L’Œuvre de Bernhard Kellermann

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L’Œuvre de Bernhard Kellermann
Un roman allemand sensationnel
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L’ŒUVRE DE BERNHARD KELLERMANN




UN ROMAN ALLEMAND SENSATIONNEL





Voici, en Allemagne, un roman à succès – le plus gros succès littéraire de l’année 1913, et qui mérite de lui survivre. « Roman-Sensation », en disait – combien barbarement ! – un critique de Berlin. Les faits ont déjà justifié ce barbarisme et le livre a fait « sensation », non seulement dans le milieu des lettres, mais dans son propre milieu, celui des affaires. C’est le livre « dont on parle » et « qu’on s’arrache », outre-Rhin. La Société des Artistes berlinois réunit-elle, cet hiver, en une brillante fête, toutes sortes de célébrités de la littérature, des beaux-arts, de la musique, du théâtre  ? chaque invité doit y paraître, travesti en un personnage du fameux roman. Son éditeur, prévoyant, eut beau faire imprimer dix éditions d’un coup, elles s’épuisèrent et se renouvelèrent si vite que la centième est aujourd’hui dépassée. Cet heureux roman est le dernier de M. Bernhard Kellermann  : Le Tunnel.

Kellermann est d’ailleurs un auteur heureux. En dix ans, avec cinq ou six livres, il s’est fait dans le roman allemand contemporain, une place considérable. Il commença, en charmeur, par se concilier les suffrages des jeunes gens et des femmes  ; il fut d’abord celui qui savait des mots merveilleux, infiniment doux, infiniment tendres, et qui, surtout, savait les dire avec cette phraséologie à la fois éperdue et pleine d’art, cette griserie un peu superficielle du verbe, cette irrésistible rhétorique musicale, plus naturelles peut-être à l’âme d’un Latin, d’un Flaubert ou d’un d’Annunzio, qu’à celle, moins voluptueuse, d’un septentrional. Que de rêveries et que d’idylles durent alors s’exalter aux cantiques frémissants de ces œuvres d’apprentissage, qui furent saluées par la Jeune-Allemagne comme l’aurore d’un néo-romantisme ! Si passionnés fussent-ils, ces suffrages enfermaient encore la réputation du jeune poète dans un cercle limité d’admirateurs. Avant de la voir, avec le roman plus viril et plus vaste du Tunnel, franchir ce cercle de dilettantes et gagner la grande foule, interrogeons ces premiers livres et suivons vers son épanouissement, une œuvre déjà significative et mal connue des lecteurs français.


I

L’œuvre est vite parcourue jusqu’au Tunnel : quatre petits romans, deux journaux de voyage, voilà tout… Mais sont-ce bien des « romans » que Yester et Li, Ingeborg, Le Fou, La Mer ? Car ici l’élément constitutif du roman fait presque défaut : un sujet, une intrigue. Le « contenu » d’Ingeborg, de La Mer – les deux plus caractéristiques du genre, ces livres qui vous ensorcellent dès les premières lignes, comme nous ensorcellent elles-mêmes la forêt ou la mer qu’ils chantent – leur « contenu » peut-il se raconter ? Est-ce là Ingeborg, cette fable sentimentale d’un prince blasé qui s’éprend au milieu des bois de la fille d’un bûcheron, en fait une princesse, une idole, et, trompé dans son amour, passe la fin de son existence, en anachorète, à pleurer l’infidèle ? Est-ce La Mer, ces quelques naïves amourettes sur la côte de Bretagne, cette amitié de pêcheurs, déchirée par une banale jalousie ? Nullement. Mais pourquoi chercher là une histoire qui commence et qui finit, un conflit avec sa solution, des hommes aux prises avec une destinée, qui luttent et qui, finalement, succombent ou triomphent ? Pourquoi chercher ce qu’on n’y trouve pas ? Ouvrez le livre, au hasard, au milieu de n’importe quel chapitre ; vous êtes pris, vous continuez sans songer à ce qui précède. Les faits y sont pour si peu que leur enchaînement ne compte pas et que le lien ne vous manque jamais.

