L’Œuvre décorative de M. Albert Besnard

La bibliothèque libre.
L’Œuvre décorative de M. Albert Besnard
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 100-119).
L’ŒUVRE DÉCORATIVE
DE
M. ALBERT BESNARD

Il existe pour chaque art une forme supérieure et un type accompli. En peinture, la décoration, la fresque à l’italienne, en raison de ses caractères d’héroïsme et de grandeur, semble être l’art par excellence. C’est elle qui met le plus de noblesse autour de l’homme, qui encadre le plus magnifiquement la vie, et donne enfin à la représentation qu’elle en fait la signification la plus majestueuse. L’Italie a créé en ce sens un absolu, une catégorie de l’idéal. Et de nos jours encore, parmi nos discussions et nos querelles d’écoles, la situation unique d’un Puvis de Chavannes, l’espèce de magistrature qu’il exerça sur l’art, en dépit de certaines insuffisances du peintre, ne tint qu’à son génie spécial et à la force d’exemple avec laquelle il sut formuler les grandes lois de la langue monumentale.

Ce rôle, c’est aujourd’hui M. Albert Besnard qui le continue. Ce n’est pas, sans doute, l’idée qu’on se fait le plus souvent de lui. Il est vrai qu’il diffère beaucoup de Puvis de Chavannes. Il a fait plus de choses ; son bagage, très riche, très compliqué et très divers, est loin d’offrir la même simplicité murale, la même monastique unité. Puvis s’était voué à sa tâche par un pacte quasi religieux ; la fresque était son cloître, et l’on sait qu’il en portait le froc. M. Besnard a des allures infiniment plus libres. Il a fait à la muraille une foule d’infidélités. Il n’est pas l’homme d’une seule œuvre, et nous avons de la peine à concevoir qu’un même artiste possède, comme on dit, plus d’une corde à son arc : or, M. Albert Besnard en a bien davantage. C’est l’esprit le plus souple et le plus ondoyant qui soit. Voilà trente ans qu’il nous éblouit, nous charme et nous amuse par l’éclat de sa fantaisie, la virtuosité incomparable de sa verve, la prodigalité de ses étincelantes féeries. Il se dégage de ses peintures une volupté délicate, on ne sait quel souriant esprit, comme une vapeur universelle et une flamme de plaisir. Qui ne connaît la Femme qui se chauffe, le Portrait de théâtre ? Mais encore n’est-ce là qu’une partie du talent de M. Besnard. Le véritable but de l’artiste est ailleurs. Ses spirituels caprices, ses portraits subtils, ambigus, éclairés de tous les côtés, noyés de miroitemens, de jeux de prisme et de faux jours ; ses bains de jeunes filles, ses cascades, ses mers multicolores, ses poneys nerveux, frémissans, toute cette œuvre qu’on a revue, voilà quatre ou cinq ans, à la galerie de la rue de Sèze, ces pages diaprées, fleuries, caracolantes ne sont que les préludes ou les délassemens, les vacances ou les « marges » d’une œuvre de décorateur.

Celle-ci, au contraire, est bien l’œuvre essentielle. C’est là que l’artiste a émis les idées, posé les questions, résolu les problèmes qui ont préoccupé sa vie. C’est là qu’il a voulu dire de grandes choses, des choses neuves, et s’exprimer en maître. Dans trois ou quatre ouvrages qui ont, chose rare aujourd’hui, le caractère d’ensembles, il a cherché à renouveler le vocabulaire décoratif. Ces ouvrages, par malheur, un peu perdus pour le public dans des locaux peu « parisiens, » dans des salles de mairies, d’écoles, d’hôpitaux, n’ont pas toute la célébrité qu’ils méritent. On ne se doute guère qu’il y a là l’effort le plus curieux de notre temps. Mais les choses aujourd’hui se trouvent un peu changées. L’auteur est désormais illustre. Il vient de « découvrir » sa coupole du Petit Palais et d’achever le plafond de la Comédie-Française. Ce n’est pas un mystère qu’il s’offre, après ces grands travaux, l’entracte d’un voyage aux Indes, où il va réchauffer sa palette au soleil de Vishnou et de Çunacépa. C’est le moment de jeter un regard en arrière sur ces trente ans de fécond labeur. Le Musée des Arts décoratifs nous offrait récemment les élémens de cette revue : les études et les esquisses, les dessins, les cartons dont s’est servi l’artiste, tout ce qui témoigne de ses recherches et permet de suivre les étapes de sa pensée. C’est ce qu’on se propose de faire ici, en décrivant par quels moyens M. Besnard a tenté de transformer son art, et de le mettre en rapport avec le mouvement ou l’état des idées.

Le peintre de l’Enfance de sainte Geneviève narrait de pieuses légendes dans un style archaïque et pur. Au contact des maîtres toscans, il s’était composé une langue particulière, savante et ingénue, moderne avec un air lointain, spacieuse, sonore, aérée, — une sorte de mélopée et d’idéal récitatif qui se développait mélodieusement sur les fines grisailles d’horizons familiers, qu’il savait rendre élyséens. C’était un esprit simple et grand. Il faisait vivre les idées pures dans des crépuscules angéliques. Il fut le théologien de la peinture moderne.

