L’Œuvre d’Andréa Mantegna
L’ŒUVRE D’ANDREA MANTEGNA
Andréa Mantegna, par Paul Kristeller, 1 vol. in-4o, illustré, Londres, 1901.
La librairie Longmans, de Londres, vient de publier sur Mantegna un gros livre d’un intérêt artistique tout à fait hors de pair : car non seulement il est illustré avec un goût parfait, mais, — avantage plus précieux encore et plus rare, — il reproduit sous nos yeux l’œuvre absolument complète du vieux peintre padouan. De tout ce que les siècles nous ont conservé de cette œuvre aux quatre coins de l’Europe, il n’y a pas une fresque ni un tableau, pas un dessin ni une gravure dont nous ne trouvions là une ou plusieurs images, toujours accompagnées des indications les plus précises sur le format et la provenance des originaux : de telle sorte que l’illustration du livre suffirait, en l’absence même du texte, pour nous permettre de saisir et d’apprécier la nouveauté, la puissance, l’harmonieuse richesse du génie de Mantegna.
Je dois ajouter que le texte du livre me paraît loin d’avoir une égale valeur. Non que l’auteur n’y ait mis, lui aussi, toute la conscience qu’on pouvait désirer. Il y a mis en outre une érudition si abondante et si variée qu’il nous fournit, par exemple, toute sorte de renseignemens des plus instructifs sur l’humanisme vénitien, sur les origines et le développement de l’Université de Padoue, sur la politique des Gonzague dans la seconde moitié du XVe siècle. Mais M. Kristeller, qui est Allemand, et qui a écrit son texte en allemand avant de le faire traduire en anglais, semble avoir pris à tâche d'exagérer quelques-uns des défauts ordinaires de la critique d'art de son pays. Le fait est que ces défauts, communs aujourd'hui à toute une grande école, se laissent voir chez lui avec d'autant plus de relief qu'ils s'allient à une science plus honnête et plus sûre. Et je ne saurais trouver une meilleure occasion de les signaler.
Un des traits les plus caractéristiques de la critique d'art allemande d'à présent est une espèce d'hostilité foncière contre les opinions établies. Non seulement cette critique se plaît à exalter les humbles et à déprécier les puissants, non seulement elle retire aux maîtres anciens leurs oeuvres les plus fameuses pour leur en décerner d'autres, en échange, que personne n'avait jamais songé à leur attribuer : elle tient même pour non avenus, aussi souvent qu'elle le peut sans trop d'invraisemblance, les témoignages des contemporains, et il n'y a point de traditions si respectables qu'elle ne soit toujours prête à les mettre en doute. C'est dire que, lorsqu'elle traite de l'histoire de l'art italien, son premier soin est d'écarter dédaigneusement toutes les affirmations de Giorgio Vasari. Les Vies des plus excellens peintres, sculpteurs, et architectes ont désormais, aux yeux des critiques d'art allemands, à peu près la même autorité que les « fables » de la Légende Dorée aux yeux des théologiens de l'école libérale. Et maintes fois on a l'impression, en lisant les savants travaux de M. Bode ou de ses confrères, que ces messieurs considèrent comme un devoir essentiel de marquer, avant tout, leur progrès à l'égard de leur prédécesseur Vasari en prenant exactement le contre-pied de tous ses récits.
