L’île au massacre/Quand même

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Éditions Édouard Garand (p. 60-68).

IX

QUAND MÊME


Six jours avaient passé quand un message arriva au fort. Une lettre apportée du fort Saint-Pierre apprit à Lavérendrye l’arrestation de Bourassa par les Sioux.

— Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à Jean-Baptiste, pensa-t-il.

À partir de ce moment les heures furent remplies d’inquiétude et d’angoisse. Le fort fut réparé dans ses parties défectueuses. Les sentinelles et les précautions furent doublées. Quelques employés, armés, sortirent de temps en temps en reconnaissance.

Une semaine s’écoula ainsi au milieu d’un isolement mortel. Amiotte et La Londette ne se quittaient plus.

Ce matin-là, ils marchaient dans la forêt, l’arme au bras, ils surveillaient les environs.

— Si jamais on trouve un de ces maudits Sioux, disait Amiotte à son compagnon, on lui fera passer le goût d’insulter ainsi nos camarades.

— Ils ne viendront pas par ici. Ils sont trop lâches.

— J’aurais voulu voir la tête de Bourassa. Je me demande s’il a été aussi malin avec eux qu’il est avec nous ?

— C’est le gros Paquin que j’aurais voulu voir, moi. Il est si peureux.

— Si nous, on avait été là, cela ne serait pas passé comme cela.

— Chut ! Écoute, dit tout à coup La Londette.

Un bruit de branches cassées et de froissement de feuilles mortes s’était fait entendre. On marchait. Ils se mirent à l’affût derrière un arbre et attendirent. On se dirigeait vers eux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Amiotte.

La Londette ouvrait démesurément les yeux.

— Attends une minute. On va voir.

Les pas s’arrêtèrent. Il y eut un moment de silence. La marche recommença et tout à coup Cerf-Agile apparut.

— Lui ?…

Le lecteur se souvient qu’après avoir relâché Bourassa, Bec-d’Aigle avait conduit sa troupe vers le fort Saint-Charles. Il s’en trouvait à quelque distance quand Cerf-Agile était accouru vers lui. La surprise du Sioux fut grande en voyant ce Cris, cet ennemi, venir à lui pour parler en ami. Le tonnelet d’eau-de-vie que Cerf-Agile avait effectivement pris dans le magasin la nuit qui avait suivi sa conversation avec Pâle-Aurore avait été un des arguments décisifs qui avaient adouci les soupçons de Bec-d’Aigle et de ses guerriers. Mais sa joie ne connut plus de bornes en apprenant du Judas qui trahissait Lavérendrye qu’une expédition allait quitter le fort. Immédiatement on se plaça en embuscade et on attendit. Rose-des-Bois vint confirmer la nouvelle du départ. Au moment où le P. Aulneau vantait à Jean-Baptiste le charme de cette contrée, des centaines d’yeux suivaient avidement dans l’ombre des bois les canots qui glissaient rapidement sur les flots. Prudemment, Rose-des-Bois, Cerf-Agile, Bec-d’Aigle et quelques guerriers se faufilèrent entre les arbres, ne perdant pas de vue Jean-Baptiste et ses compagnons. Le gros de la troupe des Sioux resta en arrière longeant le bord du lac dans leurs pirogues. Quand le soir arriva et que le feu du campement indiqua que le fils de Lavérendrye songeait au repos, traîtreusement les canots entourèrent l’île et sur un signal de Bec-d’Aigle tous les Sioux se jetèrent sur cette poignée de Français. On sait ce qu’il advint et comment finit le massacre. Chez Cerf-Agile, le crime accompli, une réaction soudain s’opéra. Était-ce bien lui, l’ami de la Jemmeraye, le protégé du chef qui avait consommé cette horrible trahison ? Il ne s’en rendit pas compte tout de suite. Puis encore une fois la fureur, la haine, l’orgueil, la jalousie lui firent oublier tous les bienfaits qu’il avait reçus et une seule chose domina sa pensée, revoir Pâle-Aurore. Grisé par l’odeur du sang, il s’était mis en route vers le fort Saint-Charles. Sa marche se faisait machinalement, automatiquement, fatalement, quand Amiotte et La Londette l’aperçurent.

Lorsqu’il fut à quelques pas seulement d’eux, ils sortirent de leur cachette et se précipitèrent sur lui.

— Où vas-tu ?

— D’où viens-tu ?

Cerf-Agile les regarda et ne sembla pas les reconnaître. Il les fixait d’un œil étrange,

— Il en fait une drôle de tête.

— Il a boire un coup.

— Ah ! oui, le tonneau qu’il a volé !

— Oh ! vois cette couleur rouge.

