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L’île au massacre/Amour et haine

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 44-51).

VII

AMOUR ET HAINE


En écoutant la conversation des deux amants, Rose-des-Bois avait senti une haine mortelle envahir son cœur. Elle aussi aimait, mais d’un amour farouche et passionné. Et malgré les paroles qu’elle avait entendues prononcer par Jean-Baptiste, elle ne désespérait pas de l’en convaincre. En un instant, devant l’atroce jalousie qui la déchirait, les notions religieuses qu’elle avait reçues s’étaient évanouies. Elle était redevenue l’Indienne d’autrefois avec toute sa fougue et ses élans sans contrôle. Rien n’existait plus que son amour. Comment arriverait-elle à conquérir Jean-Baptiste ? C’est à quoi elle avait réfléchi toute la nuit. Elle avait remarqué le sommeil si calme de Pâle-Aurore. Un sourire angélique errait sur ses lèvres malgré elle ! Elle avait envié ce calme au milieu de l’agitation qui la troublait. Et puis la haine l’avait de nouveau mordue avec force. Il ne lui suffisait donc pas de lui avoir pris Cerf-Agile autrefois ? Il fallait qu’elle lui prit aussi Jean-Baptiste qu’elle aimait. Cette fois rien ne l’arrêterait dans son amour.

Elle avait quitté sa tente au lever du soleil. Dans la cour du fort, on réparait déjà le désordre de la veille. Tout le monde était debout. La Londette baillait à donner le vertige. Il avait la langue encore un peu pâteuse. À côté de lui ses compagnons travaillaient également. Les uns rentraient les bancs dans les cabanes, d’autres y transportaient les tables. Le P. Aulneau sortit de sa maison, fit un bonjour amical de la main et appela Larocque qui alla lui servir la messe.

— Et Amiotte ? demanda Beauchemin à La Londette. Va-t-il dormir toute la journée ?

— Ce n’est pas tous les jours la nuit de noce.

— Tu plaides en ta faveur autant qu’en la sienne, je crois.

— Écoute. Pour parler franc, j’avoue qu’il m’a donné envie, cet animal-là.

— Il paraissait heureux comme un prince, hier soir…


Et maintenant, Rose-des-Bois assistait à leurs innocentes caresses.

— Je ne sais pas, dit Dauphinais, s’il se souvient seulement qu’il s’est marié. Il avait tellement bu.

Amiotte venait d’apparaître sur le seuil de sa cabane, le visage rayonnant, les yeux pétillants.

— Déjà au travail ? cria-t-il.

— Dame, c’est pas nous qu’on s’est marié.

Rose-des-Bois se trouvait maintenant dans la maison du commandant. Lavérendrye et ses fils étaient allés assister à la messe du missionnaire.

Au moment de voir Jean-Baptiste quitter la maison, elle l’avait retenu sous un prétexte futile. C’était en réalité pour lui dire son amour. Elle l’avait fait en personne qui ne s’embarrasse pas des conventions.

Jean-Baptiste lui avait répondu gentiment mais fermement et elle restait là repassant dans son cœur les paroles de celui qu’elle aimait.

— Je suis très touché de ton affection lui avait-il répondu. Je ne puis y répondre comme tu le désirerais. J’en aime une autre.

— Oui, je sais…

— Comment ? Tu sais ?…

— Croyez-vous que je n’ai pas compté les soupirs de Pâle-Aurore depuis votre retour… Son sommeil n’a jamais été aussi calme que cette nuit…

Elle avait omis de dire l’espionnage auquel elle s’était livrée la veille. Et Jean-Baptiste avait senti son cœur déborder d’allégresse. En voyant les yeux de l’amant de sa sœur briller de joie, elle avait essayé perfidement de miner cette affection.

— Oui, vous aimez ma sœur, une enfant ! Comment pouvez-vous vous attendre à ce qu’elle vous le rende comme vous le méritez ? Comment pouvez-vous comparer son amour qui ne saurait être qu’un sentiment obscur avec celui bien vivant que je ressens, que vous pouvez lire dans chacun de mes regards ?

Jean-Baptiste avait vu dans ses prunelles en feu une lueur sauvage et passionnée. Il avait compris qu’il fallait couper le mal dans sa racine et c’est d’un ton ferme et doux à la fois qu’il avait répondu.

— Mon amitié pour vous est très grande, Rose-des-Bois, mais il ne faut pas m’en demander davantage.

Elle avait essayé de plaider.