Or voici, par exemple, ce que nous apprend Vasari de l'éducation artistique d'André Mantegna :
Andrea, étant déjà un grand garçon, fut conduit à Padoue, où il étudia la peinture sous la direction du peintre Squarcione. Celui-ci l'accueillit dans sa maison, et, bientôt, ayant reconnu ses belles qualités, fit de lui son fils adoptif. Je sais tout cela par une lettre latine de messerJérôme Campagnola à messer Léonique Tomée, philosophe grec, lettre où se trouvent des détails sur plusieurs peintres anciens qui travaillaient à Padoue. Et comme ce Squarcione avait bien conscience de n'être point le plus habile peintre du monde, et comme il désirait qu'André apprît plus de choses qu'il ne savait lui en enseigner lui-même, il l'exerça assidûment à copier des moulages de statues antiques, ainsi que des copies sur toile qu'il s'était fait venir de divers lieux, et particulièrement de la Toscane et de Rome. C'est de cette manière, et d'autres encore, qu'Andrea devint très habile dans son art dès sa jeunesse sans compter qu'il y fut stimulé aussi par la rivalité du Bolonais Marc Zoppo, de Bario de Trévise, et du Padouan Nicolas Pizzolo. Lors donc qu'Andrea, à peine âgé de dix-huit ans, eut peint le tableau du maître-autel de Sainte-Sophie de Padoue, peinture qui semblait l'oeuvre d'un vieux maître expérimenté plutôt que d'un jeune homme, Squarcione lui transmit la commande qu'il venait de recevoir de peindre à fresque la chapelle de Saint-Christophe, dans l'église des Frères Ermites de Saint-Augustin. Et Andrea y peignit d'abord les quatre Évangélistes, qui furent tenus pour une œuvre fort belle. Là-dessus, comme il commençait à donner de grandes espérances, le peintre vénitien Jacopo Bellini, concurrent de Squarcione, fit en sorte que le jeune homme prît pour femme une de ses filles, soeur des fameux peintres Gentile et Giovanni Bellini. Ce qu'apprenant, Squarcione fut si fâché contre Andrea que, depuis lors, ils devinrent ennemis pour toujours. Et Squarcione se mit à blâmer publiquement les histoires qu'Andrea venait de peindre dans ladite chapelle de Saint-Christophe, déclarant qu'Andrea y avait trop imité les choses de marbre antiques, et donné par là à ses figures la dureté de la pierre, au lieu de la tendre douceur des chairs naturelles. Et ces blâmes indignèrent Andrea; mais, d'autre part, ils lui furent à profit, car, se rendant compte qu'ils étaient vrais en grande partie, il se mit davantage à peindre d'après les personnes vivantes, et y acquit tant d'adresse que, dans l'histoire qui lui restait à peindre sur les, murs de la chapelle, il prouva qu'il n'excellait pas moins à tirer parti de l'étude de la nature que de l'étude des chefs-d'oeuvre de l'art.
Ce récit de Vasari concorde entièrement avec le témoignage d'autres chroniqueurs contemporains. Nous savons en outre, de la façon la plus positive, que Mantegna a peint en 1448, à l'âge de dix-sept ans, le maître-autel de l'église Sainte-Sophie, qu'il a peint ensuite la chapelle de Saint-Christophe dans l'église des Frères Ermites, qu'il a épousé la fille de Jacopo Bellini, et qu'il s'est fâché avec François Squarcione ; nous avons même les pièces d'un procès intenté par lui, plus tard, à son ancien maître pour s'émanciper de la dépendance où il était vis-à-vis de lui. Et il n'y a personne qui, voyant à Padoue les merveilleuses fresques du jeune Mantegna, ne soit aussitôt frappé de la différence de celles qui représentent la passion de Saint Jacques et de celles, - malheureusement fort endommagées, - où était figuré le martyre de Saint Christophe. Magnifiques toutes deux d'expression et de couleur, l'histoire de Saint-Jacques paraît peinte d'après des statues antiques, et l'histoire de Saint Christophe d'après des modèles vivans.