— C’est du sang séché…

— Emmenons-le vite au fort. Il a peut-être du nouveau à nous apprendre.

Flegmatique, Cerf-Agile se laissa emmener.

Comme ils pénétraient dans l’enclos par la petite porte dérobée qui donnait sur le bois, ils rencontrèrent Pâle-Aurore, triste, qui allait sous les arbres calmer sa douleur. À la vue de l’Indien, elle s’arrêta stupéfaite, le cœur étreint d’une horrible angoisse. Elle regarda son visage sombre qui s’était un instant éclairé. Il avait reconnu la jeune fille. Instinctivement, comme si elle était sûre qu’il pouvait lui donner des renseignements sur son fiancé elle dit :

— Jean-Baptiste ?

Cerf-Agile eut un rictus amer. Il répondit avec une lueur mauvaise dans les yeux, la même qu’elle avait vue quand il lui avait dit que désormais la religion de ses pères lui suffirait.

— Il est mort.

On sentait chez lui la responsabilité qu’il prenait de son acte. Il avait été le maître d’accomplir ou de ne pas accomplir cet horrible crime. Avec un sentiment mêlé de rage, de désespoir et de jalousie, il avait conduit, en parfaite connaissance de ce qu’il faisait, les ennemis de sa nation avec lesquels il s’était allié. Son désir de vengeance avait été plus fort que son amour. Et maintenant qu’il se retrouvait devant celle qu’il voyait horriblement souffrir, il éprouvait une jouissance atroce de la faire souffrir davantage et d’assouvir sa haine. Pâle-Aurore était restée interdite devant cette abominable nouvelle, ne pouvant plus parler. Ses pressentiments ne l’avaient pas trompée. Et cependant l’amour a toujours un espoir qui soutient les êtres affligés. Ne savait-elle pas que Cerf-Agile était jaloux ? N’était-ce pas une cruelle comédie qu’il jouait devant elle ? Elle demanda, affolée.

— Qu’en sais-tu ?

Et devant la souffrance qu’il lut sur son visage. Cerf-Agile éprouva une suprême jouissance en disant :

— Je l’ai tué.

— Toi ? Oh ! Malheureux !…

Amiotte et La Londette avaient sursauté en entendant cet aveu fait avec cynisme. Naturellement, leurs armes s’étaient dirigées vers la poitrine du meurtrier. Ils allaient le tuer quand Pâle-Aurore les arrêta d’un geste.

— Ce n’est pas à nous de faire justice.

Puis, s’adressant à Cerf-Agile, la voix entrecoupée de sanglots :

— Me diras-tu, misérable, ce qui t’a poussé à commettre un pareil crime ?

— Je t’aimais.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! De quoi était donc fait ton amour puisqu’il n’a pas réussi à t’arrêter devant le crime ? Tu m’aimais ? Et tu ne t’es pas arrêter en pensant que mon père et ma mère avaient été tués par cette nation ennemie de la nôtre ? Tu n’as pas eu honte de t’unir à elle pour faire massacrer celui que j’aimais !…

— Je t’aimais, répondit-il farouchement, et puisque tu m’avais repoussé, j’ai nourri ma haine aux cris de vengeance de Rose-des-Bois. Par elle, j’ai eu le courage de faire acte de justice.

— Justice ! Tu veux dire assassinat ! Elle t’a poussé au crime parce qu’elle était jalouse. Où est-elle maintenant ?

Devant cette question, Cerf-Agile avait imperceptiblement tressailli. Celle qui l’avait conduit au crime en dominant ses mauvais penchants, en aiguisant son désir de vengeance conservait encore sa puissance dans la mort. Sa volonté aurait pu l’empêcher de laisser tomber son bras meurtrier, il était alors le maître de son acte. Il aurait pu, dans un suprême effort d’énergie, se souvenir des bienfaits dont il avait été entouré, de l’amitié que la Jemmeraye lui avait vouée. Mais il n’était déjà plus le maître de ses désirs. Rose-des-Bois l’avait subjugué par la puissance de sa passion vengeresse. Et loin de regretter son acte criminel qu’il considérait comme un acte de justice et d’affranchissement, il déplorait au contraire la mort de celle qui lui avait donné l’occasion de se venger. Par un étrange revirement, alors qu’il avait été indifférent en annonçant la mort de Jean-Baptiste, il y eut dans sa gorge comme un sanglot étouffé en répondant à Pâle-Aurore :

— Elle est morte.

