L’évangile et l’apocalypse de Pierre/Étude sur l’apocalypse de Pierre/IV

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IV. — NOTES SUR L’ORIGINE DE L’APOCALYPSE DE PIERRE


Notre apocalypse est antérieure au milieu du iie siècle : cette indication, fournie par le canon de Muratori, ne nous paraît guère pouvoir être précisée avec certitude, pour le présent du moins. Nous nous bornerons donc à suivre pas à pas notre texte en indiquant au fur et à mesure les passages parallèles qui pourront, après une étude plus approfondie, jeter quelque lumière sur les origines du nouveau document.

Le fragment découvert à Akhmîm se compose de deux parties : 1° un discours apocalyptique de Jésus, dont il ne reste que quelques lignes (1-4) ; 2° une double vision dans laquelle les disciples contemplent d’abord le séjour des justes (5-20), puis le « lieu du châtiment » (21-35). Était-ce là le cadre de l’apocalypse tout entière ? Ce n’est pas impossible (voy. p. 93 s.), bien qu’alors on ne voie guère où pouvaient se placer les deux passages cités par Macaire sur le jugement de la terre et sur l’anéantissement du ciel (cf. Schürer, Theol. Lit. Ztg., XVIII, 2, col. 37).

Dans la première phrase qui nous ait été conservée du discours eschatologique, Jésus annonce qu’il viendra beaucoup de faux-prophètes : cette prédiction du Seigneur est très fréquemment reproduite dans toute la littérature chrétienne primitive ; on la trouve non seulement dans Mt. (24, 11) et dans Mc. (13, 22), mais dans 1 Jean 4, 1 et dans une foule de passages des Pères (réunis par Resch, Agrapha, p. 173 ss., 249 ss., 282 ss.) : elle est faite ici dans des termes qui rappellent surtout la deuxième épître de Pierre (ψευδοπροφῆται (pseudoprophêtai), 2 P. 2, 1 cf. 3, 3 ; ὁδούς (hodous), 2, 2. 15 ; τῆς ἀπωλείας, 2, 1). Comme en dehors de ces passages il y a un assez grand nombre d’autres analogies entre les deux écrits[1], on se demande si l’un d’entre eux ne dépend pas de l’autre. Un trait parlerait en faveur de l’originalité du nouveau texte : c’est que, tandis que l’épître prend à tâche de défendre la croyance au retour du Seigneur contre de modernes critiques, l’apocalypse en est encore à l’ancien point de vue juif : elle déclare que Dieu (et non le Christ) viendra faire le jugement.

Ces faux-prophètes seront « des fils de perdition » : cela veut-il dire qu’ils seront des Antéchrists (d’après 2 Thess. 2, 3 ; ev. Nicod. 20, 3 Tisch., p. 327) ? Rapprocher en ce cas 1 Jean 2, 18. 22 ; 4, 3 ; 2, Jean 7.

La caractéristique des chrétiens rappelle les béatitudes, surtout d’après Luc (6, 21 ss.), mais aussi Hén. 108, 7-9. Et la peinture des élus dont les corps sont plus blancs qu’aucune neige (mot pour mot Hén. 14, 20 texte grec ; cf. aussi Hom., Il., 10, 437) et plus rouges qu’aucune rose, ressemble fort au portrait de Noé que l’on trouve dans l’appendice du même livre (106, 10 et 2).

Le Seigneur termine son discours en invitant ses disciples à aller prier avec lui sur la montagne ; ce trait rappelle divers passages des synoptiques, notamment Luc 9, 28. Ce n’est pourtant pas de la transfiguration qu’il s’agit ici ; il est même fort douteux que la scène se passe pendant la vie terrestre de Jésus ; car les ouvrages analogues, le Testament de Christ[2], l’apocalypse de Jean (Tisch., Apoc. Apocr., pp. 70-93), ne placent qu’après la résurrection les révélations suprêmes du Seigneur à ses disciples.