Tout semble donc se rencontrer pour nous rendre particulièrement digne de foi le récit du biographe arétin. Mais c'est à quoi M. Kristeller ne saurait consentir. Et il emploie, au début de son livre, une vingtaine de pages à nous prouver que Squarcione n'a jamais été le maître de Mantegna. Il nous présente d'abord les artistes fameux qui se trouvaient alors à Padoue ou aux environs Giovanni Bellini, Philippo Lippi l'aîné et Paolo Ucello, le sculpteur Donatello. Après quoi il ajoute, avec une ingénuité qui a quelque chose de touchant « Comment ne pas s'étonner que, dans ces conditions, et étant donné un tel milieu artistique, on ait eu l'idée de chercher parmi les peintres padouans un maître de Mantegna? Est-ce que ce milieu, à lui seul, ne doit pas avoir suffi pour montrer la voie à son génie artistique? N'est-ce point folie de supposer que, à côté de forces comme celles-là, d'autres influences plus faibles aient pu agir sur lui si peu que ce soit? Et cependant la tradition, sans tenir compte de ces argumens décisifs, s'obstine à désigner Squarcione comme le maître de Mantegna 1 » Puis, à cette démonstration a priori, que je crains qu'on ne parvienne guère à trouver « décisive, » M. Kristeller joint une démonstration d'un ordre plus direct. Squarcione, d'après lui, ne saurait avoir été le maître de Mantegna, parce que les deux seuls tableaux authentiques qui nous restent de lui (au musée de Padoue et au musée de Berlin) sont des oeuvres tout à fait médiocres, infiniment au-dessous des premières oeuvres du jeune Mantegna.
Et cela est vrai. Aucun doute ne saurait être émis sur ce point. Incontestablement Squarcione, à en juger par ces deux peintures, n'était pas « le plus habile peintre du monde ; » et il y a très loin de ces deux tableaux aux premières oeuvres qui nous soient restées de Mantegna, oeuvres postérieures, du reste, à l'année 1450, c'est-à-dire peintes déjà par un homme de vingt ans. Mais que l'on compare, de la même façon, les Vierges florentines de Raphaël aux Vierges du Pérugin, les premiers tableaux de Rubens à ceux d'Othon van Veen, et, en général, les premières oeuvres d'un élève de génie avec les oeuvres de ses professeurs!
L'argument n'aurait de poids que si la peinture de Squarcione différait absolument de celle de Mantegna au point de vue des tendances et du style. Or, l'un des deux tableaux en question, celui de Padoue, en dépit de sa monstrueuse laideur, est exactement inspiré des mêmes principes que les Quatre Évangélistes de la chapelle des Eremitani, et, en somme, que toutes les premières oeuvres du jeune Mantegna. Et puis, si ces deux tableaux sont, en effet, les seules ouvres authentiques qui nous restent de Squarcione, les musées locaux des petites villes du nord-est de l'Italie sont remplis de tableaux qui ressemblent à ceux-là, qui sortent évidemment du même atelier; et qui achèvent de nous faire connaître ce qu'était l'art des peintres padouans vers le milieu du XVe siècle. Ce sont des oeuvres de ce soi-disant « réalisme » qui exagère tous les détails naturels pour en accroître l'effet, forçant la saillie des os, les contorsions des muscles, les grimaces joyeuses ou désolées des figures. Les personnages, presque toujours laids et souvent difformes, ont avec cela un air de statues, mais taillées dans le bois plutôt que dans le marbre. Et, si nous voulons nous rendre compte, au Louvre, du style de cette école que rien au monde ne nous empêche d'appeler « squarcionesque, » nous n'avons qu'à regarder le groupe qui se tient debout, au pied de la croix du mauvais larron, dans la Crucifixion d'Andrea Mantegna. L'oeuvre du maître a beau dater de 1459, où Mantegna s'était déjà bien dégagé des leçons de Squarcione ; elle a beau être un chef-d'oeuvre de facture et d'expression: ce groupe de gauche nous montre que l'élève, à près de trente ans, restait encore imprégné de l'enseignement de son maître. Et l'on peut même dire que cet enseignement a pesé sur lui jusqu'à la fin de sa vie, l'empêchant de réaliser jamais tout à fait le prodigieux idéal de beauté qu'il avait dans l'âme. L'influence des Bellini n'est venue qu'ensuite, trop tard pour annuler entièrement celle de Squarcione. Et quant à l'influence de Lippi et de Donatello, tout ce que peuvent en dire M. Kristeller ou M. Bode restera toujours une simple hypothèse, absolument incapable de détruire pour nous l'exactitude évidente du récit de Vasari.