Bien qu’elle eût constaté, ces derniers temps, un changement dans l’attitude de Rose-des-Bois ; bien qu’elle eût même surpris la haine enflammer les yeux de sa sœur, Pâle-Aurore lui avait toujours conservé une profonde affection. Quand elle avait appris son départ, elle s’était reprochée de n’avoir pas été assez affectueuse pour elle. Elle était si heureuse dans son amour pour Jean-Baptiste qu’elle avait oublié les souffrances que d’autres pouvaient ressentir. Elle avait pensé que Rose-des-Bois était peut-être jalouse de n’avoir plus son affection tout entière, qu’elle était jalouse de Jean-Baptiste qui lui prenait l’amour de sa sœur. Et elle s’était promise d’être plus attentive et plus prévenante que par le passé et d’adoucir cette souffrance. Dans sa naïveté, dans sa pudeur, elle n’avait pas soupçonné la vérité. Et voilà que tout à coup, elle l’apprenait horrible et sanglante. Rose-des-Bois, celle qui devait la protéger, sa sœur, avait été l’instigatrice du crime qui lui ravissait son fiancé. Elle sentit une douleur atroce lui déchirer le cœur. Sa tête chavira dans un vertige effrayant. Elle crut qu’elle allait tomber. Mais, dans cet être frêle une énergie incroyable la soutint et elle fixa Cerf-Agile qui demeurait impassible. Celui-ci avait tué Jean-Baptiste, et sa sœur coupable était la victime du châtiment. Elle était morte.

— Elle aussi ? fit Pâle-Aurore encore étourdie de douleur.

— Elle était devenue folle et voulait nous tuer.

— La malheureuse ! Avoir si vite payé son forfait… et sans repentir sans doute…

Elle abandonna Cerf-Agile à la garde de ses deux gardiens et se précipita toute en larmes dans la chambre de Lavérendrye.

— Maître, maître, oh ! maître, dit-elle.

L’explorateur travaillait assis à sa table. Il se retourna vers la jeune fille et vit qu’elle pleurait abondamment.

— C’est terrible, terrible, sanglota-t-elle en se jetant à ses genoux.

— Mais qu’y a-t-il ? fit Lavérendrye en essayant de la relever.

Pâle-Aurore tendit ses mains jointes vers lui comme si elle demandait à Dieu le courage de dire cette horrible nouvelle.

— Monsieur Jean-Baptiste votre fils… mon fiancé a été… tué.

Il la regarda frappé de stupeur.

— Ah ! Ce n’est pas possible, voyons… Je ne puis croire… Une hallucination t’égare… Tranquillise-toi…

— Ce que je vous dis n’est que trop vrai… Ils nous l’ont tué… Il a été assassiné par… Cerf-Agile. Il vient de me l’avouer. Amiotte et La Londette l’ont arrêté dans la forêt… C’est Rose-des-Bois qui par jalousie a fait commettre ce crime.

— Les misérables… les ingrats, fit Lavérendrye d’un ton accablé… Puis il essaya de douter au milieu de cette horrible certitude. Ce n’est pas possible… Je rêve… Je vais sortir de cet affreux cauchemar.

Mais déjà Pâle-Aurore le ramenait à la réalité. De cet être torturé dans ses affections les plus chères, elle implorait du maître comme le P. Aulneau l’avait fait du Seigneur la miséricorde et le pardon.

— Maître, pardonnez-leur, pardonnez à ma sœur. La passion l’aveuglait.

Lavérendrye hésita longuement. Il se sentait l’âme comme abandonnée. Il n’avait ni consolation, ni lumière, mais au contraire des épreuves, des tentations, des angoisses l’assaillaient de toutes parts. Il était prêt à succomber et il ne sentait pas qu’un bras puissant le soutenait. Comme le Christ au Calvaire, il aurait voulu dire : Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? Et cependant un grand travail se faisait en lui. Son âme demeurait en paix dans la souffrance et attendait comme l’annonce le cantique que les ombres déclinassent et qu’apparût l’aurore d’un jour nouveau. Lavérendrye avait la foi et cet état de chose en était le plus grand exercice. C’était pour son âme une image de la mort. Froide, sans mouvement, insensible en apparence elle était comme enfermée dans un tombeau et ne tenait semblait-il que par une volonté languissante dont elle n’était pas assurée. Qu’elle était terrible l’angoisse de cet homme supportée avec une humble patience ! Mais parce qu’il avait une foi sincère, inébranlable, il accepta de boire ce calice jusqu’à la lie ; il accepta avec une douloureuse soumission la mort de son enfant jusqu’au pardon.

— Que le Dieu de toute miséricorde lui pardonne…

— Que Dieu lui pardonne comme je le fais moi-même.

— Et Cerf-Agile ?

— Nous le jugerons.