Point d’action qui se développe, mais des impressions subjectives, un état d’âme personnel, les Allemands disent : une « Stimmùng » (qui signifie davantage encore). Voilà le mot qui illumine cette œuvre. Tout l’art de ces romans consiste à éveiller une Stimmung, et puis, jusqu’aux dernières pages, à la maintenir et à l’alimenter. Cette Stimmung, Bernhard Kellermann l’impose dès le début, sans préliminaires ; et tout le reste, action, intrigue, ne lui sont qu’une ambiance accessoire. Aux premiers mots, elle vous envahit comme l’odeur d’une chambre dont on ouvre la porte – ou plutôt comme une musique qui s’élève, car tous ces états d’âme sont essentiellement musicaux. C’est une note qui reste dans l’oreille : Yester et Li est une plainte étouffée, lointaine, gémissante, Ingeborg, un accord voluptueux, fait d’hymnes d’amour et de murmures de la forêt, Le Fou, un grondement tumultueux, traversé de longs cris, La Mer, un fracas de vagues sur la falaise. Éclatante ici, et là, voilée, c’est une même dominante qui vibre d’un bout à l’autre. Chacun de ces livres a son ton propre, son mode, si définis qu’il suffit d’une phrase pour les reconnaître. Et l’intérêt n’y est soutenu que par des variations plus ou moins habiles d’intensité. Ainsi d’un adagio écrit en la mineur, où les rythmes changent, où les accents se déplacent, mais où le ton reste le même.

Ce ton, le héros du roman nous le donne ; car chacun de ces romans a son héros. Dans Ingeborg et dans La Mer, c’est lui-même qui se raconte : il n’y a qu’à l’écouter ; dans les autres, c’est son âme seule qui répercute tous les événements extérieurs et ces événements n’ont d’autre signification et d’autre importance que celles qu’ils prennent dans son âme. Tâchons donc d’approcher l’âme de ces héros ; si nous y pénétrons, nous tiendrons l’âme même de l’œuvre. Mais laissons-la plutôt se livrer à nous, d’elle-même… Cheminant dans un jardin, voici les deux amoureux d’Yester et Li qui devisent :

– … « Nous devrions marcher sans rien dire, voir, être aux écoutes, être aux écoutes et voir, et nous réjouir de cette existence magnifique ! »

– « La trouvez-vous si magnifique ? »

– « Oh ! oui… Elle est pleine de joies et de magnificences innombrables. Il y a d’abord des choses toutes simples. Par exemple, je me représente : rouge. Rouge ! c’est magnifique. Ou bien j’ouvre les yeux et je regarde quelque chose, ce groupe d’arbres, cet enfant sur le chemin, une mouche. Est-ce que ce n’est pas beau ?… On peut jouir de mille façons, si on ne ferme pas ses sens. Tout devient événement, la moindre chose… »

Et voici l’amant d’Ingeborg qui rêve et psalmodie : « Il faut célébrer les jours qui passent sans désirs ; les jours sans désirs, il faut les célébrer et les chanter. Ils sont au cœur comme un été silencieux et qui crée dans son silence ; ils envahissent tout, ils font pousser des roseraies sur les tombes, ils sont un silence plein de fécondité, ils nous enrichissent… C’est pourquoi il faut louer les jours sans désirs ! Mais il faut louer aussi les jours brûlants des désirs enflammés. Ils sont comme des coups de faux dans l’ivraie endormie ; ils portent en nos cœurs la sève étrangère des floraisons éclatantes, faite non de miel, mais de sang et qui respire la destruction et la mort ; ils sont comme un orage noir dans un lourd été, qui sème des éclairs et fend les arbres vermoulus. Ils nous humilient et nous enorgueillissent. Il faut les louer, eux aussi !… Il faut louer la vie dans chacune de ses formes… »

Un don d’eux-mêmes – total et fanatique – à la vie dans toutes ses manifestations, voilà ce qui d’abord caractérise ces héros exaltés. Tout ce qui vient de la vie est bon, tout est beau ; on doit s’en laisser pénétrer, on doit jouir d’elle, effrénément. Comment, d’ailleurs, se soustraire à sa domination ? Elle est en nous, comme nous sommes en elle ; rien n’existe isolément ; tous les êtres se commandent par un réseau de relations si mystérieux et infini que l’homme le plus conscient ne peut s’en affranchir. « Le lien psychique entre les hommes est tellement puissant, dit Grau dans Le Fou, que nous serions effrayés, si nous pouvions le voir »… Sensualisme éperdu, idéalisme simpliste, panthéisme élémentaire, cela mène tout naturellement à une attitude mystique : cette vie, cette Nature, en laquelle il faut nous anéantir, adorons-la ! Elle n’est faite que d’apparences ? Sachons la contempler dans son mystère. « Soyons aux écoutes », comme disaient tout à l’heure ces amoureux ; et pressentons ainsi le symbole de toutes ces choses qui n’ont leur réalité que dans une existence idéale. Adorons la vie ! Adorons-la surtout dans les sentiments et les passions qu’elle nous dispense ; vivons-les jusqu’au bout ; ils sont « sacrés » par cela seul qu’ils viennent d’elle !… Et ces héros vivent en fatalistes. En eux, nulle ambition, nul esprit de conquête. Même leur amour n’est jamais triomphateur. Ils errent, poussés par des forces occultes qu’ils vénèrent. Ils suivent leurs « destinées ». Au soir de son rendez-vous avec Bianka, quand il se retrouve seul dans sa chambre, Ginstermann murmure : « C’est ma destinée… » Et quand Ingeborg abandonne son amant pour en suivre un autre, elle ne trouve rien à dire que ceci. « C’est ma destinée… » – « Je le sais bien !… » répond le prince, accablé.

