L’Œuvre de Pierre de Ronsard

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L’Œuvre de Pierre de Ronsard
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 751-804).
L’ŒUVRE
DE
PIERRE DE RONSARD

Cinq livres d’Odes, parmi lesquelles il y en a de toutes les sortes et de tous les modèles : de « Pindariques » et d’ « Horatiennes, » d’ « Anacréontiques » et de « Catulliennes, » de courtes et de longues, de familières et de solennelles, de guerrières et d’amoureuses, d’ironiques et de sentimentales, de triomphales et de satiriques ; — six ou sept livres d’Amours, qui font ensemble quelque huit mille vers, pour Cassandre, pour Marie, pour « Astrée, » pour Hélène, pour « diverses, » où l’érudition et la sensualité, la tendresse et la raillerie, la galanterie, le « grand goût » et le mauvais, on peut même dire souvent le pire, la préciosité, la mélancolie, la joie d’aimer, l’orgueil d’être poète, le chagrin de vieillir s’expriment par les nuances d’une langue, tantôt plus âpre et tantôt plus coulante, ou tantôt plus claire et tantôt plus obscure, mais toujours éclatante et sonore ; — deux livres d’Hymnes, c’est-à-dire de récits épiques, où le poète, à force de vivre dans la fréquentation des anciens, semble, en vérité, redevenu l’un d’eux, et, comme eux, invente des mythes ; — deux livres de Poèmes, que l’on pourrait appeler les caprices de son imagination vagabonde, les loisirs, ou, comme on disait alors, les « gayetés » d’une verve qui se déborde, et qui volontiers retourne à cette gauloiserie dont presque aucun de nos grands poètes n’a su entièrement se défendre ; — quatre chants, ou six mille vers, d’un poème épique inachevé ; des Élégies, des Épigrammes, des Mascarades, des Épitaphes, les éloquens Discours des misères de ce temps : — telle est l’œuvre de Ronsard, et, si l’on considère que rien de pareil ne s’était vu dans notre langue, ni chez les Italiens, ni même chez les anciens, où Pindare n’a point composé de sonnets amoureux, ni Virgile d’Odes héroïques, on se représentera sans peine l’émerveillement des contemporains. « Il s’est bien vu aux siècles passés des hommes excellens en un genre de poésie, — a dit à ce propos, dans son Oraison funèbre du poète, celui qui devait être plus tard le cardinal du Perron ; — mais qui aient embrassé toutes les parties de la poésie ensemble, comme celui-ci a fait, c’est ce qui ne s’était point vu jusques à présent. » Et c’est pourquoi sans doute il ne s’en est guère vu non plus, en aucun temps, que l’on ait admiré davantage ; qui, de son vivant même, ait joui plus pleinement de sa gloire ; dont la souveraineté littéraire ait été plus incontestée, ni enfin dont la fortune ou la destinée se soit déployée plus triomphalement que celle de Pierre de Ronsard, gentilhomme vendômois, né le 2 ou le 14 septembre 1525, au château de la Poissonnière, et mort, en son prieuré de Saint-Cosme-en-l’Isle, près de Tours, le 27 décembre 1585.

Les commencemens, il est vrai, les premiers commencemens, n’ont pas laissé d’être difficiles. Le seigneur Louis de Ronsard, chevalier de l’ordre de Saint-Michel, maître d’hôtel du roi François Ier, a contrarié la vocation poétique de son fils. La formation du jeune homme, dans la docte maison de Lazare de Baïf, puis au collège de Coqueret, sous la discipline de Daurat, a été lente et laborieuse. Chaude et vive, ensuite, a été la bataille qu’il a fallu livrer contre les représentans de l’école de Marot ! Quand les quatre premiers livres des Odes ont paru, en 1550, on a commencé par s’en moquer, non seulement entre confrères, mais à la Cour même, ce qui était grave ! Le spirituel et mordant Mellin de Saint-Gelais, qui d’ailleurs pouvait invoquer le droit de légitime défense, n’a rien négligé, semble-t-il, de ce qu’il fallait faire pour fermer à cette impatiente et provocante jeunesse les avenues de ses ambitions. Mais l’orage n’a pas duré. La protection déclarée d’une seconde « Madame Marguerite, » sœur de Henri II, a réduit promptement les envieux au silence ; et, à dater de 1552, Ronsard est vainqueur, et les siens à sa suite, ou plutôt ils sont vainqueurs ensemble, mais, ainsi qu’on le dira plus tard, « l’action de toute une armée s’attribuant toujours au chef qui la conduit, » c’est au nom de Ronsard que s’attache, pour n’en être plus désormais séparé, ni même distingué, l’éclat de la gloire commune et l’immortel honneur de la Pléiade entière. On attaquera bien encore sa personne ! Cela est de tous les temps ; et, dans l’histoire de la littérature comme dans l’histoire de l’art, — mais surtout dans l’histoire de la littérature, parce que tout le monde y tient la plume, — il suffit qu’une grande renommée s’élève, pour que les rivaux soient tentés de s’en acquérir une, et on pourrait dire la même, rien qu’en se mettant en travers d’elle. Mais, du moins, ne contestera-t-on ni le génie du poète, ni sa royauté littéraire. C’est au bruit des acclamations qu’il avancera désormais dans la vie. On ne s’étonnera pas de l’entendre dire superbement, à ses adversaires mêmes :


… de ma plénitude,
Vous êtes tous remplis, je suis seul votre étude ;
Vous êtes tous issus de la grandeur de moi,
Vous êtes mes sujets, je suis seul votre Loi ;
Vous êtes mes ruisseaux, je suis votre fontaine !


L’étranger, — l’Allemand, l’Anglais, l’Italien. — ne lui témoigneront pas moins d’admiration que ses compatriotes. Et quand enfin il mourra, vieux avant l’âge, au lendemain de la dernière et plus magnifique édition de ses Œuvres, l’in-folio de 1584, du Perron, dans une éloquente Oraison funèbre, et le pieux disciple du poète, Claude Binet, dans le récit de sa Vie, feront de lui comme un personnage de légende, dont la naissance, accompagnée de gracieux prodiges, aura compensé, diront-ils, par la gloire qu’elle devait jeter sur le nom français, le désastre et le deuil national de Pavie[1].

Comment, et par quelles qualités, l’œuvre du grand poêle justifie-t-elle cet enthousiasme ? Le meilleur moyen de le dire serait évidemment d’en suivre le développement chronologique, si nous pouvions le déterminer avec exactitude ; et puis, si la continuité même n’en était étrangement troublée par l’abondance des modifications que Ronsard a fait subir à ses vers[2]. Car, on sait bien, à la vérité, que tel de ses recueils a paru en telle année, — la première édition des Odes, par exemple, en 1550, ou celle des Amours en 1552, — mais d’une édition à une autre, le contenu du recueil a changé. C’est ainsi qu’il faut soigneusement distinguer le premier Bocage, qui a paru en 1550, d’un second Bocage, qui a paru en 1554, et tous les deux du Bocage Royal, lequel d’ailleurs n’a pris ce titre, et n’a même été « constitué » qu’en 1584, dans la dernière édition de ses Œuvres que Ronsard ait lui-même donnée. En revanche, dans cette même édition, on ne trouve plus trace ni du Bocage de 1554, ni de celui de 1550, et les pièces qui les composaient, — quand encore le poète ne les a pas purement et simplement supprimées, comme l’Hymne de France ou l’Epitaphe de Rabelais, — sont réparties indistinctement dans telle ou telle division de son œuvre. Il serait d’ailleurs plaisant que l’on disputât à Ronsard le droit d’en user de la sorte avec lui-même, et nous nous en garderons bien ! mais, de cette liberté qu’il prend avec ses œuvres, on voit les difficultés qui résultent. Elles peuvent aller jusqu’à nous induire en erreur sur la vérité des sentimens, et, comme on dit aujourd’hui, sur la « psychologie » de Ronsard, si, par exemple, nous ne faisions pas attention que les Amours de Cassandre sont un recueil de pièces parues en dix fois, de 1552 à 1572, et les Amours de Marie un recueil de pièces parues en huit fois, de 1555 à 1578. Quant aux quatre premiers livres des Odes, le contenu n’en a pas varié moins de dix-huit fois, de 1550 à 1584, et nous pourrions dire dix-neuf, si nous poussions la vérification jusqu’en 1587, où les mêmes quatre livres, au lieu de cent vingt pièces, n’en contiennent plus que cent-deux. L’intérêt de cette remarque est, incidemment, d’établir que l’édition de 1587, — la première des éditions posthumes, et soi-disant « revue, corrigée et augmentée par l’auteur, avant son trépas, » — est, en réalité, moins complète que l’in-folio de 1584, qui, de toutes les éditions de Ronsard, passe pour être celle où ses scrupules auraient opéré le plus de changemens, et de retranchemens.

La question se complique encore de celle des « variantes. » Les vers de Ronsard sont assurément les moins « improvisés » qu’il y ait au monde, et je ne crois pas que jamais poète se soit plus « corrigé. » C’est ainsi, et pour n’en citer qu’un exemple, que le premier des Sonnets à Cassandre :


Qui voudra voir comme Amour me surmonte…


n’est le même ni dans l’édition de 1567, ni dans l’édition de 1578, ni dans l’édition de 1584. Ronsard avait imprimé, en 1567 :


Qui voudra voir comme Amour me surmonte
Il connaîtra combien peut la raison
Contre son trait, quand sa douce poison
Tourmente un cœur que la jeunesse enchante ;
Il connaîtra que je suis trop heureux
D’être en mourant nouveau Cygne amoureux,
Qui plus languit et plus doucement chante,

Il corrige, dans l’édition de 1578 :

Il connaîtra que faible est ma raison,
Contre son trait, quand sa douce poison
Corrompt le sang, tant le mal nous enchante !
Il connaîtra que je suis trop heureux
D’être en mourant nouveau Cygne amoureux,
Qui son obsèque à soi-même se chante.


Et il corrige enfin, dans l’in-folio de 1584 :


Il connaîtra qu’Amour est sans raison,
Un doux abus, une belle poison,
Un vain espoir qui de vent nous vient paître.
Il connaîtra que l’homme se déçoit
Quand, plein d’erreur, un aveugle il reçoit
Pour sa conduite, un enfant pour son maître. Il y a dans le génie de Ronsard, que l’on croirait si glorieux de sa propre « plénitude, » quelque chose d’inquiet, et, pour ainsi parler, comme une perpétuelle angoisse de paraître inférieur à son ambition… Mais on peut cependant, et à la condition de laisser flotter quelques dates, distinguer trois « époques » dans cette œuvre monumentale ; la première qui s’est étendue de 1550 à 1560 ; la seconde, et de beaucoup la plus courte, que remplissent à eux seuls les Discours des misères de ce temps, de 1560 à 1563 ; et la troisième enfin, la plus longue, mais non pas toujours la mieux remplie, de 1563 à 1584.


I

Ce n’est pas une inquiétude quelconque, vague et indéterminée, mais l’inquiétude précise du « mieux, » et, par conséquent, celle de la perfection ou de l’art, que trahissent les remaniemens et corrections de Ronsard. Et, en effet, Ronsard est avant tout un « artiste, » ce qui ne veut pas dire qu’il soit indifférent au contenu de son œuvre, mais pourtant qu’il attache à la forme, telle du moins qu’il l’a conçue, une importance extrême et peut-être, en un certain sens, excessive. Telle est la leçon qu’il a tirée de la fréquentation des anciens, et, en particulier, de celle de Pindare. On ne s’attend pas, sur ce nom de Pindare, que nous parlions longuement ni à fond de cette poésie de l’ « athlétisme, » qui est l’occasion, sinon la matière des Néméennes ou des Olympiques, et nous nous contenterons de dire que les victoires des MiIon de Crotone tiennent peu de place dans l’histoire de l’esprit humain. Cela est trop Grec pour nous ! On n’apprend à l’école de Pindare ni à « penser, » ni à « sentir ; » et Ronsard lui-même, plus mûr, jugera très librement un jour ce souverain maître de sa jeunesse. Mais, encore qu’artificielle, ou peut-être à cause qu’artificielle, il faut convenir que la forme de l’ode pindarique, avec l’ampleur de son architecture ; avec la manière dont les mots, comme jadis les pierres des murs de Thèbes, s’y assemblent en cadence, à l’appel de la musique ; avec le complexe et harmonieux entrelacement de ses rythmes ; avec la variété, l’inattendu, la contrariété de ses mouvemens ; avec la splendeur de ses images et le symbolisme confus de sa mythologie, — si toutefois ce sont bien là quelques-unes des qualités que ceux qui s’y connaissent, y vantent, — cette forme est belle, très belle, très savante, et on conçoit qu’elle ait séduit Ronsard ! Il y avait, dans cette formule d’art, précisément tout ce que Ronsard et ses amis se sentaient comme personnellement humiliés de ne pas trouver dans les proses rimées de Marot et de ses prédécesseurs. On conçoit également qu’aux exigences de cette forme savante, le généreux projet lui ait souri d’adapter les qualités que personne encore n’avait reconnues dans la langue française, mais qu’il y croyait contenues. Et on conçoit enfin, pour toutes ces raisons, l’effet d’insolente nouveauté que produisirent, en 1550, au lendemain de la Défense et Illustration de la Langue française, les quatre premiers livres des Odes.

« Pourquoi ce mot d’Ode, pédantesque et prétentieux, quand nous avons celui de Chant ou de Chanson, » demandait l’auteur du Quintil Horatian ? Les Odes répondaient victorieusement à cette question, et, d’abord, par la diversité des combinaisons de rythmes et par la variété de tons qui en font les premiers caractères. Car, en essayant d’imiter Pindare, — ou peut-être et plutôt encore, en se mettant sous la protection de ce grand nom, — Ronsard ne s’est pas du tout emprisonné dans l’imitation de son modèle, et à dire le vrai, l’influence d’Horace, ou celle du faux Anacréon et des élégiaques latins, ne sont guère moins sensibles dans trois au moins de ces quatre livres. Le premier seul est même proprement pindarique, à la française ! et il est vrai qu’on y trouve, entre autres pièces, celle qui a passé longtemps pour le chef-d’œuvre de Ronsard en ce genre : c’est l’ode fameuse à Michel de l’Hôpital, chancelier de France, en 816 vers, avec sa division en « strophes, antistrophes, épodes, » ses allusions mythologiques, et l’élan d’orgueil poétique dont elle est l’éloquente expression :


Errant par les champs de la grâce
Qui peint mes vers de ses couleurs
Par les bords Dircéans j’amasse,
L’élite des plus belles fleurs,
Afin qu’en pillant, je façonne
D’une laborieuse main,
La rondeur de cette couronne,
Trois fois torse d’un pli thébain…


L’inspiration en est haute ; l’allure générale d’une belle fierté ; la langue, forte, ferme et précise ; le mouvement d’une rare puissance ; — mais elle n’a paru qu’en 1552.