Il appela un de ces employés et quand celui-ci se présenta, il lui dit, la voix subitement raffermie.

— Va dire à Amiotte et à La Londette d’amener Cerf-Agile, ici.

Lavérendrye laissa dans sa chambre Pâle-Aurore toute à sa douleur pour aller dans le salon où il se laissa tomber sur un siège, complètement abattu. Il était là depuis quelques instants quand ses fils entrèrent tout joyeux.

— Père, s’écria François, Legros vient d’arriver avec le convoi de ravitaillement.

— Combien y avait-il de canots ?

— Huit.

— Huit ?… C’est bien cela. Leur joie les a empêchés de voir que Jean-Baptiste manquait.

Tout à coup, François remarqua la tristesse de son père.

— Qu’y a-t-il ?

— Mes enfants… mes enfants… mes pauvres enfants… j’avais raison d’être inquiet tous ces jours-ci… Dieu !… qu’ai-je donc fait pour être si cruellement éprouvé ?

Et ce père accablé de douleur regarda ses enfants. Comment allait-il leur annoncer cette mort tragique de leur frère ? Il les savait courageux. N’avaient-ils pas donné leur mesure de force et de vaillance dans les heures les plus atroces ? Et cependant, il souffrait tant lui-même qu’il aurait voulu leur épargner cette douleur. Il y avait tant de confiance, tant d’union, tant d’esprit de sacrifice, tant d’amour entre eux qu’il hésitait à leur dire la fatale nouvelle.

— Parlez, père, dirent les fils d’une voix angoissée où palpitait la soif de savoir à tout prix.

— Hélas, Jean-Baptiste est allé rejoindre votre cousin.

La foudre tombant dans la chambre n’eût pas produit plus d’effet. Leur tête bourdonna. Leur bouche s’ouvrit pour parler sans émettre aucun son. C’était si inattendu, si horrible qu’ils restèrent quelques instants inconscients, ne comprenant pas très bien ce que venait de dire leur père. C’était comme s’ils avaient reçu un coup sur la tête et qu’ils aient perdu connaissance. Puis, peu à peu, la lumière se fit dans leur esprit et les larmes coulèrent chaudes sur leurs joues enfiévrées. Pierre, plus encore peut-être que François et que Louis-Joseph, fut anéanti par cette nouvelle. Il avait vu Jean-Baptiste à l’œuvre au fort Maurepas. Il avait appris à connaître et apprécier, dans une intimité journalière, la beauté de son caractère et sa grandeur d’âme. À côté de l’affection naturelle qu’il portait à son frère, il en avait une autre, semblable à celle que l’on voue à un ami parce qu’on a appris à donner un sens à chacun des battements de son cœur. Il avait reçu ses confidences ; il avait été témoin de l’amour qui faisait tressaillir son âme ; il avait reçu de lui une mission. Et le moment était venu de la remplir. Il se souvenait de leur conversation sur le canot alors qu’ils approchaient du fort Saint-Charles. Jean-Baptiste avait eu le pressentiment de sa mort. Pierre n’en pouvait douter maintenant. Et ce mot de prévoyance qu’il avait prononcé, n’était-ce pas plutôt une façon de cacher ses véritables sentiments ? Pierre sentit alors davantage toute la confiance que Jean-Baptiste avait eue en lui. Peut-être même avait-il deviné son amour pour Pâle-Aurore ? Les sens sont tellement développés à l’approche du danger ; il y avait eu une telle communion de cœur entre eux, qu’il n’était pas étonnant que Jean-Baptiste eût deviné en Pierre le meilleur protecteur à donner à Pâle-Aurore. Qui sait, si en confiant Pâle-Aurore à Pierre, en cas de mort, Jean-Baptiste n’avait pas été plus loin dans sa pensée ?… Pierre alors éclata en sanglots… Après qu’il eût donné libre cours à ses larmes et qu’il se fût senti un peu plus calme, il demanda à son père.

— Mais qui vous a appris ?

— Cette pauvre enfant, sa fiancée, elle est folle de douleur.

— Mais le P. Aulneau, les hommes ? interrogea François.

— Ils ont dû subir le même sort… Je ne sais pas…

— Quelle horreur !… Mais Pâle-Aurore s’est peut-être trompée ?

— Non. Cerf-Agile est ici… C’est lui qui a tué votre frère.

Legros venait d’entrer. Lavérendrye se redressa et essaya de se faire un visage plus calme. Il dit :

— Eh bien ! Legros, avez-vous fait un bon voyage ?

— Il aurait été bon, Monseigneur, si avant-hier nous avions vu…

— Mon fils ?

— Comment ? Vous savez, Monseigneur ?

