L’Œuvre de Rodin

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L’Œuvre de Rodin
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 915-934).
L’ŒUVRE DE RODIN

Quand on traverse la première salle de l’Académie, à Florence, pour aller vers les Botticelli et les Fra Angelico qui en font la gloire, on a, depuis quelques années, une impression inattendue et singulière. On se croit entré, par mégarde, dans une exposition de Rodin. Des figures puissantes et tourmentées, à peine sorties de leur gangue de pierre, se dressent, se convulsent et paraissent surprises par la lumière comme des êtres qui voient le jour pour la première fois. A la vérité, les plus hostiles au maître du Penseur sont conquis cette fois : nul ne refuse son admiration à ces œuvres d’une formidable énergie. Seulement, on entrevoit, au bout de cette galerie, d’autres marbres et des moulages qui rappellent certains chefs-d’œuvre fort connus de la statuaire du XVIe siècle. On se réveille, tout de suite, de l’illusion un instant ressentie. On n’est pas chez Rodin : on est chez Michel-Ange.

Ce sont, en effet, quelques-uns des Captifs destinés au tombeau de Jules II, laissés inachevés par le maître et longtemps conservés aux Jardins Boboli, qui produisent cette illusion éphémère. Et je ne la noterais pas si elle était individuelle, mais il n’est guère de visiteurs qui ne l’éprouvent à quelque degré. Elle n’offrirait aucun intérêt, si elle ne faisait que fixer une analogie. Mais elle est révélatrice. Elle révèle que, dans notre pensée, à notre insu, l’œuvre de Rodin est associée à celle de Michel-Ange, et en même temps qu’elle rappelle non pas tout Michel-Ange, mais ce qu’il a laissé d’inachevé. Elle nous fait donc penser à quelque chose de très grand et en même temps à quelque chose d’incomplet ou, tout au moins, d’indéfini. C’est là un sentiment confus : il n’est pas nécessairement juste. Tout de suite, on aperçoit, à la réflexion, que telles œuvres du maître de Meudon sont aussi complètes que possible, et l’on sait bien que même les plus puissantes ne sont pas du Michel-Ange. Au reste, c’est une chose qu’on décidera dans quatre cents ans. Mais, à ce sentiment complexe, il doit y avoir quelque raison profonde. Il y a, en effet, dans l’idée qu’on se fait aujourd’hui généralement de Rodin, deux choses : il y a, d’abord, le souvenir des projets, des ébauches, des « morceaux, » des intentions, accompagnés de polémiques, de théories et de vaticinations obscures, tout un fatras de littérature que l’avenir ignorera, comme nous ignorons les sonnets qu’on suspendait au Persée de Benvenuto Cellini. Il y a, ensuite, la sensation d’œuvres fortes, accomplies, lumineuses, — une partie solide, éprouvée, un bloc que l’avenir ne remuera pas. Je voudrais, ici, tenter de marquer ce qui est de l’un et ce qui est de l’autre.