Il y avait beaucoup moins d’ambition dans les trois autres livres, et l’inspiration en est même uniquement horatienne, ou anacréontique. Et, aussi bien, on le sait, — ne fût-ce que pour l’avoir souvent entendu dire, — ni l’application au travail, ni la passion de la gloire ne triompheront-elles jamais en Ronsard du goût très vif de la volupté. La note « bachique, » dont le poète abusera plus tard,


Versons ces roses sur ce vin
Près de ce vin versons ces roses,
Et boivons l’un à l’autre, afin
Qu’au cœur nos tristesses encloses
Prennent en buvant quelque fin…


cette note est rare dans le recueil de 1550. La note épicurienne est plus fréquente :


Jeune beauté, mais trop outrecuidée
Des présens de Vénus,
Quand tu verras ta peau toute ridée
Et tes cheveux chenus
Contre le temps et contre toi rebelle,
Diras en te tançant :
Que ne pensais-je, alors que j’étais belle,
Ce que je vais pensant…


Faisons seulement observer que, s’il y a là de l’épicurisme, il y a de la mélancolie dans cet épicurisme, j’entends cette mélancolie qui sort, comme l’a dit Lucrèce, de l’épicurisme même et du sentiment de la brièveté de nos joies. L’idée de l’Amour et celle de la Mort s’associent volontiers, ou plutôt s’attirent l’une l’autre dans l’imagination de Ronsard. Il est grave et sensuel à la fois. Et tout cela suffisait à faire déjà de son premier recueil, et quand il n’aurait que ce mérite unique, le recueil le plus varié qu’on eût encore vu dans notre langue.

Cette variété se retrouve dans les combinaisons de mètres et de rythmes qui ont fait de lui, dès ses premiers débuts, et pour trois ou quatre cents ans, l’un des grands « inventeurs » qu’il y ait dans l’histoire de notre poésie. Si l’on veut se donner la sensation très nette de ce qu’il y a d’ingéniosité, de souplesse, d’adresse dans la rythmique de Ronsard, plus encore que dans sa métrique, on n’aura qu’à comparer les Odes avec les maladroites et pénibles inventions de Marot dans sa traduction des Psaumes. Strophes de dix, douze, treize, quinze, seize, dix-huit, vingt vers, toutes ces massives architectures, dont il en reprend quelques-unes à Lemaire de Belges, Ronsard les manie toutes avec la même aisance, — on serait tenté de dire avec le même sourire d’athlète vainqueur ; — et on ne saurait imaginer, sans l’avoir lu de très près ; le parti qu’il tire, pour construire ces choses en solidité, du vers sautillant de huit, ou du vers impair et comme boiteux de sept syllabes. Il a d’ailleurs une prédilection marquée, dans ses premières Odes, pour les mètres impairs.


L’hymne qu’après tes combats,
Marot fit de ta victoire,
Prince heureux, n’égala pas
Les mérites de ta gloire.
Je confesse bien qu’à l’heure,
Sa plume était la meilleure,
Pour ombrager simplement,
Les premiers traits seulement !
Étant né d’un meilleur âge,
Et plus que lui studieux,
Je veux parfaire l’ouvrage,
D’un art plus laborieux…
Livre I, Ode VI.
[ La victoire de François de Bourbon, comte d’Enghien, à Cérisoles.]


D’autres combinaisons sont plus savantes et plus insolites, comme celles de l’Ode à la fontaine Bellerie [II, Ode IX] que l’on pourrait appeler, en vérité, le triomphe de l’impair, soit cinq strophes ou stances, de sept vers chacune, et ces vers de sept syllabes :


O fontaine Bellerie !
Belle fontaine chérie
De nos nymphes, quand ton eau
Les cache au creux de ta source,
Fuyantes le satyreau,
Qui les pourchasse à la course
Jusqu’au bord de ton ruisseau…


Voici encore un joli entrelacement de rimes :


Fais rafraîchir mon vin de sorte,
Qu’il passe en froideur un glaçon ;
Fais venir Jeanne, qu’elle apporte
Son luth pour dire une chanson,
Nous ballerons tous trois au son !
Et dis à Barbe qu’elle vienne,
Ses cheveux tors à la façon
D’une folâtre Italienne !
[Livre II, Ode X.]


Et voici maintenant les combinaisons qui vont devenir, ou qui sont déjà classiques en naissant : la strophe de six vers, ou quatre alexandrins, séparés deux à deux par un vers de six syllabes :


Les douces fleurs d’Hymette aux abeilles agréent
Et les eaux de l’été les altérés recréent :
Mais ma peine obstinée
Se soulage en chantant sur ce bord, faiblement
Les maux auxquels Amour a misérablement
Soumis ma destinée…
Livre III, Ode XVIII.
[La complainte de Glauque à Scylle.]


Voici la strophe de six octosyllabes :


Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.
Livre I, Ode XVII.
[A sa maîtresse.]


Voici la stance de quatre vers :


Couché sous tes ombrages verts,
Gastine, je te chante,
Autant que les Grecs par leurs vers,
La forêt d’Erymanthe…
Livre II, Ode XV.
[La Forêt de Gastine.]


Et voici enfin des combinaisons qu’on regrettera qui n’aient pas survécu, si Ronsard n’en a guère ni rythmé ni rimé de plus heureuses :


La mort frappant de son dard
N’a égard
A la majesté royale ;
Les Empereurs aux bouviers,
Aux leviers
Les grands sceptres elle égale !
Et le nocher importun,
Un chacun
Presse en sa nacelle courbe,
Et sans honneur, à la fois,
Met les rois
Pêle-mêle avec la tourbe.
Livre III, Ode IV.
[ A Mgr le duc d’Orléans.]


Telle est encore la suivante :


Du soin de l’avenir ton cœur ne soit époint !
Mais, content du présent, ne te tourmente point
Des mondaines faveurs qui ne dureront point
Sans culbuter à terre.
Plus tôt que les buissons les pins audacieux,
Et le front des rochers qui menace les cieux,
Plus tôt que les cailloux qui ne trompent les yeux
Sont frappés du tonnerre.
Livre III, Ode XV.
[ A François de la Brosse][3].


Négligeons les qualités de langue et de style que ces courtes citations manifestent ! N’en retenons pour le moment que la qualité proprement « lyrique, » et je veux dire à la fois musicale et plastique. Ç’a été l’un des rêves de la jeunesse de Ronsard que de renouer l’antique et légendaire alliance de la musique et de la poésie ; et, aussi bien, les musiciens de son temps, et les plus renommés, P. Certon, Goudimel, Janequin ont-ils mis jusqu’à ses Sonnets en musique. Nous avons la notation musicale de l’Ode à Michel de l’Hôpital. Cette alliance ou cette union intime des deux arts sera même le principal objet de l’Académie qu’essaiera de fonder Charles IX. Et la tentative, disons-le tout de suite, ne devait pas réussir ! Elle ne devait pas réussir, parce que nous n’étions déjà plus les anciens, en 1550, mais « les gens d’alors, » pour qui la musique et la poésie, tout en pouvant bien quelquefois s’unir, n’en étaient pas moins des arts « indépendans » l’un de l’autre, comme la peinture l’est de la sculpture, des arts complets et parfaits en soi. Mais, — et le mot lui-même l’indique, — si le « lyrisme » se définit, entre autres caractères, par celui qu’il tient de son origine musicale, il ne se pouvait pas que la subtilité du sens musical de Ronsard ne contribuât au perfectionnement de la rythmique ; et ceci, c’est la part de son effort où, certes, on vient de voir qu’il n’avait pas échoué. Personne, plus ou autant que ce sourd, — car il était sourd ou à demi, — n’a eu le sentiment des harmonies de la langue. Presque toutes les combinaisons de rythmes et de mètres dont le français est capable, il les a inventées, ou, ce qui revient au même, il les a le premier mises en faveur. Et toutes celles qu’il avait inventées n’ont pas fait la même fortune, mais on n’en devait pas inventer de nouvelles, et, à nos yeux comme aux yeux de ses contemporains, c’est là son premier titre de gloire. Les Odes de Ronsard ont en quelque sorte déterminé les types essentiels du lyrisme français, — nous ne parlons encore que de la « forme, » — et fixé les modèles de l’Ode, non seulement classique, mais romantique.

Est-ce uniquement et tout à fait le même dessein d’artiste qui l’a guidé dans la composition de ses Amours, dont le premier recueil paraît en 1552, avec le cinquième livre des Odes, et dont la Continuation est datée de 1555 et 1556 ? Il avait dit dans la Préface de la première édition des Odes « Telles inventions [lecteur] te ferai-je encore voir dans mes autres livres où tu pourras, si les Muses me favorisent, comme je l’espère, contempler de plus près les saintes conceptions de Pindare, et ses admirables inconstances que le temps nous avait si longuement celées, et ferai encore revenir, si je puis, l’usage de la lyre, aujourd’hui ressuscitée en Italie, laquelle lyre seule doit et peut animer les vers et leur donner le juste poids de leur gravité. » C’était une manière d’annoncer les trente-deux pages de musique qu’on trouve à la fin de la première édition des Amours ; c’en était une aussi de déclarer que, comme on avait imité Pindare, ainsi se proposait-on d’imiter Pétrarque et généralement tous les Italiens, à la manière de du Bellay dans son Olive et de Scève dans sa Délie. Ou, en d’autres termes encore, et conformément aux intentions de la Défense et Illustration, après les « saintes conceptions » de Pindare et généralement des anciens, c’était les « conceptions passionnées » des sonnettistes italiens, grands et petits, fameux ou obscurs, au moyen desquelles on se proposait d’enrichir, de magnifier, de diversifier, et d’ « artialiser » la langue française.

C’est ce qui pourrait presque nous dispenser de rechercher curieusement quelles et qui furent cette « guerrière Cassandre » qui remplit le premier livre des Amours, et cette « douce Marie » qui en remplit la Continuation. La Continuation des Amours de Ronsard, tel est en effet le titre, le titre original et authentique du second recueil ; et n’est-il pas significatif ? L’objet de son amour peut changer, mais les amours de Pierre de Ronsard continuent ! Il aime en tant que poète, et sans doute il aime, il a aimé sa Cassandre et sa Marie comme on aime sans avoir besoin d’être poète, mais il a surtout aimé en elles le prétexte ou l’objet de ses chants. L’amour très pur que le grand Pétrarque portait à Laure de Noves ne l’a pas empêché, dit l’histoire, d’aimer une autre femme, qui lui faisait des scènes, et aussi des enfans. C’est ainsi que Ronsard, tout en chantant Cassandre et Marie, et même à la fois deux Marie, ne dédaignait pas d’aimer moins platoniquement quelque « chamberière ; » et pourquoi non ? si, comme il a soin de le noter lui-même, des rois et des dieux lui en avaient donné l’exemple. Et cela ne nous rend pas du tout sa sincérité suspecte ! Le plaisir est une chose, et l’amour, tel qu’on le comprenait parmi les poêles de la Pléiade, en est une autre. Mais cela nous invite à ne pas tant chercher dans les Amours une confession qu’une œuvre ou une tentative d’art, ni l’expression des sentimens personnels de Ronsard que celle de son ambition de surpasser les Italiens dans le sonnet d’amour.

Que l’on prenne donc, par exemple, l’admirable et voluptueux sonnet :


Je voudrais bien, richement jaunissant,
En pluye d’or goutte à goutte descendre,
Dans le giron de ma belle Cassandre,
Lorsqu’en ses yeux le somme va glissant.
Puis, je voudrais en taureau blanchissant
Me transformer, pour sur mon dos la prendre,
Quand en avril par l’herbe la plus tendre,
Elle va, fleur, mille fleurs ravissant.
Je voudrais bien, pour abréger ma peine,
Être un Narcisse, et elle une fontaine,
Pour m’y plonger une nuit à séjour ;
Et si voudrais que cette nuit encore
Fût éternelle ; et que jamais l’Aurore
Pour m’éveiller ne rallumât le jour…


Est-ce bien ici l’accent de la passion ? Si l’artiste est « amoureux, » n’est-ce pas plutôt de son œuvre que de sa « belle Cassandre ? » Et nous, qu’admirons-nous d’un sonnet de ce genre, l’intensité du désir qu’il exprime ? ou plutôt la parfaite beauté de la traduction que le poète en donne, cette « pluie d’or » et ce « taureau blanchissant, » qu’on dirait imités et comme transposés de quelque toile de Paul Véronèse, de sa Danaé ou de son Enlèvement d’Europe ?

Il semble qu’au surplus nous ayons sur ce point l’aveu du poète lui-même :


Amour, que n’ai-je en écrivant, la grâce
Divine, autant que j’ai la volonté !
Par mes écrits tu serais surmonté,
Vieil enchanteur des vieux rochers de Thrace.
Plus haut encor que Pindare et qu’Horace,
J’appenderais à ta divinité,
Un livre fait de telle gravité,
Que du Bellay lui quitterait la place.
Si vive encor Laure par l’univers
Ne fuit volant dessus les thusques vers,
(Que notre siècle heureusement estime),
Comme ton nom, honneur des vers françois
Victorieux des peuples et des Rois
S’envolerait sur l’aile de mes rimes.


On pourrait dire que tout Ronsard est dans ce sonnet, ou plus exactement toute la jeunesse de Ronsard et ses premières ambitions. Oui, certainement, il a aimé Cassandre Salviati et Marie Dupin ! Mais, s’il les aime, c’est moins pour aimer, et parce qu’il aime, que parce que l’amour est une incomparable matière à « mettre en vers français ; » et nous devons nous tenir assurés que, s’il a souffert, c’est bien moins des rigueurs de Cassandre ou de la fillette angevine, que, comme il nous le dit lui-même,


De n’avoir pas en écrivant, la grâce
Divine, autant qu’il a la volonté.


Si d’ailleurs nous ne nions pas pour cela que Ronsard ait aimé Cassandre[4], ni qu’elle ait réellement existé, c’est que quelques détails des Amours ne nous le permettent pas, quelques indications chronologiques, de la nature de celle que le poète nous donne quand il nous apprend que ses amours ont duré sept ans, de 1540 à 1553 : on ne porte point, semble-t-il, tant de précision dans la fiction pure ! Et c’est encore le commentaire dont Remy Belleau, du vivant de Ronsard, a « illustré » la première pièce de la Continuation des Amours. « L’auteur, nous dit-il, après avoir chanté longuement sa Cassandre, voyant son service n’être récompensé que de rigueurs et de cruautés… délibéra, suivant les remèdes de Lucrèce et d’Ovide, prendre la médecine propre et particulière pour se purger de ce mal, qui est de s’absenter de la personne aimée, et par-là se donner occasion d’en perdre du tout le souvenir. Or, étant jeune, dispos, et désireux de son ancienne liberté, arriva en Anjou, voulant mettre fin à son malheur, et éteindre, comme il fit, une vieille et ingrate amitié, pour jamais ne s’empêtrer des liens d’amour. Mais un jour d’avril, accompagné d’un sien ami, ralluma plus cruellement que devant un nouveau feu dedans son cœur, et devint amoureux et affectionné serviteur d’une jeune, belle, honnête et gracieuse maîtresse, laquelle il célèbre en cette seconde partie de ses Amours. » La nature même de ces détails en semble garantir l’authenticité, pour ne rien dire de ce que l’éloge même de Marie, « jeune, belle, honnête et gracieuse, » enveloppe ou insinue d’injurieux pour Cassandre. Manet sub pectore vulnus : la blessure n’est pas encore fermée. Tout en aimant la fillette angevine,


— Fleur angevine de quinze ans,


l’appelle-t-il quelque part, — il lui souvient de la belle dame de cour, de la « riche Princesse, » dont la faveur flattait son amour-propre ; et c’est ainsi que ses nouvelles amours donnent en quelque manière aux premières un degré de consistance historique et de réalité qu’elles n’auraient pas sans cela.