— Oui, peu importe. Avez-vous vu ses compagnons ? Parlez, parlez vite.

— C’est en effet mon pénible devoir de vous faire un rapport sur cet abominable événement. C’est à sept lieues d’ici que ce crime a été commis et qu’il m’a été donné de voir les corps mutilés et sanglants de votre fils, du missionnaire et de leurs compagnons…

Lavérendrye écoutait impassible tandis que ses fils montraient un visage horrifié.

— Leur groupement indique qu’ils n’ont été tués qu’après une résistance acharnée. J’ai pu reconnaître une vingtaine de canots sioux teints de sang, échoués sur la plage. Ceux de votre fils ont été brûlés, car j’ai vu des morceaux de bois à demi consumés traînant sur le sable à côté de cadavres d’Indiens. Ils ont vendu chèrement leur vie.

— Mais par quelle circonstance avez-vous été amenés à les découvrir ? Car vous auriez pu passer sans les voir comme a fait ce messager qui est venu ici, il y a une semaine.

— C’était avant-hier. Nous avions navigué toute la journée et nous nous réjouissions dans l’espoir d’atteindre ce fort le lendemain. Comme le soir tombait, nous nous décidâmes à aborder au premier endroit favorable que nous rencontrerions. Le hasard, la Providence plutôt, nous amena au lieu du massacre. Nous eûmes à peine mis pied à terre que nous fûmes saisis d’horreur en trouvant ces vingt-et-un corps jonchant le sol autour des cendres d’un feu de campement. Tous, sauf le P. Aulneau, ont été décapités. La plupart étaient scalpés et sans vêtements. Les têtes avaient été jetées sur des peaux de castors. Le missionnaire avait reçu une flèche dans la tête, son sein était ouvert et son bras gauche, dont la main était sanglante, pendait vers la terre. Son bras droit rigide encore par la force d’énergie que le P. Aulneau avait déployée au moment de sa mort s’élevait solennel dans un geste de pardon. Quant à votre fils, Monseigneur, il était couché sur le ventre. Près de lui gisait une Indienne dans laquelle j’ai reconnu une de vos protégées.

Un murmure se fit entendre et un nom fut prononcé.

— Rose-des-Bois ?

— Je ne sais pas son nom. Elle avait la tête ouverte et tenait un poignard dans sa main. Votre fils avait le dos ciselé à coup de couteau.

— La misérable ! C’est elle qui aura fait cela.

— Une houe enfoncée dans les reins était noire de sang coagulé. Son corps était orné de jarretières et de bracelets de porc-épic. Nous avons retrouvé sa tête, à quelque distance de son corps, horriblement mutilée.

Tous frissonnèrent d’horreur. Legros s’était tu un moment. Il semblait qu’il avait épuisé toutes ses forces pour faire ce macabre récit.

— Continuez, dit Lavérendrye d’une voix blanche.

— Quand nous fûmes revenus de notre premier sentiment de stupeur, nous pensâmes tout d’abord nous éloigner de ce lieu sinistre par crainte d’un retour des Sioux. Ce n’est pas que nous hésitions à nous mesurer avec eux. Notre désir de venger nos camarades aurait centuplé nos forces. Mais nous devions prendre toutes les précautions possibles pour que les provisions confiées à nos soins ne tombassent pas entre leurs mains. La nuit, une nuit sans lune et sans étoile, était complètement tombée. Force nous fut de demeurer et de camper sur les lieux mêmes du massacre. Nous dormîmes peu ou point, sans cesse alertés par nos sentinelles. Au petit jour nous étions sur pied et nous avons enseveli pieusement ces pauvres corps. Nous priâmes pour le repos de leurs âmes et nous plantâmes sur leur tombe une grande croix faite de deux troncs d’arbres. On peut l’apercevoir du large et montrer ainsi où se trouve l’île au massacre. Puis la douleur et la rage au cœur, nous nous remîmes en route pour vous apporter l’horrible nouvelle, bien décidés, aussitôt les vivres placés en lieu sûr, à nous joindre à l’expédition que vous enverrez contre les Sioux pour tirer d’eux la vengeance que vous déciderez.

Bien que son visage trahît une douleur infinie, Lavérendrye était resté calme. Comme Legros finissait son récit, Cerf-Agile était entré encadré d’Amiotte et de La Londette.

— Approche, dit l’explorateur à l’Indien.

Cerf-Agile, les bras croisés, la tête haute, le pas mesuré et le regard résolu et défiant, s’avança seul au milieu du cercle qui s’élargit.

— Me voici. Que me veut-on ?