— Avec le temps ?…

— Non, je ne puis permettre que tu te leurres d’un vain espoir. Ta sœur et moi nous sommes d’accord. Je n’attends plus que le consentement de mon père pour mettre le comble à notre bonheur. Tu vois qu’il est absolument nécessaire d’étouffer ce sentiment qui te ferait souffrir.

Rose-des-Bois avait essayé de supplier. Des larmes avaient humecté ses yeux, mais la haine grondait dans son cœur.

— Oh ! ne me repoussez pas définitivement !

— Il le faut…

Et il avait souri en ajoutant.

— Toi que nous avons pris plaisir à civiliser, tu devrais comprendre que ce n’est pas la place d’une femme de faire des déclarations d’amour à un homme…

Dans un geste désespéré elle avait voulu le retenir.

— Je vous aime. Vous devriez comprendre pourtant. Je vous aime à tout prix. Ne vous détournez pas !… Ne me repoussez pas !…

Jean-Baptiste était ahuri. Jamais il n’aurait cru qu’une telle passion pouvait nourrir ce cœur sauvage.

— Si je dois vous fuir… enlevez-moi la vie. Prenez cette arme que je vous offre et percez-m’en le sein. Car il faut que vous le sachiez, je ne peux plus vivre sans vous. J’ai peur de moi-même. J’ai peur qu’après vous avoir trop aimé, je vous haïsse…

— Mais c’est la démence, Rose-des-Bois.

Il avait regardé cette poitrine palpitante qu’elle présentait à la lame meurtrière, un instant il avait été troublé jusqu’au fond de l’âme. Puis brusquement il était sorti.

C’en était fait. Sa tentative avait échoué. Son amour resterait sans issue ; Jean-Baptiste refusait de l’aimer ; il l’avait repoussée, alors elle sentit comme une tempête la bouleverser toute. De son être monta un flot amer qui lui agita les lèvres dans un rictus effrayant. Malgré l’éducation qu’elle avait reçue, malgré le degré de civilisation auquel elle avait atteint, le fauve réapparaissait dans son âme de sauvage. Son amour si violent, si passionné, était trop proche de sa nature impulsive pour ne pas faire place à la haine. Elle jeta dans un râle furieux :

— Jamais, vous ne serez l’un à l’autre.

Tout de suite, une abominable pensée germa dans son esprit et elle s’apprêtait à partir à la recherche de Cerf-Agile quand celui-ci pénétra dans la maison. Elle s’arrêta interdite en le voyant. Cette présence opportune la servait à souhait. Personne ne les dérangerait et ils pourraient parler librement.

— Ah ! justement, j’allais te chercher, Cerf-Agile, fit-elle.

— Que puis-je pour toi, Rose-des-Bois ?

— M’aider dans la vengeance que je médite contre celui-ci qui m’a trompée.

— Te venger ? Et de qui donc ?

— D’un homme qui se dit notre bienfaiteur et d’une femme qui me trahit, que tu aimes et qui te trompe.

Instinctivement Cerf-Agile avait dit.

— Pâle-Aurore ?

— Ne prononce plus ce nom devant moi.

L’Indien remarqua le visage bouleversé de Rose-des-Bois. Il demanda :

— Que signifie cette attitude vis-à-vis de ta sœur ?

— Tu la comprendras dans quelques instants. Tu l’aimes, n’est-ce pas ?

Cerf-Agile se redresse. Son visage se durcit.

— En quoi mon amour peut-il t’intéresser ?

— Ne prends pas ce ton offensé, répondit-elle narquoisement.

— Un sentiment étrange, violent, a bouleversé mon être. Et ce sentiment que je ne connaissais que par les livres, je le ressens aujourd’hui. Plus fort que l’amour, plus puissant que la haine, il me dévore, il me brûle, il me consume, Cerf-Agile, et tu le connaîtras toi-même sous peu, c’est la jalousie.

— Tu es jalouse ?… Toi ?

— Oui, je suis jalouse.

Un rire perçant, déchirant, où roulaient des sanglots fit tressaillir le cœur de Cerf-Agile. Quelle était donc cette femme qu’il avait devant lui ? Où voulait-elle en venir ? Il demande d’une voix dure et métallique :

— Pourras-tu m’expliquer ?…

Rose-des-Bois s’était calmée. Elle continua posément, farouchement :

— Tu aimes Pâle-Aurore ?

— Rose-des-Bois !…

— Laissez-moi parler. Je sais que tu l’aimes. Mais ma sœur ne t’aime pas.

