respecte, comme toujours, les incorrections de la parole.

Armande. Mais je ne crois pas que ce soit comme ça que tu veux qu’on fasse des phrases. — D. Pourquoi ? — Armande. Parce que ça n’a pas l’air de phrases. Je commence toujours la même chose. Il faut qu’elles aient un sens. On ne peut pas parler… Enfin, non, je ne sais pas… — D. As-tu eu l’idée d’écrire des phrases différentes ? — Armande. Oh oui, j’avais pensé à mettre autre chose. — D. Quoi ? — Armande. J’avais pensé à la foudre Je ne me souviens plus très bien. J’avais remarqué que je ne pouvais pas démarrer du soleil, du temps qu’il faisait.

Il est bien singulier qu’Armande continue à écrire des phrases d’imagination, bien qu’elle soit persuadée que ce n’est pas là ce que je demande.

Le lendemain du jour où j’avais fait cette expérience, je prends à part chacun de mes sujets, et je lui fais encore écrire 5 phrases, sans ajouter aucune observation ; j’étais curieux de savoir si Marguerite continuerait à énoncer des faits réels et Armande des faits imaginaires. J’ai été frappé de constater que, même dans le petit détail, les observations de la veille se sont répétées. Ainsi, Marguerite a eu des temps d’évocation plus longs que ceux de sa sœur. Voici la série de ces temps : 40” — 15” — 1” — 3” — 30” — 10”, et pendant ses hésitations, elle disait à demi voix : « J’ai de la peine, je ne trouve pas. » Les temps d’évocation d’Armande sont à peine appréciables ; leur durée est la suivante : 7” — 8” — 5” — 5” — 5”. Voilà donc une première différence qui se maintient malgré l’exercice et l’adaptation. De plus, la longueur des phrases reste différente ; celles de Marguerite ont en moyenne 3 lignes, et celles d’Armande n’en ont qu’une et demie. Voici les phrases qui ont été écrites par les deux jeunes filles.

Cinq phrases écrites par Marguerite (9 novembre 1900) — Mlle X… vient aujourd’hui, et je suis ennuyée, car je n’ai pas pu faire mon piano ce matin, et ne le saurai peut-être pas.

Ce matin j’ai renvoyé Friquet (un chien) de la salle à manger, car il empêchait la chaleur d’entrer en se collant contre la bouche du calorifère.

Aujourd’hui, le temps est bien vilain, il pleut et il y a beaucoup de vent, c’est bien étonnant, car il a fait hier un temps magnifique.

Cette nuit j’ai rêvé beaucoup de personnes mortes sur le revers d’une route, elles avaient été attaquées là.

Leurs cadavres étaient très pâles, et ils semblaient durs comme du bois.

Nous sommes tout de même allées, Armande et moi, à la ville, à bicyclette, et nous avons rapporté à P… un porte-plume jaune et vert.

Cinq phrases écrites par Armande (9 novembre 1900). Il pleuvait, c’était l’hiver et les arbres secouaient tristement leurs branches mouillées.

Dans une gracieuse gondole, à Venise, on voit quelques têtes de passagers.

L’enterrement défile en silence et glisse le long des rues détrempées par la pluie.

Les corbeaux passent dans la nuit en croassant.

C’est le soir : la fumée blanche s’échappe des toits des maisonnettes.

Le caractère de ces phrases est le même que celui des phrases de la veille ; Marguerite ne s’occupe que de faits réels appartenant à sa vie privée, elle pense à sa leçon de piano, à ce qu’elle a fait la veille, à la pluie qui tombe pendant qu’elle écrit ; elle n’entre dans le domaine de l’imaginaire que pour raconter un de ses rêves. Armande continue à décrire de petits tableaux fantaisistes. Je pense que les deux genres de rédaction étant ainsi amorcés, j’aurais pu continuer indéfiniment sans obtenir de mes sujets autre chose ; chacun s’était orienté dans un sens bien spécial. Il me parut évident que les phrases d’imagination étaient ce qu’il y avait de plus facile à écrire pour Armande ; la rapidité avec laquelle Armande trouvait chaque phrase en était la preuve.

L’idée me vint alors de troubler cette habitude en voie de formation, je donnai donc à mes sujets une indication un peu vague ; je leur demandai de m’écrire dorénavant « des phrases d’un genre un peu différent ».