Il n’y a point de curiosité maligne, ni d’indécence, à insister sur ce point. Quelles et qui furent les maîtresses de Pierre de Ronsard, gentilhomme vendômois, on pourrait assurément se passer de le savoir. Mais aussi n’est-ce point à elles, Cassandre ou Marie, ni même à lui qu’on s’intéresse en elles, mais à la question, capitale en littérature comme en art, de savoir comment un grand poète a compris les rapports de la nature et de l’art, ou de la fiction et de la réalité. La poésie n’est-elle qu’un éloquent mensonge, et les Ronsard ou les Pétrarque n’ont-ils aimé qu’en imagination ? Est-ce eux, dont le désir indéterminé d’amour et la capacité d’illusion ont revêtu Laure ou Cassandre de l’idéale parure de beauté qu’ils rêvaient ? Ou, au contraire, est-ce elles dont le charme aurait comme éveillé en eux des sentimens, et un pouvoir de les exprimer, qu’ils ne se connaissaient pas ? Les ont-ils aimées comme on aime, quand on n’est pas poète, avec tout leur cœur et avec tous leurs sens ? Ou, au contraire, n’ont-ils vu peut-être en elles que les inspiratrices de leurs chants, et peut-être se sont-ils rendu compte que ces chants eussent été moins purs, et d’une beauté plus trouble, étant moins désintéressée, s’ils en avaient eux-mêmes approché l’objet de plus près ? Il y a bien des manières d’aimer, surtout dans nos langues latines, où le mot d’aimer ne s’applique pas moins aux formes inférieures de la sensualité qu’il ne s’applique aux formes les plus épurées de l’amour divin. Quelle a été celle de Pétrarque ou de Ronsard ? Ce sont toutes ces questions qu’on agite, quand on se demande qui furent Laure ou Cassandre ; si elles ont existé ; de quelle condition elles étaient ; comment elles ont répondu à l’amour de leurs poètes ; et finalement ce qu’il y a d’elles, de la réalité de leur personne, de la beauté de leur visage, de la nature de leurs sentimens, de leur orgueil, de leur coquetterie, de leur sensibilité, de leur indifférence, dans les Amours de notre Ronsard ou dans le Canzoniere du grand Italien. L’indiscrétion de quelques fouilleurs d’alcôves ne saurait prévaloir contre l’intérêt esthétique, ou philosophique même, d’une telle recherche ; et voilà pourquoi, ne sachant pas exactement quelle fut Cassandre, nous voudrions savoir qui fut Marie.

Et nous ne le savons pas davantage ! Mais, de la lecture même de la Continuation des Amours, nous pouvons conjecturer que Marie a différé de Cassandre comme une toute jeune fille d’une hardie coquette, comme une « beauté provinciale » d’une « beauté de cour, » comme une enfant rougissante et naïve de ce qu’on appelait du temps de Ronsard une « grande et honnête dame ; » ou comme encore le repos diffère de l’agitation, la douceur d’aimer de la fièvre d’amour, et pour user du style du poète, comme l’humble églantine diffère de la rose épanouie dans l’orgueil de sa splendeur.

Il ne faudrait toutefois rien exagérer. Le ton des Amours de Marie ne diffère pas de celui des Sonnets à Cassandre autant que l’ont cru Ronsard lui-même, et Remy Belleau sur sa parole. Marie, lui dit-il, quelque part,


… Marie, tout ainsi que vous m’avez tourné
Ma raison qui, de libre ; est maintenant servile,
Ainsi m’avez tourné mon grave premier style,
Qui pour chanter si bas n’était point ordonné.


Il se trompe ; et son style de 1556 ne diffère pas tant de son style de 1552.


J’ai l’âme pour un lit de regrets si touchée,
Que nul homme jamais ne fera que j’approuche,
De la chambre amoureuse, encor moins de la couche
Où je vis ma maîtresse au mois de mai couchée.
Un somme languissant la tenait mi-penchée
Dessus le coude droit fermant sa belle bouche,
Et ses yeux dans lesquels l’archer Amour se couche
Ayant toujours la flèche à la corde encochée.
Sa tête en ce beau mois, sans plus, était couverte
D’un riche escoffion ouvré de soye verte,
Où les Grâces venaient à l’envi se nicher,
Puis en ses beaux cheveux choisissaient leur demeure.
J’en ai tel souvenir que je voudrais qu’à l’heure,
Mon cœur pour n’y penser fût devenu rocher.


Ce sonnet n’est pas bon, en dépit de Belleau qui nous y montre, en son commentaire, « le divin portrait d’une femme endormie de bonne grâce sur un lit. » Mais si le sonnet était meilleur, on ne voit pas qu’il différât beaucoup des Sonnets à Cassandre, et, en tout cas, l’intention d’art en est visiblement la même. Aussi bien, dans ce second recueil, les imitations ou adaptations de l’italien et du latin, de Manille et de Catulle, de Properce et de Bembo, voire de Calcagnini, les allusions mythologiques ne sont-elles guère moins nombreuses, ni moindre la dépense d’érudition. Mais ce qui est vrai, c’est que, d’une manière générale, Ronsard traite Marie plus familièrement, moins respectueusement que Cassandre, et qu’il la considère, en quelque manière, de moins bas.

Ce qui est encore vrai, c’est que les sonnets, dans ce second livre, sont entremêlés de Madrigaux, de Chansons, d’Elégies qui en détendent, pour ainsi parler, la continuité monotone, et qui en diversifient la physionomie. Car, c’est beaucoup que 190 ou 200 sonnets sur le même sujet, et consacrés à la même personne[5] ! Et j’ajouterais que Marie est morte avant Ronsard, qui l’a chantée morte, et dont la passion s’est donc ainsi nuancée de la mélancolie du regret et du souvenir, si d’ailleurs ces dernières pièces n’appartenaient à une autre époque de la vie du poète. La seconde partie des Amours de Marie n’a paru qu’en 1578. Mais on peut pourtant dire que, d’une manière générale, il y a moins de tension, de raideur et d’effort, il y a aussi plus de familiarité dans la Continuation des Amours de Ronsard. D’une passion à la fois héroïque et mondaine qu’il était dans les Sonnets à Cassandre, l’amour s’est ici changé, dans les Amours de Marie, en une passion plus humaine, moins apprêtée, plus voisine de la réalité, plus conforme peut-être à l’épicurisme facile et léger de Ronsard, oserai-je dire à son tempérament ? Mais encore une fois, il ne faut pas exagérer la différence, et surtout il ne faut pas croire que le poète y ait rien abdiqué de ses premières ambitions.


Tyard, on me blâmait à mon commencement,
De quoi j’étais obscur au simple populaire,
Mais on dit aujourd’hui que je suis au contraire,
Et que je me démens de parler bassement


Non, il ne se démentait point ; et il n’était pas « au contraire » de lui-même ; il se délassait seulement en de nouvelles amours, qui ne l’empêchaient pas de poursuivre ses premiers desseins ; et la preuve s’en inscrivait dans ses Hymnes, qui paraissaient pour la première fois, en 1555 et en 1556.

De tous les recueils de Ronsard, les Hymnes sont peut-être celui dont le contenu a le moins varié, et dont la date certaine autorise la plus sûre appréciation. L’intention générale en est très nettement définie dans l’Hymne de l’Éternité, qui, plus tard, est devenu le premier du recueil :


Tourmenté d’Apollon, qui m’a l’âme échauffée,
Je veux, plein de fureur, suivant les pas d’Orphée.
Rechercher les secrets de nature et des cieux.

Il eût mieux dit encore, — au lieu des « pas d’Orphée, » — s’il eût dit les traces d’Aratus, de Callimaque, d’Apollonius et de Théocrite. Les poètes de la Pléiade, on ne saurait trop le rappeler, ont beaucoup fréquenté chez les Alexandrins, et, de toutes les qualités qu’ils eussent aimé leur emprunter, aucune peut-être ne les a séduits davantage que leur manière de traiter la mythologie, dont les fictions n’étaient déjà plus, pour ces Grecs trop civilisés, que le symbole ou l’enveloppe de vérités morales et philosophiques, scientifiques même, comme dans Aratus, à moins, et plus souvent encore, qu’elles ne fussent, de tous les contes, les plus propres à recevoir une forme d’art. Le charme de ces contes, la beauté complexe de ces mythes, leur signification symbolique, c’est ce que Ronsard a vivement ressenti ; c’est ce qu’il a tâché de faire passer dans ses Hymnes, et, — n’était une prolixité que ses modèles avaient soigneusement évitée, — c’est ce qu’on louerait volontiers dans l’Hymne de Calays et Zéthès, par exemple, et dans celui de Castor et Pollux. On en retrouve quelque chose dans ce passage de l’Hymne de l’Or :


On dit que Jupiter, pour vanter sa puissance,
Montrait un jour sa foudre, et Mars montrait sa lance,
Saturne sa grand’faulx, Neptune ses grand’s eaux,
Apollon son bel arc, Amour ses traits jumeaux,
Bacchus son beau vignoble et Cérès ses campagnes,
Flora ses belles fleurs, le Dieu Pan ses montagnes,
Hercule sa massue, et bref, les autres Dieux,
L’un sur l’autre vantaient leurs biens à qui mieux mieux.
Toutefois ils donnaient par une voix commune
L’honneur de ce débat au grand prince Neptune,
Quand la Terre leur mère, épointe de douleur
Qu’un autre par sur elle emportait cet honneur,
Ouvrit son large sein, et, au travers des fentes
De sa peau, leur montra les mines d’Or luisantes,
Qui rayonnent ainsi que l’éclair du Soleil
Quand il luit au Midi…


Les Dieux, émerveillés, lui demandent alors à l’envi,


De leur donner un peu de cela radieux
Que son ventre cachait, pour en orner les cieux ;


et qu’ils ne nommaient point, parce qu’en ce temps-là,


L’Or, pour n’être connu, ne se nommait encore.

La Terre, prodigue de sa richesse, accède à leur demande, et de l’éclat du précieux métal


Adonques Jupiter en fit jaunir son trône,
Son sceptre, sa couronne, et Junon, la matrone,
Ainsi que son époux, son beau trône en forma,
Et dedans ses patins par rayons l’enferma.
Le Soleil en crespa sa chevelure blonde,
Et en dora le char qui donne jour au monde ;
Mercure en fit orner sa verge, qui n’était
Auparavant que d’if ; et Phébus, qui portait
L’arc de bois et la harpe, en fit soudain reluire,
Les deux bouts de son arc et les flancs de sa lyre.


On remarquera, sur ce passage, que si les grands poètes, comme les grands peintres, ont une couleur et une gamme de couleurs qu’ils préfèrent, celle de Ronsard est la gamme des jaunes, — « l’or luisant, » la « blondeur roussoyante, » l’éclat des blés « richement jaunissans, » — et de là, sans jeu de mots ni métaphore, mais littéralement, et dans les Hymnes en particulier, ce caractère de richesse et de splendeur qui est l’un des plus évidens de sa poésie. S’il y a en français des « vers dorés, » ce sont les siens, et par aucun trait encore de son tempérament artistique il ne ressemble davantage aux grands Vénitiens : Giorgione, Titien, Paul Véronèse.

Mais il y a autre chose dans les Hymnes, et c’est vraiment dans ce recueil que Ronsard, tout en continuant d’imiter les anciens, se les est convertis, selon le mot de la Défense et Illustration, en sang et en nourriture, jusqu’au point de s’en dégager et de s’en libérer. L’objet de l’ « imitation » est l’assimilation ; mais on ne s’assimile que ce qu’on dénature, et, de son vrai nom, l’assimilation est transformation. C’est ce que l’on voit bien dans les Hymnes. A travers l’imitation de Callimaque ou d’Aratus, le naturalisme personnel de Ronsard s’y fait jour, et ce naturalisme ne diffère pas autant qu’on le pourrait croire de celui de Rabelais. Le génie propre de la Renaissance y éclate, et je veux dire son paganisme, mais, précisément, ce paganisme est celui de la Renaissance, lequel n’est plus tout à fait le paganisme antique, ni même celui d’Alexandrie. Sous le voile d’une adoration de la « nature, » on y voit paraître une claire conscience de travailler à la libération des instincts et à l’émancipation de soi-même. Ni les Dieux ne sont plus dus Dieux, ni même, pour personne, les symboles ne sont plus des symboles, mais de savantes fictions qui servent d’enveloppe — « de coffre, » dit Ronsard — à des vérités abstraitement conçues. La poésie, sans cesser d’être elle-même, est devenue « philosophie. » Et il semble qu’ayant désormais tiré des anciens tout ce qu’ils contenaient d’enseignement pour lui, l’ambition de Ronsard ne soit plus que d’exprimer en des vers antiques des pensers qui ne soient bien qu’à lui.

On lit dans l’Hymne de la Mort :


Masures, désormais on ne peut inventer
Nul argument nouveau qui soit bon à chanter
Ou haut sur la trompette, ou bas dessus la lyre ;
Aux anciens la Muse a tout permis de dire
Tellement qu’il ne reste à nous autres derniers,
Sinon le désespoir d’ensuivre les premiers.
Moi donc, qui, de longtemps, par épreuve sais bien
Qu’au sommet du Parnasse on ne trouve plus rien
Pour étancher la soif d’une gorge altérée,
Je veux aller chercher quelque source sacrée
D’un ruisseau non touché…
Je boirai tout mon saoul de cette onde pucelle
Et puis je chanterai quelque chanson nouvelle.
Car il me plaît pour toi de faire ici ramer
Mes propres avirons dessus ma propre mer,
Et de voler au ciel par une voie étrange
Te chantant de la Mort la non dite louange.


Et, en effet, lui, le poète accoutumé de la joie de vivre et de sentir, le voici qui chante la Mort, et qui la chante en grand poète, comme on ne la chantera plus de longtemps après lui : qui la chante « en chrétien, » et qui termine par ces beaux vers qui sont, en 1584, les derniers du recueil de ses Hymnes :


Je te salue, heureuse et profitable Mort,
Des extrêmes douleurs médecin et confort !
Quand mon heure viendra, Déesse, je te prie,
Ne me laisse longtemps languir en maladie,
Tourmenté dans un lit : mais puisqu’il faut mourir,
Donne-moi que soudain je te puisse encourir
Ou pour l’honneur de Dieu, ou pour servir mon prince,
Navré, poitrine ouverte, au bord de ma province.

Nous ne connaissions pas encore ce Ronsard. Il n’était jusqu’ici qu’un artiste et un amoureux, et a bien des égards un « virtuose. » C’est vraiment le poète, et le grand poète, qui commence à se montrer dans les Hymnes ! Il pense, et il fait penser. Dans la forme souvent inspirée de son vers, mais quelquefois un peu vide, voici maintenant des idées qui s’insinuent et qui la remplissent. Il n’avait guère traité jusqu’alors que deux thèmes : « la Gloire » et « l’ Amour, » « l’ Amour » et « la Gloire ; » ajoutons-y, si l’on veut, « la Nature, » — quoique d’ailleurs elle tienne infiniment moins de place dans son œuvre qu’on ne la bien voulu dire ; — et, sans doute, ce sont trois thèmes inépuisables en variations, mais il y en a cependant d’autres, et, l’un après l’autre, il va les découvrir. Vienne maintenant l’occasion propice, et, sortant de l’isolement où il s’était comme enfermé jusqu’alors, le poète se jettera tout entier dans l’action. C’est cette occasion que lui apportent les troubles civils, et c’est ce qui fait, non seulement dans l’œuvre de Ronsard lui-même, mais dans l’histoire de la poésie française, l’intérêt capital des Discours des Misères de ce temps.