Encore le goût du paradoxe n'est-il pas, à mon avis, le principal défaut de la critique d'art telle qu'elle est aujourd'hui pratiquée en Allemagne. Le principal défaut de cette critique est de manquer de méthode, de se perdre sans cesse dans des digressions inutiles, et d'oublier que, en matière de critique aussi bien que d'histoire, les détails les plus ingénieux ne valent pas un plan d'ensemble clairement établi. Ainsi M. Kristeller, dans sa consciencieuse étude de la vie et de l'œuvre de Mantegna, ne se 'soucie jamais d'évoquer devant nous une figure vivante. Après avoir essayé de réfuter l'affirmation de Vasari sur Squarcione, il nous décrit les fresques de Mantegna dans l'église des Frères Ermites. Il nous en indique les sujets; il nous en signale minutieusement les qualités et les défauts. Puis, dans les chapitres suivans, il nous présente tour à tour de la même façon les premiers tableaux de Mantegna, le triptyque de Vérone, le petit triptyque du musée des Offices, les fresques du Château de Mantoue, le Triomphe de César, la Vierge de la Victoire, les deux peintures allégoriques du Louvre, enfin les dessins et les gravures du maître. Au début de chacun des chapitres, il insiste sur les événemens historiques contemporains des oeuvres dont il va nous parler; ou bien encore, à propos des allégories, il se lance dans des hypothèses assez fantaisistes sur les sentimens religieux des artistes italiens, et de Mantegna en particulier. Tout cela donne à son livre l'apparence d'un recueil d'études diverses, réunies après coup. Et ni la figure de Mantegna, ni surtout l'originalité de son oeuvre, ne se dégagent pour nous avec un peu de netteté, parmi cette longue suite de descriptions et de dissertations que n'anime point l'unité d'un plan préconçu. Nous apprenons, de page en page, une foule de particularités intéressantes sur Mantegna et ses contemporains; nous achevons de connaître ce que nous révèle déjà l'illustration du livre sur les sujets des peintures du vieux maître et sur leurs qualités ; mais l'espèce d'homme qu'était Mantegna, et la véritable nouveauté de son art, et les progrès qu'il y a faits d'un bout à l'autre de sa longue carrière, et l'action qu'il a exercée autour de lui et après lui, voilà autant de choses qu'il nous importerait avant tout de savoir et sur lesquelles le patient et scrupuleux travail de M. Kristeller ne parvient que très imparfaitement à nous renseigner. Ou plutôt son travail nous fournit bien tous les matériaux nécessaires pour nous renseigner là-dessus très suffisamment; mais, de ces matériaux, lui-même s'est trouvé hors d'état de tirer tout le parti qu'il aurait dû en tirer, et cela par la seule faute d'une méthode vague, rudimentaire, amorphe, qui lui est commune avec la plupart de ses confrères allemands.
Je me trompe néanmoins en disant que M. Kristeller ne nous renseigne pas sur les progrès accomplis par Mantegna dans la pratique de son art. Pas une fois, au contraire, il ne manque à nous signaler en détail tous les changemens qu'il découvre chez lui, d'une oeuvre à l'autre, sous le rapport de la perspective et du modelé, du dessin et de la couleur. Et peut-être même se fait-il parfois illusion sur l'importance de ces changemens : car je crois bien que, au point de vue du « métier, » Mantegna n'a jamais proprement « progressé, » ayant atteint dès le début à la perfection. Les fresques de Padoue et le polyptyque du Musée Brera à Milan, ses premières oeuvres connues, égalent en maîtrise technique tout ce qu'il devait faire par la suite; et, pour nous en tenir au Louvre, qui donc aurait le courage d'affirmer que la Crucifixion reste au-dessous de la Vierge de la Victoire en tant que peinture? Par un merveilleux privilège, Mantegna a transporté dans des styles divers une égale perfection. Mais d'année en année, durant sa longue vie, il a modifié son style, ou plutôt sa conception de l'idéal de son art. C’est en ce sens qu’il n’a point cessé d’évoluer et de progresser : et c’est de ce progrès-là que je crains que M. Kristeller n’ait pas suffisamment défini la nature.