Panthéisme, mysticisme, fatalisme… Que chargeons-nous ces âmes légères d’une si pesante philosophie ? que masquons-nous ainsi le principe même de leur force et de leur charme : leurs ailes, leur poésie ? Ces héros ne sont point des philosophes, ce sont de tendres paladins ; et s’ils portent avec eux tant de grandes idées, c’est pour en discourir éloquemment devant leurs dames : elles font de si beaux thèmes lyriques ! Ils vont en pleine fantaisie, confondant sans cesse le rêve et la réalité, trouvant leur propre existence plus irréelle qu’un fantôme. Le prince Axel dit en rappelant ses jours heureux : … « J’avais l’impression de regarder un merveilleux livre d’images avec d’étranges figures ; sous l’une d’elles était écrit : voilà Axel… » Le surnaturel est le seul monde assez vaste pour les expansions de ces visionnaires. Ils en sont si près que parfois, avec une surprenante délicatesse, ils notent, dans les choses les plus familières, une part fugitive qui semble, en effet, lui appartenir. Écoutez ces amants qui se séparent au clair de lune : « …Il est tard ! Bonne nuit, bonne nuit, bonne nuit ! Qui se doute de la douceur avec laquelle on peut dire : bonne nuit ? Plus bas, toujours plus bas, et pourtant on l’entend encore… et comment arrive-t-on à le dire ce « bonne nuit ! » pour qu’il exprime tant et tant de choses ?… » Quelquefois même, les mots leur manquent pour fixer ce lien subtil du sensible à l’irréel ; leur voix se perd en balbutiements, ils s’arrêtent, comme ravis, au seuil du miracle : « …Je me souviens d’un soir où il parla si admirablement des hommes, de leurs nostalgies, de leur soif de bonheur, de leurs espoirs et de leurs joies, de leurs égarements, de leurs deuils, de leurs douleurs, de leur solitude, de leur désespoir, …et nous entendîmes alors un hymne au cœur humain, ce cœur si admirable, si admirablement beau, si admirablement doux, si admirablement violent, si admirable, si admirable… » La phrase s’interrompt, la parole ne suffit plus, et l’émotion est si intense qu’on sent passer l’angoisse d’un inconnu.

Ils vont d’émerveillements en émerveillements, d’effusions en effusions, de ferveurs en ferveurs, affranchis des conventions sociales, environnés des éléments prodigieux. Un bruissement dans les arbres, un cri d’animal, une perle de rosée, ou, d’aventure, une petite fleur bleue… ils s’arrêtent, s’enthousiasment longuement. Ils savent, à chaque pas, découvrir des bonheurs suprêmes, sentir presque religieusement la beauté des formes sauvages et incultes de la Nature : encore ici les soupçonné-je d’un certain manque de candeur et d’un tantinet de « Littérature »…

Mais leur propre personne, surtout, les enchante et les inspire. Ils ne font que s’attendrir sur elle et la trouver « admirable ». C’est la corde toujours prête à vibrer sous ces doigts de jongleurs. Tout ce qui leur arrive, est « exceptionnel », « étrange ». Ils se confessent à perte de vue. Partout le Moi, toujours le Moi… Ne nous en plaignons pas : c’est le trésor de leur lyrisme. Et quand il sait se garder des fadaises sentimentales et des fautes de goût, ce Moi trouve pour s’exprimer, des accents touchants et délicieux : tantôt c’est une inflexion de la plus exquise tendresse, un raffinement suprême qui semble (presque) de la naïveté, tantôt une étonnante chaleur persuasive, toujours une ensorcelante musique. Ces héros sont de grands artistes ; leur style n’est point fait que de sortilèges. Pour les avoir faits à son image, Kellermann les aime tendrement : il châtie leur moindre phrase. Étudiez-la, cette phrase d’une habileté technique si rare dans la littérature allemande ; voyez-la qui s’ordonne ici en larges périodes solennelles, comme des versets bibliques, et puis, là, jaillit comme une source vive, se brise soudain, repart, se ramifie, s’endort, s’insinue enfin… Leur langue est celle des dieux et des poètes, abondante, colorée, surchargée d’allégories et d’images : …« Nuit d’été, tu es une pierre précieuse d’un bleu sombre. Nuit d’été, tu es l’haleine parfumée de la bouche de Dieu. Nuit d’été, tu es le clair et bon regard d’une jeune mère. N’est-ce pas la nuit d’été qu’une chaude forêt avec des ombres bleues ? qu’un bébé nu jouant dans la mousse avec un ours qui grogne ? N’est-ce point la nuit d’été qu’un nain assis sur la margelle d’un puits et qui regarde en un miroir ? N’est-ce point la nuit d’été – un chant dans le lointain – un signe, quelque part – un baiser dans l’air – un soupir – un éclair de sang ?… »