II

En fait et à la rigueur, les Discours des Misères de ce temps se réduisent à deux pièces, qui sont intitulées, la première : Discours, et la seconde : Continuation du Discours des Misères de ce temps, toutes les deux datées de 1562-1563, et dédiées à la reine régente, Catherine de Médicis. Mais, conformément à l’exemple donné par le poète, — dans ses éditions de 1567, in-8o, de 1578, in-16, et de 1584, in-folio, — on réunit, sous ce titre général, une dizaine de pièces, formant ensemble deux ou trois mille vers, et, ainsi, matériellement, une, partie déjà considérable de l’œuvre de Ronsard. Elle n’en est pas aussi l’une des moins significatives, comme contenant l’expression de ses sentimens religieux et politiques. Car, pourquoi ce poète, cet épicurien, lassé très jeune de tant de choses, s’est-il, à une heure décisive, rangé si délibérément du côté des adversaires de la Réforme ? Et comment se pourrait-il qu’il fût descendu de sa tour d’ivoire sur la place publique, sans que la nature de son talent, et vraisemblablement les destinées de la poésie française, en eussent été modifiées ? Ce sont les deux questions, ou deux des questions que nous proposent, et auxquelles répondent les Discours des Misères de ce temps.

Ne mettons pas en doute qu’il ait vu, dans le calvinisme, comme tant d’autres, et en particulier comme Rabelais, quoique son ennemi, non seulement une tyrannie nouvelle, — dont il n’y avait aucune raison de subir la loi plutôt que de l’ancienne, à laquelle on était fait et plié, — mais encore, et surtout, une affectation d’austérité qu’il avait le droit de considérer comme funeste, ou mortelle même, à la liberté de son art. Le mouvement de la Réforme, et notamment celui de la Réforme française, quoi qu’il en soit advenu par la suite, n’a pas du tout opéré d’abord dans le sens du « progrès, » de l’affranchissement ou de la libération, mais de la « rétrogradation, » si l’on peut ainsi dire, comme n’étant qu’un retour au pharisaïsme de l’Ancien Testament ; et ses premiers apôtres, « les démoniacles calvins de Genève, » — c’est Rabelais, on s’en souvient, qui les nomme de ce nom, — ont commencé par être, littéralement, d’affreux iconoclastes. C’est là ce qu’un poète et un artiste, disons, si l’on le veut, c’est ce qu’un « voluptueux » tel qu’était Ronsard ne pouvait pas ne pas vivement sentir : le cours du mouvement de la Renaissance interrompu, barré par l’intervention de la Réforme, et les « arts de la paix » empêchés par les troubles civils…


Quand verrons-nous par tout Fontainebleau,
De chambre en chambre aller les mascarades
Quand ouïrons-nous au matin les aubades,
De divers luths mariés à la voix ?
Quand verrons-nous sur le haut d’une scène
Quelque Janin, ayant la joue pleine
Ou de farine, ou d’encre, et qui dira
Quelque bon mot qui nous réjouira ?
Quand verrons-nous une autre Polynesse
Tromper Dalinde…


De semblables regrets, qu’il exprime naïvement, au lendemain de la première guerre civile, en 1564, n’ont sans doute jamais hanté les âmes fortes et dures de Calvin et de Théodore de Bèze ; et, au contraire, pour ces divertissemens païens où s’égayait le génie de Ronsard, qui lui étaient comme une excitation quotidienne à réaliser ses mythologies dans sa vie, ou sa vie dans ses mythologies, ceux-ci n’ont eu que mépris et que haine. On le devait voir assez dans l’histoire de l’inclyte cité de Genève, et dans celle du puritanisme écossais !

Ajoutons-y, non pas précisément les amitiés de cour de Ronsard, — car il ne devait pas moins aux Châtillons ou aux Bourbons qu’aux Guises, et il ne s’en est point caché, même dans ses Discours, — mais la plus vive des affections que peut-être il ait ressenties, la plus pure en même temps que la plus passionnée ; et c’est celle que lui avait inspirée Marie Stuart. Il avait été l’un des pages du malheureux Jacques V ; il avait connu et adoré Marie tout enfant ; il l’avait connue jeune fille ; il l’avait connue reine ! Le départ de l’ « enchanteresse, » quand après la mort de François II, elle dut quitter la France [août 1561] pour aller au-devant de sa tumultueuse et tragique destinée, avait laissé au cœur du poète un regret que le temps ne devait pas apaiser, et jamais, pour aucune Cassandre, ni aucune Marie ni aucune Genèvre, il n’a trouvé d’accens plus amoureux, ni de vers plus caressans :


Encore que la mer de bien loin nous sépare,
Si est-ce que l’éclair de votre beau soleil,
De votre œil qui n’a point au monde de pareil
Jamais loin de mon cœur par le temps ne s’égare.
Sonnet.

! ! [Édition de 1584, p. 749.]


Il la revoit toujours, avec « ses yeux étoiles, » son « front d’albâtre, » et « l’or de ses cheveux »


….. dont le moindre des nœuds
Dompterait une armée, et ferait en la guerre,
Hors des mains des soldats tomber le fer à terre ;


avec sa « belle taille, » son « beau corsage, » et sa « longue, et gresle, et délicate main. » Il la revoit encore, en ses vêtemens de deuil, sous son crêpe de veuve, glisser, dans les longues allées du, grand jardin de Fontainebleau, comme une apparition de la tristesse même :


Tous les chemins blanchissaient sous vos toiles[6]
Ainsi qu’on voit blanchir les rondes voiles.
[Édition de 1584, p. 749, 750, 751.]

Et il la revoit enfin, au jour de son départ, emportant avec elle, dans sa brumeuse Écosse, le charme de la Cour de France, et l’inspiration des poètes :


Les roses et les lys ne règnent qu’un printemps.
Ainsi votre beauté seulement apparue
Quinze ans en notre France, est soudain disparue ;
Et d’elle n’a laissé sinon que le regret,
Sinon le déplaisir qui me remet sans cesse
Au cœur le souvenir d’une telle Princesse…


Si l’on a pu disputer sur la nature des sentimens de Ronsard pour Cassandre Salviati, ou pour Marie Dupin, on ne saurait douter de ceux qu’il a éprouvés, de loin, et d’en bas, pour Marie Stuart. « Ah ! frère mien, » fait-il dire à Charles. IX, s’adressant à l’ombre de son frère François II :


Ah ! frère mien, tu ne dois faire plainte,
De quoi ta vie en sa fleur s’est éteinte !
Avoir joui d’une telle beauté
Sein contre sein, valait ta royauté !
[Édition de 1584, p. 752.]


Nous étonnerons-nous après cela que le souvenir de cet amour, — osons écrire le mot, — ait retenu Ronsard dans le parti de la Cour et des Guises ? Et que trouvera-t-on de plus naturel, si ce qu’il a aimé de Marie Stuart et en elle, c’est précisément ce qu’en abhorrait le puritanisme farouche et féroce d’un Knox.

Il a eu toutefois d’autres motifs d’écrire ses Discours. L’indignation, la juste colère, dont ils sont l’éloquent témoignage procèdent aussi d’une source plus haute ; et là même est l’intérêt de cette partie de son œuvre que, dans ce gentilhomme vendômois, qu’on ne croyait occupé, quand il se sentait las de fouler les traces d’Homère et de Pindare, que de soupirer élégamment ou de rimer des « mascarades, » nous voyons apparaître un Français de son temps, de ceux pour qui la France est quelque chose de plus qu’une « expression géographique, » et vraiment une personne, une mère, et une mère passionnément aimée :


De Bèze, je te prie, écoute ma parole.
La terre qu’aujourd’hui tu remplis toute d’armes,
Et de nouveaux chrétiens déguisés en gens d’armes,
Ce n’est pas une terre allemande ou gothique
Ni une région tartare ni scythique,
C’est celle où tu naquis, qui douce te reçut
Alors qu’à Vézelay ta mère te conçut ;
Celle qui t’a nourri et qui t’a fait apprendre
La science et les arts dès ta jeunesse tendre,
Pour lui faire service et pour en bien user,
Et non, comme tu fais, afin d’en abuser.
[Continuation du Discours des Misères de ce temps.]


On retrouve ici, plus viril et plus ferme, l’accent de cet Hymne à la France que Ronsard avait publié dès 1549, et qu’on dit qu’un scrupule d’artiste l’aurait empêché de faire entrer dans les dernières éditions de ses Œuvres. Le grand reproche qu’il adresse à ces « nouveaux réformateurs, » et leur crime à ses yeux, c’est d’avoir divisé la France contre elle-même, et, pour des raisons d’amour-propre ou d’ambition, bien plus que de religion, c’est d’avoir rompu l’unité de la patrie commune. Car, en la brisant, ils ne manquent pas seulement à leur premier devoir envers la terre qui les a « reçus » et « nourris, » mais encore ils trahissent la solidarité qui doit lier dans l’histoire les générations successives des fils d’un même sol ; ils détruisent l’œuvre des ancêtres ; et, eux-mêmes, ils l’offrent pour ainsi dire en proie aux convoitises de leurs rivaux héréditaires :


Las ! faut-il, ô Destin, que le sceptre français
Que le fier Allemand, l’Espagnol et l’Anglais
N’a su jamais froisser, tombe sous la puissance
Du vassal qui devrait lui rendre obéissance ?
Sceptre qui fut jadis tant craint de toutes parts,
Qui jadis envoya outre mer ses soldats
Gagner la Palestine et toute l’Idumée,
Tyr, Sidon, Antioche, et la ville nommée
Du saint nom, où Jésus, en la croix attaché
De son précieux sang lava notre péché !
Sceptre qui fut jadis la terreur des barbares,
Des Turcs, des Mamelucks, des Perses, des Tartares,
Bref, par tout l’univers tant craint et redouté,
Faut-il que par les siens lui-même soit dompté.
[ Discours à Guillaume des Autels.]


On le voit clairement : l’idée de « patrie, » telle que nous l’entendons de nos jours, n’est pas en France une idée nouvelle, et on l’acceptait ou on la professait, en 1560, avec toutes ses conséquences. L’humanisme de Ronsard, son hellénisme ou son italianisme, la préférence qu’il donnait à l’Odyssée sur le Roman de la Rose, et à Pétrarque sur Marot, au Canzoniere sur tes « épisseries » de l’ancienne école, n’ont pas nui à son patriotisme[7]. Avant, ni depuis lors, personne n’a eu le sentiment plus profond de l’unité française ; et si la démonstration n’en semblait pas suffisante, ce serait assez d’une dernière citation :


Ha ! que diront là-bas sous les tombes poudreuses,
De tant de vaillans rois les âmes généreuses,
Que dira Pharamond, Clodion et Clovis !
Nos Pépins ! nos Martels ! nos Charles, nos Loys :
Qui de leur propre sang, a tous périls de guerre
Ont acquis à leurs fils une si belle terre ?
Que diront tant de ducs et tant d’hommes guerriers
Qui sont morts d’une playe au combat les premiers,
Et pour France ont souffert tant de labeurs extrêmes,
La voyant aujourd’hui détruire par soy-mesmes,
[ Discours des Misères de ce temps.]


Il y a plus ; et, sans entreprendre ici de sonder la sincérité de ses sentimens religieux, qu’au surplus nous ne voyons pas pour quelles raisons on suspecterait, il semble que ce soit l’ardeur du patriotisme de Ronsard qui explique et qui définisse la nature de son catholicisme. Il est catholique, parce que le catholicisme est la « religion de ses pères ; » et, sans se dissimuler les abus qui se sont glissés dans cette religion — et, au besoin, en les flétrissant ou en les stigmatisant de la brûlure de son vers, — il demeure catholique, parce qu’il n’a rien trouvé dans le protestantisme qui répondît aux exigences de la réformation désirée.


Il ne faut s’étonner, Chrétiens, si la nacelle
Du bon pasteur saint Pierre en ce monde chancelle,
Puisque les ignorans, les enfans de quinze ans,
Je ne sais quels muguets, je ne sais quels plaisans
Ont les biens de l’Eglise, et que les bénéfices
Se vendent par argent ainsi que les offices !


Ainsi s’exprimait-il, dans son Discours à Guillaume des Autels ; et il revient à la charge, dans sa Remontrance au Peuple de France :


O vous, doctes prélats poussés du Saint Esprit,
Qui êtes assemblés au nom de Jésus-Christ,
Vous-mêmes les premiers, Prélats, réformez-vous !
Arrachez de vos cœurs la jeunesse lascive,
Soyez sobres de table, et sobres de propos ;…
Soyez-moi de vertus, non de soie, habillés ;
Ne vous entremettez des affaires mondaines,
Fuyez la Cour des Rois et leurs faveurs soudaines ;
Allez faire la cour à vos pauvres ouailles.

Il ne craint pas d’y revenir encore dans sa Réponse à quelque ministre.


Je sais que des abbés la cuisine trop riche
A laissé du Seigneur tomber la vigne en friche ;
Je vois bien que l’ivraie étouffe le bon blé ;
Et si n’ai pas l’esprit si gros ni si troublé
Que je ne sente bien que l’Église première
Par le temps a perdu beaucoup de sa lumière !


Mais en quoi ces abus sortent-ils du fond de la chose ? et, par exemple, de ce que l’on croit sur le fait de la « transsubstantiation ? » Quel rapport y a-t-il entre la corruption des prélats de cour, ou les scandales de la Papauté même, et la question de savoir si Jésus-Christ est ou n’est pas réellement présent dans l’Eucharistie ? Quels sont d’ailleurs les remèdes que proposent nos réformateurs « empistolés ? » où, et quels sont leurs titres ?


De votre élection faites-nous voir la bulle,
Et nous montrez de Dieu le seing et la cédule !


Si nous sommes, nous, catholiques, dans l’erreur depuis quinze cents ans, et si vous détenez, vous protestans, la vérité comment se fait-il que vous soyez tous adversaires ou ennemis les uns des autres ?


Les Apôtres jadis prêchaient tous d’un accord,
Entre vous aujourd’hui ne règne que discord ;
Les uns sont Zwingliens, les autres Luthéristes,
Les autres Puritains, Quintins[8], Anabaptistes,
Les autres de Calvin vont adorant les pas,
L’un est prédestiné et l’autre ne l’est pas,
Et l’autre enrage après l’erreur Muncérienne
Et bientôt s’ouvrira l’école Bézienne
[ Continuation, etc. ]


Sur quoi, montrez-m’en donc parmi vous qui « aient changé de vie » en changeant de religion ?


J’en vois qui ont changé de couleur et de teint
Hideux en barbe longue et en visage feint ;
Mais je n’en ai point vu qui soient d’audacieux
Plus humbles devenus, plus doux ni gracieux ;
De paillards, continens ; de menteurs, véritables ;
D’effrontés, vergogneux ; de cruels, charitables ;
De larrons aumôniers ; et pas un n’a changé
Le vice dont il fut auparavant chargé.
[ Continuation, etc.]


Et, puisque enfin vous n’apportez aucune bonne raison qui doive nous faire pencher de votre côté, pourquoi voulez-vous que nous nous détachions de la religion commune, traditionnelle, — et nationale ?


Car l’amour du pays, et de ses lois aussi,
Et de la vérité, me fait parler ainsi !


Ces deux derniers vers achèvent de préciser la nature du catholicisme de Ronsard. Il ne parle pas en théologien, ni en controversiste, quoi qu’il le pût, s’il le voulait bien ! Et, à ce propos, on ne saurait s’empêcher d’admirer la lucidité et la précision avec lesquelles, toutes les fois que le développement de sa pensée l’exige, il aborde les questions même dogmatiques.