La majeure partie du fragment (5-35) est occupée par la description du séjour des justes et de celui des damnés. Chose étrange, il n’est question dans tout ce morceau ni de jugement ni de résurrection : il n’est pourtant pas douteux pour moi qu’il s’agisse ici des demeures réservées aux bons et aux méchants aussitôt après la mort ; en effet, lorsque Pierre demande au Seigneur à quel « éon », c’est-à-dire à quel siècle ou à quel monde, appartiennent les justes qu’il vient de voir, Jésus ne lui répond pas : « au siècle à venir » ; mais il lui montre, existant déjà, en dehors de ce monde, le « lieu des hommes justes ». Le parfum des fleurs qui ornent ce séjour arrive jusqu’à la montagne où se tient le voyant. Cette peinture est donc de la même famille que Hén. 22 ; Luc 16, 22 ss. ; 4 Esdras 6, 49 ss. (frag. Bensly, éd. Fritzsche p. 609 ss.) ; Hippolyte, περὶ τῆς τοῦ παντὸς αἰτίας (éd. Lagarde, p. 68), sans qu’il me semble du reste possible d’établir un lien de dépendance directe entre ces différents morceaux et notre apocalypse.

De la peinture assez vague du séjour des justes, on retrouve des traits dans l’histoire de Barlaam et de Josaphat (Boissonade, Anecdota Graeca, IV, p. 280-360), et dans la vision de Saturus (The acts of the Martyrdom of Perpetua and Felicitas, by J. Rendel Harris and Seth K. Gifford, Londres, Clay and Sons, 1890, p. 55 ss). Ces traits avaient-ils été empruntés à l’apocalypse de Pierre ? La chose est rien moins que sûre ; il y avait dans les descriptions que l’on faisait de la félicité à venir un certain nombre de détails qui ne variaient guère : les plantes aromatiques (cf. Hén. 24, 3-5 ; 25, 4-6 ; 29, 2 ; etc…), les fruits d’une saveur exquise (Hén. 10, 19 ; Papias, etc…), les fleurs qui ne se flétrissent pas (Apoc. Bar. 37 ; Hén. 24, 4) s’y retrouvaient presque infailliblement.

Du v. 5, où les disciples demandent à voir « la forme » de leurs frères justes sortis du monde, on pourrait rapprocher Bar. 49, 2 : « sous quelle forme vivront ceux qui vivront en ton jour ? » demande le voyant ; et il lui est répondu que la forme des ressuscités [ici il s’agit des morts] se mettra en harmonie avec leur nouveau séjour, que les justes en particulier « deviendront semblables aux anges », assimilabuntur angelis (51, 10). Cela rappelle les vv. 6, 7, 17, 21 de notre apocalypse.

La peinture du lieu des supplices est bien plus colorée et plus vivante que celle du séjour des justes ; l’auteur y développe cette idée, nouvelle, autant que je puis savoir, dans la littérature chrétienne, que les coupables subiront un châtiment approprié à leurs crimes. Cette idée se retrouve, sous des formes plus ou moins directement apparentées à notre apocalypse, dans toute une série d’ouvrages, dont M. James a cité des fragments : l’histoire de Barlaam et de Josaphat, le deuxième livre des Oracles Sibyllins (v. 255 ss.), les Actes de Thomas (Acta Thomae, p. 39, éd. Bonnet ; du iie ou du commencement du iiie siècle), l’apocalypse de Paul (surtout § 31-44, p. 56 ss., éd. Tisch.), celle d’Esdras (ibid., p. 24), enfin celles de la Vierge et de Zozimas qui seront, paraît-il, prochainement publiées dans les Texts and Studies. On peut ajouter l’apocalypse de Jean, § 24 (Tisch., p. 90).