La question est en effet la plus intéressante de toutes celles que soulève l’étude de la vie et de l'œuvre de Mantegna. Sa solution, d’abord, offre à l’historien de l’art une certaine utilité pratique : car il y a toute une série d’œuvres de Mantegna, et non des moins curieuses, dont on n’est point parvenu à fixer, jusqu’ici, l’époque de la vie du maître où elles se rattachent. Les uns y voient des œuvres de sa jeunesse, d’autres les attribuent à ses dernières années. Tout cela parce qu’on ne s’est pas encore avisé d’établir exactement la « courbe » de son évolution artistique, et de déterminer ainsi les diverses façons dont il a tour à tour compris l’objet de son art. Et cette « courbe,» d’autre part, serait d’autant plus précieuse à connaître, dans le cas de Mantegna, que le maître padouan a, en quelque sorte, vécu isolé au milieu du grand mouvement artistique de la Renaissance italienne. À Florence, à Sienne, à Milan, à Venise, les artistes influaient les uns sur les autres chacun d’eux apportait un élément nouveau dont ses confrères ne pouvaient s’empêcher de tirer parti. Mantegna, à supposer même qu’il ait subi dans sa jeunesse l’influence de Donatello, depuis lors a vécu seul, ou entouré d’hommes si inférieurs à lui que leur talent ne pouvait exercer d’action sur son génie. Il s’est, en quelque sorte, développé spontanément, sur son propre fonds ; et, chose infiniment curieuse, son évolution artistique s’est trouvée résumer en elle toute l’évolution de l’art italien de la Renaissance, depuis Nicola Pisano et Giotto jusqu’à Raphaël et à Michel-Ange. Le spectacle que nous présentent, en Toscane, quatre ou cinq générations de peintres et de sculpteurs, c’est le même spectacle que nous fait voir, dans sa durée d’un demi-siècle, l’œuvre de Mantegna : tant il est vrai que cet homme merveilleux avait en lui, plus que personne, l'âme vivante et profonde de la Renaissance.
L’étude de l’évolution de Mantegna est, en outre, de celles qu’on peut fonder aisément sur des données certaines. Trois œuvres - ou séries d’œuvres - capitales lui servent de points de repère : les fresques de Padoue (1448-1455), auxquelles on peut joindre, si l’on veut, la Crucifixion du Louvre, peinte entre 1457 et 1459 ; les fresques du château de Mantoue, achevées en 1474 ; enfin la Vierge de la Victoire et les deux allégories du Louvre, datant de 1496 à 1497. Entre chacune de ces séries d’œuvres et la précédente, il y a un intervalle d'une vingtaine d'années. Ainsi nous pouvons mesurer, de vingt en vingt ans, les modifications qui se sont produites non seulement dans le « métier » de Mantegna, mais surtout dans sa conception de l'objet de son art. Et ces modifications peuvent être définies ainsi : spontanément, par la simple opération de son génie créateur, Mantegna est allé de la science à la vérité, et de la vérité à la beauté.
M. Kristeller, à propos des allégories du Louvre, signale chez Mantegna « une prédilection croissante pour l'antique. » Voilà qui ne s'accorde guère avec le reproche fait autrefois par Squarcione à son jeune élève, ni non plus avec ce que nous dit M. Kristeller lui-même de la grande part qui revient à l'imitation de l'antique dans les fresques de Padoue, le Saint Sébastien d'Aigueperse, le Triomphe de César, etc. La vérité est que Mantegna a en toute sa vie une égale « prédilection pour l'antique, » depuis le jour où Squarcione la lui a inspirée en lui faisant copier des moulages de statues. L'art antique s'est révélé à lui dès son enfance, comme il s'était révélé, par Nicolas de Pise, à l'enfance héroïque de l'art toscan. Mais, d'âge en âge, Mantegna, tout comme les générations successives des maîtres toscans, a compris d'une façon différente l'intérêt véritable de cet art antique, et la véritable façon dont il devait l'imiter.