Le soir que tu donnais à la suite ton corps,
Personne d’un couteau ne te pressait alors
Pour te faire mentir, et pour dire au contraire
De ce que tu avais délibéré de faire.
Tu as dit simplement d’un parler net et franc
Prenant le pain et vin : C’est cy mon corps et sang,
Non, signe de mon corps ; toutefois ces ministres,
Ces nouveaux défroqués, apostats et bélistres,
Démentent ton parler, disant que tu rêvais
Et que tu n’entendais les mots que tu disais.
[ Remontrance au peuple de France.]


Mais encore une fois, c’est surtout en « Français » qu’il s’exprime, comme étant de son pays autant que de sa religion, ou peut-être, et pour mieux dire, comme ne séparant pas la grandeur et la prospérité de son pays d’avec la religion qui l’a fait ce qu’il est. Quel Français, ou quel catholique voudra lui reprocher d’avoir ainsi solidarisé, de manière à ne plus les distinguer lui-même l’une de l’autre sa croyance et son patriotisme ? Et si quelque chrétien, plus mystique, ne prétendait voir dans cette « religion » qu’une « politique, » nous n’en disconviendrions pas, puisque c’est justement ce que nous disons ; mais nous sommes ici dans la réalité de l’histoire ; il s’agit d’expliquer autant que de juger ; et avant que de faire au poète un grief de cette confusion, nous attendrons qu’on nous ait montré que ses adversaires ne l’ont point faite, Calvin et Théodore de Bèze, le roi de Navarre[9], le prince de Condé, celui des Châtillons qu’on avait revêtu de la pourpre romaine, et le plus illustre enfin d’eux tous, l’honnête homme, le grand homme, le héros du protestantisme français, Gaspard de Coligny.


L’espérance de mieux, le désir de vous voir
En dignité plus haute et plus grande en pouvoir,
Vos haines, vos discords, vos querelles privées
Sont cause que vos mains sont de sang abreuvées.
Non la religion, qui sans plus ne vous sert
Que d’un masque emprunté qu’on voit au descouvert
[Remontrance au peuple de France.]


Avec ces sentimens, et dans ces conditions, on ne s’étonnera pas de l’ardeur du « royalisme » ou du « loyalisme » de Ronsard. A ceux qui, s’ils murmuraient déjà sous les règnes forts de François Ier et d’Henri II, n’avaient pourtant pas osé prendre les armes et déclarer la guerre civile, il en veut de la violence qu’ils prétendent exercer contre une femme et contre un enfant


Et vous, nobles aussi, mes propos entendez,
Qui faussement séduits, vous êtes débandés
Du service de Dieu : veuillez vous reconnaître,
Servez votre pays et le Roi votre maître ;
Posez les armes bas ; espérez-vous honneur
D’avoir ôté le sceptre au roi votre seigneur ?
Et d’avoir dérobé par armes la province

D’un jeune Roi mineur, votre naturel Prince ?

[Remontrance au peuple de France.]


C’est qu’il sait, et il se rend compte, que cette patrie française, qu’il aime, c’est la royauté, ce sont « ses Rois, » comme il le dit lui-même, qui l’ont faite, et en prenant contre eux les armes, c’est contre la France qu’on les prend. Ne l’accusons donc pas ici d’avoir « loué sa langue, » selon l’injurieuse expression de Théodore de Bèze, ni même de courtisanerie. A la date où il écrivait ses Discours, en 1562, nul ne pouvait prévoir de quel côté pencherait la fortune ; les Châtillons, auxquels il ne devait pas moins qu’aux Guises, n’étaient pas moins puissans ; et, d’une manière générale, si l’on avait essayé de le circonvenir, c’était du côté protestant :


Je m’étonne de ceux de la nouvelle foi
Qui pour me haut-louer disent toujours de moi :
Si Ronsard ne cachait son talent dedans terre,
Or’ parlant de l’amour, or’ parlant de la guerre,
Et qu’il voulût du tout chanter de Jésus-Christ
Il serait tout parfait…
[ Discours à Loys des Masures.]


Et peut-être, parce qu’il était, comme tous les poètes, sensible et maniable à la louange, peut-être se fût-il, avec tant d’autres, laissé persuader, si le premier article de sa croyance politique n’eût pas été que là où était le Roi, là aussi, et là seulement, était la France. C’est ce que l’on voit bien dans la belle péroraison de la Continuation du Discours des Misères, où il feint que l’ « idole, — c’est-à-dire l’image, — de la France » lui est apparue :


… Comme il pensait que cette pauvre terre,
S’en allait, ô malheur, la proie de l’Angleterre,
Et que ses propres fils amenaient l’étranger
Qui boit les eaux du Rhin, afin de l’outrager.


Elle lui fait sa plainte :


Une ville est assise aux champs savoisiens,
Qui par fraude a chassé ses seigneurs anciens,
Laquelle, en cependant que les Rois augmentaient
Mes bornes, et bien loin pour l’honneur combattaient,
Appelant les bannis en sa secte blâmable,
M’a fait comme tu vois chétive et misérable.


La France regrette que ses rois n’aient pas « rué par terre, » quand il en était temps encore, une telle cité. Mais elle ne désespère pourtant pas d’en triompher un jour, et, en attendant, elle le charge lui, Ronsard, de consigner à la postérité le souvenir de ces temps abhorrés :


Afin que nos neveux puissent un jour connaître
Que l’homme est malheureux qui se prend à son Maître.


C’est, pour ainsi parler, le dernier mot de Ronsard, dans cette longue et passionnée polémique. Il nous ramène à son point de départ. Et certes, on n’a pas de peine à comprendre que son attitude ait exaspéré contre lui l’opinion des réformés de son temps. Qui voudra voir quelles injures ils ont opposées à ses raisons, n’aura même pas besoin de consulter le Temple de Ronsard[10], où l’on incrimine tout de lui, sans en excepter ses infirmités, et la lecture de la Réponse à quelque ministre suffira. Mais ce que l’on comprend moins aisément, c’est que ces Discours aient en quelque sorte pesé sur la mémoire du poète, et que, plutôt que de leur rendre la justice qu’ils méritaient, on en ait tu, et comme essayé d’étouffer l’importance dans l’histoire de la poésie française.

Car, on y retrouve bien les défauts habituels de Ronsard, dont les moindres ne sont pas la confusion ou le désordre, et la prolixité.


Les Poètes gaillards ont artifice à part,
Ils ont un art caché qui ne semble pas art
Aux versificateurs, d’autant qu’il se promène
D’une libre contrainte où la Muse le mène
[ Réponse à quelque ministre.]


Ronsard abuse, en général, de cet art qui ne semble pas art, et qui peut bien l’être quelquefois, mais pourtant qui n’est pas toujours art, et dont le vrai nom n’est alors qu’impuissance à gouverner soi-même le mouvement de sa pensée. On en trouve la preuve dans les Discours des Misères de ce temps. Les négligences n’y manquent pas non plus, et, en particulier, des libertés de syntaxe et de versification que rien ne justifie ni n’excuse. Le simple y rime avec le composé, armes avec gens d’armes, abuser avec user, conçut avec reçut ; les mots que termine une diphtongues ay ou oy suivie de l’e muet — joye, playe, proye — tantôt font deux syllabes et tantôt n’en font qu’une ; la forme même de certains autres mots y varie, selon le besoin que le poète en a, ici soldars et là soldats ; le participe s’accorde ou ne s’accorde pas… Mais, quand on a dit tout cela, les Discours n’en demeurent pas moins, pour la fermeté de la langue, la souplesse de la versification, et la sincérité de l’accent, un des chefs-d’œuvre de Ronsard. C’est que derrière l’auteur, l’homme s’y montre, ou plutôt c’est à peine si l’auteur s’y laisse voir, — dans quelques comparaisons qu’il ne peut, même en sujet chrétien, s’abstenir d’emprunter à cette mythologie dont les séductions le hantent, — et l’homme s’y montre à visage découvert, et non seulement l’homme, mais l’homme public, un acteur de l’histoire de son temps, qui n’écrit plus pour la gloire d’avoir bien écrit, ni pour le plaisir, mais pour agir et pour diriger l’opinion. Les Discours des Misères de ce temps sont des actes autant que des poèmes, et cela seul, en français et en vers, à la date de 1562, était aussi considérable que nouveau.

Ce qui ne l’était pas moins, c’était le caractère de ces Discours, inspirés de la réalité prochaine, et si différens, à cet égard encore, de tout ce qui les avait précédés. Ce n’était plus en effet des fictions antiques, — Adonis et Vénus. Actéon et Diane, Orphée et Eurydice, — qui en soutenaient l’intérêt, mais la vie qu’on vivait, dont ils devenaient eux-mêmes un nouvel élément, la vie contemporaine, la vie de tous les jours ; c’était l’histoire, celle qui se faisait, à laquelle on participait, dont on connaissait, par leur visage et par leur nom, dont on aimait, dont on détestait, dont on applaudissait, dont on maudissait les acteurs, Navarre et Condé, Bèze et Calvin, Guise et Coligny ; et c’était encore la passion, toutes les passions, amour et haine, ambition, cupidité, fureur et colère, tout ce qui remue le cœur des hommes, tout ce qui les divise et tout ce qui les unit, tout ce qui les précipite les uns contre les autres, et, en les jetant à la mort, tout ce qui assure leur immortalité Ronsard, dans ses Discours, a fixé quelques-uns de ces aspects de la vie de son temps, et de la vie de tous les temps. Et, en effet, tout en s’inspirant de la réalité prochaine, c’est encore un des caractères des Discours des Misères de ce temps qu’ils s’en dégagent ; ou, pour mieux dire, ils en dégagent ce que toute réalité contient toujours d’« universel, » et ils en fixent ainsi l’apparence transitoire sous un aspect d’éternité.

Pour toutes ces raisons, et par tous ces moyens, les Discours de Ronsard, dont son école ne devait pas faire moins de cas que de ses Odes elles-mêmes ou de ses Amours, se trouvent avoir déterminé l’orientation de la poésie française dans un sens, non pas précisément contraire, si l’on veut, à celui des premières et trop aristocratiques ambitions de la Pléiade, mais différent ou divergent. L’idéal ne sera plus désormais de s’enfermer et de se complaire en soi, dans la solitude orgueilleuse et fastidieuse — pour les autres, — de son propre génie. Les Discours, en tendant vers leur but, et pour l’atteindre, ont créé un vers propre à l’action, rebus agendis, qui n’est encore, en 1562, que celui de la satire actuelle, mais qui sera quelque jour, par une singulière coïncidence, comme il est arrivé de l’ïambe grec, le vers même de la tragédie.


Sceptre, qui fut jadis la terreur des Barbares…


C’est déjà le tour et l’accent des vers :


Fer, jadis tant à craindre et qui dans cette offense
M’as servi de parade et non pas de défense !


Il y aura du Ronsard dans Corneille ; et il y en aura jusque dans Hugo ! L’éloquence a pris et conquis, dans la poésie française, une place qui ne cessera plus d’être la sienne, qui deviendra même la première, et à laquelle peut-être sacrifiera-t-on d’autres qualités, mais qui, d’autre part, et en revanche, assurera notre pouvoir de propagande. On dira en vers des choses qu’il semblera qu’on pourrait dire en prose, et, à la vérité, ce ne sera souvent qu’une illusion, — on ne mettrait pas en prose les Discours de Ronsard, — mais ce sera comme un hommage rendu aux qualités de clarté, de précision, de concision, de force et de rapidité, de mouvement et d’action, qui déjà sont celles des Discours, et qui vont devenir celles de notre poésie. On ne « délirera » pas en vers français. Ni l’enthousiasme de l’inspiration, ni la perfection de la forme, — et en admettant qu’on puisse en notre langue la distinguer de la solidité du fond, — n’autoriseront le poète à manquer de bon sens ; et ce sera plutôt en prose qu’à l’imitation de Rabelais, nous dirons nos pires folies. C’est à Ronsard que revient l’honneur d’avoir déterminé en ce sens l’orientation de notre poésie, et à Ronsard auteur des Discours des Misères de ce temps.

On s’explique donc aisément qu’étant tout ce que nous venons de dire, et tout ce que l’on vient de voir, les Discours, bien loin d’ébranler la royauté littéraire de Ronsard, l’aient au contraire affermie. Elle va maintenant s’exercer sans conteste, et même sans contrôle. Satisfait, au surplus, d’avoir une fois exprimé sa pensée tout entière, et d’être finalement sorti victorieux d’une lutte où il avait hasardé sa réputation et sa sécurité, le poète va maintenant retourner à ses studieux loisirs. C’est une période nouvelle qui commence dans l’histoire de son œuvre, et non pas la moins féconde, si peut-être elle n’en est pas la plus originale. Elle s’étend de 1564 à 1585, et elle comprend, avec une grande partie de ses Poèmes et de ses Élégies, la Franciade, le Bocage royal et les deux livres de Sonnets pour Hélène.


III

Mais, ici encore, l’embarras est grand de se reconnaître, au milieu de cette abondance de production ; et, si nous avons pu dire du recueil des Hymnes qu’il était celui des recueils de Ronsard dont la composition a le moins varié, c’est le contraire qu’il faut dire du recueil de ses Élégies, de celui de ses Poèmes, et de son Bocage royal[11]. D’édition en édition, telle pièce a voyagé de l’un à l’autre de ces trois recueils, ou encore à un quatrième, comme par exemple les hymnes de l’Hiver, du Printemps, de l’Eté, de l’Automne. Les sept livres originaux de Poèmes se sont réduits finalement à deux dans l’in-folio de 1584. Enfin, ici encore, les variantes ne sont pas moins nombreuses que les transpositions ; et, de là, des difficultés qui rendraient presque impossible une étude successive des vingt dernières années du génie de Ronsard, si quelques dates suffisamment assurées ne nous permettaient de nous retrouver dans ce dédale : la seconde édition collective des Œuvres de Ronsard est de 1567 ; la Franciade a paru pour la première fois en 1572 ; nous savons exactement quelles pièces, et il y en a près de 250, ont vu le jour en 1578 ; et nous savons enfin lesquelles s’y sont ajoutées dans les éditions de 1584 et 1587.

C’est la Franciade qui a été, de 1563 à 1572, la grande occupation de Ronsard, et le regrettable labeur de sa maturité. Les circonstances le favorisaient. Charles IX, — et il devait bien cela à l’auteur des Discours des Misères de ce temps, — l’avait pris en affection personnelle et très particulière. S’il ne lui adressait pas les vers trop souvent cités :


Tous deux également nous portons des couronnes,


lesquels paraissent être apocryphes, il lui en adressait d’autres, que le poète nous a soigneusement conservés :


Maintenant n’est plus temps de faire jardinage,
Il faut suivre ton roi qui t’aime par sus tous
Pour les vers qui de toi coulent braves et doux ;
Et crois, si tu ne viens me trouver à Amboise,
Qu’entre nous adviendra une bien grande noise…


Ce sont des vers de prince ! mais on ne s’étonnera point que le poète en ait goûté la flatterie. Aussi ne doutons-nous pas que la faveur marquée de Charles IX ait encouragé Ronsard dans son dessein de donner à la France ce « long poème, » ce « poème épique, » dont on admettait universellement qu’il était, lui, Ronsard, seul capable en français, et qui passait alors, non moins universellement, sur la foi des chefs-d’œuvre d’Homère et de Virgile, pour le suprême effort de l’esprit humain. Grave et funeste erreur, dont nous dirons plus tard, quand nous essaierons d’apprécier dans son ensemble l’œuvre de la Pléiade, les causes et les conséquences ; mais erreur, qu’en tout cas, ses contemporains n’ont point reprochée au poète, et quoique pourtant, s’il y a quelque chose de médiocre dans l’œuvre de Ronsard, je veux dire d’inférieur à lui-même, ce soit, non pas même sa tentative, mais, — il faut avoir le courage d’en prononcer le mot, — sa caricature ou sa parodie d’épopée[12].

