L’île de l’Ascencion en 1829

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L’ÎLE DE L’ASCENSION
EN 1829.
inédit.

On trouvera, dans tous les Dictionnaires de géographie, par qui fut découverte cette petite île bien connue, devant laquelle passent presque tous les navires qui reviennent du Cap de Bonne-Espérance ou de l’Inde. Cependant ce n’est que dans ces derniers temps que sa position géographique fut déterminée avec précision par la corvette la Coquille[1].

Cette île, jadis déserte, commence à offrir un coup-d’œil intéressant pour l’observateur, et devient une preuve de ce que peut un bon système administratif suivi avec constance dans ces lieux qui semblent le moins propres à être habités.

En effet, après être débarqué et avoir franchi une grande plage de sable blanc, on ne voit, tant que la vue peut s’étendre, qu’un sol volcanique, rougeâtre, entrecoupé de plaines et de hauts pitons, sur lequel un naturaliste seul peut trouver des traces de végétation. Partout on ne marche que sur des laves ou des tas de scories, qui, dans les plaines, présentent cela de particulier qu’elles forment des élévations irrégulières, comme si on s’était plu à les relever pour cultiver leurs intervalles composés d’une terre-meuble et rougeâtre. La montagne la plus élevée est à peu près placée au milieu de l’île. Les nuages qu’elle attire et fixe à son sommet y ont décomposé les substances volcaniques et produit une bonne terre, seul point où la végétation ait commencé à s’établir. C’est de ce lieu qu’on embrasse parfaitement l’ensemble géologique de l’île, et qu’on voit que tous ces pitons, plus ou moins élevés, furent des centres d’action, lorsque cette terre était dans une conflagration générale. Plusieurs d’entre eux ont encore leur sommet découpé en cratère plus ou moins bien conservé. Un, entre autres, présente un accident fort remarquable. Vu de haut, ses bords parfaitement arrondis ressemblent à la place d’un vaste manége qui aurait été nouvellement foulé ; on y aperçoit jusqu’à la différence des lignes concentriques. La disposition de ce cratère, qui n’a que très-peu de profondeur, est certainement due à ce qu’il a autrefois contenu des eaux pluviales qui se seront peu à peu évaporées en laissant les traces que nous indiquons. Les Anglais donnent à ce lieu le nom de Cirque du Diable. Une personne instruite qui l’a visité m’a dit que, lorsqu’on était dedans, on ne pouvait plus apercevoir la régularité de son ensemble par la grandeur des reliefs.

De cette hauteur encore on se rend parfaitement compte de cette apparence de tas de scories relevées. C’est qu’après qu’elles furent formées, les irruptions qui survinrent furent des cendres qui remplirent tous les vallons, les égalisèrent en forme de plaines, et ne laissèrent que les sommités des scories apparentes. Tout le sommet du piton central, une partie même de ses flancs, ne se composent que de ces cendres agglomérées en morceaux de la grosseur du doigt et contenant des scories légères, des ponces et de petites obsidiennes : c’est ce que les Italiens nomment rapillo. On creuse avec la plus grande facilité, au milieu de ces masses, des chemins, des excavations où les habitans se logent momentanément. Dans les coupures pratiquées à cet effet, on remarque des teintes diverses, toujours dans le brun ou le noir et quelquefois des veines d’obsidienne de quelques lignes d’épaisseur qui semblent s’être étendues en coulant comme le ferait du verre fondu sur du sable. Dans quelques localités que je n’ai point vues, il existe de gros blocs d’obsidienne noire.

Les contours de l’île sont très-déchiquetés ; il n’y a point de ports proprement dits, et l’on mouille sous le vent. Les plages de sable sont exclusivement formées des débris ténus de coquilles et de madrépores. En certains lieux du bord de la mer, où ont probablement coulé autrefois de petits ruisseaux, l’on remarque des agglomérations, par bancs, de ce sable, qui fournissent des pierres à bâtir, blanches et faciles à tailler.

Les madrépores qui concourent à former ces pierres n’existent plus vivans ; on les retrouverait dans la rade à l’endroit même où l’on débarque. Ils ont été recouverts par les irruptions, et il n’en est demeuré que quelques lisières que la mer a pulvérisées, traçant maintenant les plages blanches sur lesquelles les tortues viennent déposer leurs œufs. Ce sont ces animaux qui ont rendu cette île utile aux navigateurs.

Elle n’a commencé d’être habitée d’une manière fixe qu’en 1815, lorsqu’on transporta Napoléon à Sainte-Hélène. Les Anglais y mirent un lieutenant de vaisseau avec vingt-cinq hommes, pour empêcher que d’autres puissances ne s’y établissent, et qu’on ne pût de là faire quelques tentatives pour enlever Napoléon de sa prison. Si vraiment tel a été le motif de peupler cette île, il paraîtra aussi mal fondé que pusillanime à ceux qui ont vu Sainte-Hélène et ses redoutables fortifications.