Armande éprouva beaucoup de difficultés, elle devint plus lente, elle hésita beaucoup plus avant d’écrire ; ses temps d’évocation, qui précédemment étaient de 5 à 7 secondes, augmentèrent dans des proportions énormes ; ils ont été de 3” — 50” — 30” — 0 — 10” ; le seul temps égal à 0 tient à ce que le sujet avait préparé d’avance sa phrase. Même en tenant compte de ce cas, on obtient une moyenne de durée d’évocation qui est très forte, de 20 secondes. Ce prolongement de l’hésitation, en dehors de tout autre signe, serait la preuve que nous obligeons Armande à quitter la voie qui lui est la plus naturelle. Du reste, pendant qu’elle écrivait elle était embarrassée et poussait force soupirs. Voici les 5 phrases qui lui ont coûté tant d’efforts.

Phrases écrites par Armande
(avec la suggestion de changer son genre).

La colère est un défaut qui nous occupe souvent.

Une table de bois blanc très simple.

Les bois de Fontainebleau sont très grands et très beaux.

Les murs d’une vieille maison suintent lorsqu’il pleut.

Les livres sont souvent fort inutiles et souvent fort utiles.

Sur ces 5 phrases, il y en a 2 qui expriment de purs tableaux d’Imagination, et malgré elle Armande est revenue à son genre favori ; les 3 autres phrases sont des sentences, une seule de ces phrases, la troisième, pourrait être considérée comme un souvenir, mais c’est un souvenir singulièrement vague et banal.

Marguerite a eu moins de peine et d’hésitation à abandonner le genre qu’elle avait adopté dans ses premières phrases : ses temps d’évocation ou d’hésitation ont été bien longs aussi ; 25” — 18” — 20” — 1′ 45″ — 15”, soit une moyenne de 39 secondes ; la moyenne de ses hésitations précédentes était plus petite, de 31 secondes seulement ; il est vrai que la différence n’est pas considérable. Marguerite a plus complètement changé son genre que ne l’avait fait Armande.

Phrases écrites par Marguerite
(avec la suggestion de changer son genre).

Un petit garçon qui se promenait avec son chien eut la douleur de le voir écrasé par une lourde charrette.

Un jeune homme qui descendait d’un omnibus, alors que celui-ci allait très vite, glissa sur un rail, et se démit le pied.

Rue du Bac, deux fiacres s’accrochèrent très brusquement et une femme qui se trouvait dans l’un d’eux eut la tête broyée contre le trottoir.

L’hiver à la sortie d’un théâtre une jeune dame prit froid, huit jours après elle était morte, victime du plaisir.

Toutes ces phrases roulent sur des faits imaginaires, mais l’imagination qui a fabriqué ces phrases-là n’est pas du tout du même genre que celle d’Armande ; elle consiste dans l’invention de faits particuliers et précis, et l’ensemble du récit a la tournure d’un fait-divers.

On voit que le contraste entre les deux jeunes filles n’est pas aussi grand qu’on aurait pu le supposer a priori. Armande est imaginative et rêveuse, Marguerite est pratique ; mais s’il est difficile à Armande de devenir pratique, il est au contraire assez facile à Marguerite de faire œuvre d’imagination.


2o  Phrases à compléter

Frappé des résultats que l’on obtenait en obligeant les sujets à changer le genre de leurs phrases, j’ai cru utile de continuer les recherches dans cette voie après les avoir rendues plus méthodiques ; pour obliger les sujets à écrire un certain genre de phrases, il m’a paru préférable de faire moi-même le commencement de la phrase, le sujet étant chargé de la terminer. Le commencement de certaines phrases commande presque nécessairement un développement logique ; dans d’autres, c’est un développement poétique ou imaginatif qui est suggéré. Ainsi, le mot : « Le soir » ou « l’étoile » éveille naturellement des images poétiques, tandis que le membre de phrase « Quand on est obligé » suscite plutôt un effort de raisonnement ou de mémoire. Dans un premier tâtonnement, comme celui-ci, on n’est jamais certain d’atteindre le but ; je crois cependant que l’expérience est bonne.