M. Besnard, comme tout le monde, admirait Puvis de Chavannes. On voit qu’il l’a fort étudié. Mais il voulait faire « autre chose, » et il voulait le faire « autrement » que Puvis. Telle est la condition d’une œuvre originale. C’est d’ailleurs, je l’ai dit, un cerveau beaucoup plus curieux, plus ouvert, plus impressionnable que n’a jamais été celui du solennel poète du Bois sacré des Muses et du Ludus pro patria. Il arrivait ainsi, vers 1883, à l’âge de trente ou de trente-cinq ans, déjà très frotté de choses, ayant beaucoup vécu dans des mondes variés, à Paris, à Rome et à Londres, rêvant Tunisie, Espagne, Maroc, gitanes et ghizanes, danses mauresques et châles éclatans dans les bouges de Triana, et jets d’eau constellés retombant dans leurs vasques entre les cyprès des Alcazars. Grand liseur, grand causeur, versé dans la société, en jouissant vivement, fort au fait des diverses écoles contemporaines, un peu cosmopolite, par conséquent fort libre de préjugés et de partis pris, riche de sensations et d’idées, mais léger de systèmes, il était très exactement ce qu’en ce temps de grâce on appelait un dilettante. Avec cela, on n’est pas trop aisé à définir. Cela s’entend : on se définit surtout par ses étroitesses et ses limites. La matière pensante, chez M. Albert Besnard, devait toujours demeurer étrangement sensible et indéfiniment « plastique : » c’est ce qui lui a permis d’exprimer sur les choses plus de vues différentes qu’il n’est donné aux gens ayant eu de bonne heure un Credo arrêté. Praticien consommé, il allait prêter tour à tour à des conceptions fort diverses le charme chatoyant d’une langue très peu affirmative, habile à tout dire et à tout rendre/mais rien mieux que l’incertain, le fugitif, le volatil, — capable de s’éteindre, quoique habituellement brillante, la plus souple et la plus docile qu’on puisse rêver au service d’une imagination très vive et d’une pensée toujours changeante. Et la diversité des instrumens du peintre, aquarelle, pastel, eau-forte, suivant l’ordre de ses impressions et la nature de ses idées, n’est que le signe matériel de sa mobilité intime et de sa miraculeuse agilité d’esprit.

Or, en peinture, à cette date, l’école la plus intéressante, celle qui groupait à coup sûr le plus de jeunes talens, c’était l’école « impressionniste. » On y proclamait, — bruyamment ; — le droit de l’artiste à peindre la vie contemporaine et à être de son temps. Ce n’était pas une nouveauté. Ce qui en était une, c’est qu’on s’y réclamait beaucoup de la science. Non que l’impressionnisme soit, comme on l’a écrit, une peinture « scientifique : » il est clair que M. Monet ne doit rien à Chevreul. Mais il flottait dans l’air, en dehors même des Instituts et des laboratoires, une espèce de foi générale aux vérités de la science, et une grande confiance dans le progrès par la raison. Cette atmosphère baignait, en quelque sorte, toutes les idées. On la respirait dans les livres, les romans, les journaux. Les anciens systèmes des choses, l’univers des théologiens et celui des poètes, tombaient au rang de fables et d’inavouables anachronismes. La science, au contraire, ouvrait des perspectives infinies. Elle avait devant elle un avenir illimité. Elle ne créait pas seulement le vrai, mais encore l’harmonie, la morale, le beau. On avait craint que la vérité ne dépoétisât le monde : vaine crainte ! c’est l’erreur, la fiction qui se trouvaient mesquines, chétives, puériles. « Nous avons beau, s’écriait Renan dans une page fameuse, nous avons beau enfler nos conceptions, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses… Le temple de notre Dieu n’est-il pas agrandi, depuis que la science nous a découvert l’infinité des mondes ? » La science devenait la plus sublime des poésies. Elle était en train de changer toutes les formes de la pensée : pourquoi ne changerait-elle pas aussi le vieux formulaire de l’art ? Les peintres, cependant, faute d’éducation ou d’idées, hésitaient ; les plus hardis se risquaient à peindre des gares de chemin de fer et des locomotives : ce n’était ni très profond ni vraiment décisif. Il appartenait à un talent impatient et jeune, sentant avec une sorte de nervosité aiguë l’inquiétude présente, fort cultivé d’ailleurs et suprêmement intelligent, — il lui appartenait d’oser ce qui embarrassait les autres ; et c’est l’honneur de M. Besnard d’avoir cherché, et presque réussi, à remplacer la vieille poétique abrogée par une poétique inédite, et entrepris d’écrire en langue pittoresque l’hymne nouveau à la science.

L’idée, ou l’occasion, ne s’offrit pas tout de suite. D’abord, le jeune artiste cherche sa voie, — sans douleur. Deux ou trois compositions vaguement historiques, quelques portraits curieusement « cherchés, » exposés au Salon ou à l’Académie de Londres, l’avaient fait remarquer. Déjà il s’essayait comme décorateur. Il avait décoré (gratuitement, je crois) l’église d’une petite paroisse du Yorkshire ; un fragment de cet ouvrage, l’esquisse d’une Samaritaine, d’un style mélangé de Watts et de van Dyck, a paru à l’exposition du Pavillon de Marsan. On y trouvait encore divers projets de peintures intimes et domestiques, pour le parlour ou le music-room d’une maison anglaise. L’auteur tentait aussi de se faire jour en France. L’Etat était en pleine fièvre de réorganisation scolaire. On répétait partout que le vainqueur de Sedan, c’était l’instituteur allemand. On chantait :


Un peuple est grand quand il sait lire,
Quand il sait lire un peuple est grand.


On construisait école sur école, lycée après lycée. Et on décorait tout cela de peintures laïques, claires et pédagogiques. La Ville de Paris ouvrait chaque fois des concours. Le peintre concourait toujours, et ne remportait jamais le prix. Un jour, la chance lui sourit : il obtint le vestibule de l’Ecole de Pharmacie.

Cette circonstance fut décisive : elle le désigna pour les œuvres suivantes. Il faut ajouter toutefois qu’elle eût servi de peu de chose à un esprit moins préparé, qui n’aurait pas porté en lui le reflet de la pensée moderne, et qui n’aurait pas eu d’avance, avec la puissance et le souffle, l’ambition de faire quelque chose d’important. On souhaiterait d’ailleurs sur cette œuvre, qui date de vingt-cinq ans à peine, autant de renseignemens que nous en possédons sur tel retable du XVe siècle, un de ces contrats notariés où tout était prévu, le nombre et le nom des figures, le choix des couleurs et leur prix, l’azur du manteau de la Vierge et l’or fin de son auréole, en sorte que l’on sait à quoi s’en tenir exactement sur le rôle du peintre et la mesure de son initiative : on voudrait savoir, en un mot, comment M. Besnard a élaboré son programme.