Mais enfin ce débordement de lyrisme, cette profusion d’images, cette omnipotence du « sentiment », cet amour « sacré », cette passion « fatale », ces décors d’exubérante Nature et cette forme même d’art, toute subjective et exaltée, ce type de roman à héros et de roman à confession – ne sont-ils pas de vieilles connaissances ? Toute cette littérature n’a-t-elle pas déjà son histoire et son nom ? et n’avons-nous pas, dans cette œuvre contemporaine, mis au jour, un à un, tous les traits distinctifs du Romantisme ? – Arrivant peu après « la banqueroute du Naturalisme », en ce moment critique où le roman, en Allemagne comme en France, était désorienté, Bernhard Kellermann s’est fait d’abord résolument romantique. Ses maîtres et ses devanciers d’alors, ne sont autres que Novalis, Hölderlin, Jean Paul ; et n’a-t-on pas dit à propos d’Ingeborg, que « c’était le Werther du xxe siècle » ? Les frères de ces « héros » s’appellent, chez nous, Adolphe et René : comme ceux-ci, ils sont « volcaniques », ils ont un « cratère dans le cœur » ; comme eux, ils sont sentimentaux avec orgueil et faibles, malgré leur fougue tapageuse ; comme eux, ils sont de complaisantes illustrations à l’autobiographie de leurs auteurs, et comme eux, ils se font tout pardonner par la magnificence de leur lyrisme.


II

L’épithète de « romantique » définirait incomplètement cette œuvre ; en elle, il y a davantage, peut-être – ou autre chose. Et nous n’y avons pas encore discerné les germes d’un livre comme Le Tunnel.

À la suite de ses premiers succès de romancier, Kellermann entreprit de lointains voyages. Il visita l’Extrême-Orient et en rapporta deux charmants recueils d’impressions qui nous le montrent sous un nouveau jour : ce « subjectif » est un observateur. Ses Danses Japonaises, agréablement illustrées des eaux-fortes de Karl Walser, sont un spirituel album de « choses vues » – vues par un œil très pénétrant et mises au point par le plus raffiné des artistes. Accroupi à l’orientale sur le parquet verni d’une maison-de-thé, parmi les rieuses Geishas aux kimonos soyeux, qui, l’une après l’autre, exécutent pour lui leurs danses mimées, l’écrivain s’amuse et croque sur le vif. Il croque sur le vif, en jouisseur et en artiste ; c’est le contraire de l’observation philosophique, qui, partant d’un système, va au-devant de l’impression comme à la recherche d’un document, la prépare ou la suscite comme une expérience, et gratte enfin sous l’apparence, pour trouver le principe. Il n’a d’autre prétention que de voir ce qui lui plaît ; et dans cet autre joli carnet de notes si alertes et colorées, qui s’appelle Une promenade au Japon, Kellermann nous livre lui-même son procédé d’observation : « …La première chose, dit-il, que je fais dans une ville inconnue, c’est d’en prendre méthodiquement possession. Je commence par le pavé, pour ainsi dire, j’entre dans quelque petite buvette, je m’assieds comme un indigène sur un garde-fou et j’observe curieusement les étrangers qui se hâtent, je fais quelques pas, je reviens au cabaret… » Il observe en flâneur, laissant les impressions sur sa nature influençable s’inscrire d’elles-mêmes en toute leur superficielle fraîcheur. Chacune d’elles, par son imprévu, prend l’attrait d’une découverte. Il s’y livre entièrement et la suit jusqu’à l’instant où elle va perdre sa spontanéité ; aussi les emporte-t-il, toutes, vivantes ! N’ayant pas à les utiliser pour une théorie, il ne les choisit ni ne les élimine ; il les accumule sans les classer, sans les lier et les laisse ensuite devant nous défiler, une à une, comme des instantanés. C’est le principe même de l’Impressionnisme. Par sa façon de sentir, par sa technique, Bernhard Kellermann est impressionniste. Pour s’en convaincre, il faut l’accompagner dans sa « promenade » japonaise, descendre avec lui une de ces bruyantes ruelles des maisons-de-thé avec leurs lampions bigarrés où dansent des hiéroglyphes, écouter battre sur le pavé toutes ces minuscules socques de bois et jacasser ces petites voix gutturales, voir ondoyer ce fleuve d’éventails et d’ombrelles en papier multicolore et regarder, entre les paravents brodés, rire, toujours rire ces minois peints de précieuses poupées qui vous invitent à la danse. C’est un panorama brillant, aux contours nets, aux couleurs vives, qui se déroule… Que nous sommes donc loin des paysages de rêve d’Ingeborg !