J’ai écrit à l’encre noire le commencement de 20 phrases sur 4 feuilles de papier écolier ; chaque commencement de phrase est séparé du suivant par environ 2 cm. 5, afin que le sujet ait la place nécessaire pour écrire environ 3 lignes. Le sujet écrit à l’encre rouge ; il a chaque commencement de phrase recouvert d’une feuille blanche, et il ne le découvre que lorsqu’il a fini d’écrire la phrase précédente ; je note avec une montre à secondes le temps qui s’écoule entre la lecture du commencement de phrase et le moment où le sujet se met à écrire ; c’est le temps de recherche, il ne représente pas toujours exactement ce qu’on veut mesurer ; parfois mes deux fillettes, après avoir écrit 2 ou 3 mots, se sont mises à réfléchir longuement avant de trouver le reste de la phrase.

Je commence par donner quelques-unes des 25 phrases qu’Armande a écrites pendant la séance d’expériences. Le commencement de la phrase, qui avait été composé par moi-même, est en italiques, le reste, qui est écrit par Armande, est en caractères ordinaires.

phrases à compléter
(Armande, 11 novembre 1900)
  1. Je suis entré dans la campagne par un sentier couvert.
  2. Il faut avoir de la patience, car on vient à bout de toute chose avec cette qualité.
  3. Il pleut, et le sol est glissant, la rue est détrempée.
  4. La maison s’élève sur une hauteur d’où l’on voit un précipice, puis une ville et son bruit sourd et lointain arrive faiblement.
  5. Lorsqu’on est obligé de faire une chose qui vous ennuie, il faut la faire avec de la bonne volonté.
  6. La foudre qui tombe peut tuer bien des personnes qui auront eu l’imprudence de s’abriter sous un arbre qui l’attire.
  7. C’était le soir, il neigeait en silence et de temps à autre j’entendais le vent qui ronflait dans la cheminée et je m’effrayais de sa violence.
  8. Je me dépêche de vous écrire, car je n’ai plus guère de temps à vivre.
  9. Sourire, par complaisance et sans en avoir envie.
  10. Si vous ne sortez pas, il faudra me le dire.
  11. Car l’humidité vient vite au bord de l’eau.
  12. L’étoile brillait et semblait me conduire, lorsque je me sentais découragée, je la regardais et alors je reprenais ma route solitaire.
  13. Si par hasard quelqu’un vous marche sur le pied il ne faut rien dire.
  14. Vous vous trompez, voyez, le soleil brille déjà, les nuages sont dissipés.
  15. J’écoutais, le menton appuyé sur la main, cette vieille histoire, racontée avec émotion dans une veillée.
  16. En grognant, les vieux soldats marchaient toujours sous la pluie.
  17. L’aile du corbeau s’ouvrit et il s’élança dans l’espace semblant défier les airs.
  18. Si est assez souvent bémol.
  19. Jamais le courage ne devrait nous abandonner.

  1. Le souffle du zéphyr agitait doucement les boucles de ses cheveux.

Armande a toujours trouvé rapidement la phrase à écrire ; cet exercice lui paraît « facile, amusant, parce qu’on peut mettre ce qu’on veut » ; il y a beaucoup de temps de recherche de 2″, ce qui représente presque le maximum de rapidité ; quelques autres sont plus longs de 5, de 7″ ; il y en a, mais assez rarement, de 15, de 20, et même de 28 secondes ; dans un cas, la recherche a duré 70″, et elle n’a même pas abouti, Armande n’ayant rien trouvé. J’ai marqué le temps à la suite de chaque phrase. La moyenne qu’on pourrait extraire de temps aussi irréguliers ne serait guère représentative. Je préfère dire que, sur 25 expériences, Armande a eu 12 fois des temps de recherche au-dessous de 5″ ; 4 fois, entre 5 et 10″ ; et 6 fois de 10 à 20″. Je l’ai priée de juger elle-même, par le souvenir, en relisant chaque phrase, si le travail d’invention lui avait paru facile ou difficile : et j’ai écrit textuellement sa réponse, dans le moindre détail ; ces appréciations étaient faites sur les 5 dernières phrases qu’elle venait d’écrire. J’ai été surpris de la sûreté avec laquelle elle a porté ses jugements ; en général, sauf de rares exceptions, elle a trouvé facile toute phrase dont la recherche a duré moins de 10 secondes. Il y a donc eu, chez elle, une relation presque constante entre le sentiment subjectif de facilité qu’elle éprouve à composer certaines phrases et la durée du temps de recherches.