Rien de plus utile, en effet, qu’une école d’apothicaires : peu de choses, toutefois, dans tout notre régime scolaire, prêtent à l’imagination des formes moins séduisantes. Heureux les peintres du temps jadis ! Car ce n’était pas la première fois que la science s’exprimait par le moyen de l’art. Mais c’était une belle chose à peindre que la Chapelle des Espagnols. C’était un grand sujet que cette page doctorale, ce concile universitaire où siège sur des gradins gothiques l’assemblée des vierges sages, que préside saint Thomas d’Aquin assisté des prophètes et salué par les anges. Il existait, pour représenter ces hautes abstractions, Eloquence, Logique, Géométrie, Musique, un essaim de calmes figures, déesses de l’intelligence, qu’on retrouvait partout les mêmes au porche des cathédrales comme des génies tutélaires à l’entrée de chaque avenue de la vie spirituelle. L’ensemble présentait la beauté architecturale d’une doctrine ou d’un système. Raphaël même n’a pas fait mieux dans la page immortelle où il a résumé le mouvement des esprits, la bouillonnante Jouvence et l’harmonieux enthousiasme de la Renaissance. Mais nous ne sommes plus au temps de ces vastes encyclopédies où un homme embrassait la somme des connaissances humaines. La spécialisation des sciences dans ce siècle d’analyse a rendu difficile la majestueuse unité où se plaisait le moyen âge. Voyez-les, chez Puvis, à l’hémicycle de la Sorbonne, espacées, solitaires, éparses, chacune errant de son côté dans l’immense champ des recherches ! Quelle mélancolique sagesse s’exhale du spectacle de ces spéculations décousues ! A la bibliothèque de Boston, l’artiste renonce à nouer entre elles aucune espèce de lien : chaque science, isolée sous l’arche d’un portique, n’est plus qu’un point de vue sur les choses, une baie ouverte sur la nature. L’union s’opère ailleurs, plus haut, sur les cimes du rêve et de la poésie…

J’ignore quelle place, dans la hiérarchie des sciences, occupe la pharmacopée. Depuis Flaubert, cet art excellent fait sourire. Mais c’est l’éloge de la pharmacie qu’avait à faire M. Besnard. Et de ce sujet, qui rappelle les pensums poétiques de l’école de Delille, l’Art de fumer ou le Jeu du whist, c’est merveille de voir avec quelle ingénieuse aisance et quelle riche fantaisie l’artiste a fait jaillir deux cycles entiers de fresques, — neuf grandes scènes et huit petites, qui forment l’ensemble le plus original de la peinture contemporaine.

A vrai dire, les grandes scènes traitent seules de la pharmacie ; mais ce sont les petites qui ont fait la célébrité des autres. Les premières comptent du reste au nombre des meilleures créations de l’auteur ; il a rarement trouvé un motif comme celui de la svelte cueilleuse suspendue entre ciel et terre à une branche en fleurs, dans la Récolte des simples ; jamais son art ne s’est montré plus ému et plus délicat que dans le « diptyque, » la Maladie et la Convalescence. Mais, on le voit, ce genre de sujets n’a rien de « scientifique, » rien qui le distingue expressément de toute autre peinture de la vie ordinaire. L’immense répertoire de l’art hagiographique est, aux costumes près, plein de données toutes semblables. La Maladie n’est qu’un « miracle » où le médecin tient le rôle du thaumaturge. Quant aux deux scènes du « cours » dans le grand amphithéâtre, elles rentrent dans le genre connu des « tableaux de professeurs, » dont le type célèbre est la Leçon d’anatomie.

Aussi bien, ce qui a rendu cette série fameuse, ce sont les huit tableaux qui, encadrés aux deux côtés d’une courte galerie, racontent en abrégé l’histoire de la vie à la surface du globe. On se demandera si c’était bien le cas à propos de juleps, de tisanes et de sirops, de se mettre en frais d’exposer la doctrine de l’Evolution, et si une telle préface était nécessaire au Codex. Mais l’auteur répondrait qu’il a pris l’occasion qui lui était offerte, et le fait a prouvé qu’il a eu bien raison.

Ce sont des ébauches fougueuses et faites avec emportement, qui imitent en quelque sorte la fièvre de la nature, lorsqu’elle improvisait parmi les miasmes primitifs la faune monstrueuse, les premiers essais de la vie. On assiste de page en page au débrouillement de l’Etre. Voici rouler d’abord sur les houles aveugles l’escadre bizarre des ichtyosaures, gréés de cols fantastiques sur des corps à forme d’outrés, bêtes chaotiques et disparates, soudées de pièces et de morceaux, moitié autruche et moitié phoque, rencontre de tous les élémens épars dans la nature ; puis le passage pesant d’une famille d’éléphans, encombrant de leur vaste échine et de leur architecture énorme un paysage de collines émergeant à demi de la planète mal séchée ; plus loin, une halte de chevaux sur une dune, au bord d’un golfe, suspendant leur galop, tous aux aguets, l’oreille au vent, s’orientant déjà vers on ne sait quel appel d’instinct ou de raison. Enfin, chétif, tout nu, avec sa face camuse et ses gestes défians, le visage obscurci encore de broussailles bestiales, un petit faune de mine simiesque est accroupi au bord d’un lac, tandis que sa femelle trempe avec son petit dans l’eau devenue douce : et c’est l’homme. Pauvre, dénué, faible Adam ! Mais c’est bien notre père, le petit génie imitateur, — singe, si vous voulez, — l’humble artiste lacustre, qui observe, déchiffre, épelle l’univers, lui ravit ses formes et ses secrets, quelque chose qu’il grave furtivement avec la pointe d’un os aigu sur un os plat. Il tient déjà la clef de toute science : copier la nature pour la vaincre ! Et voici le vainqueur, le dernier-né du vieil ancêtre, le Faust contemporain, dominant, du haut d’une terrasse, sa création artificielle, le monde d’ateliers, d’usines, de grues, de cheminées au souffle de vapeurs, l’échafaudage intelligent que son industrie superpose à la nature brute. On voit s’étendre dans la vallée les villes bienveillantes. Les steamers montent et descendent entre les îles du fleuve. L’estuaire se perd là-bas dans la brume violette. Au-delà, derrière l’horizon, l’invisible Océan, la lointaine Amérique. Et lui, le « petit dieu de la terre » tourne le dos à son empire ; il regarde sa femme et son fils (son amour, son avenir), mélancolique et las, et de ses maigres doigts tient un livre fermé.

