L’Œuvre de Richard Wagner à Paris et ses interprètes/Le Cycle Wagnérien au théâtre/VII

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Maurice Senart et Cie, éditeur (p. 81 (np)-85).

VII

PARSIFAL (1882)


L’histoire de l’œuvre suprême de Richard Wagner ne peut être que courte, partout ailleurs qu’à Bayreuth qui l’a vue naître : garantie par la loi allemande jusqu’à l’expiration des trente années qui ont suivi la mort de son auteur, elle n’échappait à l’exclusion jalousement gardée par les héritiers de celui-ci, qu’au jour où, comme ses sœurs et au même titre qu’elles, elle devenait l’apanage du monde entier, où elle entrait dans « le domaine public ». C’est tout au plus si quelques représentations d’ordre privé en purent être données en Europe (telles, celles d’Amsterdam, auxquelles participa Félia Litvinne, celles de Zurich, et, en 1913, celles de Monte-Carlo, réduites d’ailleurs à une répétition), et si, en 1904 et en 1909, un directeur américain osa braver anathèmes et protestations pour satisfaire l’impatiente curiosité du public de New-York… Parsisal ne prit une place officielle au théâtre que le 1er janvier 1914.

Mais, du même coup, toutes les scènes en mesure de le représenter convièrent à l’envi leurs habitués à en goûter l’attrait depuis si longtemps défendu. On en nommerait bien une cinquantaine rien qu’au cours du mois de janvier, en France et en Belgique, à Berlin et à Vienne, à Prague et à Rome, à Milan, à Londres, à Copenhague, à Madrid (avec Rousselière), à Saint-Pétersbourg (avec Félia Litvinne)…

Restons à Paris, où M. Messager s’était mis en mesure de « passer » dès le premier jour de l’année. Ce n’est pas le lieu, ici, d’entrer dans une discussion serrée de la présentation de l’œuvre et de sa mise en scène. Aussi bien, pour en sauvegarder l’esprit essentiel, n’eût-il pas fallu un théâtre, et tel que l’usage le comprend. Lorsqu’une action scénique est représentée sans qu’il y ait, entre elle et le public admis à y assister, un échange quelconque d’impressions ; lorsque les interprètes agissent sans que rien puisse leur laisser soupçonner, en quelque sorte, qu’ils ont des spectateurs ; lorsque ceux-ci gardent un silence absolu, même la dernière note éteinte, et que le rideau fermé ne se rouvre pas,… il est aisé de comprendre le caractère de sanctuaire que prend une salle, et pourquoi, pour Parsifal spécialement, celle de Bayreuth était unique, incomparable. La question d’obscurité est secondaire ; la non-interruption des scènes par les applaudissements est élémentaire pour toute œuvre digne qu’on l’écoute. L’essentiel, c’est le silence de l’entr’acte, c’est la prolongation, d’un acte à l’autre, de ce respect qui répugne à tout ce qui troublerait son recueillement, c’est l’abandon, par les interprètes, de toute prétention aux suffrages manifestés… Et ces conditions sont trop en opposition avec l’usage, pour qu’il soit possible même d’en espérer la réalisation. Parsifal, sorti de Bayreuth, est devenu un drame lyrique comme les autres, est devenu « du théâtre » : il faut en prendre notre parti.

Et cela étant, l’Opéra de Paris avait bien fait les choses, et mieux que la plupart des autres scènes, c’est incontestable. En dehors de quelques détails des cérémonies du Temple, et de la disposition imparfaite des chœurs invisibles, c’est surtout sur les coupures que des reproches ont été justifiés. Toujours les raisons d’usage. On avait donné une première série de représentations intégrales ; après quoi, il a fallu condenser. Encore aurait-on pu mettre moins de tâtonnements et plus de discrétion à cette opération.

Intégrale ou non, l’œuvre a été jouée ainsi jusqu’au mois de juillet de cette année, atteignant, en moins de sept mois, un total de 34 représentations.