Peu à peu le nombre des habitans s’est augmenté, et à l’époque où j’écris, il est de deux cent vingt-quatre hommes, auxquels il faut ajouter quelques femmes. Ce sont des soldats de marine commandés par leurs officiers. Le gouverneur est un capitaine de l’état-major formé de huit ou dix personnes. On a loué en Afrique des hommes de couleur qui servent pendant un certain temps convenu, mais qui ne sont point esclaves. Des officiers, des soldats y ont leurs femmes et toute leur famille.

Les matériaux propres aux constructions, moins les pierres, sont apportés d’Angleterre ou du Cap de Bonne-Espérance. Il en a été de même pendant long-temps des alimens. Et, à présent, quoiqu’il y ait dans l’île beaucoup de chèvres, de volailles et quelques bestiaux, on est toujours obligé d’envoyer des vivres salés pour une grande partie de la garnison. Les seuls alimens frais qu’on puisse distribuer sont des tortues, du poisson et des légumes.

Le premier établissement, qui est encore le plus considérable, est situé sur le bord de la mer, au milieu de scories, et sur le sol le plus aride que j’aie jamais vu. Il est formé de la maison du gouverneur et des officiers, de quelques autres maisons particulières et de grands magasins très-bien construits. Malheureusement il n’y a aucune trace d’eau douce sur le rivage. La petite quantité qu’en possède l’île vient du piton du milieu, distant de près de deux lieues. On est obligé de la transporter à dos de mulet jusqu’à l’établissement.

J’ai déjà dit que le sommet de cette montagne était recouvert d’une terre végétale profonde, et constamment humide. Les Anglais y ont imaginé des cultures parfaitement entendues de la plupart des légumes d’Europe. On a commencé aussi à y planter des arbres, car il n’y en a point de naturels à cette terre. Au milieu de ces champs sont des étables pour les bœufs, et plus bas, encore dans la région des nuages cependant, une maison avec ses dépendances pour le gouverneur et les officiers. Par un transport rapide on laisse le sol brûlant et aride du rivage pour se trouver au milieu de la verdure et des fleurs dans une température agréablement fraîche. Le spectacle qu’on a au-dessous de soi est remarquable par sa rudesse et sa sauvagerie, c’est l’image de la désolation. Après l’action du feu il n’est resté que des cratères éteints, des précipices, des pitons rougeâtres ou des roches noires.

Là, comme partout où les Anglais s’établissent, ils commencent par construire des routes aussi solides que commodes, parce qu’ils savent combien cette précaution de première nécessité contribue à la prospérité d’une contrée. Les habitans de l’île de France leur rendent pleinement justice à cet égard. On a donc commencé à l’Ascension par de beaux chemins coupés dans la montagne. Il en est même un qui la contourne en partie, qu’on peut appeler de luxe, vu l’état actuel de la colonie.

C’est ensuite l’eau qu’on s’est occupé de recueillir avec le plus grand soin, parce qu’elle coule, non pas par filet, mais goutte à goutte dans trois ou quatre endroits, pendant huit mois de l’année. On a, à cet effet, un grand nombre de tonneaux défoncés par un bout, placés à côté les uns des autres, communiquant entre eux par des conduits, et se remplissant les uns les autres. Quelquefois ce n’est que l’humidité du lieu, condensée sur une pierre, dont on reçoit les gouttes qui tombent de seconde en seconde. Cette eau est aérée, salubre et sans mauvais goût. Elle est meilleure que celle de Sainte-Hélène, qui en conserve un de la terre sur laquelle elle coule.

Le gouverneur actuel, M. Bate, s’occupe de faire construire sur le penchant de la montagne un vaste réservoir en pierres de taille pour mettre une certaine quantité d’eau en réserve, soit pour la garnison ou pour les navires qui en auraient un pressant besoin. Dans ce moment même, on peut, sans se priver, donner dix tonneaux d’eau. Celle destinée aux animaux provient de la toiture de l’étable à bœufs, qui est couverte d’une toile vernie sur laquelle les nuages se condensent ; et comme on a lâché dans la campagne des poules, des dindes, des pintades, des pigeons qui sont devenus sauvages, on pousse la précaution jusqu’à leur mettre à boire dans des lieux solitaires. Certes, ces détails peuvent paraître minutieux, mais c’est de leur ensemble, qui indique un ordre pour ainsi dire inné, que résulte le succès.

Les tortues, richesse propre à cette île, ont dès le commencement de l’établissement fixé l’attention des colons. On sait qu’auparavant les navires abordaient à l’Ascension pour y prendre de ces amphibies, et que les matelots en retournaient sur le dos souvent beaucoup plus qu’ils ne pouvaient en emporter ; elles périssaient dans cette position.