Tel est ce beau poème « évolutionniste, » l’essai le plus heureux qu’on eût tenté encore pour adapter à l’art les hypothèses de la science. Mais, hormis le dernier tableau, d’une philosophie évidemment toute moderne, cette Bible de M. Besnard diffère-t-elle autant qu’il le semble de la vieille imagerie chrétienne ? Devant ces brillantes fantaisies paléontologiques, on se rappelle involontairement les premières scènes de l’Ancien Testament, dans la charmante loggia de Raphaël, au Vatican. C’est toujours de l’histoire naturelle. Eléphans et chevaux, girafes, rhinocéros forment la ménagerie classique des Paradis terrestres. Et n’est-ce pas Renan qui célèbre les « Darwins inconnus » qui rédigèrent jadis les premiers versets de la Genèse ? Le beau récit de M. Besnard ne fait que doubler pas à pas le vieux récit sacré : ce continuel sous-entendu est même ce qui confère à l’œuvre sa portée. Où le parallèle cesse, le sens finit. La suite devient flottante et d’une interprétation tout à fait incertaine.

Les deux autres œuvres « scientifiques » de M. Besnard sont le plafond circulaire du « Salon des Sciences » à l’Hôtel de Ville de Paris, et le vaste éventail qui orne à la Sorbonne l’amphithéâtre de Chimie. En dehors de celles de Puvis, on ne trouverait pas dans ces capharnaüms de l’art contemporain, d’œuvres au-dessus de ces deux-là. La supériorité du virtuose, la splendeur de sa rhétorique, la faculté qu’il a toujours, même quand il n’émeut pas, de s’émouvoir lui-même, par conséquent de rester sonore, chaleureux, magnifique, l’espèce de génie oratoire qui est celui du grand décorateur, sont des dons assez rares, quand on les porte à ce degré, pour faire l’intérêt d’une œuvre pittoresque.

Après cela, ces deux peintures sont de valeur inégale. La première, le plafond des Sciences à l’Hôtel de Ville, est un morceau de toute rareté et un enchantement. C’est l’éternel symbole de la Vérité fugitive poursuivie par l’humanité. Sur ce thème assez peu nouveau, on l’avouera, l’artiste a composé une œuvre saisissante, un des plus étonnans « nocturnes » de la peinture. Qu’on se figure, sur le disque déterminé par la lentille d’un télescope, une apparition de l’infini et des rotations de mondes dans l’azur. On dirait un lambeau découpé dans la Voie lactée, dans une de ces nébuleuses pareilles à un sang céleste, torrens divins dont chaque goutte est un soleil. La nuit se peuple d’énormes tournoiemens de roues, du spectre mystérieux des sphères. On discerne à leurs flancs, en linéamens pâles, le contour de leurs Océans, leurs cratères, leurs vertèbres. Et tout cela rayonne d’une lueur étrange et comme d’un flamboiement obscur, tandis que, lancée à travers ce paysage astral, riante, nue, échevelée, entraînant à sa suite dans une course de comète le vol des Sciences curieuses et suscitant à son aurore la caravane humaine, la jeune Vérité bondit avec des étincelles, belle d’une beauté de météore, embrassant une gerbe d’éclairs.

On jugera sans doute un peu compromettantes pour une figure de la Vérité ces allures fallacieuses de chimère et de feu follet. On trouvera peut-être dans les Philosophes de Rembrandt une idée plus auguste de la méditation, plus d’infini et de mystère. Les professionnels nous diront que jamais observateur dans le champ des étoiles n’a aperçu aucun spectacle comparable à la rêverie astronomique de M. Besnard ; on ne sera pas surpris qu’ils refusent toute valeur à sa carte du ciel. Nul doute cependant que cette fiction brillante n’ait un véritable caractère scientifique. Ce n’est plus là le vieux firmament d’autrefois, posé sur l’horizon comme une tente illustrée de lampes qu’entretiennent des génies, ou comme un toit de cèdre scintillant de clous d’or. Ce n’est plus l’univers étroit, fermé des anciens : c’est le nôtre, tel que la science nous l’a fait, sans borne, illimité, farouche, ces tourbillons de mondes s’entraînant l’un l’autre au-delà d’espaces effrayans, à décourager le calcul. Et l’on souhaiterait ici plus de religieuse horreur et d’angoisse métaphysique ; on ne s’y trouve pas moins en présence d’un « merveilleux » nouveau ; on ne contemplera pas cette œuvre singulière sans en recevoir une commotion et un ébranlement au cerveau, — l’espèce de vertige où nous jette la pensée de cet inconnu bleuâtre où brûle Aldébaran et se meut Bételgeuse.

Ce que l’allégorie des Sciences emprunte de frappant à l’étrangeté du décor, M. Besnard a voulu, à l’amphithéâtre de Chimie, l’obtenir de la seule grandeur de la pensée. De toutes les sciences, la chimie est bien celle, en effet, qui non seulement s’est le plus développée au dernier siècle, mais qui a le plus modifié la vie autour de nous. Pasteur et Berthelot ont été sous nos yeux des figures populaires comme les saints d’autrefois : eux aussi faisaient des miracles. Le moyen âge les eût sculptés au porche des églises, entre saint Martinet saint Denis ; et le P. Cahier eût consacré, dans sa Caractéristique des saints, un article au grand exorciste qui chassait les démons des foudres où ils aigrissent la bière, gardait de la rage les chiens et guérissait avec tendresse le ver à soie languissant sur sa feuille malade. M. Besnard a écarté ce tour anecdotique. Il a pensé que c’était une pauvre chose à peindre que la chimie à l’œuvre dans son laboratoire, et que des cornues et des fourneaux ne fourniraient que des sujets pour le bonhomme Chardin ; il s’est refusé à la suivre dans ses milliers d’applications, de la fabrication des suifs à celle de la dynamite et des celliers aux ambulances, partout où elle cultive des levures ou stérilise des fermens. Il s’en tient cette fois aux plus hautes spéculations sur l’unité de la matière, à la philosophie des sciences. « Comme on dit beauté poétique, écrit Pascal, il faudrait dire : beauté géométrique, beauté médicinale, etc. » M. Besnard ajoute : beauté chimique.