Nous avons eu plaisir à retrouver, en tête des interprètes, un wagnériste de la première heure : Jean Delmas. Son Gurnemanz a été d’une grande beauté musicale. Le timbre velouté de sa voix avait des demi-teintes pénétrantes, des caresses comme naïves, et son attitude, ses récits, empreints de foi et de simplicité, montraient assez avec quelle ferveur il vivait son personnage. Cette conviction, cette foi, artistiquement indispensable à tous les héros de Wagner, sont plus nécessaires encore à l’évocation d’un « mystère » comme Parsifal. Elles ont été pour beaucoup dans l’enthousiasme sans précédent qui accueillit jadis à Bayreuth (en 1888 et jusqu’en 1912) Ernest Van Dyck, — un étranger pourtant ! — le Parsifal idéal, le Parsifal croyant et inspiré, qui n’a jamais pu, sans une indicible émotion, un religieux respect, revêtir l’armure du chevalier baptiste, brandir la lance sainte, élever le Graal vivifiant[1] — Il ne lui a pas été donné de révéler le premier au public parisien cette incarnation hors de pair. Paul Franz a eu l’honneur, et d’ailleurs très mérité, de la plupart des représentations : il y a fait preuve, avec sa riche et chaleureuse voix coutumière, d’un sentiment grave, sincère, soucieux de vérité. Mais Van Dyck a pu reparaître, pour plusieurs soirées, tout à fait à la fin de la saison, et « avec une telle conviction, un tel feu, un tel accent, une si admirable compréhension, qu’on en reste tout ému », — déclarait M. Adolphe Jullien, en ajoutant : « Quelle leçon ! »

Et vraiment, il y avait quelque chose de touchant à voir, l’un près de l’autre, ces deux grands artistes, ces deux amis, Van Dyck et Delmas, conclure le cycle wagnérien sur cette même scène où ils l’avaient ouvert ensemble, vingt-trois ans auparavant

Lucienne Bréval était presque de la première heure aussi. Le double personnage de Kundry, somptueuse et ensorcelante, humble et dévouée, devait la tenter particulièrement : aussi y montra-t-elle, avec sa beauté naturelle, un style très noble, un souci constant d’expression et de vérité. Marcelle Demougeot, qui alternait avec elle, fut ce qu’elle est toujours, pleine de vaillance et d’une sûreté vocale impeccable, musicienne enfin. Le personnage d’Amfortas fit le plus grand honneur à Lestelly, voix expressive et souple, jeu dramatique avec sobriété et goût ; celui de Klingsor ne servit pas moins le robuste organe de Journet et son excellente articulation. Cette qualité est aussi coutumière chez André Gresse, qui s’était chargé de la voix lointaine de Titurel. La scène des Filles-fleurs, si difficile, fut rendue de la façon la plus satisfaisante, surtout comme qualités sonores : on y entendait les voix pures et ailées de Mmes Gall, Campredon, Lapeyrette, Laute-Brun, Daumas, Bugg… Les chœurs des chevaliers ont donné également un ensemble des plus amples et harmonieux.

Il n’est pas seulement logique, il est bon de terminer sur Parsifal une étude de l’interprétation des œuvres de Richard Wagner ; car nulle ne symbolise mieux que celle-ci les qualités que le maître demandait à ses interprètes : la sincérité et l’abnégation. C’est elles qu’il convient de mettre en tête de toutes : il faut vivre ces drames ; il faut pénétrer ces âmes ; il faut répudier tout désir d’effet personnel ; il faut enfin garder constamment dans l’esprit le mot de Kundry, — qui devrait être la devise de tout véritable artiste, — ce mot de ferveur et de foi : servir !… servir !

PARSIFAL
PARSIFAL GURNEMANZ AMFORTAS KLINGSOR KUNDRY
Dir.
Messager,
1914 (Opéra).
Franz.
Van Dyck.
Darmel.
Delmas. Lestelly.
Sellier.
Journet.
Cerdan.
Bréval.
Demougeot.

Maurice Senart et Cie, éditeur (p. Pl. XXII-Pl. XXIV).



Cliché Bert.
Paul Franz dans Parsifal
(Parsifal.)


 
Ernest Van Dyck dans Parsifal
(Parsifal.)

Pl. XXII.




Cliché Reutlinger.
Marcelle Demougeot dans Parsifal
(Kundry.)


Cliché Bert.
J. Delmas dans Parsifal
(Gurnemanz.)


Pl. XXIII.



Cliché Berthelonnier.
Lucienne Bréval dans Parsifal.
(Kundry).

Pl. XXIV.


  1. Il faut lire les souvenirs et les impressions qu’il a consignés dans la revue S. I. M. en 1913.