Sans doute, sous l'influence des leçons de Squarcione, il a commencé par ne voir, dans les vieilles statues grecques et surtout romaines, que des tours de force, des oeuvres d'un savoir et d'une habileté extraordinaires, infiniment supérieures aux gauches essais des Italiens de son temps. Et tout de suite, avec le génie de maîtrise technique qui était en lui, il s'est mis à tenter lui-même des tours de force à l'imitation de ce qu'il croyait être la « science » des anciens. Les personnages de son Martyre de Saint Jacques, à Padoue, semblent des statues antiques, dans le décor antique où il les a placés. Et chacun d'eux est en même temps la solution de quelque problème de perspective ou d'anatomie. Évidemment le jeune peintre se plaît à vaincre les difficultés de son art ; et il n'y a pas jusqu'à ses expressions qui, dans leur excès même, ne gardent quelque chose de raide, presque d'abstrait, quelque chose où l'on retrouve un reflet du mauvais « antique » romain de la décadence.
Pareillement la Crucifixion du Louvre nous frappe à la fois comme une imitation de l'antique et comme un tour de force. On y sent la main d'un homme qui sait tout et qui, avec une virtuosité incomparable, s'amuse à exécuter des variations sur des modèles romains qu'il a sous les yeux. Être aussi savant que possible, et montrer qu'on l'est : tel est l'idéal que traduisent manifestement ces premières couvres du jeune Mantegna.
Voici maintenant les fresques de Mantoue. La science y reste toujours merveilleuse, mais elle n'y joue plus le rôle principal. Pour nous représenter ces princes et leur suite, assis ou debout en des poses familières, Mantegna ne se met plus en quête de perspectives bizarres, de raccourcis difficiles, ni d'expressions forcées. Seul le plafond, avec les célèbres figures au balcon, nous garde encore le souvenir de ses anciens tours de force; mais, sur les murs, le peintre n'a plus d'autre préoccupation que de figurer des êtres vivans, avec le plus de vérité possible. Et il y parvient d'emblée, comme à tout ce qu'il veut : car M. Kristeller a bien raison de dire que ces fresques de Mantoue sont l'œuvre la plus réaliste de toute la peinture. Réaliste, oui; mais toujours à la façon de l'antique, ou, en tout cas, sous l'inspiration directe de l'antique. La vie qu'on y trouve est simple, calme, immobile, comme celle de certains portraits d'empereurs romains. Après lui avoir appris à placer l'objet de l'art dans la science et l'adresse, l'art antique, maintenant, instruit Mantegna à le placer tout entier dans la « vérité. »
Et ce ne sont point là des hypothèses arbitraires. Que l'on compare aux fresques de Mantoue le triptyque du musée des Offices, ou encore le Triomphe de César, deux oeuvres que nous savons dater de la même époque ! Sous la différence des sujets, et, par suite, des styles, l'idéal artistique y est exactement pareil à celui des fresques du Château de Mantoue. La science et l'émotion, Mantegna sacrifie tout à la vérité pittoresque : il veut que ses personnages vivent, que leur groupement paraisse réel, que leurs attitudes s'harmonisent avec le décor où nous les voyons. Chacune dans un genre différent, ces deux oeuvres sont, elles aussi, des merveilles d'un réalisme vigoureux et simple.