La nature des phrases écrites par Armande est bien particulière ; je note 12 phrases qui contiennent des tableaux imaginaires, les tableaux sont tout à fait dans sa manière habituelle. Ce sont les phrases 1, 3, 4, 7, 12, 14, 15, 16, 17, 20, 23, 24. Les autres phrases contiennent des assertions vagues, des aphorismes ou des banalités. Or, en rapprochant chaque genre de phrase du temps qu’il a coûté on trouve que les phrases contenant des tableaux poétiques sont celles qu’Armande a écrites le plus vite ; sur les 12 phrases appartenant à ce genre, il y en a 10 qui ont été trouvées en 5 secondes et moins, 1 seule après 6 secondes, une seule encore après 15 secondes ; les autres genres de phrase ont, en moyenne, pris un temps beaucoup plus long.

Il est donc évident, d’après ce qui précède, que les phrases poétiques, les petits tableaux de nature, sont les pensées qui viennent le plus vite, et par conséquent le plus facilement à Armande.

Les phrases de Marguerite que je reproduis sont seulement au nombre de 20.

phrases à compléter (Marguerite)
  1. Je suis entré dans une épicerie et j’ai acheté pour 2 sous de chocolat.
  2. Il faut de la patience, car elle vient à bout de toute chose.
  3. Il pleut et nous n’avons pas de parapluies !… (Inventé.)
  4. La maison est chauffée par un bon calorifère (a pensé à notre maison).
  5. Lorsqu’on est obligé de sortir lorsqu’il y a de la boue, il faut retrousser son pantalon de peur de le salir.
  6. La foudre qui tombe peut causer de grands ravages.
  7. C’était le soir d’un jour d’été que je me suis cassé la jambe (tout à fait imaginaire).
  8. Je me dépêche de finir mes devoirs, pour avoir le temps de jouer ensuite.
  9. Sourire…
  10. Si vous ne me payez pas je vous ferai saisir (en écrivant, a pensé à un jeu de mots lu dans un journal amusant).
  11. Car…
  12. L’étoile polaire fait partie de la petite Ourse.
  13. Si par hasard quelqu’un venait me voir, je n’y suis pas.
  14. Vous vous trompez, je suis plus riche que vous (tout à fait imaginaire, ne s’est représenté personne).
  15. J’écoutais d’un air distrait le sermon du curé (s’est représenté l’église de M…, c’était encore assez net).
  16. En grognant j’ai donné un sou à un aveugle (imaginaire).

  1. L’aile du perdreau que nous avons mangé était cassée sans doute par le plomb du chasseur (imagination).
  2. Si je suis libre demain, j’irai à l’exposition.
  3. Jamais le courage n’est blâmable, même lorsqu’il est poussé trop loin (a pensé un peu à L…).
  4. Le souffle du vent a effeuillé la dernière rose (a pensé un peu au jardin d’ici).

Marguerite a mis beaucoup plus de temps à trouver le complément des phrases écrites ; elle a un seul temps de recherche inférieur à 5″ ; elle a 7 temps de recherche inférieurs à 10″ ; le reste est au-dessus, et souvent les temps sont très longs, de 20, 25, 50 et même 70″. Si on lui demande d’apprécier la facilité avec laquelle elle a trouvé les phrases, on est surpris de l’entendre dire qu’elle a jugé le travail facile pour des phrases qui lui ont coûté 20 et même 28 secondes d’efforts ; il est évident que les points de comparaison qui servent à ses jugements sont tout autres que ceux d’Armande ; un temps de recherche, qui paraît long à Armande, et qui représente pour elle un effort pénible, est au contraire court pour Marguerite. Le caractère des phrases écrites diffère sensiblement de ce qui a été trouvé par Armande. Les phrases ne sont pas dépourvues d’imagination cependant, mais cette imagination est moins abondante et surtout moins poétique. Ainsi le mot « l’étoile » qui est essentiellement poétique et avait suggéré un petit tableau assez réussi à Armande, ne réveille chez Marguerite qu’un souvenir d’érudition : « l’étoile polaire fait partie de la petite Ourse ». Quelques commencements de phrases évoquent un simple souvenir. « La maison est chauffée par un bon calorifère, » ce qui est vrai de la maison que nous habitons. D’autres fois, il se produit un développement imaginatif, mais combien ce développement ressemble peu à celui d’Armande. La première phrase : Je suis entré dans… et qu’Armande finit par les mots : dans la forêt par un sentier couvert, incite Marguerite à écrire pratiquement dans une épicerie et j’ai acheté pour deux sous de chocolat. Même contraste pour les phrases 3, 7, 15, 17. Marguerite, tout compte fait, n’a composé qu’une seule phrase poétique, la 20e : « le souffle de la brise a effeuillé la dernière rose ». Nous voyons donc s’accuser encore, dans cette expérience, la différence mentale si caractéristique de nos deux sujets. Marguerite est moins portée que sa sœur à faire usage de son imagination, et son imagination est de nature toute différente : plus précise, plus pratique, plus rapprochée de la vie réelle et, par conséquent, moins vague, moins poétique, moins émotive.