— Qu’en sais-tu ?

— Aveugle. Je les ai vus, hier soir, là-bas sous les saules. Leurs lèvres se touchaient.

— Qui ? Les ?…

— Pâle-Aurore et Jean-Baptiste…

Cerf-Agile sentait la fureur l’étreindre à pleine force. Il aurait voulu se jeter sur elle. Mais le regard de Rose-des-Bois était si dur qu’il se contint. Il dit seulement d’une voix cinglante :

— Tu mens.

Elle ne bougea pas sous l’insulte. Sa colère, sa haine étaient arrivées à leur paroxysme. Elle était invulnérable à tout outrage. Une seule chose dominait sa pensée. Elle voulait satisfaire son courroux. Elle se fit câline.

— Non, Cerf-Agile, je ne te mens pas. À quoi cela me servirait-il de te faire souffrir sans raison. Je ne veux pas que ton cœur soit foulé aux pieds, comme l’est le mien… Je les ai vus comme je te vois. Pâle-Aurore se suspendait aux lèvres de Jean-Baptiste. Si je suis jalouse, c’est parce que je l’aime, ce Blanc qui m’a ensorcelée.

— Oui, je comprends. Tu veux te venger et tu veux me faire l’instrument de ta vengeance. Tu veux aiguiser ma haine contre eux, contre lui qui a toujours été bon pour moi. Tu veux me faire commettre un crime…

Rose-des-Bois n’en croyait pas ses oreilles. Il aimait donc Pâle-Aurore à ce point qu’il avait toute confiance en elle ? Comment lui faire comprendre qu’il n’était pas aimé.

— Pourquoi, fit-elle, féline, chercherai-je à t’utiliser dans ma vengeance ? J’aime Jean-Baptiste jusqu’à la haine et c’est pour que tu le sépares de Pâle-Aurore que je te parle ainsi. Tu l’aimes. Pourquoi ne lui en parlerais-tu pas ?

L’insistance de Rose-des-Bois avait peu à peu fait chavirer la volonté de l’Indien. Il répondit en s’en allant :

— Je lui parlerai aujourd’hui.

— Ce soir quand tout le monde sera endormi, j’irai te rejoindre dans ta tente.

Les sentinelles veillaient dans la nuit silencieuse. Sous la clarté de la lune haute dans le ciel, leurs silhouettes se profilaient dans la cour du fort. Une ombre se glissa vers les tentes coniques et pénétra dans celle du Cerf-Agile. Il était étendu sur de riches fourrures, éveillé, agité de tremblements nerveux. Rose-des-Bois, vêtue légèrement, s’agenouilla près de lui. Elle murmura.

— Cerf-Agile.

Celui-ci redressa le buste et s’appuya sur le coude.

— Tu avais raison, Rose-des-Bois, ils s’aiment.

Elle eut un sourire satisfait en voyant sa souffrance.

Cerf-Agile avait parlé à Pâle-Aurore et comme l’avait prédit sa sœur elle avait répondu qu’elle aimait Jean-Baptiste. Il avait supplié, puis devant la douce résistance de la jeune fille il avait laissé éclater sa colère. Le dépit lui avait fait dire des paroles qu’il regrettait quand Rose-des-Bois était entrée. Mais sa douleur avait été si forte en écoutant Pâle-Aurore qu’il n’avait pu s’empêcher de lui dire :

— Toi aussi, tu te laisseras prendre au charme de ces Blancs ?… Et vous nous délaissez, nous, vos compagnons d’enfance, vos frères de race et de sang ? N’avons-nous pas partagé vos peines et pourvu à vos besoins ? Ne méritons-nous pas aussi d’être aimés ? Ne sommes-nous pas plus agiles qu’eux, plus durs qu’eux à la fatigue, plus habiles qu’ils ne le sont quand il s’agit d’abattre le gibier rapide ou de manœuvrer la pirogue au milieu des récifs ? Parce qu’ils ont le teint pâle et que leurs habits sont de soie, d’or et de satin ; parce qu’ils portent en leurs mains des armes dont les coups sont plus sûrs et plus meurtriers que les flèches de nos carquois ou le plomb des vieux fusils qu’ils veulent bien nous abandonner, devez-vous pour cela vous détacher de nous pour les aimer ?

Elle avait répondu doucement :

— Les élans du cœur ne se contrôlent pas…

Son mépris alors avait éclaté.