J’ai peur qu’on n’entende pas sans peine en quoi cette beauté consiste. Le mythe dont l’auteur se sert paraît des plus confus. C’est un rêve sur l’identité des élémens universels et les révolutions éternelles de la matière. Cela s’intitule : La Vie renaissant de la mort. Dévoré du soleil, un cadavre géant, un cadavre de femme, gît sur un tertre, parmi les herbes. On a évoqué à ce propos le souvenir de Baudelaire et de sa Charogne : M. Besnard a trop de goût pour avoir étalé aux yeux cette pourriture. Son « cadavre, » d’un vert laitue, est évidemment un symbole. Cependant il s’en échappe un flot de lait, qui se change en un « fleuve de vie, » lequel, comme l’antique Océan, ayant embrassé le monde dans son tour, se précipite enfin, charriant des débris d’organismes dans un gouffre de feu, vaste creuset de la Nature où tout tombe, où tout se refond, et d’où tout sort. Un serpent qui, comme chacun sait, en se mordant la queue, forme un cercle parfait et a le privilège d’être alors un hiéroglyphe, signifie le retour éternel, le mystère des palingénésies. Sentez-vous quel rapport ces choses ont avec la chimie, avec l’analyse de l’eau et le poids de l’azote ? Les maîtres d’autrefois qui peignaient les Arts Libéraux n’étaient pas de grands clercs ; mais ils ne se mêlaient pas de créer des symboles. Ils se bornaient à reproduire des modèles invariables. Il est vrai qu’il n’existe aucun de ces types pour la chimie. Aussi le peintre qui cherche à la représenter s’expose-t-il à des mécomptes.

En sorte que cette union tant prônée de l’art et de la science, la science n’y gagne pas grand’chose, et l’art a beaucoup à y perdre. Le peintre, en pareille matière, opère sur des notions erronées et sur des à peu près. Il recourt aux grands mots, il accumule les contrastes. Dans ce fracas à grand orchestre, la palette se fausse, la langue perd sa délicatesse. Aucun peintre, d’ailleurs, à la place de M. Besnard, ne s’en fût mieux acquitté due lui. Il reste toujours le premier praticien et le plus puissant inventeur d’images de ce temps. L’erreur de l’amphithéâtre de Chimie est celle d’une équivoque dont il n’est pas l’auteur : il ne pouvait tirer de ce malentendu qu’un laborieux rébus et son œuvre la plus discutable.

C’est la dernière où M. Besnard ait abordé de front les conceptions de la science, et se soit attaqué au problème qui consiste à en chercher une traduction ou un équivalent plastiques. L’art et la science expriment l’un et l’autre la nature, mais en deux langues différentes, et il n’existe entre elles ni mesure, ni termes communs. Mais la science a tellement imprégné nos idées, elle a tellement modifié notre manière de voir toutes choses, qu’on retrouve son influence dans plusieurs autres endroits de l’œuvre de M. Besnard.

Je n’ai pas à rappeler par quelles circonstances il dut faire de longs séjours à Berck pour la santé de l’un des siens et comment, par reconnaissance, l’idée lui vint de décorer la chapelle de l’hôpital Cazin-Perrochaud. L’œuvre, qui date environ d’une douzaine d’années, a été comparée un peu légèrement à l’un des chefs-d’œuvre de l’Italie, la Madonna dell’Arena de Giotto, à Padoue. Sans doute, il devait tenter l’auteur d’avoir comme les vieux maîtres toute une église à peindre. C’est une occasion qui se fait rare. Mais M. Besnard devait surtout se réjouir de lutter avec les Italiens sur leur propre terrain, et d’avoir à dire son mot sur les choses religieuses.

De cet ensemble assez complexe, une seule partie nous intéresse et nous occupera ici. Ce sont les huit curieux tableaux dont les cartons, peut-être plus précieux encore, viennent d’entrer au Luxembourg. Comment le « peintre de la science » allait-il concevoir la peinture religieuse ? C’est en bien des façons que l’érudition et la critique ont renouvelé pour nous l’ancien aspect des choses. On a lu naguère ici même la magistrale étude de M. Robert de La Sizeranne sur la Modernité de l’Évangile, Des peintres comme les Anglais Holman Hunt et Tissot, comme les Allemands von Gebhart et von Uhde, et comme chez nous M. Lerolle ou M. Léon Lhermitte, malgré l’extrême diversité de leurs talens et de leurs manières, s’inspirent tous plus au moins des méthodes positives. Archéologues, orientalistes, qui cherchent à « situer » les faits dans l’espace et l’histoire, « modernistes » qui au contraire les rapprochent de nous, les baignent dans la vie populaire, et ramènent Jésus chez les humbles, au village, aux faubourgs, ont également respiré l’atmosphère de la science. M. Besnard est plutôt de la dernière école, avec une nuance encore plus « philosophique. » Nul n’attache moins de prix aux faits. Il ne les prend que comme des signes. Je pense que de sa vie il ne lui est arrivé de raconter une « histoire. » Il est aux antipodes de M. Détaille ou de M. Jean-Paul Laurens. Toute réalité à ses yeux s’évapore et ne conserve, avec le simulacre de sa forme, que l’essence immatérielle et générale d’un symbole.