Le patriotisme n’est pas toujours et partout à sa place ; et nous avons peut-être assez dit quel heureux parti Ronsard en avait tiré dans ses Discours, pour avoir ici le droit de constater que l’amour de la France l’a cruellement desservi dans le choix du sujet de la Franciade ! Avait-il songé peut-être, comme on l’a supposé, au sujet qu’à la même époque traitait en Italie le grand, le voluptueux et mélancolique élégiaque de la Jérusalem délivrée ? La sincérité de son patriotisme eût donc pu là se donner carrière, si le rôle de la France a été assez considérable dans le mouvement des croisades. Les Guises et Marie Stuart ne faisaient-ils pas aussi remonter leur origine à Godefroi de Bouillon ? L’occasion eût été belle de les flatter sur cette prétention. Mais Astyanax, fils d’Hector, miraculeusement sauvé par Jupiter de l’incendie de Troie, élevé sous le nom de Phéré-Enchos, —, qui veut dire « Porte-Lance, » et dont on aurait fait par corruption Ferencos, Francus, et Francion, — chassé de mer en mer par la colère de Neptune, abordant aux rivages de Crète, y devenant amoureux de la belle Hyante, fille du roi Dicée et grande prêtresse d’Hécate, se faisant révéler par elle le glorieux avenir de sa race, et cette race engendrant celle de Pharamond et de Mérovée, — lesquels, s’ils ont existé, n’ont rien eu de commun avec Charles-Martel ou Pépin le Bref, non plus que ceux-ci avec Hugues Capet ; — on a peine à s’expliquer que Ronsard ait choisi cette « matière, » et c’est trop peu pour l’en excuser que Lemaire de Belges, dans ses Illustrations de Gaule, eût donné à cette absurde légende une consistance que les contemporains de Louis XII et de François Ier avaient prise pour de l’histoire. Là est le premier défaut de la Franciade : c’est une épopée dont le sujet n’est pas un sujet d’épopée. Il n’y avait rien à tirer de cette fatrasserie ! Pour faire de l’épopée, il faut de la matière épique ; et, en vérité, les personnages de Rabelais, son Gargantua, son Pantagruel, Picrochole ou le moine, frère Jean des Entommeures, ne sont pas seulement plus réels, ils sont, et nous l’avons vu, plus « épiques » que Francus et ses compagnons !

Si le choix du sujet est malheureux, la composition n’est guère moins défectueuse dans la Franciade ; et aussi bien l’art de la « composition » n’a-t-il jamais été le fort de Ronsard ni de la Pléiade. Notre littérature était-elle peut-être alors trop jeune ? Et, en effet, en littérature comme en art, la composition exige toujours un certain degré de maturité. Mais, de plus, avec Ronsard et dans sa Franciade, le classicisme à ses débuts s’est heurté contre l’écueil où finalement il devait échouer. Le mirage, ici, consiste à croire qu’étant donnés et reconnus les « chefs-d’œuvre » d’un genre, — l’Iliade ou l’Odyssée, dans l’espèce, voire l’Enéide ou les Argonautiques, — ils en sont également les modèles, ou le canon, comme disaient les Grecs, dont on ne saurait s’écarter sans tomber nécessairement au-dessous d’eux. La logique française en a conclu que toute épopée devait d’abord se conformer à de certaines « règles, » dont les modèles n’étaient que la réalisation, et que, non seulement il n’y avait point de « chefs-d’œuvre, » mais qu’il n’y aurait pas d’épopée en dehors de l’observation de ces règles. C’est pourquoi, dans la Franciade, il y a un « dénombrement des vaisseaux, » il y a une « tempête, » il y a des « combats singuliers, » il y a un « songe, » il y a un « sacrifice aux Dieux infernaux, » il y a une « évocation des morts ; » et, bon gré, mal gré, dans les quatre Chants qui sont tout le poème tel qu’il nous est parvenu, il a fallu que tout cela trouvât sa place. Il a fallu qu’il y eût aussi une « prophétie, » — un Tu Marcellus eris… — et ne le regrettons pas, pour le poète, si c’est en retraçant, telle qu’on se la représentait alors, l’histoire des rois mérovingiens, qu’il a rencontré les meilleurs vers de son « long poème français, » et presque les seuls que l’on puisse citer :


Ni lit, ni foi, ni la nuit amoureuse
Ne défendront Galswinthe malheureuse ;…


il résume, en traits énergiques, l’histoire du règne de Chilpéric, les crimes de Frédégonde :


Elle, sans peur ni de Dieu ni des lois
Toute effrontée, ayant encor les doigts
Rouges du sang de son mari, pour taire
Par un beau fait le meurtre et l’adultère,
Ira guerrière au milieu des combats
Tenant son fils de trois mois en ses bras ;


et le supplice de Brunehaut. Il ne peint pas non plus sans vigueur les « rois fainéans : »


Ces rois hideux en longue barbe épaisse,
En longs cheveux ornés presse sur presse,
De chaînes d’or et de carcans gravés.
Hauts dans un char en triomphe élevés,
Une fois l’an faisant voir leur visage.
[ La Franciade, livre IV.]


Mais qu’est-ce que quatre ou cinq cents vers, perdus ou noyés dans les six ou sept mille des quatre chants de la Franciade ? et que tout cela, d’ailleurs, quoique non composé, demeure donc artificiel ! On dirait de la Franciade l’aboutissement d’un genre épuisé par les imitations qu’on en a faites ou le nombre des copies que l’on en a tirées. S’il y avait certainement, dans le renouveau du mouvement de la Renaissance, des élémens, ou, si je l’ose dire, des promesses de dégénérescence et de sénilité prochaines, on ne le voit nulle part plus clairement que dans la Franciade. Et ne faut-il pas croire, que Ronsard s’en est lui-même aperçu, puisque enfin il n’a pas poussé son poème au-delà du IVe chant ?


Si le roi Charles eût vécu,


nous dit-il,


J’eusse achevé ce long ouvrage.
Sitôt que la mort l’eut vaincu,
La mort me vainquit le courage.


S’il y a quelque vérité dans cette raison qu’il donne de son découragement, il nous est permis de croire qu’elle n’en est pourtant pas la seule, ni peut-être la principale. Mais, nous aimons mieux penser qu’il reconnut son erreur, et l’ayant reconnue, qu’il n’eut pas le courage, — comme autrefois Virgile, — de condamner son œuvre, et, tout ce que son amour-propre put concéder à sa probité d’artiste, ce fut de s’arrêter.

La Franciade, après cela, vaudrait-elle mieux, comme on l’a prétendu, si Ronsard n’avait pas eu l’idée, qui nous paraît en effet singulière, de l’écrire en décasyllabes, et d’y renoncer, comme trop prosaïque, à cet alexandrin dont il avait lui-même fait dans ses Discours le type du vers français classique ? Nous avons quelque peine à le croire, et les plus beaux vers du monde n’eussent pas effacé, ni réparé le vice initial du sujet. Il y a des circonstances plus fortes que les volontés des hommes, et il y a des erreurs dont le génie même ne saurait sauver celui qui s’y est une fois engagé. La Franciade n’eût pas beaucoup gagné non plus à être écrite plus simplement ou plus naturellement. A la vérité, c’est un des vices les plus caractéristiques de la langue ou du style de Ronsard, que, quand il se guinde, il ne devient pas seulement, comme un autre, emphatique, mais vulgaire. Il n’a pas le sentiment du ridicule, et la recherche du mot fort le conduit à des effets comiques. S’il veut dire que Mnémosyne mit au monde les neuf Muses ensemble, il dira qu’elle les engendra d’une « seule ventrée ; » et au lieu de dire de Jupiter ou de Neptune qu’ils « bouillonnent de colère, » il nous les montrera « bouffans d’ire. » Croyons encore que Ronsard veut faire original et sublime, quand au lieu de se servir de la locution déjà consacrée de « dévorer l’espace ou le temps, » il écrira : les manger, et, au lieu de « célébrer solennellement une victoire : » la pomper. Mais, encore une fois, des expressions plus naturelles et plus simples n’eussent pas plus fait ici qu’un vers mieux approprié à l’allure du récit épique ; et les causes de la médiocrité de la Franciade sont situées plus profondément. La Franciade, — ne craignons pas d’user de ces termes un peu pédantesques, puisqu’il s’agit de tout un système d’art et de littérature, — la Franciade n’est pas seulement ni principalement l’erreur d’un homme, elle est celle de toute une école ; elle est une erreur de méthode ou de direction ; et les suites en allaient lourdement peser sur les destinées de tout le « classicisme. »

Car, tandis qu’il s’acharnait à ce labeur ingrat, les Élégies, les Poèmes de Ronsard, son Bocage royal, ses Sonnets pour Hélène nous sont témoins qu’il n’avait rien perdu de son génie. Jeune encore, — il n’avait pas cinquante ans, en 1574, — mais vieilli et usé avant l’âge, par les plaisirs, dit-on, autant que par les épreuves, la mort de son roi, Charles IX, avait été la ruine de ses ambitions. Courtisan d’ailleurs empressé, il n’avait rien omis de ce qu’il fallait faire pour se recommander à la faveur du nouveau maître.


Si l’honneur de porter deux sceptres en la main,


lui écrivait-il dès 1575,


Commander aux Français et au peuple Germain
Qui de l’Ourse Sarmate habite la contrée ;
Si des Vénitiens la magnifique entrée,
Si avoir tout le front ombragé de lauriers,
Si avoir pratiqué tant de peuples guerriers,
Tant d’hommes, tant de mœurs, tant de façons étranges,
Si revenir chargé de gloire et de louanges,
Si jà comme un César concevoir l’univers,
Vous a fait oublier le chantre de ces vers,
Roi, dont l’honneur ne peut s’amoindrir ni s’accroître,
Sans vous dire son nom vous pouvez le connoître.
[ Le Bocage Royal, édition de 1587, t. IV, p. 10.]


Il lui rappelle alors qu’en des jours troublés et douteux, au temps de Jarnac et de Moncontour, 1569, lui seul eut le courage d’emboucher en son honneur la trompette héroïque, et de célébrer la victoire du prince ; — et ce fut le bel hymne qui figure au premier livre des Hymnes :


Tel qu’un petit aigle sort
Fier et fort,
Dessous l’aile de sa mère,
Et d’ongles crochus et longs
Aux dragons
Fait guerre sortant de l’aire.
Tel, aux dépens de vos dos,
Huguenots,
Sentîtes ce jeune prince,
Fils de roi, frère de Roi,
Dont la foi
Mérite une autre province.
[Édition de 1587, t. VII, p. 133.]


Mais il y avait six ans de cela ; et en vain le poète y mit-il une insistance qu’on regrette un peu pour sa dignité ! en vain proposa-t-il au Roi de recommencer contre leurs ennemis une campagne comme celle des Discours des Misères de ce temps !


J’ai trop longtemps suivi le métier héroïque,
Lyrique, élégiaq’, je serai satirique…
S’il y a quelque brave ou mutin oui se fâche ;
Si un plus qu’il ne doit veut monter en crédit ;
Si quelque viloteur aux princes devisant
Contrefait le bouffon, le fat, ou le plaisant ;
Si nos Prélats de cour ne vont à leurs Églises ;
Si quelque trafiqueur qui vit de marchandises,
Veut gouverner l’État…
Si plus, quelque valet de quelque bas métier
Veut par force acquérir tous les biens d’un quartier ;
Si plus, nos vieux corbeaux gourmandent vos finances ;
Si plus, on se détruit d’habits et de dépenses ;
Et si quelque affamé nouvellement venu,
Veut manger en un jour tout votre revenu,
Qu’il craigne ma fureur…
[Le Bocage royal. Édition de 1587, t. IV, p. 26.]


Et nous, à cette « fureur » nous aurions aimé qu’il se fût abandonné. Il avait l’esprit ; il avait l’éloquence ; et, s’il l’eût seulement voulu, ses Satires vaudraient ses Discours des Misères de ce temps. Mais il eut beau faire ! il ne retrouva pas auprès d’Henri III la faveur toute personnelle qu’en d’autres temps lui avaient témoignée Marie Stuart ou Charles IX. Il continua bien d’être l’un des pensionnaires du prince, à raison de douze cents livres par an, qui feraient un peu plus de six mille francs de notre monnaie. Mais la pension n’était pas toujours très régulièrement payée ; et Henri III lui préférait Desportes. Le nouveau roi, d’ailleurs, avait moins de goût pour la poésie que pour l’éloquence, et même la grammaire. Ronsard, alors, de dépit, s’isola de la Cour, séjourna plus souvent en son Vendômois qu’à Paris, revit ses Œuvres, les remania. Son ancienne fougue s’apaisa. Sa pensée se fit plus sereine, en même temps qu’elle se nuançait d’un caractère de mélancolie plus intime, plus profond, plus philosophique. C’est un peu de ce caractère qu’il nous reste à essayer de ressaisir dans ses dernières poésies.

Mais quelles sont ces dernières Poésies ? et, déjà, n’aurions-nous pas nous-même quelque peu altéré l’ordre de leur succession ? C’est une tentation naturelle, que de vouloir clore la biographie de ce grand amoureux par une dernière histoire d’amour, et les Deux Livres de Sonnets pour Hélène semblent vraiment nous y convier. Car il est certain qu’ils ont paru pour la première fois en 1578 ; et il ne l’est pas moins que, de 1578 à 1584, Ronsard n’a rien ou presque rien publié. Au contraire, les vers que nous venons de citer ont paru pour la première fois en 1575, et nous n’avons donc pas violé la chronologie. Mais, d’un autre côté, les Sonnets pour Hélène ne seraient-ils pas antérieurs à leur date de publication, et pouvons-nous ne pas tenir compte du témoignage du poète ?


Je chantais ces sonnets amoureux d’une Hélène
Dans ce funeste mois que mon Prince mourut.

Voilà qui est formel, et voilà qui nous reporte au mois de mai 1574. Ronsard dit encore, dans un autre Sonnet, l’avant-dernier du premier livre :


Je chantais ces sonnets en l’antre Piéride,
Quand on vit les Français sous les armes suer
Quand on vit tout le peuple en combats se ruer.