— Oui, leur parole est douce et leurs flatteries sont caressantes. Les mots d’amour qu’il vous murmurent à l’oreille dans cette langue harmonieuse qu’ils s’empressent de vous apprendre sont comme un chant du ciel. Vous ne pouvez pas les écouter sans vous laisser captiver comme des oiseaux. Un jour, ils partiront en vous abandonnant sans se soucier de votre sort.

— Comme tes paroles sont acerbes, avait-elle remarqué étonnée. Jamais tu ne m’as parlé d’eux ainsi…

— C’est que sans doute jamais je n’ai senti aussi profondément la différence qui existe entre eux et nous, eux qui sont presque des génies, nous qui ne sommes que des enfants de la nature, sans culture et sans grâce.

— Cerf-Agile ! n’ont-ils pas toujours été bons pour toi ? T’ont-ils fait sentir… ont-ils seulement fait allusion à une différence d’intelligence entre eux et toi ? Le père missionnaire a toujours suivi avec intérêt tes progrès et les nôtres. Notre généreux protecteur t’a toujours montré la satisfaction que lui donnait ton application. Ses fils eux-mêmes n’ont jamais cessé de t’encourager.

— Et l’un d’eux de te voler à moi.

— Leur cousin, continua-t-elle sans prendre garde à cette interruption, a été pour toi un ami, un grand ami que tu as aimé, un frère.

Il n’avait pu s’empêcher de tressaillir en entendant Pâle-Aurore lui rappeler la Jemmeraye. La jeune fille avait remarqué le mouvement de l’Indien qui avait porté la main sur son cœur. Elle avait eu conscience que ce souvenir le ramènerait à de meilleurs sentiments. Elle lui avait rappelé l’agonie du disparu et la transfusion du sang qui l’avait ramené pour quelques instants à la vie.

— Et n’as-tu pas prié avec ferveur sur sa tombe après avoir vu son courage devant la mort ? S’il y a une différence entre eux et nous, n’est-ce pas plutôt dans cette belle religion chrétienne qui nous enseigne l’amour pour un Dieu juste et miséricordieux, l’amour de nos semblables, l’amour de nos souffrances, l’esprit de sacrifices et de résignation dans nos douleurs ; n’est-ce pas en elle qui nous apprend à pardonner et qui nous fait espérer le bonheur après notre mort, plutôt que dans nos corps qu’il y a une différence ? Par elle, nous devenons leurs égaux, et par elle nous atteindrons la félicité éternelle dans l’autre monde.

— La religion de nos pères, répondit-il sombrement, pour nous moins promettre est aussi consolante que la leur… Elle me suffisait…

Ce visage qu’elle avait connu si bon, si calme se transformait, se ravageait, éclairé par une lueur mauvaise qui brillait dans les yeux. Elle recula désemparée devant le flot de haine qui faisait frémir les narines de son compagnon d’enfance. Elle l’écouta avec horreur achever sa pensée.

— Elle me suffisait… elle me suffira encore.

— Cerf-Agile !…

Mais il était parti, et elle était tombée à terre en sanglotant.

Et le soir quand la nuit était venue, il avait pensé aux paroles de Pâle-Aurore. L’une d’elles surtout apparaissait devant ses yeux en lettres de feu. « Les élans du cœur ne se contrôlent pas. » Il souffrait atrocement quand Rose-des-Bois était entrée. À l’intonation de Cerf-Agile, elle avait compris qu’il essayait de réagir. La docilité avec laquelle il avait écouté les enseignements qu’on lui avait donnés, la bonté dont il était entouré, la confiance qu’on lui avait faite avait civilisé son cœur plus que sa pensée. Et aujourd’hui qu’un conflit éclatait entre son âme et son esprit, il luttait indécis, incertain du résultat de ce combat.

— Ils s’aiment, répéta-t-il faiblement.

— Que comptes-tu faire ?

— Je ne sais pas… les laisser s’aimer sans doute…

— Oh ! Cerf-Agile, dit-elle, et ses paroles entraient comme un venin dans le cœur du jeune homme, est-ce donc à cela que t’a réduit cette religion ? Qui es-tu donc maintenant toi qui étais si fier, si beau, si orgueilleux ! Toi que tous craignaient à cause de ta vengeance foudroyante. Es-tu devenu un être sans énergie, sans volonté ? C’est d’une voix sourde et passionnée qu’elle continua :

— Le sang qui coule dans nos veines est trop rouge et trop ardent pour nous soumettre à cette injuste destin. Pourquoi ne pas unir nos deux ressentiments et tirer vengeance de ceux qui nous traitent comme des chiens ?