Et pourtant, dans ces premiers romans eux-mêmes, les qualités d’observation et les procédés impressionnistes me frappent déjà. On ne voit d’abord dans ces livres que le « héros », ce protagoniste si envahissant qu’autour de lui les autres rôles passent inaperçus. Mais ceux-ci sont, en général, du plus vigoureux réalisme. C’est une remarque qui peut s’appliquer à tous les romans de Kellermann. Dans Yester et Li, et surtout dans Le Fou, c’est presque en romancier naturaliste, avec un art nettement objectif que l’auteur traite ses personnages de second plan. Mais même dans Ingeborg et dans La Mer, les plus romantiques de ses œuvres, autant le héros reste une figure idéale et imaginaire, autant son entourage est réaliste et vrai. Voici, dans La Mer, Yann, « le petit capitaine », et Roseherre, qui garde mal ses deux moutons, et Petitjean, qui sait raconter les histoires : « … trois mots, trois gestes, mais on voyait tout ». Et voici l’amoureux timide d’Ingeborg, Harry Usedom, le violoniste « aux yeux qui rayonnent et qui pendent dans son visage comme deux lampes » ; voici son père, le farouche bûcheron Fürchtegott Giselherr, sa sœur, la « simple Maria » et Karl Bluthaupt, son ravisseur… « large d’épaules, osseux, marchant à grands pas ; avec ses cheveux embroussaillés, d’un rouge de cuivre, son nez en bec d’aigle, sa bouche perpétuellement ouverte et souriante, on eût dit un de ces poètes de jadis, qui, le jour, poussaient la charrue, et le soir, dans la grand’salle, chantaient devant les femmes »… Quelle expression, quelle vérité dans ces pochades aux tons violents, faites sur le vif, par petites taches frémissantes ! Toujours une attitude franche, un geste, un tic, un trait observé ; et jamais, suivant la bonne tradition impressionniste, un portrait trop poussé, trop définitif et parfait. Dans la composition, c’est la même chose : aucune continuité, mais des scènes succédant à des scènes. Dans l’expression, c’est plus frappant encore : la pensée s’arrête court, au milieu d’une phrase, pour suivre une nuance et puis une autre qui se jette au travers ; toute à l’impression de l’instant, elle s’interrompt sans cesse et se brise. Les paysages, à cet égard, sont typiques. Quel saisissante petite toile impressionniste que celui-ci : « … La route alpestre serpente le long de la prairie et, trouant les bois, elle se précipite au fond de la vallée. Là-bas, tout là-bas, c’est la vallée, minuscule, étroite ; un fil très fin la traverse, sur lequel bouge de temps en temps quelque chose : une voiture… »

Noyées dans la débordante poésie des premiers romans, ces propriétés caractéristiques de netteté, d’acuité d’impressions, de sûreté de touche, de concision et de vie, y révèlent déjà l’observateur exercé, l’écrivain qui sait voir. Et ce jeune auteur, si heureusement doué, semblait ainsi, au début de son œuvre, réunir et combiner deux qualités presque contradictoires : la passion lyrique et la froide observation. Parvenu à la maturité de son talent, ne se laisserait-il pas dominer par l’une ou par l’autre ? S’affirmerait-il par des formes d’art subjectives dans cette école néo-romantique qui commençait à percer en Allemagne ? Tournerait-il à un réalisme tout objectif ?

Qu’allait être son chef-d’œuvre — poème en prose ou roman ?

III

Le Tunnel répond à ces questions. Livre « sensationnel » en effet, par son sujet d’abord : l’histoire d’un tunnel sous-marin entre l’Amérique et l’Europe… Serions-nous au pays de Jules Verne ou de Wells ? Point. Ni les puérilités d’une imagination trop facile, ni même ce jeu brillant, où blague et fantaisie rivalisent et dans lequel excellent les Anglais, qui consiste, partant d’une utopie presque vraisemblable, à en tirer logiquement les plus déconcertantes conclusions ; mais un livre ému, émouvant, à la fois étude de mœurs très fouillée des milieux d’affaires américains et vibrante épopée du travail moderne, un livre généreux et puissant, de la plus belle tenue littéraire.