Lavérendrye le regarda, étonné. Quel orgueil il y avait dans cette attitude ! Il essaya néanmoins d’obtenir quelques éclaircissements sur le mobile du crime. Il demanda :

— Dis-moi, Cerf-Agile, toi pour qui j’ai tant fait, que j’ai considéré et traité comme un fils et mes fils comme un frère, dis que tu n’es pas l’auteur de ce hideux forfait.

— Pourquoi nierai-je une chose que j’ai faite ? Oui, c’est moi qui ai tué votre fils, c’est moi qui ai prévenu les Sioux de son départ et, quoique vous puissiez en penser, je suis fier de ce que j’ai fait.

— Misérable ! s’écrièrent les fils de Lavérendrye qui voulurent s’élancer sur le criminel.

— Laissez-le parler et soyez calmes comme je le suis moi-même.

Cerf-Agile avait tout à coup changé de physionomie. L’ironie avait disparu. Sa voix se fit dure et vibrante. Ce n’était plus seulement la jalousie qui le faisait parler, c’était aussi la rancœur de voir les Blancs dominer son pays.

— Ah ! vous voulez vous emparer de ces territoires où avant votre venue nous vivions heureux et paisibles ! Nous ne connaissions ni les armes à feu dont vous nous avez appris à faire usage, ni l’eau-de-vie que vous ne nous donnez qu’avec réserve et qui excite notre envie et notre fureur chaque fois que nous y goûtons…

— Qu’est-ce que tout cela a à faire avec ton crime ?

— Vous voulez, continua l’Indien emporté par son élan, par l’usage de belles paroles et au moyen d’une religion étrange et nouvelle, nous soumettre à un joug sans lequel nous avions fort bien vécu jusqu’alors. Nous étions libres comme les oiseaux et les animaux dans nos forêts et dans nos plaines ; libres comme les poissons de nos lacs et de nos rivières. Sans nous consulter, sans vous inquiéter de nous, vous venez bâtir des forts comme celui-ci destinés à former les noyaux de vos grands établissements de l’avenir, comme vous avez fait à l’est de nos Grands Lacs ! Contre les fourrures des animaux qui remplissent nos territoires, vous nous troquez des étoffes, des verroteries sans valeur et vous nous forcez ainsi à détruire ou à faire fuir le gibier nécessaire à notre nourriture et à nos vêtements ! Vous nous enseignez que l’homme n’a pas été mis sur cette terre seulement pour chasser et manger, mais encore pour ce que vous appelez travailler. Sous prétexte de faire pousser au sol, au moyen d’instruments étranges, des grains que nous ne connaissions pas et dont on fait cette blanche farine à laquelle vous nous habituez, vous nous obligez à faire de même et à changer nos habitudes séculaires dont nous nous trouvions très bien avant votre apparition parmi nous. Oh !… cette vie nomade de nos pères dans les immensités de nos plaines, de nos forêts, de nos rivières, de nos lacs et de nos rochers. Ils trouvaient tout ce qu’il fallait à leur existence. Qui nous prouve que ce que vous nous offrez soit préférable à notre vie pastorale ? Qui nous prouve que votre civilisation soit préférable à notre état de nature ? Et… Qui a été vous chercher pour changer ainsi nos croyances et nos habitudes dont la rusticité nous suffisait ? Vous nous parquez comme des bêtes humaines, vous nous habillez de vos vêtements et grâce à cela, mieux que par les armes, nous disparaîtrons malades de consomption. Vous nous reprochez la cruauté que nous pratiquons quelquefois sur nos ennemis ou sur ceux que nous croyons devoir punir de ce que nous considérons comme des crimes ? Mais les atrocités dont vous voudriez nous faire honte sont des enfantillages à côté des abominations que vous pratiquez vous-mêmes dans ce que vous appelez vos Cours de Justice. Et je me suis demandé si vous n’êtes pas plus sauvages que nous. Quand vous soumettez un accusé, un simple témoin, un homme qui ne pense pas comme vous ou qui ne croit pas comme vous, aux horreurs de ce que vous nommez la Question, vous croyez-vous plus civilisés que nous ? Ah ! Ah ! Dites si vous voulez que votre point de vue diffère du nôtre, mais ne dites pas qu’il vaut mieux. Je veux bien admettre pour la religion que vous venez nous enseigner que les principes de la vie future sont consolants. Mais que dois-je penser lorsque je sais que parmi vous certains croient d’une façon et certains croient d’une autre ? Qu’ai-je pour me guider et m’assurer que la voie que vous me montrez est la bonne, que la religion d’autorité des Français l’emporte sur celle du libre-examen des Anglais ? En m’entendant parler ainsi, vous vous étonnez, Vous vous demandez où j’ai pu m’instruire à ce point. Ne m’avez-vous pas montré à lire et à écrire ? N’ai-je pas mis mes études à profit ? Voyez le résultat. En suis-je devenu meilleur ?