Quelques-unes de ces compositions, notamment l’apocalypse de Paul écrite sous Théodose, se sont manifestement inspirées du texte retrouvé à Akhmîm. Voici, par exemple, une des scènes que l’apôtre Paul doit avoir contemplées dans le séjour des damnés (§ 40, Tisch., p. 60) : « Je vis aussi des femmes qui portaient des robes blanches, mais qui étaient aveugles, et se tenaient sur des piques enflammées (cf. Pierre 30) ; et un ange implacable les frappait, disant : « Maintenant vous savez où vous êtes (cf. Pierre 24) ; quand on vous lisait les Écritures, vous n’avez pas compris. » Et l’ange me dit : « Ce sont celles qui se sont corrompues et qui ont tué leurs enfants. » Les enfants donc vinrent en criant : « Venge-nous de nos mères. » Et ils furent confiés à un ange pour être emportés dans un séjour spacieux[3] et leurs parents dans le feu éternel. » C’est le v. 26 de notre apocalypse à peine démarqué.

Sans prétendre trancher les nombreuses questions soulevées par le nouveau document, essayons en terminant de résumer les points acquis.

L’apocalypse de Pierre, estimée très haut à l’origine, puis tombée comme toute la littérature apocalyptique dans un certain discrédit, a pourtant exercé fort longtemps son influence, sinon dans les cercles officiels, du moins dans les milieux populaires. C’est peut-être par elle qu’est entrée dans la littérature chrétienne cette sombre peinture des tourments de l’enfer qui a eu une si prodigieuse fortune. Par l’intermédiaire de l’apocalypse de Paul, très goûtée pendant le moyen âge[4], notre livre a, en tous cas, puissamment contribué à l’enfantement de la grande épopée de Dante.

Cette conception, courante encore aujourd’hui, des enfers, l’apocalypse de Pierre n’a pas pu la puiser dans les traditions juives ou chrétiennes : c’est un emprunt aux fables qui circulaient dans le monde païen, en Grèce, en Égypte, à Rome. Il y a bien certains traits qui semblent être d’origine évangélique ou biblique[5], et la liste des crimes punis dans le séjour des damnés a une couleur chrétienne indéniable[6] ; mais l’ensemble du tableau, l’idée même de ces tourments ingénieusement mis en rapport avec les péchés commis, rappelle bien plutôt les supplices du Tartare. L’apocalypse de Pierre paraît avoir été l’un des principaux véhicules des conceptions grecques sur la vie d’outre-tombe.