I

Comment se fait-il que le créateur d’œuvres si parfaites et si achevées fasse au grand public l’effet d’un démiurge responsable de monstres mort-nés, de géans avortés, d’enchevêtremens inintelligibles ? C’est que le grand public ne connaît Rodin que depuis la période chaotique de son art. Auparavant, il l’ignorait avec sérénité. Quand l’artiste est devenu célèbre, l’essentiel de son œuvre était fait. L’Age d’airain est de 1877, le Saint Jean-Baptiste de 1882, les Bourgeois de Calais de 1889, les plus beaux bustes, y compris celui de Puvis de Chavannes, sont antérieurs à 1893. Mais le Balzac, qui est l’œuvre la moins bien venue du maître, est celle qui l’a le plus fait connaîtra. C’est qu’elle a mis la foule en colère et la colère fait plus de bruit que l’admiration. Depuis le Balzac, c’est-à-dire depuis 1898, on n’a guère vu de l’artiste que des ébauches ou des figures admirablement achevées, il est vrai, mais fragmentaires. Le Victor Hugo, lui-même, est un fragment où le public ne peut s’empêcher de voir ce qui est, c’est à-dire plus de matière non travaillée que de matière transformée en statue. Le Penseur a paru depuis cette époque, mais il était conçu et exécuté en maquette bien longtemps auparavant. Depuis vingt ans, ce que le maître montrait, en dehors de ses bustes, c’étaient des intentions de monumens ou de curieuses recherches de modelés destinées à faire jouer, de façons nouvelles, la lumière. Et non seulement il les façonnait pour lui et pour ses amis, pour la joie des yeux habitués à discerner la vertu spécifique du « morceau, » mais il les montrait au public. Il les exposait au plus bel endroit du Salon, sous la coupole, après d’interminables conférences sur la mise en place, et souvent même avec un long retard, en sorte que le plâtre pompeusement annoncé et impatiemment attendu faisait son entrée, au milieu de la salle déjà pleine, comme le chef-d’œuvre suprême, le dernier mot de l’Art. Le public se précipitait et ne distinguait rien, ou peu de chose… De là son effarement. Or, c’est une pente invincible de l’esprit humain de frapper tout l’œuvre d’un artiste à l’effigie du morceau qui l’a rendu célèbre, quoi qu’il ait pu faire, avant, de supérieur, — ou d’inférieur, après. Le public n’admet pas qu’un homme ait existé avant qu’il s’en soit aperçu. N’ayant donc aperçu Rodin qu’auprès de son Balzac, du Victor Hugo, de l’Homme qui marche et de quelques projets de ruines, il a retenu de ce nom et de cette œuvre surtout ce qu’ils signifiaient dans la dernière période de sa vie, — vingt ans sur plus de cinquante-sept ans de travail.

Dans cette erreur d’optique, le public fut grandement encouragé par la littérature. Celle-ci était restée fort longtemps avant de s’aviser qu’un génie nouveau pétrissait de la glaise, boulevard d’Italie ou rue de l’Université, de même qu’elle mit soixante-dix ans à découvrir qu’un génie observateur, couché à plat ventre dans un hermas de Provence, pénétrait les secrets d’un monde nouveau. Quand elle s’en avisa, pour regagner le temps perdu, elle se précipita dans l’hyperbole. Casanova raconte que, lorsqu’il fut présentée Fontenelle, qui n’avait pas moins alors de quatre-vingt-treize ans, il lui dit un peu étourdiment qu’il venait d’Italie exprès pour le voir. « Avouez, monsieur, lui répondit Fontenelle, que vous vous êtes fait attendre bien longtemps… » C’est ce que Rodin eût pu dire à tant d’hommes de lettres acharnés à sa gloire. Ils se dépensaient en discours confus et tardifs, lorsqu’un seul mot clair, dit vingt ou trente ans plus tôt, lui eût été plus profitable, et mon seulement à lui, mais au goût public et à l’art. Le public, dans son ensemble, est bien excusable d’avoir identifié le nom de Rodin avec les parties les moins fortes et les plus « intentionnelles » de son œuvre, puisque l’autorité des littérateurs, des philosophes, en un mot de « tout ce qui compte, » lui assurait que c’en était la partie la plus haute, la plus vivante et la plus caractérisée.

Il l’a identifiée encore avec autre chose : avec cette littérature même, avec les formules obscures et hyperboliques destinées à louer l’artiste, avec les sarcasmes décochés à ses confrères, avec des théories transcendantales sur l’Art édifiées par des journalistes pour expliquer aux autres ce qu’ils n’entendaient guère eux-mêmes : — un tel pathos que le Médecin malgré lui est clair en comparaison.