Lavérendrye écoutait accablé de tout ce réquisitoire. Cerf-Agile éclata de rive.

— La civilisation qui devait me transformer m’a transformé en effet, continua-t-il. Elle a fait de moi un être sans entrailles, un monstre exécrable le jour où j’ai constaté que mon cœur était gangrené par la jalousie. Voilà pourquoi, les Sioux, vos ennemis et les miens, menés par moi, ont massacré vingt-et-un des vôtres. Et pourquoi ai-je fait cela ? Parce que votre fils aîné, Monseigneur, plus bel homme que moi du moment qu’il avait la peau blanche, parlant mieux que moi, car sa voix était douce et la mienne est rauque, votre fils aîné, dis-je, m’avait volé le seul bien auquel je tenais en ce monde, l’amour de celle que j’aimais. Et je l’ai fait massacrer lui, le missionnaire et leur dix-neuf compagnons. Pourquoi ? Pour me venger ! Car votre civilisation tant vantée m’a aussi confirmé dans la conviction que la vengeance est douce. Vous savez maintenant qui je suis, et ce que j’ai fait. Vous me tenez en votre pouvoir. Faites de moi ce que vous voudrez. J’ai dit.

Cerf-Agile jeta un regard circulaire et hautain sur ceux qui l’entouraient et il attendit.

Lavérendrye s’était levé n’en croyant pas ses oreilles. Était-ce bien celui qu’il avait protégé comme un fils qui venait de parler ainsi ? Mais qui donc l’avait à ce point changé ? Il se souvint de l’attitude de Rose-des-Bois lors de son interrogatoire. Était-ce l’influence de cette femme ?

— Vil assassin, lui cria-t-il, tu as accumulé ingratitude, hypocrisie, rage, atrocités, folie même pour faire de ton exécrable forfait le plus hideux qui se puisse imaginer. Le ridicule et atroce point de vue que ton inqualifiable orgueil t’a fait considérer ne saurait être ni une explication ni une excuse. Hélas, ton orgueil insensé ne t’en fait même pas chercher. Mais est-il besoin de discuter avec toi ? Les bandits de ton espèce, on les exécute. Qu’on l’emmène. Je déciderai plus tard de son sort.

Amiotte et La Londette se précipitèrent sur lui et le firent sortir. Comme ils étaient dans la cour, Amiotte dit à son compagnon :

— Jamais j’aurais cru qu’il avait la langue si bien pendue. Pour un Indien, il parle bien. Mais le malheur est que j’ai pas compris un mot de ce qu’il a dit. Et toi ?

— Ça m’aurait étonné, répondit La Londette. Toi qui comprends jamais rien, ça aurait été étonnant que tu aies compris quelque chose aujourd’hui.

— Tu deviens comme Bourassa. Tu vas tout savoir bientôt. Qu’est-ce qu’il a dit donc, gros farceur ?

— Tu veux le savoir ? Demande-le-lui…

Cerf-Agile écoutait, impassible, la conversation des deux compagnons. De temps en temps, il jetait un regard sournois de leur côté. Comme ils arrivaient à la hauteur du magasin, il bondit tout à coup et voulut s’enfuir. Il n’alla pas loin. Amiotte et La Londette avaient mis en joue et avaient tiré. Cerf-Agile tomba.

— C’est le plus beau coup que j’ai tiré dans ma vie, dit le mari de Fleur-d’Aubépine.

— Mais, c’est moi qui l’ai tué.

— Toi ? Tu ne sais pas seulement viser !

— Je te dis que c’est moi qui…

— C’est bon, ça va. Puisque nous avons constaté le décès, allons le dire à Monseigneur.

— Quelle perversion, avait dit Lavérendrye quand Cerf-Agile fut sorti. Quel horrible résultat du mélange inconsidéré de passions brutales et d’un commencement de civilisation acquise sans méthode et sans direction ! Ce qu’il y a de plus terrible c’est que, en prétendant nous impliquer dans son crime, cet Indien n’a pas tout à fait tort. Sur nous, sur notre manque de savoir-faire, sur notre imprudence pour ne pas dire notre ignorance repose en principe la responsabilité de son abominable action. Que cela nous serve de leçon pour l’avenir. L’instruction est comme un philtre qui enivre et affole : elle doit se donner à petites doses et suivant les facultés d’assimilation pour le bien de l’être en qui on l’inculque. Ce malheureux est un exemple terrifiant d’une civilisation trop hâtive. Quelle dépravation !