Un an après. — C’est exactement la même expérience que je reprends en vue d’un contrôle. Cinq commencements de phrase sont donnés pour être terminés. Armande a des temps de recherche qui restent toujours plus rapides que ceux de sa sœur ; ils vont de 1” à 2” ; ceux de Marguerite vont de 5” à 33”. Sur les cinq phrases écrites, Armande a deux phrases machinales, sans pensée spéciale, un souvenir datant de quatre ans, et deux phrases évoquant des tableaux imaginaires. Marguerite a trois phrases machinales, aucune invention, une phrase ambiguë qui peut être un souvenir, et un souvenir datant de 3 jours. Le temps n’a donc pas modifié le mode d’idéation des deux sœurs, autant qu’on en peut juger par cet examen rapide.


3o  Sujets à développer


Je donne le sujet par écrit.

Ce travail a été fait sous forme de rédaction ; il a tout à fait le caractère d’un travail scolaire. L’exercice répété ne m’a pas paru aboutir à un résultat bien nouveau. Le développement de Marguerite est toujours plus copieux que celui d’Armande. La comparaison des idées est à peu près impossible ; et tout ce qu’on pourrait faire, c’est de la critique littéraire.

Prenons par exemple la rédaction sur le sujet suivant : La mort d’un chien.

Voici le commencement de la rédaction de Marguerite.

6 heures du soir, à Paris…

Il pleut, c’est un vilain temps d’hiver, on est au mois de janvier…

La boue couvre la chaussée, les trottoirs sont de vrais ruisseaux…

Les passants sont rares, et ceux qui passent encore n’ont pas un regard de pitié pour l’être malheureux qui gît à terre souillé de boue, grelottant de froid sous un banc de bois qui lui sert d’abri…

Un seul cependant lui jette un regard de compassion en murmurant :

— Pauvre bête !…

Le récit de Marguerite a 8 pages bien remplies ; il a l’allure d’un feuilleton de petit journal, avec ses petits points, ses phrases coupées, ses détails précis et pratiques, et un ton de mélodrame.

Voici le commencement du récit d’Armande :

La mort d’un chien, durée : 16 min. 15 secondes. — C’était par une froide matinée du mois de janvier. La neige et le givre couvraient les chemins, les maigres arbres étendaient avec désespoir leurs branches dépouillées vers le ciel. La Seine était gelée, on aurait presque pu patiner dessus. À l’angle d’un pont se tenait blotti contre la froide pierre un vieillard aveugle. Il s’emmitouflait de son mieux dans un fichu humide de brouillard et tout percé par le temps.

D’un moment à un autre il baissait la tête comme s’il regardait à terre ; comme si ses yeux eussent pu voir encore.

De temps à autre aussi un faible gémissement s’échappait de ses lèvres glacées.

La rédaction d’Armande est plus brève et plus vague que celle de sa sœur ; c’est moins un récit d’événement qu’un tableau ; il y a quelques expressions curieuses, beaucoup de banalité comme dans la rédaction précédente, peu de faits précis, un ton émotionnel évident[2].

4o  Évocation libre de souvenirs.