Cerf-Agile luttait encore.

— Oublies-tu que le chef t’a adoptée et traitée comme sa fille et que ses fils t’ont considérée comme leur sœur ?

— Qu’importe, répondit-elle exaspérée, ce qu’ils ont fait pour moi, si tout cela ne doit servir qu’à me faire souffrir ? Que m’importe qu’ils me montrent les avantages d’une vie plus parfaite si je n’en puis jouir ?

— Mais, fit l’Indien d’une voix qu’il essaya de rendre calme, cette religion qu’ils nous enseignent ne nous fait-elle pas espérer, pour l’au-delà, tous les bonheurs et toutes les joies ?

— De tels enseignements sont bons pour des êtres faibles sans désir et sans volonté. Pour moi, je veux jouir de tout ce qu’on peut attendre de cette vie. Le feu qui me dévore n’est pas de ceux que l’on apaise avec des belles paroles et des promesses. Il lui faut la satisfaction et si je ne puis l’obtenir par l’amour, la haine me la procurera.

Cerf-Agile était las, il ne résistait plus que faiblement et s’était laissé retomber sur ses fourrures. Ses yeux rencontrèrent dans la nuit zébrée de rayons de lune un regard étrange qui jaillissait du fond de paupières sombres. Le coude enfoui dans les fourrures, Rose-des-Bois le fixait le menton dans la main.

— Quels sont tes projets ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas encore.

— Va. Je serai l’œil qui veille et l’oreille qui écoute, ils ont la force, nous leur opposerons la ruse…

Elle sortit dans la cour du fort où son ombre se profila sinistrement sur la maison du commandant. Quand elle entra dans sa tente, elle vit que la couche de Pâle-Aurore était vide. Est-ce que cette nuit favoriserait tous ses desseins ? Elle ressortit et fit lentement le tour de l’enclos. Tout à coup elle s’arrêta. Dans un coin sombre du côté de la forêt Jean-Baptiste et Pâle-Aurore assis sur un tas de bois causaient à mi-voix. Dans la nuit calme et sereine on pouvait les entendre. Rose-des-Bois s’approcha lentement puis elle s’arrêta quand elle put comprendre ce qui se disait.

Dans la soirée, Lavérendrye avait réuni ses fils et le P. Aulneau. Il leur avait dit ses inquiétudes au sujet de Bourassa qui était parti depuis trois jours et dont on n’avait pas de nouvelles. Il avait décidé qu’on attendrait encore la journée du lendemain. Au cas où rien n’aurait été signalé, un ou deux canots seraient envoyés en reconnaissance. Et Jean-Baptiste disait que ce serait probablement lui qui serait le chef de l’expédition. La jeune fille avait baissé la tête avec tristesse. Elle s’était souvenue de l’attitude de Cerf-Agile ce matin. Que devait-elle faire ? Devait-elle dire sa rencontre à son amant ? Ajouterait-il foi à ses craintes ? C’était peu probable. Elle le connaissait trop pour savoir qu’il ne reculerait pas s’il devait partir et surtout qu’il n’hésiterait pas s’il y avait du danger. Elle se résigna donc à lui dire seulement :

— Ainsi, vous allez me quitter ?

— Rien de certain encore, ma bien-aimée.

— Ne m’avez-vous pas dit que depuis la mort de votre cousin vous étiez désigné pour les missions difficiles.

— Justement. Celle-là n’a rien de difficile. Nous voyageons dans un pays connu. En dehors des accidents naturels, nous n’avons rien à craindre.

— J’ai beau faire, mon ami, un vilain pressentiment m’oppresse. Je redoute tout de cette expédition que vous venez de m’annoncer, spécialement si vous devez en faire partie.

— Ma chère Pâle-Aurore, ta crainte t’est dictée par ton amour. N’ai-je pas été plus en danger au fort Maurepas ?

Elle revoyait dans sa pensée le visage de Cerf-Agile et elle eut peur.

— Le danger est tout autre…

— Voyons, raisonne un peu, tu te crées des chimères à plaisir.

— Non, non… Laissez-moi vous accompagner.

— Tu sais bien que cela est impossible.

— Pourquoi impossible ? Il faut bien quelqu’un pour préparer vos repas, fit-elle naïvement.

— Non, non. Ceci est une expédition pour hommes seuls.