Seulement, ce sonnet, qui nous reporterait à 1568 ou 1569, l’année de Jarnac et de Moncontour, ne faisait point partie, dans l’édition de 1578, des Sonnets pour Hélène : il terminait le recueil des Amours diverses. Faut-il ajouter que le premier livre, qui ne contenait que 60 pièces dans l’édition de 1578, en contient 64 dans l’édition de 1584, et le second, 77 au lieu de 55 ? De 1578 à 1584, Ronsard a donc encore rimé, ou publié à nouveau, 26 pièces en l’honneur d’Hélène ; et, de ces 26 pièces, il y en a jusqu’à 16 intercalées d’un seul coup entre deux sonnets de la première édition. Voici un beau sonnet qui faisait également partie, en 1578, du recueil des Amours diverses :


Genèvres hérissés, et vous, houx épineux,
L’un hôte des déserts, et l’autre d’un bocage ;
Lierre, le tapis d’un bel antre sauvage,
Source, qui bouillonnez d’un surgeon sablonneux ;
Pigeons, qui vous baisez d’un baiser savoureux,
Tourtres, qui lamentez d’un éternel veuvage ;
Rossignols ramagers, qui d’un plaisant langage
Nuit et jour rechantez vos versets amoureux,
Vous à la gorge rouge, étrangère hirondelle ;
Si vous voyez aller ma Nymphe en ce printemps
Pour cueillir des bouquets par cette herbe nouvelle,
Dites-lui, pour néant que sa grâce j’attends,
Et que pour ne souffrir le mal que j’ai pour elle,
J’ai mieux aimé mourir que languir si longtemps.
[Édition de 1584 : Sonnets pour Hélène, II, 44]


Est-il téméraire de supposer que ce sonnet a été d’abord écrit pour cette « Genèvre » que le poète a chantée dans ses Élégies, et qui n’était point, elle, Salviati ni Surgères, mais, nous dit un disciple et commentateur de Ronsard, « une haute femme, claire brune, mariée au concierge de la geôle de Saint-Marcel, et qui se nommait Geneviève Raut ? » En revanche, tel autre sonnet, d’ailleurs détestable

Voulant tuer le feu dont la chaleur me cuit
Les muscles et les nerfs, les tendons et les veines…


a passé, en 1584, du second livre des Sonnets pour Hélène au recueil des Amours diverses. On voit par-là combien il est difficile de dater avec précision le dernier livre d’amour de Ronsard, et aussi ne l’essaierons-nous pas davantage. Il suffit, qu’avec la seconde partie des Amours de Marie et le recueil des Amours diverses de 1578, les deux livres de Sonnets pour Hélène soient le journal des regrets ou des rêves d’amour de Ronsard, de 1569 à 1584. Mais nous ne pouvons pas affirmer qu’ils soient ses « dernières poésies ; » et toutes les pièces qui ont paru pour la première fois dans l’édition de 1578, ou dans celle de 1584, peuvent leur en disputer le titre.

Si l’on admet ces dates, Ronsard n’avait donc guère que quarante-trois ou quarante-quatre ans quand il aima Hélène de Surgères, et quoique ce soit sans doute un âge qu’on peut appeler « mûr, » ce n’en est pas un d’ordinaire où les poètes croient avoir passé le temps d’aimer. Il semble cependant que son amour ait été plus pur, d’une autre essence, et plus rare, que celui qu’il avait éprouvé pour Cassandre, et surtout pour Genèvre. À la vérité, pour contredire cette impression d’ensemble, il y a bien l’admirable sonnet qu’on trouve dans toutes les Anthologies, et dont on ne saurait faire tort à Ronsard dans une étude consacrée à son œuvre :

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant
Direz, chantant mes vers et vous émerveillant
« — Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. — »

Lors vous n’aurez servante, oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle ;

Je serai sous la terre, et fantôme sans os
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ;
Vous serez au foyer une vieille accroupie

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain,
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

[Édition de 1584, Livre II. Sonnet 43.]

Oui, il y a ce sonnet, et il y en a d’autres ! Mais il n’est que la dernière expression, et la plus achevée, d’un thème que le génie voluptueux et mélancolique de Ronsard aimait à développer. Il aimait, nous l’avons dit, associer l’image de la mort à celle de l’amour,


Car l’Amour et la Mort n’est qu’une même chose !


Ce vers est le dernier du second livre des Sonnets pour Hélène ; et, comme tous les épicuriens, Ronsard, nous le répétons, jouissait vivement de la brièveté même du plaisir. Les longs plaisirs ne sont que d’indolentes habitudes ! Mais, après tout, cette note que sa gravité, si je puis ainsi dire, n’empêche pas d’être sensuelle, ne revient pas souvent dans les Sonnets pour Hélène, et le sentiment qu’il éprouve pour cette jeune fille est celui d’une admiration caressante et protectrice. S’il l’aime d’être jeune et belle, il l’aime d’être « sérieuse » aussi. Il l’aime d’aimer sa gloire, à lui Ronsard, et il l’aime du désir qu’il a de l’immortaliser par son amour,


Afin qu’à tout jamais de siècle en siècle vive
La parfaite amitié que Ronsard vous portait
Comme votre beauté sa raison lui ôtait,
Comme vous enchaînez sa liberté captive ;
Afin que d’âge en âge à nos neveux arrive,
Que toute dans mon sang votre figure était,
Et que rien, sinon vous, mon cœur ne souhaitait,
Je vous fais un présent de cette sempervive.
Elle vit longuement en sa jeune verdeur :
Longtemps après la mort je vous ferai revivre,
Tant peut le docte soin d’un gentil serviteur
Qui veut en vous servant toutes vertus ensuivre.
Vous vivrez, croyez-moi, comme Laure en grandeur,
Au moins tant que vivront les plumes et le livre.
[Édition de 1584, Livre II, Sonnet 2.]


Moins connu, moins souvent cité, ce beau sonnet vaut l’autre, si même on ne le trouve plus pur, de l’accent de sensualité qui lui manque, et j’ajoute plus généreux, étant moins discourtois. C’est, en effet, un compliment d’un goût toujours douteux que de rappeler à une femme aimée que sa beauté n’aura qu’un jour ; et le conseil n’est pas bien honnête, — encore qu’il ne soit qu’un lieu commun, — d’inviter à « cueillir avec nous les roses de la vie » une jeune fille qu’on ne saurait avoir la prétention d’épouser. Ronsard, en ses Amours, manque parfois de délicatesse. Et, comment, à cet égard, ne regretterait-on pas qu’après avoir ainsi chanté son Hélène « comme une Laure, » il ait fini par lui donner en quelque sorte son congé dans ces vers :


Maintenant que voici l’an septième venir,
Ne pensez plus, Hélène, en vos lacs me tenir ;
La raison m’en délivre !…


« La raison m’en délivre ! » Ce langage, trop raisonnable, n’est-il pas en même temps un peu grossier d’être si raisonnable ? On eût voulu croire jusqu’au bout qu’y ayant plus de tendresse que de passion dans le dernier amour du poète, la « raison » n’y avait donc pas tenu moins de place que la folie. La fin de cette histoire en gâte le commencement ! Et peu s’en faut qu’on ne se range à l’opinion de ceux qui, dans l’auteur même des Odes ou des Hymnes, ont jadis cru reconnaître je ne sais quel précurseur du poète, — si celui-ci en est un, — de la Bonne Vieille et du Dieu des bonnes gens.

Mais non ! et c’est Ronsard qui leur répond dans une de ses dernières pièces, qui n’a paru qu’en 1578 pour la première fois, et qui est le Discours de l’Équité des vieux Gaulois. On a cru longtemps que l’invention lui en appartenait, mais en réalité, il l’a empruntée d’un Grec contemporain d’Auguste, Parthénius de Nicée, en ses Affections d’amour, traduites en 1555 par un certain Jean Fornier ou Fournier. En voici le sujet. Un Grec d’Asie Mineure est venu traiter de la rançon de sa femme, tombée, après le sac de Milet par les Gaulois, entre les mains de Brennus. Le chiffre de la rançon est convenu, les paroles échangées, l’argent même versé, et il ne reste plus qu’à mettre, par un sacrifice, le marché sous la garantie des Dieux. Mais, au lieu de frapper la victime, c’est la tête de la femme que, d’un coup de sa hache, Brennus fait tomber aux pieds du mari. Le Milésien, tout frémissant d’horreur, de désespoir et d’indignation, lui reproche violemment sa cruauté, sa perfidie, son manquement ù la parole donnée. Brennus l’écoute, impassible. Puis, quand Je malheureux a fini, prenant la parole à son tour, il lui conte qu’au cours de la nuit même, sa captive, qui était devenue sa maîtresse, l’a supplié, si jamais il avait eu quelque affection pour elle, de ne pas la rendre au mari qui venait la réclamer. — Ah ! lui disait-elle,


Ah ! ce n’est pas la foi ni la dextre fidèle
Mise en la mienne, hélas ! quand tremblante et rebelle
J’embrassais les autels de Cérès, appelant
Les Dieux à mon secours contre toi me volant.
A la fin, ajoutant la prière à l’audace,
Par force et par amour je t’accordai ma grâce,
Pourvu que tu serais d’une invincible foi
Toujours mon défenseur, sans te fâcher de moi…


Mais, insensible à ces supplications, et moins touché de ces souvenirs que honteux, pour Glythymie, — c’est le nom de la femme, — de cet outrage à la foi conjugale, Brennus a résolu de l’en punir. Et voilà pourquoi, dit-il au Milésien :


J’ai feint ce sacrifice, et feint de te conduire
Pour immoler ta femme, et aussi pour te dire,
Que vous êtes déçus de blâmer les Gaulois
Vous autres Asiens…
Dessous la loi écrite enseignés, vous vivez
Et doctes en papier le papier poursuivez.
Nous autres, nous n’avons que la Loi naturelle,
Écrite dans nos cœurs par une encre éternelle,
Que nous suivons toujours sans besoin d’autre écrit
Comme portant nos lois en notre propre esprit.


Fais maintenant ce que tu voudras, de ce « corps sans tête. » Enterre, si tu veux, ou laisse aux chiens ta femme. Voici la rançon que tu m’avais comptée ; je te la rends ; dis-en l’histoire aux tiens ; et


… va chercher ta demeure ;
Adieu, donne ta main, va-t’en à la bonne heure.


C’est dommage qu’au lieu de se terminer sur ce vers, la pièce soit allongée d’un compliment à Henri III. Elle n’en est pas moins une des plus belles de Ronsard, et — quoi que d’ailleurs on puisse penser de l’ « équité des vieux Gaulois » qui ressemble beaucoup à de la sanguinaire barbarie, — le grand poète a été rarement mieux inspiré qu’en ce fragment d’allure vraiment épique. S’il est lui-même, en ses Amours et en ses Odelettes, il ne l’est pas moins, ou il l’est plus encore dans cette pièce à laquelle il a lui-même donné le titre de Discours, comme pour caractériser cette tendance oratoire qui est l’une des formes essentielles de son génie. Et nous devions à sa mémoire, en arrêtant ici cette analyse de son œuvre, de laisser le lecteur sous cette impression de grandeur et de force.

Ses dernières années, sur lesquelles nous n’avons pas autant de renseignemens, ni surtout aussi précis que nous le voudrions, furent tristes[13]. Retiré tout à fait de la Cour, mal payé de ses pensions ou gratifications, pour le règlement desquelles on se sent un peu gêné de le voir employer le crédit de Mlle de Surgères « en récompense de tant de beaux vers qu’il avait faits pour elle ; » titulaire de plusieurs abbayes, mais troublé souvent dans sa jouissance par les incursions des bandes armées qui parcouraient son Vendômois et sa Touraine ; malade et aigri contre un siècle « où il semblait que tout allât en confusion et en ruine, » mais continuant toujours de lire, de composer et d’écrire, — son Hymne de Mercure et son Hymne de monsieur Saint Roch, qui n’ont paru pour la première fois que dans l’édition de 1587, doivent appartenir à cette époque ; — il fit à Paris un dernier séjour, au commencement de 1585, chez son ami Galland, principal du collège de Boncour, pour, de là, se transporter à Croix-Val, et enfin de Croix-Val à son prieuré de Saint-Cosme-en-l’Isle, près de Tours. « Ce prieuré, nous dit Du Perron, est situé en un lieu fort plaisant sur la rivière de Loire, accompagné de bocages, de prairies, et de tous les ornemens naturels qui embellissent la Touraine, de laquelle il est l’œil et les délices… Ne conservant donc plus autre passion, sinon de s’y voir transporter, afin de jouir de cette dernière félicité d’y mourir, et se persuadant que ses os y reposeraient plus doucement, il se fit mettre en son chariot, tout perclus et estropié que je vous l’ai décrit, et, s’étant ainsi acheminé malgré les injures de l’air, travailla tant de cette première traite qu’il alla coucher à trois lieues de là, et l’autre lendemain d’après, qui était un jour de dimanche (17 novembre), arriva finalement à Saint-Cosme sur les cinq heures du soir. » C’est là, qu’après quarante jours d’une pénible agonie courageusement supportée, il expira, le 27 décembre 1585. C’est là aussi qu’on l’enterra, et qu’en 1609, on grava sur son marbre l’épitaphe suivante :


CAVE, VIATOR, CAVE, SACRA HÆC HUMUS EST.
ABI, NEFASTE, QUAM CALCAS HUMUM SACRA EST.
RONSARDUS EN1M JACET HIC,
QUO ORIENTE ORIRI MUSÆ,
ET OCCIDENTE COMMORI,
AC SECUM 1NHUMARI VOLUERUNT.
HOC NON INVIDEANT QUI SUNT SUPERSTITES
NEC PAREM SORTEM SPERENT NEPOTES.


Tel fut Ronsard, le plus grand poète, le plus complet que la France eût connu, et entre lequel et qui que ce soit de ses prédécesseurs on ne saurait établir de comparaison qui ne fût à son égard une criante injustice. Les dimensions d’un monument ne suffisent pas à en faire la grandeur ; elles y contribuent cependant ; et, en littérature comme en art, c’est quelque chose que la fécondité : la fécondité de Ronsard, ou, comme il disait lui-même, « sa plénitude, » qui faisait son orgueil et l’émerveillement de ses contemporains, est encore aujourd’hui pour nous un de ses titres de gloire. La variété de son inspiration en est un autre, et, à ce sujet, un scrupule nous vient qui est de n’avoir pas assez dit, — comme il nous eût été si facile de le faire en parlant plus longuement de ses Poèmes et de ses Gaietés, — ce qu’il y a souvent d’ingéniosité, d’esprit en tous les sens du mol, et de souveraine liberté dans son invention. Rappelons pour mémoire son épitaphe de Rabelais :


Si d’un mort qui pourri repose,
Nature engendre quelque chose…


Elle est cruelle, nous l’avons dit, et d’ailleurs injuste, nous l’avons montré ; mais elle est admirable de verve, et la preuve, c’est que la physionomie de Rabelais en est demeurée comme défigurée. On aura vu du moins, par les Discours des Misères de ce temps, ce que cet élégiaque pouvait dans la satire, et trois cents ans s’écouleront, et le classicisme sera mort, avant qu’on revoie, en notre langue, un plus bel exemple de la parenté naturelle qui rattache la satire au lyrisme. Mais nous n’avons pas assez dit qu’il avait également fixé le ton de l’Epître, de l’Épître familière, morale ou philosophique ; et vraiment, en comparaison des siennes, que l’on trouvera dans son Bocage royal ou dans le recueil de ses Élégies, celles de Marot ne sont que du « baladinage. » Cela tient-il peut-être à la différence de leur condition ? En tout cas, la poésie de Ronsard sent son gentilhomme, et nul doute qu’à cet égard, les contemporains n’aient guère moins été frappés de la noblesse que de la variété de son inspiration. Ayant et portant haut le sentiment de sa naissance ou de sa race, Ronsard a pensé d’une « façon non commune, » et conforme, pour ainsi parler, à la générosité du sang dont il croyait descendre. Libertine et souvent lascive, grossière même quelquefois en ce sens, — et encore quand il se fâche contre les « ministreaux » ou « prédicantereaux » de Genève, — son inspiration n’a jamais été ce qui s’appelle « vulgaire. » Sa langue a pu l’être, son inspiration ne l’est jamais. Et mêlant ensemble ainsi la fierté du poète à l’orgueil du gentilhomme, c’est le lieu d’observer qu’il n’a pas contribué médiocrement à relever en France la condition de l’homme de lettres.