L’épreuve de recherche des mots nous a montré que Marguerite écrit surtout des mots se référant à des souvenirs récents, tandis qu’Armande préfère les souvenirs anciens. Cette différence de date n’est peut-être pas apparente dans la lecture d’une série isolée, mais elle apparaît nettement dans le calcul total de souvenirs faisant partie de nombreuses séries. J’ai voulu confirmer le fait, en demandant à mes sujets d’évoquer des souvenirs. Sur ma demande, les fillettes ont écrit chacune une liste de 10 souvenirs, avec cette seule recommandation de ne pas faire figurer sur la liste des souvenirs du jour même ; je leur ai fait répéter cette épreuve quatre fois, les obligeant ainsi à consigner sur leur papier 40 souvenirs. Il fallait éviter de faire faire de suite cette série d’évocations, pour que chaque sujet ne se laissât pas guider par une orientation d’idées particulières qui aurait influencé la nature de tous les souvenirs. J’ai donc divisé l’expérience en quatre essais que j’ai espacés pendant le cours d’une année entière ; le premier essai date du 5 avril 1901, et le dernier essai a eu lieu le 30 août de l’année suivante. La différence de date des souvenirs que les deux sœurs ont évoqués est extrêmement frappante. Je ne puis présenter une moyenne, qui serait dépourvue de toute signification ; mais des exemples sont bons à citer. Dans la dernière série écrite par Marguerite, il y a 5 souvenirs qui se réfèrent à des événements de la veille, 4 qui datent d’une quinzaine de jours, et le plus ancien remonte à 2 mois. Tout cela est donc bien récent, c’est du passé immédiat. La série d’Armande est plus archaïque ; elle comprend 2 souvenirs de 8 jours, un souvenir de quinze jours, 3 souvenirs de 7 à 8 mois, 1 souvenir de plus d’un an, 2 souvenirs de plus de deux ans, et enfin un souvenir de 4 ans. Même différence dans la série écrite le 5 avril 1901 ; celle de Marguerite se réfère tout entière à de menus incidents de la journée de la veille, tandis que celle d’Armande contient un seul souvenir de la veille, les autres datent de 8 mois, 1 an, 2 ans, 3 ans, et même 5 ans.

Je vais donner, comme exemple, les deux séries écrites en août 1901. Je fais suivre chaque souvenir de sa date. La date n’est pas écrite par le sujet, mais par moi ; pour plus de prudence, je ne l’ai pas écrite sous les yeux du sujet ; je ne voulais pas exciter son attention sur ce point et lui montrer que j’y attachais quelque importance. Voici les souvenirs évoqués par Marguerite :

  1. Notre retour hier à bicyclette.
  2. La photographie avec A… (hier).
  3. M… sur son canapé (hier).
  4. Gyp tondu (à M… il y a 2 mois).
  5. Quand nous sommes tombées Camille et moi (il y a 8 jours).
  6. Le pont de F… le jour de la fête de Valvin (il y a 15 jours).
  7. La place de S… avec ses baraques (hier).
  8. Le Château de F… avec M. J… (il y a 8 jours).
  9. L’encrier que j’ai renversé (il y a 15 jours).

Comme cette expérience était la dernière que j’avais l’intention de faire, j’ai attiré l’attention de Marguerite sur la date toujours récente des souvenirs qu’elle avait évoqués ; je lui ai demandé pourquoi elle n’avait pas écrit des souvenirs plus anciens. Voici du reste, textuellement, le dialogue échangé ; je supprime seulement quelques mots inutiles.

D. Je remarque que ce sont tous des souvenirs récents. Pourquoi n’en as-tu pas éveillé de plus anciens ? — R. Je n’y ai pas pensé. — D. Avais-tu remarqué que c’étaient tous des souvenirs récents ? — R. J’y ai pensé seulement quand tu as commencé à m’interroger. — D. Peux-tu me donner une raison de ce choix ? — R. J’ai de la peine à trouver des souvenirs, je ne sais pas pourquoi. — D. Tu ne t’étais pas dit : j’ai de la peine, donc je vais citer des faits récents ? — R. Oh ! non. J’avais de la peine aussi parce que je ne voulais pas noter les choses que tu ne connaîtrais pas toi-même (N.-B. — exemple d’adaptation à la personnalité de l’expérimentateur) ou qui seraient trop insignifiantes. — D. Tu aurais eu plus de peine à mettre des faits datant de Saint-V… ? (où nous avons fait un séjour il y a 4 ans). — R. Oh non, j’aurais pu en mettre tout de même, seulement la pensée ne m’en est pas venue. »