Franchissons de nouveau une vingtaine d'années, et regardons, au Louvre, la Vierge de la Victoire ou encore le Parnasse! Je ne dirai point que toute la science de Mantegna a désormais disparu ; mais certes, ni au point de vue de la science, ni à celui de la vérité, ces oeuvres de la dernière manière de Mantegna n'égalent la maîtrise des oeuvres précédentes. Sont-elles, en revanche, plus directement imitées de l'antique, comme parait le croire M. Kristeller? Leur forme, en tout cas, est infiniment moins antique que celle de la Crucifixion qui les avoisine. Mais c'est leur esprit que nous sentons être, plus profondément imprégné de l'esprit antique, et non plus de celui des oeuvres romaines, mais de l'esprit d'oeuvres grecques que le vieux peintre padouan n'avait certainement jamais vues, et dont son oeuvre nous apporte cependant un fidèle écho. L'esprit qui anime son Parnasse est celui-là même qui nous rend à jamais délicieux les fragmens de la frise des Panathénées. C'est que, à force de réfléchir sur son art et de le pratiquer, Mantegna a deviné ce qu'avait jadis compris sans effort le clair génie de Phidias : que l'objet suprême de l'art n'est ni la science, ni la vérité, mais cette mystérieuse musique des choses qu'on nomme la beauté.
Le même souci de beauté se retrouve dans toutes les dernières ouvres de Mantegna, dans ses Vierges des musées de Turin et de Londres, dans cette Sainte Famille du musée de Dresde, qui fait songer aux plus parfaites peintures de Raphaël, avec une grâce encore plus pure, peut-être, et plus nuancée. Autant les oeuvres précédentes du maître sont rudes souvent dans leur robustesse, autant celles-là ne sont plus que douceur. Elles ne correspondent plus, dans l'évolution historique de l'art italien, à Giotto, comme le triptyque de Vérone, ni à Masaccio, comme les fresques de Mantoue, mais bien à l'oeuvre reposée et sereine des grands artistes du début du XVIe siècle, Raphaël et Fra Bartolomeo, Giorgione, surtout Corrège, qui, d'ailleurs, va tout de suite imiter et continuer l'art de Mantegna. En cinquante ans, le génie de Mantegna a fait le même chemin qu'a fait en deux siècles la peinture italienne.
Et telle est la différence de cette dernière manière du vieux peintre avec les deux autres qu'on ne peut s'empêcher d'imaginer que quelque chose a dû se passer, dans sa vie, qui, en rajeunissant son coeur lui a ouvert les yeux à un nouvel idéal. C'est devant des cas de ce genre que l'on aimerait à trouver, dans la biographie des grands hommes, ne fût-ce qu'un point de départ à des hypothèses. Malheureusement la biographie de Mantegna nous est fort peu connue, en dépit des savantes recherches des historiens, et de M. Kristeller en particulier. Nous savons que le vieux maître demeurait à Mantoue; qu'il s'y était fait construire une maison; qu'il était en grande estime auprès des Gonzague, et que, tout en gagnant beaucoup d'argent, il s'est trouvé maintes fois fort embarrassé. Il avait formé, dans sa maison, une petite collection d'antiquités, et ce fut pour lui un énorme chagrin d'avoir à se défaire d'un buste de Faustine, qui lui fut acheté par Isabelle d'Este. Mais peut-être y a-t-il, parmi tous ces mêmes faits, un détail d'une signification plus suggestive encore, et se rapportant de plus près au problème psychologique qui nous intéresse.
Le testament de Mantegna et plusieurs autres documens nous révèlent, en effet, qu'après la mort de sa femme, le vieux peintre a eu, d'une maîtresse, un fils naturel, dont l'éducation l'a constamment préoccupé jusqu'à ses derniers jours. Et je n'ignore pas tout ce que de pareilles suppositions ont toujours d'arbitraire : mais, en l'absence de toute indication plus positive, je me plais à voir plus qu'une simple coïncidence fortuite entre ce nouvel amour du vieux Mantegna et le brusque et profond rajeunissement de son œuvre. Le fait est que, comparée aux précédentes, sa dernière manière a quelque chose de « féminin » qui, de la part d'un tel homme, s'expliquerait le plus naturellement du monde par une hypothèse du genre de celle-là : sans compter que, dans la plupart de ces dernières rouvres, les figures de la Vierge et de l'Enfant revêtent un type spécial, où se mélangent, à un degré extraordinaire, l'observation la plus assidue et un sentiment poétique d'une intimité délicieuse. Ce sont là, évidemment, des portraits, et peints d'après des modèles que le vieux maître devait considérer avec des yeux doucement, tendrement prévenus.