L’œuvre est jaillie d’un jet. Sa ligne est droite et ferme. Une même idée l’anime d’un bout à l’autre, un projet énorme conçu par un homme qui, seul contre tous, ayant pris au début son écrasante responsabilité, le conduit au triomphe après vingt-cinq années de formidable labeur. Car c’est encore un « héros » que ce Mac Allan, le constructeur du gigantesque tunnel, encore un visionnaire dans son genre. Mais quelle différence ici ! Quelle figure positive que celle du héros américain ! …« Allan était là, comme un homme qui attend et qui sait attendre. Enfoncé dans son fauteuil, ses larges épaules contre le dossier, les pieds écartés autant que le permettait la loge, il promenait autour de lui ses yeux tranquilles. Allan n’était pas précisément grand, mais large et fort, bâti en boxeur. Son crâne était puissant, plutôt carré que long et son visage rasé, quelque peu rude, frappait par son teint basané. Même en plein hiver, des taches de rousseur marquaient ses joues. Comme tout le monde, il avait ses cheveux soigneusement peignés en raie bien droite, des cheveux bruns, souples, brillants de reflets cuivrés. Derrière des arcades sourcilières fortes comme des retranchements, luisaient ses yeux clairs, d’un bleu gris, remplis d’une bonne expression enfantine. En somme, il ressemblait à quelque capitaine au long cours, retour de traversée, qui, à pleins poumons, a humé l’air du large, et qui d’aventure a mis ce soir un habit qui ne lui va guère… » Nous sommes au concert, dans une nouvelle salle luxueuse que le tout New-York inaugure ; les places de loge coûtent 200 dollars ; le chef d’orchestre (n’est-ce pas la fine silhouette de Weingartner que j’y crois reconnaître ?) en touche 6.000. Toutes les fortunes « de la 5e avenue, de Boston, de Philadelphie, de Buffalo, de Chicago » sont là. À côte d’Allan, « reposant sa fine tête brune de madone sur sa main gantée de blanc », c’est Maud, sa femme, la douce victime du tunnel. Et voici l’ami Hobby, victime lui aussi du tunnel, après en avoir été l’infatigable architecte, Hobby, l’enfant terrible de New-York, tiré à quatre épingles, après dix-huit heures de travail… Mais Mac Allan n’est pas venu de Buffalo pour entendre de la musique, il a un rendez-vous d’affaires, pendant l’entr’acte, avec le banquier Lloyd, le roi du diamant, un des hommes les plus riches du monde. Lloyd a étudié le fantastique projet ; son appui financier est indispensable ; de son « oui » ou de son « non » dépend l’entreprise. Et Mac Allan attend, les yeux fixés sur la loge d’en face, où Lloyd va apparaître. Le voilà enfin, précédé de sa fille, l’étrange Ethel, qui porte, en pendentif, sur le front, « le Rosy Diamond, du trésor d’Abdul-Hamid, évalué 200.000 dollards… Lloyd faisait penser à un bouledogue. Ses dents inférieures dépassaient un peu celles d’en haut, ses narines formaient deux trous ronds et ses petits yeux larmoyants et enflammés fendaient obliquement cette figure sombre, desséchée et immobile… L’effet de ce visage était terrible : on pâlissait à sa vue et on allait jusqu’à s’évanouir… » Dans ce remarquable chapitre d’exposition, si largement et puissamment traité, Kellermann nous présente tous les principaux personnages de son roman, tous ceux, qui, avec leurs énergies, leur argent, leur pensée et toutes leurs forces vives, vont être absorbés par l’œuvre d’un seul, plus fort que tous. Il n’y manque guère que ce Wolfsohn, qui périra aussi par le tunnel, pour avoir voulu l’anéantir, parvenu rapace qui s’est glissé jusqu’à la direction financière de l’affaire, sujet hongrois d’abord, puis autrichien, berlinois, anglais, américain, et, suivant les besoins, tour à tour protestant ou catholique, depuis qu’il n’est plus juif. Jamais Kellermann n’a montré pareille maîtrise que dans ce défilé de portraits. Chacun d’eux est d’un art consommé, d’un réalisme qui saisit. Nous savons maintenant comment procède cet impressionniste ; combien de préalables études, d’après nature, combien de croquis, d’instantanés – récolte de son dernier voyage au Nouveau-Monde – ont servi à parfaire ces vigoureux portraits ? Tous les détails en sont vivants, les attitudes expressives, les paroles typiques.

C’est un chef-d’œuvre d’observation.