Sans doute, il a eu ses défauts, que nous avons signalés au passage, et dont les moindres ne sont pas l’emphase, le pédantisme et la prolixité. Il enfle « ampoulément » la voix pour, souvent, ne rien dire ou peu de chose ; et la sonorité des mots lui fait à lui-même illusion sur le vide, ou, si l’on peut ainsi dire, le « creux » de sa pensée. Ne serait-ce pas ici l’un des dangers, si jamais on la réalisait, de la chimérique alliance de la musique et de la poésie ? La valeur des « sons » n’a peut-être que de lointains rapports avec le « sens » des mots. Il abuse aussi contre nous de son grec, ce qu’on lui pardonnerait, s’il nous en faisait toujours profiter comme de Parthénius de Nicée dans son Discours de l’Équité des vieux Gaulois ; mais Arate et Lycophron lui sont trop familiers, et des vers comme ceux-ci n’ont-ils pas l’air d’une parodie :


O Cuisse-né Bacchus, Mystique, Hyménéan,
Carpime, Evaste, Agnien, Manique, Lénéan,
Evie, Evoulien, Baladin, Solitaire,
Vengeur, Satyre, Roi, germe des Dieux et Père ;
Martial, Nomian, Cornu, Vieillard, Enfant,
Peau, Nyctélian !…

On a souvent besoin d’un lexique pour le lire, et d’une connaissance de la mythologie qui ne correspond pas tant à une juste admiration qu’à une superstition un peu pédantesque de l’antiquité. Cette fâcheuse erreur s’est introduite avec Ronsard, et par lui, dans la notion du « classicisme, » que les anciens sont parfaits d’être les anciens, et qu’il n’y a pas lieu de leur en demander davantage.


Le critique ignorant, qui se croit bien habile,
Donnera sur ma joue un soufflet à Virgile !


Ainsi s’exprimera, bien longtemps après Ronsard, celui de nos grands poètes qu’on pourra justement appeler le « dernier des classiques ; » et, comme à Ronsard, l’argument lui paraîtra victorieux. « Un soufflet à Virgile ! » O poète ! Et pourquoi Virgile n’en aurait-il pas quelquefois mérité ? Mais vous ! si ce que vous imitez de lui, c’est ce qu’il a de plus éloigné de nos manières d’être, de sentir, ou de penser, pourquoi vous étonner que nous vous le reprochions ? Il y a bien du fatras dans l’héritage de l’antiquité, de la grecque surtout ; et, nous aurons occasion de le montrer quand nous résumerons l’œuvre de la Pléiade, ce n’est pas ce que Ronsard en a toujours le moins goûté. Nous n’irons cependant pas jusqu’à dire que, s’il est prolixe et verbeux, infini et souvent confus dans ses descriptions, — voyez a cet égard l’Hymne de Calays et Zéthés, — c’est que les Grecs, ses maîtres, sont de grands bavards. La prolixité de Ronsard procède plutôt d’une autre cause, qui est son habitude de chercher sa pensée la plume à la main. Il ne se contente pas de penser en écrivant, mais il faut qu’il écrive « pour penser ». Ses idées ne s’éclaircissent pour lui que par le moyen des mots, qui les expriment d’abord confusément, et elles ne deviennent nettes, elles n’arrivent à une claire conscience d’elles-mêmes, que par une suite de tâtonnemens ou d’approximations successives. Ronsard ne croit jamais avoir dit tout ce qu’il voulait dire, et il ne connaît de moyen de le dire que d’en accumuler les expressions diverses. C’est le secret de ses « variantes » et de ses « corrections, » qui n’ont pas souvent gâté son texte, mais qui ne l’ont pas toujours sensiblement amélioré.

D’autres défauts sont moins les siens que ceux de son temps, et, en particulier, tous ceux que l’on pourrait reprocher à sa langue. Il est difficile, quand on compare la langue de Ronsard à celle de Marot, claire et spirituelle, mais courte et pauvre, de n’en pas admirer l’abondance, la richesse, la variété, la souplesse, le coloris, l’éclat, les sonorités héroïques, la grâce légère et voluptueuse.


La rose est l’honneur d’un pourpris
La rose est des fleurs la plus belle,
Et dessus toutes a le prix,
C’est pour cela que je l’appelle
La violette de Cypris.
La rose est le bouquet d’amour,
La rose est le jeu des Charités
La rose blanchit tout autour
Au matin, de perles petites
Qu’elle emprunte du point du jour
La rose est le parfum des Dieux,
La rose est l’honneur des pucelles
Qui leur sein beaucoup aiment mieux
Enrichir de roses nouvelles
Que d’un or tant soit précieux !
Est-il rien sans elle de beau ?
La rose embellit toutes choses,
Vénus de roses a la peau,
Et l’Aurore a les doigts de rose
Et le front le soleil nouveau…


Admirons encore le sonnet liminaire des Amours :


Qui voudra voir comme amour me surmonte
Comme il m’assaut, comme il se fait vainqueur,
Comme il r’enflamine et r’englace mon cœur,
Homme il se fait un honneur de ma honte,
Me vienne lire…


La belle langue ! aussi nette, je pense, que la langue de Marot ou de l’aimable reine de Navarre, mais combien plus précise ! et plus ferme ! et plus forte ! C’est la langue de Ronsard, et quiconque soit qui a écrit ces quatre vers, il est ce qu’on appelle un grand écrivain. Et, s’il ne l’est pas toujours, la faute en est donc moins à lui qu’à son temps, qui est le temps où la langue, dans son effort vers l’acquisition des qualités qui lui manquent, s’enrichit indistinctement de tout ce que le grec et le latin, l’italien et déjà l’espagnol, les parlers provinciaux, les vocabulaires techniques, semblent mettre à sa portée. Il ne lui restera plus désormais qu’à se perfectionner, en se connaissant mieux elle-même, son génie naturel, ses ressources profondes, et en s’émondant, en s’épurant, en se « socialisant » si je puis ainsi dire, — et en s’appauvrissant.

Que si maintenant, et après avoir essayé d’analyser et de caractériser son œuvre, c’est le rôle de Ronsard qu’on voulait résumer, deux mots y suffiraient, qui achèvent de mesurer la grandeur de son personnage. Le théâtre mis à part, — que sans doute il n’a pas abordé, parce que, dans les conditions matérielles d’alors, le théâtre ne pouvait être qu’un exercice de pure rhétorique, — on peut dire de Ronsard qu’il a « circonscrit, » pour deux cent cinquante ans, le domaine entier de la poésie classique, en même temps qu’il forgeait, dans ce grand alexandrin qu’il a si bien manié, et avec une virtuosité que je ne sais si l’on a dépassée, l’instrument nécessaire à l’exploration de ce vaste domaine. Forme et fond, plus on lira Ronsard et plus on s’apercevra que le « classicisme » est tout entier dans son œuvre. Il y est avec ses qualités ; il y est avec ses défauts. Et si l’on nous demandait comment et pourquoi donc il ne s’en est pas dégagé tout de suite, c’est précisément ce qu’il s’agit maintenant d’étudier. Mais ce que nous pouvons déjà dire, c’est qu’à personne peut-être, à aucun grand artiste, ses disciples directs n’ont plus nui qu’à Ronsard, et en particulier celui d’entre eux qui sans doute est le plus bel exemple connu de ce que l’érudition comporte ou engendre quelquefois de sottise : j’ai nommé Jean Antoine, le « docte, doctieur, et doctime Baïf. »


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voici le texte de Binet : « Du mariage de Louis de Ronsard et de Jeanne de Chaudrier naquit Pierre de Ronsard, au château de la Poissonnière, au village de Couture, en la Varenne du bas Vendômois, situé sur le bas d’un coteau qui regarde la région septentrionale, un samedi 11 de septembre 1524, auquel jour le roi François Ier fut pris devant Pavie. Et pourrait-on douter si en même temps la France reçut par cette prise malencontreuse un plus grand dommage, ou un plus grand bien par cette heureuse naissance. »
    Il y a là-dessus deux difficultés, dont la première est que la bataille de Pavie a eu lieu le 24 février 1525, non le 11 septembre ; et la seconde que, ni en 1524, ni en 1525, l’ 11 de septembre ne tombait un « samedi », mais, en 1524, un dimanche, et, en 1525, un lundi.
    Pour écarter la dernière de ces difficultés M. Henri Longnon, dans une thèse encore inédite, ou du moins en partie, sur la Jeunesse de Ronsard, a ingénieusement conjecturé que Ronsard aura lu, dans son livre de raison, le 11e de septembre pour le 11e, qui tomba en effet un samedi, en 1525 ; et, quant à la première, il peut nous suffire que Ronsard soit né dans l’année de Pavie.
  2. Un professeur de littérature française à l’Université de Poitiers, M. Paul Laumonier, s’est voué depuis quelques années à cette tâche extrêmement laborieuse, mais non pas inglorieuse, de débrouiller la bibliographie des Œuvres de Ronsard ; Je suis heureux de dire ici tout ce que le présent article doit à ses travaux et, plus particulièrement, à son précieux Tableau chronologique des Œuvres de Ronsard. La Flèche, 1903, Eug. Besnier. Voyez aussi, dans la Revue d’histoire littéraire de la France (janvier-mars 1902, janvier-mars et avril-juin 1903) ses articles intitulés : Chronologie et variantes des poésies de Pierre de Ronsard.
  3. L’Ode au duc d’Orléans n’a paru qu’en 1555, mais l’Ode à François de la Brosse est dans le recueil de 1550, où elle est dédiée à Maclou de la Haye. On retrouve la première de ces combinaisons de mètres dans l’Hymne de la santé, de Du Bellay, et la seconde dans sa pièce Contre les Pétrarquistes.
  4. Voyez sur la Cassandre de Ronsard l’intéressante brochure de M. Henri Longnon. Paris, 1902, bureaux de la Revue historique.
  5. Le premier livre des Amours, dans l’édition de 1587, contient exactement 221 sonnets, séparés d’un deux cent vingt-deuxième et dernier, par un Baiser, deux Élégies, dont l’une à Muret son commentateur, deux Chansons, et une troisième Élégie, adressée à Janet, « peintre du roi. »
  6. Le grand deuil se portait alors tout en blanc.
  7. Ronsard s’est-il contenté de la parole et de la plume, ou bien a-t-il poussé le dévouement à sa cause jusqu’à prendre les armes ? Théodore de Bèze l’affirme péremptoirement dans son Histoire ecclésiastique, — dont la première édition a paru du vivant de Ronsard, à Anvers, en 1580 ; — et après Th. de Bèze, et peut-être d’après lui, c’est ce que d’Aubigné et de Thou ont répété dans leurs Histoires universelles. La raison pour laquelle on a révoqué longtemps leur témoignage en doute, c’est qu’ils faisaient de Ronsard un « curé d’Evaillé ; » et Ronsard, disait-on, n’a jamais été curé d’Evaillé, ni même prêtre. Mais on avait tort. Si l’on ne saurait absolument répondre que Ronsard ait été prêtre, car, à cet égard, ni sa tonsure, dont on a l’acte, ni les bénéfices qu’il a cumulés ne prouvent rien, ou ne sont du moins qu’une présomption, il a été certainement « curé d’Evaillé. » (Cf. l’abbé Froger, Ronsard ecclésiastique, Mamers, 1882 ; et Marty-Laveaux, Notice sur Ronsard, dans la Pléiade française, Paris, 1893.)
    La question de savoir s’il a pris les armes semblerait donc devoir être résolue dans le sens de l’affirmative, si le triple témoignage de de Thou, d’Aubigné et de Bèze, n’était contre-balancé par celui de Grévin, dans son Temple de Ronsard, où précisément ce qu’il reproche au poète, c’est d’évaporer, si l’on ose ainsi dire, son indignation en paroles :
    Tu fais comme un joueur, à qui sur l’échafaud
    Le poumon plein de vent et le cœur ne défaut
    Pour se montrer hardi jouant son personnage,
    Bien qu’au fait et au prendre il perdit le courage.
    Cependant en tes vers, comme un brave escrimeur
    Qui défendant un prix se montre de grand cœur
    Tu prends tant seulement l’espée rabattue
    Afin de ne tuer et que l’on ne te tue.
    Nous concluons de là, pour notre part, qu’à la vérité, Ronsard n’a pas « pris les armes » comme chef de bande, ou de troupe, mais, étant gentilhomme, il aura sans doute eu l’occasion, en ces temps troublés, de mettre plus d’une fois l’épée à la main pour se défendre, lui ou les siens, contre les incursions de l’adversaire, et, tout considéré, c’est bien ce que semble dire Th. de Bèze. « Ayant assemblé quelques soldats dans un village nommé d’Evaillé dont il était curé, Ronsard fit plusieurs courses avec pilleries et meurtres. » Entendons par-là qu’il s’arma, lui et ses serviteurs, et que peut-être poussa-t-il l’audace jusqu’à se défendre quand on l’attaqua.
    On peut encore supposer, avec M. l’abbé Froger, que Théodore de Bèze aura confondu, non sans quelque intention, Pierre de Ronsard avec quelqu’un des siens.
  8. Les Quintins sont ceux que Calvin avait si violemment attaqués dans son opuscule : Contre la secte furieuse et phantastique des Libertins.
  9. On n’ignore pas que le roi de Navarre, Antoine de Bourbon, père d’Henri IV, repassa du protestantisme au catholicisme dès qu’on eut consenti à faire de lui, pendant la minorité de Charles IX, sinon un régent de France, du moins un lieutenant général du royaume.
  10. Il est plus facile de renvoyer au Temple de Ronsard que d’en citer le texte ! Cependant, et puisqu’on reproche au poète, non sans raison d’ailleurs, et pour lui, pour son honneur, et du point de vue du goût, la violence de ses invectives, il est bon qu’on connaisse la grossièreté des injures auxquelles il répondait :
    Ceux-là qui à ce jour feront pèlerinage
    En ton temple sacré, verront un grand image
    Au plus haut de l’autel, et, au-dessous, à part,
    Écrit en lettres d’or : MONSEIGNEUR SAINT RONSARD.
    L’image qui de toi portera la semblance
    Aura dessus le chef la mitre d’inconstance :
    Sous elle apparaîtra un grand front éhonté ;
    Un nez un peu tortu et un peu raboté ;
    Une bouche retorse, une lèvre flétrie,
    Une dent toute noire et à moitié pourrie.
    Ta barbe sera claire, en mémoire qu’un jour
    Le vent te la souffla quand tu faisais l’amour,
    Dont tu auras pouvoir de guérir le malade
    Qui te demandera secours pour la pelade.
    La chape qui sera éparse sur ton dos
    Sera bordée autour de verres et de pots
    Et de flacons aussi, le tout en souvenance
    Que vivant tu auras fait un Dieu de ta panse
    Par-dessous, on verra la blancheur alléchante
    De ton beau surpelis en façon ondoyante
    Où en beaux points luisans sera cousu le nom
    De ton laquais mignard ou de ton Corydon…
    [Édition Blanchemain, VII, 01.]
  11. Voyez ci-dessus, p. 754, ce que nous avons dit du Bocage royal, et des deux Bocage qui l’ont précédé en 1554 et 1550.
  12. On consultera avec intérêt et profit sur la Franciade le livre d’Eugène Gandar : Ronsard, imitateur d’Homère et de Pindare, Metz, 1854 ; qui a vieilli, peut-être, en quelques points, mais qui a l’avantage d’être l’œuvre d’un homme qui connaissait admirablement Ronsard, Pindare et Homère.
  13. On consultera, sur les dernières années de Ronsard, indépendamment de sa Vie, par Claude Binet, dont il faut soigneusement comparer les différentes éditions, et de son Oraison funèbre, par Du Perron, l’intéressant opuscule de M. l’abbé Froger : Ronsard Ecclésiastique, 1882, Mamers ; et dans la collection de la Pléiade française, la Notice biographique de Marty-Laveaux, 1893, Paris.