— Mais…

— Inutile d’insister, ma chérie. C’est impossible. D’ailleurs nous ne serons pas longtemps, car forcément les canots que nous attendons sont tout proches. Je ne serais pas étonné de les voir apparaître avant de nous être beaucoup avancés sur le lac. Et puis, quand nous aurions à nous éloigner un peu ?…

Pâle-Aurore souffrait de voir ainsi son ami s’exposer par avance au danger dont elle avait l’intuition. Elle était loin de soupçonner l’aventure survenue à Bourassa et cependant elle jeta :

— Les Sioux, paraît-il, rôdent aux environs.

— Et quand cela serait ? Ne sont-ils pas nos amis ?

— On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec eux. Aujourd’hui, ils semblent vos amis dévoués et demain ils vous font massacrer sans pitié.

— Tu exagères…

— Non, je les connais trop. Notre instinct nous trompe rarement. Et le mien en ce moment, Jean-Baptiste, mon bien-aimé, me dit que vous courez un grand danger.

— Mais tu sais bien que nous sommes toujours bien armés et au cas où nous serions attaqués nous saurions nous défendre.

— Les Sioux sont rusés. Ils peuvent vous surprendre en traîtres.

Rose-des-Bois écoutait toujours impassible. Dans son for intérieur cette conversation la remplissait d’allégresse. Cet avertissement de Pâle-Aurore au sujet d’un parti de Sioux qui rôdait autour du fort était-il vrai ou inventé ? Elle ne savait que penser. Son instinct mêlé d’amour et de haine l’avertit que sa sœur ne se trompait pas. Subitement un projet infernal germa dans son cerveau. Sans bruit, elle recula puis disparut pour rejoindre Cerf-Agile dans sa tente.

Inconscients de l’espionnage dont ils avaient été l’objet, ils continuaient à parler, l’une émettant des craintes que l’autre repoussait.

Lasse de voir que ces avertissements ne servaient à rien, elle lui dit sa rencontre avec Cerf-Agile et elle ajouta :

— Il y a quelque chose de changé en lui.

— Cela serait sérieux alors ?

— Très grave du fait qu’il retourne à la religion de nos pères.

— Il est impossible que son attitude se soit changée si brusquement. Hier encore…

— Hélas, lui seul n’a pas changé, Rose-des-Bois, depuis votre retour…

— Oui, je sais.

— Que savez-vous ?

— Ce matin elle m’a déclaré son amour.

— Oh !

— Que j’ai repoussé…

— Serait-ce sa vengeance ? fit-elle pensive.

Jean-Baptiste réfléchissait. Cette coïncidence des deux déclarations d’amour aurait-elle été voulue ? Il ne savait que conjecturer.

— C’est bien, j’en parlerai demain à mon père.

— Et vous ne partirez pas ?

Il la baisa au front puis il dit d’un ton joyeux :

— J’ai annoncé à mon père le projet que j’ai fait de t’épouser.

Elle se laissa prendre au stratagème de Jean-Baptiste et demanda :

— Qu’a-t-il répondu ?

— Je ne te cacherai pas qu’il m’a fait certaines objections pour commencer. Il m’a ensuite avoué qu’il avait songé pour moi à une autre union et qu’il n’était guère partisan d’une alliance entre les Blancs et les Indiens.

— Et cependant le mariage de Fleur-d’Aubépine ?

— Mon père m’a dit aussi que le P. Aulneau lui avait tenu un petit discours à cette occasion. Il lui a même assuré qu’un jour un de ses fils pourrait se marier à une Indienne.

— Est-ce possible ? fit-elle en souriant.

— Et mon frère Louis-Joseph a précisé que ce serait avec toi.

— Oh ! le vilain. Il avait remarqué que je languissais après vous !…

— Si bien que mon père a été vite gagné. C’est en me serrant dans ses bras que père m’a dit : Mon fils, je te connais assez pour savoir que tu as sérieusement envisagé ce mariage. Ce sera donc comme tu voudras.

— Que je suis heureuse, fit-elle en se blottissant dans ses bras.

— Donc c’est décidé. Si je pars, à mon retour nous nous épouserons.

— Et si vous ne partez pas ?

— Ce sera pour… bientôt.

— Et vous resterez ici avec moi ? Vous ne m’emmènerez pas sur le Saint-Laurent, en France ?…

— Ma chérie, je ferai ce que tu voudras. Mais je ne désespère pas de pouvoir te démontrer avec le temps que tes craintes sont tout à fait chimériques.

— Mon bien-aimé…