Mais ici l’observation ne s’arrête pas à la surface. Elle ne s’en tient pas à une suite d’impressions et de notes isolées comme dans les récits de voyages ; elle les combine et les compose en un tableau d’ensemble – et c’est à cette harmonie qu’on voit la maturité du talent. En quelques fresques puissantes, Kellermann nous fait assister à la vertigineuse activité américaine. C’est, par un soir d’été brûlant de New-York, sur le toit d’un gratte-ciel de 36 étages, cette extraordinaire réunion d’un trust de milliardaires, les capitalistes du tunnel, auxquels Mac Allan, en bras de chemise et pantalon de flanelle blanche, expose calmement son projet. C’est l’essor prodigieux de ces immenses cités ouvrières aux portes du gouffre sous-marin, la vie de ces masses de travailleurs qu’il engloutit chaque jour et qui peinent, à plusieurs kilomètres au-dessous du niveau de la mer, dans une chaleur mortelle, aux lueurs éblouissantes des projecteurs électriques ; c’est la description minutieuse de ce travail lui-même, de cette marche lente de vingt-cinq années sous les eaux, avec ses formidables obstacles et ses dangers, jusqu’à la tragique révolte, au lendemain d’une catastrophe, de ces 180.000 ouvriers, qui marchent sur New-York en cortège menaçant, musique en tête, porteurs de bannières et de pantins grotesques à l’image des organisateurs du tunnel. C’est, avec la destinée du financier S. Woolf, une curieuse étude sur l’argent brassé à l’américaine, les grosses spéculations, le vertige des fabuleuses recettes, les krachs et les ruines. Ce sont, enfin, les répercussions mondiales, internationales, sociales, financières, même techniques de la colossale entreprise. Ce livre est sorti d’un tohu-bohu d’impressions neuves et devant une telle abondance de matériaux, pour les animer et les transformer en œuvre d’art, il a fallu que l’observateur appelât le poète à son secours.

Le poète en a fait jaillir l’émotion, l’intérêt dramatique, le lyrisme imagé, le symbole ; et nous voyons encore une fois se combiner et se compléter ici les deux qualités maîtresses de Kellermann. Car bien loin de se perdre dans la minutie des détails fastidieux, et de céder à l’exactitude d’un impressionnisme exclusif, l’œuvre s’élargit en vastes perspectives ; elle est comme vue à vol d’oiseau — et à quelle folle allure ! Kellermann s’est mis au rythme américain ; on dirait un film qui passe ; aussi facilement qu’au cinématographe, les décors changent, et les personnages n’y traversent pas les mers et les frontières avec moins d’aisance. Ici, c’est une grosse banque de New-York et là, ce sont les grands boulevards de Paris ; nous voici à Londres, à Vienne, en bateau, en chemin de fer, en automobile, en aéroplane. Nous passons des salons fastueux d’un milliardaire au cœur d’une forêt vierge, abattue en quelques heures pour les besoins du tunnel, toujours du tunnel ; et, de la chambre aux murs nus où Mac Allan, s’il le faut, reste deux jours et deux nuits devant des chiffres, nous plongeons soudain dans le trou noir, hurlant du tunnel et nous en ressortons, en plein océan, sur une île solitaire, la première gare du fantastique trajet !

Cette trépidation continue durant 400 pages, sans fatigue, soutenue par un enthousiasme communicatif de poète, par une narration palpitante, pittoresque, facile. Bientôt, c’est même une volupté de se laisser entraîner par cette richesse d’impressions, cette abondance variée de faits et d’aventures ; on en arrive à penser qu’entre le roman d’analyse qui nous torture, en nous forçant à nous interroger, et le roman d’imagination, qui nous arrache ainsi à nous-mêmes en nous ouvrant les sphères riantes de la fantaisie, celui-ci est le véritable roman traditionnel, qui nous apporte le délassement et le plaisir.

Le point culminant de l’œuvre est le récit de la catastrophe qui anéantit, en quelques minutes, trois mille vies humaines au fond du tunnel. C’est, à ma connaissance, un des chapitres les plus forts du roman allemand contemporain. Il y a là, dans la préparation du drame, et dans la brusquerie de ce coup de théâtre, dans la progression savante et atroce de l’angoisse, dans l’analyse de ces premières secondes de stupéfaction, de lucidité et de désespoir, dans l’horreur de cette ruée folle des ouvriers, le long de cet interminable tuyau noir, parmi les cadavres et les blessés, vers l’air respirable, vers la lumière, vers l’issue, qui sont à plus de 400 kilomètres, dans ces scènes de tueries à coups de couteaux et de revolvers, autour des dernières places libres du train de sauvetage, dans ce tableau funèbre des femmes penchées à l’entrée du gouffre, qui rejette les rescapés, enfin, dans l’accumulation et le dosage de tous ces affreux détails, il y a la marque d’un grand écrivain et d’un poète. Par sa puissance descriptive, par son lyrisme émouvant et farouche, par son souffle, ce chapitre fait songer aux plus belles pages de Germinal.