Mais au reste, quels que soient les sentimens intimes qui ont pu guider Mantegna dans la dernière évolution de son art, le fait même de cette évolution est d'une évidence absolue : et je crois qu'on arriverait sans trop de peine, en s'appuyant sur lui, à répartir aux diverses époques de la vie du maître celles de ses ouvres dont la date est jusqu'à présent restée incertaine. Il y a, par exemple, une série de petites Vierges que Mantegna doit avoir peintes directement d'après nature, et comme des ébauches pour des tableaux plus grands. La plus intéressante de ces Vierges se trouve à Milan, dans la galerie Poldi Pezzoli. Et les critiques ne peuvent se mettre d'accord sur la période de la vie de Mantegna où se rattachent ces précieux morceaux. Les uns, et parmi eux M. Kristeller, y voient des ouvres de jeunesse, tandis que d'autres les classent en compagnie de la Vierge de la Victoire et de la Sainte Famille de Dresde. Les uns et les autres se fondent, pour ce classement, sur des détails de technique, le dessin des oreilles et des doigts, la couleur des chairs, etc. Mais leur désaccord suffit à prouver la faiblesse des conclusions qu'on peut tirer de ces signes extérieurs. Le « métier » d'un peintre n'est point chose si définie qu'on puisse déduire d'elle seule la date d'un ouvrage, étant donné surtout un homme tel que Mantegna à qui l'on dirait que tous les procédés possibles étaient, de naissance, également familiers. Et, au contraire, on a de grandes chances de ne pas se tromper en jugeant de la date d'une œuvre d'art d'après son caractère général, son style, et l'esprit qui l'anime. Un homme qui a renoncé à une certaine conception de son art ne risque guère de produire encore des oeuvres où se retrouve l'idéal qu'il a délaissé. Non pas que je prétende, certes, que Mantegna ait jamais eu pleinement conscience des différentes conceptions artistiques qui se reflètent dans ses couvres : son idéal se modifiait en lui sans qu'il y songeât, mais d'autant plus profondément chacune de ces modifications inconscientes agissait sur lui. Et c'est assez de jeter un coup d'oeil sur les photographies de ces petites Vierges pour y reconnaître le mélange de grâce poétique et d'émotion familière qui, traité avec un art plus réfléchi et plus de travail, fait le charme incomparable de la Vierge du Louvre et de celle de Dresde. Les petits tableaux en question sont, à n'en point douter, des études faites par le vieux maître d'après des modèles vivans, en vue d'oeuvres où il voulait nous montrer son génie sous une lumière nouvelle. C'est en eux, je crois, que nous pourrions découvrir la transition entre la manière réaliste des fresques de Mantoue et la manière poétique des derniers tableaux. Ajouterai-je que, là encore, on a l'impression d'un homme qui peint des modèles qu'il a constamment sous les yeux, des modèles dont la vie intime le touche de près, comme celle de la femme et de l'enfant aimés?
J'ai pris un peu au hasard l'exemple de ces petits tableaux. Il y en a plusieurs autres dont on pourrait, je crois, déterminer la date plus sûrement encore, si l'on se mettait d'abord en peine d'étudier avec quelque détail l'évolution générale de l'art de Mantegna. Mais surtout une telle étude aurait l'avantage de nous faire mieux connaître la personnalité artistique du peintre padouan, son rôle, le secret des influences diverses, et souvent même contraires, qu'il a exercées de son, vivant comme après sa mort. Et elle nous aiderait aussi à saisir la signification véritable de cette Renaissance italienne, qui a trouvé en Mantegna le plus parfait représentant de ses rêves et de son effort.
T. DE WYZEWA.