  1. Voyez surtout : δι’ οὓς ἡ ὁδὸς τῆς ἀληθείας βλασφημηθήσεται (di’ hous hê hodos tês alêtheias blasphêmêthêtai) (2, 2 cf. 12) = AP 22 ; ἡ ὁδὸς τῆς διϰαιοσύνης (hê hodos tês dikaiosunês) (2, 21) = AP 22, cf. 35 ; les termes αὐχμηρός (auchmêros) (1, 19 = AP 21) ; ϰυλισμὸν βορϐόρου (kulismon borborou) (2, 22 = AP 23 s. 31) ; dans 2 P. 2, 9 on peut retrouver les idées développées dans les deux visions de l’apoc. : οἶδεν ϰύριος εὐσεϐεῖς ἐϰ πειρασμῶν ῥύεσθαι, ἀδίϰους δέ εἰς ἡμέραν ϰρίσεως ϰολαζομένους τηρεῖν (oiden kurios eusebeis ek peirasmôn rhuesthai, adikous de eis hêmeran kriseôs kolazomenous têrein). L’idée que les méchants doivent être punis différemment selon leurs crimes pourrait se déduire de 2 P. 2, 12 : ἐν τῇ φθορᾷ αὐτῶν ϰαὶ φθαρήσονται (en tê phthora autôn kai phtharêsontai). Comparez encore 2 P. 2, 1. 3. 14 avec AP 2 ; 2, 17 avec 21 (l’idée pourtant est antérieure) ; 2, 20 avec 35 ; 3, 10. 12. 13 avec les passages cités par Macaire.
  2. Le titre exact de l’ouvrage conservé en syriaque est : Βιϐλίον Κλήμεντος πρῶτον τὸ ϰαλούμενον διαθήϰη τοῦ ϰυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ · οἱ λόγοι οὒς μετὰ τὸ ἀναστῆναι αὐτὸν ἐϰ νεϰρῶν ἐλάλησε τοῖς ἀγίοις ἀποστόλοις αὐτοῦ (d’après la traduction de Lagarde). Il a été publié par Lagarde dans les Reliquiae juris eccl. ant. syriace p. 2 ss., et, retraduit en grec, dans les Rel. jur. eccl. ant. graece, 1856, p. 80 ss. Ce petit traité présente certaines analogies avec notre apocalypse, mais seulement avec le discours du début. — Il existe une apocalypse arabe de Pierre, encore inédite ; la Bibliothèque Nationale en possède quatre manuscrits (arab. 53, 53 A, 54, 70) : autant que j’en ai pu juger, cette apocalypse, qui se rapproche du testament de Christ, n’a aucune relation directe avec notre texte. Cf. Al. Nicoll, Catalogi codicum manuscript. oriental. Bibl. Bodleianae Part. II, Oxon., 1835, p. 45, 49 s. ; Tischendorf, Apocal. Apocr., p. xx ss. ; de Slane, Catalogue des manuscrits arabes de la Bibl. Nat., Paris, 1883 ; Zahn, Gesch., III, 74, 154 ss.
  3. Cf. p. 92, note 5.
  4. On en possède des traductions en latin, en français, en allemand, en anglais : deux versions latines ont été publiées, en même temps qu’un texte allemand, par M. Herman Brandes, Visio Pauli, ein Beitrag zur Visionslitteratur, mit einem deutschen und zwei latein. Texten, Halle, Niemeyer, 1885 ; cf. aussi James, op. cit., p. 65. Sur les versions anglaises, cf. Brandes, op. cit. et Englische Studien, t. VII. Sur les versions françaises, voyez. P. Meyer, Romania, VI, 1877, p. 11 ; Brandes, ll. cc. d’après M. Meyer, il n’y en a pas moins de cinq en vers ; celle du moine anglo-saxon, Adam de Ros, qui paraît avoir été connue de Dante, a été publiée dès 1834, par De la Rue, Essais historiques sur les bardes, les jongleurs et les trouvères normands et anglo-normands, Caen, t. III : voy. aussi Ozanam, Les poètes franciscains en Italie au xiiie siècle, etc., 4e éd., Paris, 1870, p. 399 ss. C’est du latin qu’ont été traduites ces « visions de Paul » en langue vulgaire. « Nos deux rédactions latines, dit M. Meyer, dérivent d’un texte grec que nous n’avons pas (ou du moins qui n’a pas été publié, que je sache), mais qui devait être de fort près apparenté à l’ἀποϰάλυψις τοῦ ἁγίου Παύλου (apokalupsis tou hagiou Paulou) publiée par Tischendorf et de laquelle on a aussi une traduction syriaque. » — M. Alessandro d’Ancona signale une version copte de la descente de saint Paul aux enfers (I precursori di Dante, Florence, 1874, p. 44). — Ces renseignements m’ont été obligeamment fournis par M. S. Berger.
  5. Les vers qui ne connaissent pas le sommeil (25. 27) cf. Es. 66, 24 ; Me. 9, 48 ; Sir. 7, 17 ; Judith 16, 17 ; — l’étang brûlant (23. 31) cf. Hén. 100, 9 ; et 10, 6. 13 ; 21, 7-10 ; 18, 11 ; 90, 24 s. etc. ; Mt. 25, 41 ; etc.. ; Apoc. 19, 20 ; 20, 10. 14 s. ; 21, 8 ; — peut-être le trait des blasphémateurs qui se mordent les lèvres (28. 29) cf. Apoc. 16, 10 s.
  6. Il y est question de ceux qui ont mal parlé de la « voie de la justice », c’est-à-dire de la religion chrétienne, de ceux qui ont persécuté et trahi les justes, de ceux qui ont abandonné la voie de Dieu. Cette liste de crimes rappelle d’assez près la Didachè : cf. James, op. cit., p. 82.