Avec ce tour d’esprit, il n’était pas question d’un récit textuel du drame évangélique. Le Christ est moins ici une personne, qu’une personnification. Il est la forme que prend le rêve de l’humanité souffrante. Sa crucifixion, sa mort, sa résurrection ne sont que la figure de la « passion » humaine ; c’est nous qui vivons, qui mourons, et notre religion est le culte de nos misères divinisées. L’idée est belle, d’une grande et poétique beauté ; on est ému de cette légende, de cet « Évangile éternel, » où plane sur chaque scène de joie ou de tristesse l’étrange fantôme familier, le doux et pâle revenant. Deux ou trois pages entre autres, la Naissance et la Mort, — où ce maître épris de l’éclat et des teintes opulentes réduit sa palette au silence et fait vœu de pauvreté, — sont véritablement touchantes. Certaines négligences affectées ou involontaires, provenant peut-être d’un peu de hâte, ne sont pas pour déplaire chez ce peintre continuellement habile. Quelqu’un a prononcé là-dessus le nom de Rembrandt. Les différences sautent aux yeux ; celle de la foi, quand il n’y en aurait pas d’autre, distinguerait fortement le croyant de l’homme détaché. Intelligente, certes, autant qu’œuvre peut l’être, elle demeure par cela même d’une sensibilité tout intellectuelle : elle est d’un esprit supérieur ou extérieur à son sujet. Ce Christ, peu médité, n’est pas le Dieu du cœur ; il sort du talent de l’artiste, et non de ses entrailles. Ajoutez à cela, dans la description pathologique des souffrances, une « curiosité » où paraît trop le virtuose. Le morceau appelé le Mal est, dans ce genre, affreux à voir. Alcoolisme, rachitisme, delirium tremens, hystérie, bancalisme, crétinisme, c’est le rendez-vous de toutes les tares, une Salpêtrière de vices et de laideurs. On comprend le Pied bot de Ribera ou les « monstres » de Velazquez. On voit à Sienne, à l’hôpital della Scala, des fresques de Domenico di Bartolo qui représentent toutes les infirmités humaines : c’est pourtant quelque chose de parfaitement beau. Mais cette association du Christ et de Charcot, de l’Evangile et de l’Assommoir, formé vraiment une combinaison d’un dilettantisme excessif. On souhaiterait plus de pitié.

Et dans cette rare image d’un Christ immanent, idéal ou extra-historique, comme dans ces études de sociologie et de pathologie cliniques, on reconnaît toujours le point de vue de la science. Mais cette fois, M. Besnard se tient quitte envers elle. Il y a en lui une force optimiste et une sensualité heureuse qui avaient besoin d’une revanche. Il avait passé quelques hivers en Algérie, et y avait appris que l’art n’a rien de commun avec la civilisation industrielle et le progrès : si le prix de la vie réside dans la beauté, c’est nous, et non l’Arabe, qui sommes les barbares. Sans doute, il y a plus d’une beauté ; il y en a une, notamment, des choses humbles et laides ; il existe une grâce de la misère et de la souffrance ; c’est celle des Gueux de Rembrandt et de la Pièce aux cent florins. Mais ce n’est pas à elle que va instinctivement M. Besnard. Il est facile de voir qu’il est faiblement chrétien. Un tempérament comme le sien a ses exigences et ses lois, et c’est une question de savoir si la peinture décorative souffre certaines choses, que d’autres genres ont les moyens de transformer en poésie. A Berck, il avait pris sur lui de se contraindre, — à moins qu’il n’ait cherché à se délivrer d’une obsession et, suivant l’hygiène recommandée par Aristote, à se « purger » par l’art de l’angoisse de la souffrance. Peut-être ces étranges peintures sont-elles, dans sa vie, une véritable « cure. » De toutes ses forces il répugne à la douleur et à la mort. S’il conçoit la tristesse, c’est la mélancolie voluptueuse d’un Lucrèce. A Talloires, où il va l’été, près d’Annecy, stagnante et modeste Venise où rêva le jeune Jean-Jacques, au bord du lac où Taine eut lui aussi son ermitage, devant ce paysage d’eaux calmes et de monts lamartiniens, d’un luxe surprenant de bois, d’ombrages, de reflets, de nuances, parmi ces formes immuables vêtues d’une lumière capricieuse, et où l’on respire mieux qu’ailleurs, dans du mobile et de l’éternel, le charme et la douceur de vivre, l’artiste oublia les systèmes et n’écouta que la nature ; il se laissa aller à la grâce des choses. Ce fut une conversion et une renaissance. Le premier tableau qu’il peignit après Berck fut l’Ile heureuse.

Tout le monde connaît cette page, un joyau du Musée des Arts décoratifs, un des beaux paysages qui existent dans aucune école. C’est probablement le chef-d’œuvre de la peinture de montagnes : il fallait un décorateur tel que M. Besnard pour rendre la beauté spéciale de ces constructions géantes, et pour leur faire jouer dans l’art le rôle héroïque qu’elles ont dans la nature comme fond de théâtre et merveilleux décor. Le ciel emplit ce paysage ; un solennel orage roule là-haut sur les cimes ses nuées aux roues de laiton ; des coulées de buées lumineuses ruissellent le long des gorges, se divisent aux saillies, dessinent, modèlent, colorent l’immense paroi de roches, et interposent entre elles et nous le voile des phénomènes, le tissu enchanté de l’illusion changeante. Cependant sur les eaux du lac, dont les cernes légers brisent et reforment incessamment les images qui s’y jouent, repose une île de délices ; un Terme de marbre y rit à l’ombre d’un buisson ; deux faunes malicieux y soufflent dans leurs flûtes ; des couples nonchalans écoutent la musique. Là, l’existence est joie, sourire, mélodie. On y coule d’insensibles jours dans une fête sans fin. Des barques à proue en col de cygne conduites par des rameurs en veste de gondoliers se hâtent vers ces bords qu’habite la béatitude. C’est la fin du voyage, l’arrivée à l’Eldorado où se passe le Concert champêtre, et où nous rêvons tous de rejoindre les gentils pèlerins de l’Embarquement pour Cythère.

Ce retour est un symbole. Après tant d’efforts et d’essais pour instituer un art qui ne devrait rien au passé et une poésie neuve comme la science, l’artiste renoue la tradition au point où elle s’était brisée et où l’esprit moderne avait consommé la rupture. Par-delà le romantisme et la Révolution, il retrouve la Renaissance. Je crois savoir qu’il fit alors un nouveau voyage en Italie. Devant trois siècles de chefs-d’œuvre, de Véronèse à Tiepolo ou à Piètre de Cortone, cette épithète de « moderne » lui parut une façon injurieuse, frivole et sottement présomptueuse de faire entendre que rien n’existait avant nous et que nous allions « changer tout cela. » Il comprit le secret de la doctrine des maîtres. Déjà, à la mairie du Louvre, en tête à tête avec les murs d’une salle des mariages, il avait dû s’avouer que le Code civil et le costume contemporain offrent au décorateur une ressource assez chiche ; il avait remplacé la noce en redingote et le roman bourgeois par des oaristys, une scène des Géorgiques et un groupe émouvant de Philémon et Baucis qui n’ont rien, comme on voit, de positivement actuel. Rome et Venise achevèrent de le débarrasser du sophisme moderne, et de l’édifier sur la valeur incomparable de la pensée classique.