Quand parut le Balzac en 1898, le public récalcitrant fut mené d’un train qui ne laissa pas de considérablement l’ahurir. On daigna, au début, lui expliquer ce qu’il y avait de beau dans ce plâtre. On lui dit que l’auteur était « arrivé à réaliser un travail de sculpture comparable seulement au travail voilé des artistes égyptiens. » — « C’est bien, là, le Taureau littéraire qu’était Balzac ! » s’écriait l’un d’eux, et il ajoutait pour mieux se faire entendre : « C’est de la sculpture wagnérienne. » Ce « Taureau » était, pour tel autre, une « pyramide accroupie sur le sol, mais dont la cime est dorée par le soleil » et d’ailleurs « plongeant, au-delà des extériorités, dans le gouffre des sensations. »

De plus, ce « Taureau, » ou cette « pyramide, » avait des ailes : c’étaient les manches vides et pendantes de sa robe de chambre, « des ailes brisées… » Comme on s’étonnait de l’énorme cou goitreux du grand homme, un romancier expliquait au public que c’était une « poire d’angoisse. » Il fallait donc voir, là, « un bloc, un monolithe, une de ces colonnes espacées dans l’histoire et qui marquent les grandes étapes humaines. » Un ami de l’artiste l’affirmait : « Ce qu’a été le prodige de son travail, ceux-là seuls le savent qui, jour par jour, étape par étape, ont assisté à la réalisation du monument le plus puissant et le plus pathétique qu’il ait été donné à un artiste de créer… » Qu’ajouter à cette définition : « Il a montré son aisance à se projeter, sa manière d’être divinatrice des états humains, sa vision de proie… ? » Aussi l’auteur concluait-il allègrement : « C’est la raison de notre émotion et de notre admiration que nous ne dirons jamais assez. »

Dès lors, les visiteurs des Salons se résignèrent à ne rien comprendre, ou plutôt ils comprirent que leur incompréhension même et leur désarroi étaient précisément des signes auxquels on connaissait qu’une œuvre était belle et un artiste en progrès. Moins ils voyaient de choses dans les plâtres de Rodin, plus la critique déclarait qu’il y en avait. Dans le Penseur, où le public ne vit qu’un admirable faisceau de musculatures vivantes, on vint lui affirmer qu’il y avait infiniment plus. C’est M. Dujardin-Beaumetz, qui avait trouvé quoi : « Si son attitude trahit quelque fatigue, dit-il dans le discours d’inauguration, c’est qu’il se souvient peut-être des longs siècles de lutte et d’oppression ! … » C’est de quoi, en effet, on ne se serait pas avisé sans le secours de M. le sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts. Quand parurent, ensuite, au Salon, des fragmens de sculpture : un torse, une épaule, un bras, le public fut vivement gourmande de ne pas s’y intéresser autant qu’à des bustes. « Pourquoi sculpter des bustes, c’est-à-dire des visages sans corps et point des morceaux de corps, sans tête ? » La foule s’était figuré, jusque-là, que la vie humaine résidait plutôt dans la tête que dans un bras ou une jambe, pour la raison qu’on a vu vivre des gens sans une jambe, mais non sans tête, et que, quelque émotion que pût témoigner un pied ou une main, ils n’en témoignaient cependant pas de si subtiles, ni de si variées qu’un visage. Mais elle sentit bien que la critique avait changé tout cela. Et, à défaut d’autres clartés, elle se trouva ainsi en possession d’un sûr critère pour juger des œuvres d’art. Il tient en trois aphorismes : les génies rénovateurs en art commencent toujours par être méconnus ; le verdict des grands écrivains d’une époque est toujours confirmé par la postérité ; dans l’œuvre d’un grand artiste, les œuvres les plus discutées sont les plus belles. Toutes les argumentations en faveur des œuvres inintelligibles se ramènent là.