Entre Kellermann et Zola, on trouverait d’ailleurs plus d’un point de comparaison et Ingeborg serait à peu près au Rêve ce que Le Tunnel peut être à Germinal. Mais c’est surtout par son romantisme que Bernhard Kellermann rappelle le très romantique théoricien du naturalisme. Qu’on lise à cet égard, la description de la machine destinée à perforer le tunnel : …« inventée par Allan jusqu’en ses moindres détails, semblable à un grand poisson couvert d’écailles, à une sorte de seiche gigantesque et cuirassée, traînant une queue de fils de fer et de câbles… elle rampait devant elle, tâtant, palpant la terre de ses tentacules, l’aspirant avec les lippes de ses bouches multiples… crachant une lueur vive… Elle tremblait sans cesse d’une colère d’animal primitif et, comme ivre d’une volupté de carnage, hurlant, tonnant, plongée dans le roc jusqu’à la tête, elle dévorait… » ; la description continue ainsi pendant quatre pages. Qu’on songe maintenant aux fosses de Germinal ou à l’alambic de l’Assommoir. C’est le même art, les mêmes procédés, la même personnification de la matière, la même vue par l’énorme, la même poésie grandiloquente, qui confine à l’épopée et à l’amphigouri. Cet exemple suffit ; on pourrait en réunir beaucoup d’autres, sans, par là, vouloir autrement s’exagérer les analogies entre deux œuvres aussi différentes. Il y a entre elles l’abîme qui sépare le génie latin du génie germanique, et c’est chez les plus septentrionaux des écrivains allemands et jusque dans les littératures danoises et scandinaves, chez les J. V. Jensen et les Jacobsen, qu’il faudrait probablement aller chercher les origines de la lignée intellectuelle à laquelle appartient Kellermann.

Mais les vrais mérites du Tunnel, et la cause de son succès, si général, ne sont pas seulement dans des qualités littéraires. Son originalité est, au contraire, d’avoir trouvé un sujet en dehors des anciens thèmes des romans de passion ou d’aventure — et de rajeunir le genre du roman lui-même, en y précipitant les éléments les plus typiques de la vie moderne, et surtout les problèmes, les milieux et les caractères du travail de notre temps. Parce qu’il était né poète et ouvert à toutes les manifestations de la beauté, l’auteur romanesque d’Ingeborg devait aussi découvrir la poésie latente dans l’activité contemporaine. C’est de cette découverte qu’est né Le Tunnel. L’alliance de l’invention avec le capital, les efforts combinés de la machine et de l’argent, l’action parallèle des classes dirigeantes et des classes ouvrières, la lutte plus âpre et plus ingénieuse que jamais de l’homme avec la Nature – voilà quels sont les mobiles dans ce livre « sensationnel ». C’est un noble chant à l’esprit d’entreprise, au labeur persévérant, à la volonté, au courage ; c’est un monument au travail moderne. Mac Allan travaille, et le travail l’absorbe tyranniquement, le martyrise, lui prend femme, enfant, ami, victimes de son œuvre ; le travail lui arrache son propre moi, sa fierté même, exige un don absolu de son âme et de son corps : Mac Allan travaille encore… et Mac Allan triomphe !

Et voici où se dégage le symbole. Tous les romans antérieurs de Kellermann n’ont pas conclu : Yester et Li est resté une désillusion, Ingeborg, une prière exaltée, La Mer, une nostalgie, Le Fou, un insatiable désir. Le Tunnel est une affirmation, une réalisation. Sa conclusion est un triomphe… Oh ! certes, l’œuvre gigantesque est bien près de l’anéantissement ; au lendemain de la catastrophe, devant la révolte des travailleurs, l’incendie du syndicat, les capitaux dilapidés, l’emprisonnement de Mac Allan, l’émotion est tendue jusqu’au désespoir. L’entreprise ne serait-elle pas surhumaine ?… Mais non ! Les énergies se ressaisissent soudain. Le travail reprend, avec un acharnement plus âpre, il terrasse les derniers obstacles. Le tunnel est achevé ! Le premier train s’élance sous l’océan ! Et la dernière phrase du livre éclate comme une fanfare : …« Ils étaient arrivés en Europe, avec douze minutes de retard. »

Travaillons ! travaillons, nous crie Mac Allan. Travaillons ! Nous sommes dans la bonne voie et le triomphe est promis à l’immense labeur moderne !… Telle est la morale. Et ce cri d’encouragement, cette exhortation au travail à tout prix – n’est-il pas symptomatique de les entendre retentir au milieu de ce peuple travailleur et entreprenant de l’Allemagne contemporaine, de l’Allemagne américanisée ?


Gaston Monod.