On ne récrit pas les pages de Fromentin sur l’humanisme. C’était, comme on sait, le système qui consistait à faire un choix entre les choses, à les résumer plutôt qu’à les décrire, et à tout exprimer en fonction de l’homme. Les faits et les idées, le monde physique et le monde moral respiraient en un peuple de figures harmonieuses, qui toutes se réduisaient à l’homme et se calquaient sur lui. L’homme était réellement la mesure de toutes choses. Sa forme se répétait dans toute la nature. Cette manière de voir paraissait si parfaite, que la religion elle-même ne s’était pas cru le droit de l’interdire. C’était une seconde Eglise, celle des intelligences. Elle les faisait communiquer avec la double antiquité, et avec ce qu’elle embrasse encore par-delà de lointains plus reculés et de perspectives plus profondes. Et cela constituait ce qui s’appelait la « culture, » le fonds intellectuel et moral, le capital sans cesse accru de chefs-d’œuvre dont se nourrissaient l’esprit et l’imagination, l’art et la poésie.

Cette combinaison, la plus haute sans doute qu’ait réalisée notre espèce, et dans la formule de laquelle entraient, en proportions diverses, Homère et l’Evangile, la Grèce et l’Italie, ce divin amalgame résultant de la fusion des trois ou quatre histoires qui se rencontrèrent aux abords du monde méditerranéen, voilà ce que la science nous sommait d’abjurer. Le moment, entre parenthèses, était singulièrement choisi, à l’heure où la critique, en retrouvant le sens des mythes primitifs, venait de rendre aux dieux une nouvelle jeunesse. Les fables cessaient d’être un dictionnaire de périphrases et d’élégances défraîchies : elles formaient, au contraire, sur la nature des choses, un système de vues et d’intuitions profondes, une philosophie qui n’a pas plus de rides que l’ordre universel qu’elle exprimait jadis à l’aurore du monde. Ces fictions merveilleuses répondent à des lois des choses et de l’esprit ; elles traduisent des vérités, d’un autre ordre sans doute, mais non d’un moindre prix, que celles de la science. Ce sont deux langues distinctes embrassant deux aspects de la nature et de la pensée. Or, en fait de langage, point de création arbitraire. De même que l’idée la plus subtile et la plus neuve n’est qu’une variation tirée de quelques radicaux élémentaires, de même il ne saurait y avoir de grand art en dehors des motifs généraux que nous tenons de la tradition supérieure du genre humain. Leur puissance expressive est loin d’être épuisée. Le néologisme d’ailleurs n’eût-il que ce désavantage, qui ne sait ce qu’ajoute à la magie d’une œuvre la richesse anonyme accumulée dans le langage, la somme de résonances et d’associations qu’il éveille dans l’esprit, et ce trésor impersonnel qu’enveloppent les mots qui ont un long passé ?

Tels sont les enseignemens et les conclusions que le peintre rapporta de son voyage d’Italie. Depuis les peintures de l’Ecole de Pharmacie, on voit le chemin parcouru. D’ailleurs, à fréquenter le palais des Doges et le palais Barberini, et une foule d’églises de Venise ou de Home, l’artiste s’était convaincu que les maîtres de la « décadence » (que nous regardons depuis David comme des peintres à ne pas nommer) font assez belle figure pour une école dégénérée, et qu’ici encore notre manie d’archaïsme ou de nouveautés nous avait conduits à une furieuse intolérance. Cette école du plafonnement et de la vision en coupole, cette légion d’artistes des voûtes et des dômes n’est en somme que la fleur suprême d’un genre qui commence à Mantegna et à Corrège ; il n’y a pas de raison, une fois le principe admis, pour condamner les résultats. Pour M. Besnard, avec le tour particulier de ses idées, leur mode de retentissement, leur façon oratoire de s’arrondir et de s’élever ; avec sa manière d’agir à l’imitation du soleil, et qui consiste à essorer, à volatiliser, à ne retenir des choses que la gloire, que ce qui brille, flotte, s’exhale et s’évapore ; avec sa nature, pour tout dire, enthousiaste et lyrique, il trouvait dans un pareil style des convenantes profondes. Cette formule planante était bien celle qu’il fallait à l’élan de ses pensées et à leur trajet ascendant, la seule qui convînt au libre jeu d’êtres et de formes entièrement dégagés du poids des contingences, — l’atmosphère même ou l’Olympe des idées générales.

Je serai bref sur les deux œuvres, déjà glorieuses, où M. Besnard a résumé vingt-cinq ans de labeur, et eu la force d’inaugurer une nouvelle « manière. » Cette puissance de renouvellement, passé la cinquantaine, est le signe des maîtres. Grande fut l’émotion, lorsqu’il y a cinq ans parut au Salon le premier fragment du plafond de la Comédie-Française. Pour les uns, qui connaissaient peu M. Besnard comme décorateur, son talent se découvrait sous un jour imprévu ; ceux qui le connaissaient furent les plus surpris. C’était le vieux mythe d’Apollon sur le char du Soleil. Oser, au XXe siècle, cette résurrection, trouver un à-propos à cette fable décrépite, la chose tenait de la gageure ; et cependant c’était si fier et si splendide, le petit dieu nageait, pâli, dans tant d’incandescences, que toute critique se tut devant une telle ardeur. Jamais l’auteur n’avait dépensé plus d’éclat et de feu. Le quadrige céleste, la lyre, la ronde des Heures, toutes ces métaphores qu’on eût regardées la veille comme des façons arriérées, falotes et à peine honorables de traduire la nature, recouvraient subitement, par la grâce d’un grand artiste, leur vie originale et leur beauté native. On salua avec joie le retour du Musagète. Cependant, dans l’esquisse d’ensemble exposée à côté de ce morceau imposant, on admirait le pouvoir que possède l’auteur d’associer des images et de marier les symboles. C’était une chose exquise que le vol des Neuf Sœurs glissant sur un long nuage en forme de patin et agitant en chœur des chants et des couronnes, tandis qu’au pied de l’Arbre de Science la faute du premier couple comprenait en puissance, avec sa face risible et sa face tragique, toute la comédie humaine. Pour la beauté de l’arabesque et de l’arrangement, pour la maîtrise consommée de la langue de l’espace, pour le balancement des figures et des vides dans une si vaste sphère, je doute qu’il y ait mieux dans l’école française ; je ne crois pas qu’en moins de mots on ait dit plus de choses, et plus élégamment uni en termes plastiques hellénisme et christianisme, la double tradition artistique et morale dont nous vivons encore.