Or, qu’y a-t il de vrai dans cette apologétique ? Il n’y a rien, et si l’œuvre de Rodin n’était pas là pour se défendre, les commentaires de ses défenseurs en donneraient la plus fâcheuse idée. On se demande, en effet, chez quels Pères Loriquets ils ont appris l’histoire de l’art, — s’ils l’ont apprise, — pour enseigner que les génies puissans et novateurs ont toujours été méconnus, quand, précisément, s’il est une chose qui surprenne quiconque étudie la vie des grands artistes originaux du passé, c’est de voir à quel âge ils ont été populaires ! En ce qui touche ceux de la Renaissance, par exemple, le témoignage unanime des contemporains et les documens les moins récusables établissent qu’ils furent admirés dès leur jeunesse. En même temps, l’histoire d’hier nous prouve que nombre de méconnus et de révoltés, de victimes du jury dressés contre l’Institut par une littérature éphémère, ont tellement disparu que leur nom n’éveille parmi nous presque aucun souvenir. Puisqu’il s’agit, ici, de sculpture, deux exemples tirés de l’histoire des statuaires illustreront cette vérité. Il y a un artiste qui, à vingt-cinq ans, était déjà si admiré dans toute l’Italie, que trois princes se disputaient un Cupidon dû à son ciseau : nous avons encore la correspondance échangée à son sujet. Il s’appelait Michel-Ange. Il y a un artiste acclamé par la jeune littérature de son temps, la « critique d’avant-garde » qui, à soixante-dix ans, se plaignait encore d’être un inconnu : il s’appelait Auguste Préault. Quand il mourut, en 1879, les chroniqueurs intimidés par l’assurance de ses disciples, écrivirent : « Exclu des Salons qui se succédèrent pendant quinze ans, Préault brilla à l’Exposition de 1849, et sa place fut dès lors marquée au premier rang des artistes contemporains. Les œuvres qu’il exécuta pour divers monumens lui valurent, d’année en année, de nouveaux succès, mais la puissante originalité de son caractère et l’irrésistible vivacité de son esprit se pliaient mal aux habitudes du monde officiel… »

Il est un des premiers, peut-être le premier, qui se soit consolé de son impopularité en s’en glorifiant : « L’art, c’est cette étoile, disait-il, je la vois, et vous ne la voyez pas ! » et encore : « On me jalouse, on m’envie, on me nie, donc je suis très grand… » Et le chroniqueur qui rapportait ce mot, à la mort de Préault, terminait ainsi : « Il fut fort contesté de son vivant ; nous allons voir maintenant. » Maintenant, on a vu. Sans doute, on pourra dire que Préault est un génie novateur supérieur à Michel-Ange et que le Cavalier gaulois du pont d’Iéna ou la Clémence Isaure du Luxembourg jouent, dans la vie admirative de l’humanité, un plus grand rôle que le Moïse ou la Nuit… Mais si on ne le dit pas, il faudra convenir que les talens méconnus et révoltés ne sont pas nécessairement plus grands que les talens acceptés dès leur jeunesse. La preuve du génie par l’impopularité ne tient pas debout.

Pas davantage, on ne peut invoquer l’autorité de la littérature. Prétendre que le verdict des écrivains d’une époque, même des plus grands, est infaillible en matière d’art, c’est ignorer toute l’histoire du goût. Après tant et de si éclatantes erreurs, commises par les littérateurs, reconnaissons que leur avis, en matière d’art, vaut ce que vaut l’avis de tout le monde, — sans plus.

Il est vrai que les artistes, eux aussi, admiraient beaucoup Rodin, à peu d’exceptions près, mais ils n’admiraient pas, en Rodin, les mêmes choses. L’adhésion des artistes allait à l’Age d’airain, au Saint Jean, au Penseur ou à de beaux morceaux d’exécution, comme l’Homme qui marche, aux bustes, enfin aux gracieux groupes de femmes. La littérature s’est déchaînée surtout à propos du Balzac, de la Porte de l’Enfer, et des « intentions » grandioses avortées. Et elle s’est servie de l’adhésion des artistes en un point pour préjuger de leur adhésion sur tous les autres.