Depuis l’arrivée des Anglais, eux seuls se chargent d’en donner, d’en vendre ou d’en échanger avec les navires qui en ont besoin. Pour cela, ils ont agrandi, sur le bord de la mer, un réservoir naturel dans lequel l’eau se renouvelle à chaque marée. Il peut contenir en réserve une centaine de tortues. Pendant six mois de l’année, ces animaux semblent accourir de toutes les parties de l’Atlantique pour déposer leurs œufs sur les petites plages sablonneuses de l’Ascension. C’est la nuit qu’ils choisissent de préférence. Des sentinelles cachées préviennent de leur arrivée, et des hommes armés de leviers les renversent. On attend au lendemain pour les porter au réservoir. Comme ce ne sont que des femelles, on a le soin de les laisser pondre en partie avant que de les prendre, afin de ne pas arriver trop promptement à la destruction de l’espèce. Malgré cela, nous en avons eu à bord de notre navire qui contenaient près de quatre à cinq cents œufs.

On a la précaution d’écarter tout ce qui pourrait les empêcher d’aborder. À cet effet on ne reçoit ni ne rend de salut, parce qu’on s’est aperçu que le bruit du canon leur est contraire. On va même jusqu’à empêcher de fumer sur le rivage, parce que l’on croit que l’odeur du tabac les écarte. Enfin ces précieux animaux trouvent encore sur les bords de cette île la même solitude qu’avant l’époque où elle était habitée. L’espèce est la Tortue franche ou Mydas, ou Tortue verte (Testudo viridis des naturalistes). Les individus sont tous de la plus grande taille, pesant généralement de quatre à cinq cents livres, souvent davantage ; on en aurait même vu, dit-on, de huit cents. Il s’en consomme ordinairement huit cents par an. C’est un excellent manger pour les marins. Bien accommodé, il a la plus grande ressemblance avec du jeune bœuf. On ne mange ordinairement que les chairs qui meuvent les membres, ou quelquefois les œufs les plus avancés et prêts à sortir, qu’on trouve dans le ventre ; de sorte qu’il y a beaucoup de perte, et que la quantité de viande dont on se sert se réduit à assez peu de chose, vu la masse totale de l’animal ; cependant on peut tout aussi bien faire usage des intestins. On sait que les tortues ne mangent point à bord des vaisseaux, et ne demandent d’autre soin que de jeter dessus un peu d’eau de mer ; surtout de les abriter du soleil qui les dessèche et les tue.

La température du haut de la montagne diffère toujours de 10 à 12 degrés de celle de la plaine. Dans la saison des pluies, qui est la plus fraîche, le minimum du thermomètre de Fahrenheit est, sur la plage, à 70°, et dans la montagne à 58°. C’est probablement alors qu’on peut recueillir jusqu’à neuf cents gallons d’eau par jour de toutes les sources réunies. (Le gallon est de quatre bouteilles.)

Dans les autres saisons, le maximum, de la chaleur est sur la plage de 92° ; à la montagne, de 80° : par conséquent il ne gèle jamais ; jamais non plus on n’a reçu de coup de vent.

Quelqu’un de bien instruit m’a dit qu’il n’y avait point de dépenses spéciales affectées à cette petite colonie, qu’elles étaient prises sur la masse générale qu’occasionnent les plus grandes.

Voici la liste des gouverneurs qui se sont succédés depuis le commencement de l’établissement, qui a été formé par :

1o Le lieutenant de vaisseau Cuppaje, en 1815, avec vingt-cinq hommes ;

2o Major Campbell, avec trente-neuf hommes, arrivé en septembre 1821, parti en mars 1824 ;

3o Colonel Nicolls, avec deux cent vingt-deux hommes, arrivé en mars 1824, parti en octobre 1828 ;

4o Capitaine Bate, avec deux cent vingt-quatre hommes, arrivé en novembre 1828.

M. le capitaine Bate, par son air de douceur et de bonté, semble être né pour conduire un pareil établissement, qui demande réellement pour cela une trempe particulière de caractère ; car ce rocher ressemble à l’exil le plus affreux, et le serait en effet pour tout autre peuple que des Anglais, qui ne sauraient pas, comme on dit en terme de marine, s’installer. Ce gouverneur et ses officiers agissent sans la moindre cérémonie, et sont toujours dans le costume le plus simple, parce qu’il est le plus commode. C’était bien là les gens qui nous convenaient. Ils nous firent toutes les politesses qui étaient en leur pouvoir, et leur table nous fut constamment ouverte pendant la semaine que nous passâmes parmi eux. Nous eûmes l’avantage de leur donner à dîner ; ils parurent prendre plaisir à une société passagère qui rompait pour eux la monotonie de leur existence. On y porta diverses santés. Quelques-unes furent appuyées d’un modeste coup de canon, afin de ne pas trop effrayer les tortues. Dans cette circonstance on se relâcha un peu de l’utile sévérité du réglement.

Y***.
(Souvenirs du coin du feu.)

  1. Voyez l’Atlas de M. le capitaine Duperré, qui fixe le mouillage de Sandy-Bay, d’après les calculs de M. Lottin, officier de marine, par 7° 55′ 9″8 de latitude sud, et 16° 44′ 25″7 de longitude occidentale.