La même poétique et le même idéal se retrouvent, avec des développemens nouveaux, aux quatre pendentifs de la coupole du Petit Palais. On s’est mis, au début, fort en peine d’exégèse au sujet des deux toiles qui parurent les premières. On aurait tort, ce semble, d’en presser trop sévèrement le sens. C’est le charme des images qu’elles se sentent et ne s’expliquent pas. Elles sont belles si elles font rêver. A prendre celles-ci comme terme d’une longue suite de recherches, on ne peut guère méconnaître la supériorité de la formule finale. Le tableau de la Matière est une version nouvelle du sujet de l’amphithéâtre de Chimie, mais combien plus concise, plus nette et plus frappante ! Et l’on ne saurait dire ce que le résultat a gagné en clarté par le fait que l’auteur, au lieu de recourir à des symboles de circonstance, s’est contenté du type séculaire de Pan. C’est justice, après cela, de connaître de quel tourbillon de vie il a su animer ce morceau extraordinaire : y eût-il réussi, avec un type moins vivant ? De même, la Pensée n’est qu’une reprise nouvelle du plafond des Sciences, une variation sur le thème de la vérité inaccessible, moins pittoresque, si l’on veut, à coup sûr moins bizarre, mais combien, en revanche, plus noble et plus profonde ! Il a suffi, pour cela, d’une grande page neutre et presque monochrome, où le couple humain rencontre dans son ascension la figure funèbre de la Mort, tandis que derrière, là-bas, sur un autre monde apparu parmi des brumes indiscernables, flotte le fantôme voilé de l’Enigme éternelle. Rien de moins neuf comme donnée, et rarement l’auteur s’est élevé si haut.

Les amis de M. Besnard se plaignent de ne plus retrouver dans ses dernières œuvres l’élégante séduction de sa première manière. Ils ne marchandent pas leur admiration à des morceaux étourdissans, comme le Pégase du tableau de la Beauté antique ou le saint Georges qui lui répond dans l’Idéal chrétien. Ils regrettent certaines finesses de tonalité, certaines harmonies d’argent qui faisaient la grâce la plus sûre des fresques de l’Ecole de Pharmacie. La palette, plus opulente, semble perdre en distinction. L’art de M. Besnard paraissait plus exquis, d’une aristocratie plus rare alors qu’il s’appliquait à des sujets vulgaires. Mais on pourrait répondre aux juges trop difficiles que l’art même de peindre ne consiste pas tout entier dans des sensations délicates et des teintes recherchées. Des maîtres considérables ont même été d’avis que de pareils soucis lui sont plutôt contraires. C’est un vieux débat, dans lequel on nous dispensera d’entrer. Mais quand il serait vrai que la récente manière de M. Besnard fût entachée de quelques lourdeurs, elle n’en resterait pas moins un bel exemple. Ce n’est pas payer trop cher de quelques accords subtils la leçon de ses dernières œuvres. C’est une conjuration, depuis quelques années, contre tous les principes et toutes les croyances qui ont fait notre grandeur. De toutes parts, au nom de la science, des idées modernes, ou de la démocratie, on nous convie à abdiquer l’héritage des siècles. On tente de substituer une culture à une culture, et une éducation à l’éducation. Personne, à cet essai, n’a apporté plus de talens et de chances de succès que M. Albert Besnard. Son œuvre a en ce sens la valeur d’une expérience. C’est son honneur de l’avoir tentée, j’ai tâché de montrer avec quelle vigueur et quelle persévérance. Mais il a reconnu que l’art a ses vérités et ses lois, qu’il ne peut répudier pour celles de la science. S’il y a surtout une idée qui lui soit étrangère, c’est celle que quelques-uns veulent lui inculquer, c’est l’idée de progrès. Ce mot-là, pour lui, n’a pas de sens. C’est la science qui change, la beauté est toujours la même. Ce qui était vrai hier ne le sera plus demain : ce qui est beau demeure une joie éternelle. La science n’a pas de passé, elle efface autant qu’elle crée : l’art vit de souvenir autant que d’émotions, il conserve la mémoire, la conscience idéale, les symboles du genre humain. Il ne faudrait pas que la surprise ou le plaisir de découvertes et d’inventions qui se déprécient elles-mêmes à mesure qu’elles se vulgarisent ou se trouvent remplacées, lui fît perdre le sens et l’amour de la tradition dont il a le dépôt. L’art est une école de respect et d’admiration. Il nous unit à la nature et aux hommes qui ont vécu avant nous. C’est son charme, que les formes qui expriment aujourd’hui le sentiment qu’un grand artiste peut avoir de la vie, évoquent en même temps une longue série d’œuvres et de sentimens antérieurs. Il met ainsi dans notre existence changeante une continuité. Il nous rattache à ce qui a été et à ce qui sera. Si nous étions tentés de nous croire les premiers qui naissons sur cette terre, et qui jouissons du monde, de la vie et du jour, il nous rappelle doucement à la modestie. Et sa plus haute mission, c’est d’entretenir intact le culte de la beauté, au milieu des menaces et des assauts de la barbarie.


LOUIS GILLET.