Amiotte et La Londette entrèrent.

— Maître, dit ce dernier, Cerf-Agile profitant de notre distraction a essayé de s’échapper. Alors, je… nous l’avons tué.

Lavérendrye eut un haut-le-corps.

— La justice de Dieu, dit-il, est parfois bien prompte et bien terrible. Souhaitons que dans sa bonté infinie, il ait permis qu’à la dernière seconde le malheureux ait pu se repentir de la monstruosité de son crime.

L’explorateur resta un moment silencieux, plongé dans de profondes réflexions. En moins d’un mois il avait perdu son neveu, et son fils aîné, deux lieutenants qui lui rendaient les plus grands services. Deux de ses protégés trempaient leurs mains dans un crime affreux. Et un missionnaire subissait le martyre. Cinq morts, cinq êtres disparus et qu’il avait aimés ! Quelles cruelles épreuves ! Et cependant son œuvre l’attendait. Allait-il abandonner le fruit de si longues années de travail ? Allait-il venger ses morts ? Ses fils le regardaient sans mot dire. Il paraissait accablé… Tout à coup, il se redressa. Ses yeux étaient tristes mais de nouveau l’homme énergique reparut et le chef parla.

— Demain, au rapport que je dois envoyer au Sire de Beauharnois, notre Gouverneur, j’ajouterai le récit des terribles événements de ces derniers jours. Tu partiras, Pierre. Tu emporteras les dépêches et conduiras cette pauvre Pâle-Aurore à ta mère. Elle se fera un devoir de l’adopter et de la consoler.

— Père, dit Louis-Joseph, laissez-nous la garder… L’exil la tuerait.

Mais Lavérendrye suivait sa pensée et ne prit pas garde à l’interruption de son fils. Il ajouta :

— Tu t’engageras également pour remplacer les hommes que nous venons de perdre et pour obtenir l’envoi d’un nouveau missionnaire.

Legros avait écouté stupéfait cet homme parler, comme si rien ne s’était passé.

— Quoi Monseigneur ? fit-il. Après ces deux terribles épreuves qui vous atteignent coup sur coup serait-ce votre intention de poursuivre, quand même, votre chemin vers l’Ouest ?

Lavérendrye s’était redressé sublime d’énergie.

— Et pourquoi hésiterai-je ? J’ai le cœur brisé, c’est vrai. Vous donner une idée de ma souffrance serait au-dessus de mes forces. Mais je ne m’appartiens pas, j’appartiens à mon œuvre. Pour l’accomplir, je ne peux, je ne dois tenir compte ni des difficultés, ni des épreuves. Que penserait-on d’un général qui déserterait le poste qui lui a été confié parce que son fils et ses premiers lieutenants seraient tombés dans la bataille ? Ma mission est aussi importante, plus importante peut-être qu’une campagne militaire. Il s’agit pour nous de devancer les efforts qui se font du côté de la baie d’Hudson par les Anglais et du côté de l’Océan Pacifique par les Russes. Notre tâche est de résoudre, au profit de notre pays, la question de savoir à qui appartiendrait, en dernier ressort, ces territoires dans lesquels nous avançons pas à pas. Après avoir parcouru près des trois quarts du chemin que nous avons à faire pour atteindre ce but, nous nous arrêterions parce que d’un côté un malheureux déséquilibré a causé le massacre de mon fils, d’un missionnaire et d’une partie de nos gens, et que de l’autre il a plu au ciel de me priver de l’appui et de l’expérience de mon neveu ? La lutte est trop grave pour que la moindre défaillance, sous n’importe quel prétexte, soit excusable.

Des larmes de fierté humectaient les yeux de ses fils. Et Legros se sentait prêt à tous les sacrifices au côté d’un tel homme.

— Père, dit François, quoique vous décidiez, nous vous suivrons sans faiblir. Et je suis sûr qu’en m’exprimant ainsi je me fais l’interprète des sentiments de ceux qui m’entourent.

— Oui, oui, s’écrièrent-ils tous ensemble.

Lavérendrye était visiblement ému et sa voix trembla légèrement.

— Merci. Je n’attendais pas moins de vous, mes enfants, et de vous tous mes compagnons de peine et de glorieuse aventure. Quand bien même les étapes du calvaire que je gravis deviendraient plus atroces encore que celles par lesquelles je passe aujourd’hui, je continuerai à avancer et, Dieu aidant, j’arriverai au but que je me suis proposé et auquel je sens que je touche. Il s’agit de la gloire de notre Roi et de notre religion. En avant donc, pour Dieu et pour la France.