Voici maintenant la série écrite par Armande :

  1. À une montée, que nous tirions la voiturette (8 jours).
  2. Une après-midi, je tâchais d’attraper une libellule avec mon chapeau (il y a un an ou deux).
  3. À M… un jour de neige (cet hiver).
  4. Un jour que je dessinais chez B… (cet hiver).
  5. Une pièce de théâtre, un drame à M… (cet hiver).
  6. À S… dans la remise, une après-midi que nous causions (il y a 15 jours).
  7. À Paris, devant une bijouterie, M… allait faire arranger sa montre (il y a 4 ans).
  8. Un soir que je dessinais (il y a 2 ans 1/2).
  9. Vers le jour de l’an, le soir où l’on nous a donné le phonographe, je me rappelle le moment où nous l’avons entendu (il y a 2 ans 1/2).
  10. Une lecture (il y a 8 ou 10 jours).

J’ai posé à Armande les mêmes questions qu’à Marguerite. Je lui demande : pourquoi n’as-tu pas mis des souvenirs d’hier ? — R. Il n’y a pas d’image qui m’en est restée. Il y a des scènes qui n’ont aucune importance, et qui me restent mieux que des scènes plus importantes, et même des scènes anciennes me restent mieux que des scènes très récentes. Ainsi, M… devant le bijoutier… il y a 4 ans. Je ne me rappelle rien ni avant ni après ; je me souviens d’un petit tableau. nous, arrêtés devant Leroy (le bijoutier). — D. Tu ne t’es pas dit : je vais prendre les scènes les plus anciennes ? — R. Oh ! non, je n’ai pas cherché, j’ai attendu qu’elles me viennent à l’esprit. » Il est bien clair que les deux fillettes n’ont pas intentionnellement choisi des souvenirs ayant telle ou telle date. Chacune a pris les souvenirs qui lui venaient le plus facilement — ce qui ne signifie pas qu’elle n’a pas fait un choix ; et il apparaît que chez Marguerite les souvenirs récents, ceux de la veille surtout, sont les premiers à répondre à l’appel, tandis que pour Armande les souvenirs anciens sont plus réviviscents que les modernes.

Nous remarquons encore une autre différence ; celle-ci n’était point cherchée. Le souvenir de Marguerite est précis comme un fait-divers ; celui d’Armando est beaucoup plus vague, au moins dans sa forme ; rappelons-en quelques exemples : une lecture — à M… un jour de neige — la journée d’hier, — un soir que je dessinais P…, etc. Je lui demande, cherchant à préciser sa pensée, ce qu’elle veut dire par « la journée d’hier » : a-t-elle pensé à un détail particulier ? Elle répond :

« J’ai pensé vaguement à toute la journée ; les positions que nous avions le plus souvent. » Pour l’hiver à M…, elle explique ainsi : « Ça, c’est vague parce que je n’ai pas vu un jour en particulier ; j’ai vu tout l’hiver, ce que nous faisons. » Autre différence encore, que nous avions remarquée dans le test de suggestion par des mots ; les idées d’Armande sont plus cherchées, plus compliquées que celles de Marguerite.

CONCLUSION

Notre conclusion sera un court résumé des résultats précédents. Nous avons vu se dégager de toutes ces phrases écrites un caractère différentiel qui se traduit par deux mots différents : l’attention et l’orientation des idées chez Marguerite est pratique, chez Armande elle est poétique. Ces expressions seraient très vagues, si elles étaient des appréciations arbitraires ; pour nous, elles résument un très grand nombre de faits précédents, elles n’en sont que le signe représentatif.

  1. Une fois, au moment où Armande allait écrire, je lui ai dit de changer de sujet de phrase, ce qu’elle fait aussitôt ; elle a eu une hésitation de 5 secondes.

    (Note de Wikisource : appel de note manquant dans le fac-similé.)

  2. J’ai essayé d’étudier les procédés imaginatifs de mes deux sujets en leur faisant imaginer des objets et des formes avec des taches d’encre. Ce test, quoique longuement continué, ne m’a point réussi, en ce sens que les images perçues par les deux enfants sont analogues. Mais je n’en conclurai pas que ce test est mauvais d’une manière générale ; avec des enfants d’école, il m’a donné des résultats bien intéressants.