S’ils résistaient, elle a plaidé cette thèse : ce qui séduit le moins dans l’œuvre d’un maître est précisément ce qu’il a fait de plus beau et ce qui séduira l’avenir. « Un grand artiste, disait Rodenbach, — et toute personne au courant de l’art tient M. Rodin pour tel, — ne peut pas se tromper. Il se développe avec la logique d’une année qui a ses saisons, avec la force mathématique d’une tempête… C’est-à-dire que la dernière manière d’un grand artiste est le sommet de lui-même. » On voit, tout de suite, qu’Attila est « le sommet » de Corneille et que les Chansons des rues et des bois dépassent tout ce qu’avait écrit Victor Hugo. C’est une opinion, mais elle ne s’impose pas avec une extrême évidence. L’histoire de l’art, tout entière, nous montre, au contraire, les maîtres capables d’inégalités ou d’erreurs, et, s’ils ont vécu très âgés, ces erreurs se placent, d’ordinaire, à la fin de leur vie. La prétention de faire de leur œuvre un « bloc » qu’il faut admettre ou repousser d’un coup, — comme cet autre faisait de la Révolution, — n’est qu’un procédé de polémique. On n’imagine pas pourquoi une erreur de jeunesse ou une tentative avortée plus tard, — comme on en voit si souvent, hélas ! chez nos meilleurs peintres, — empêcherait les autres œuvres d’être belles, non plus d’ailleurs comment celles-ci, par une sorte d’endosmose, communiqueraient leurs vertus aux erreurs ou aux échecs. L’œuvre d’un artiste n’est pas une et indivisible, et c’est seulement par une dévotion peu éclairée que ses fidèles se refusent à voir ses faiblesses ou ses tares, comme les hagiographes une ombre dans la vie des saints. Qu’on y prenne garde, au surplus : ce sentiment, noble et touchant à son origine, est soutenu par quelque chose d’infiniment moins respectable : par la spéculation. Que deviendraient, en effet, les moindres pochades, les essais manques, recueillis et accaparés par les gens qui font le trust d’un atelier ou d’un artiste, si le goût individuel se mettait à faire la différence d’une œuvre à une autre, à discerner, en un mot à ne pas attribuer la même valeur à tout ce qui porte la même signature ? Qu’arriverait-il si l’on considérait une œuvre d’art comme une œuvre humaine, pénétrée de plus ou moins d’émotion, sujette, comme tout ce qui vient de l’homme, aux défaillances et aux erreurs, et non comme un chèque dont la signature assure la valeur ? Ce serait la ruine des trusts, la déroute des syndicats, le marasme de la Bourse, la fin de tout !

On est d’autant plus surpris de ces lamentables sophismes que Rodin n’en avait nul besoin. A vrai dire, ils n’ont guère commencé de se produire qu’à propos de ses dernières œuvres, qui, elles, en avaient besoin, parce qu’elles n’étaient que des réalisations fort incomplètes de trop obscures pensées. C’est seulement quand l’œuvre de Rodin ne toucha plus par son aspect sensible qu’on se mit à parler philosophie. C’est alors seulement qu’on parle de Wagner, — l’œuvre du maître sculpteur fut comparée à Parsifal, — de Beethoven, d’Ibsen, de Nietzsche, de Schumann. Tous les dieux étrangers furent appelés à la rescousse et aussi l’opinion de l’étranger, cette « postérité contemporaine. » Les plus enragés à accourir furent les Allemands… Certes, l’hyperbolique admiration de la gent teutonique pour Rodin ne lui enlève rien de ses mérites, ni de son caractère tout français, non plus que l’épithète de « sculpture wagnérienne, » qu’on lui prodiguait hier comme un éloge et dont on serait, peut-être, un peu plus ménager aujourd’hui. Mais si tout cela ne lui enlève rien aujourd’hui, c’est que cela ne lui ajoutait rien hier. Si Rodin n’est nullement un esprit parent de Wagner ou de Nietzsche, que voulait-on dire quand on disait qu’il l’était ? On ne voulait rien dire du tout : on était donc en pleine logomachie.

L’œuvre de Rodin est-elle responsable de toute cette littérature ? Assurément non. Il n’y en a pas trace, par exemple, dans ses « Entretiens » sur l’Art réunis par M. Paul Gsell et authentifiés par la signature du maître. Il y a là des causeries familières, où tous les mots portent, où toutes les théories sont appuyées par des exemples concrets et délimités. Aucune de ces thèses inventées par les esthéticiens qui sont éloquentes, confuses et inadaptables. Ce sont des exemples de bon sens, de haute raison et de démonstration lumineuse, à placer près du Traité de Léonard, du Journal de Delacroix, des Discours de Reynolds, des Entretiens de Théodore Rousseau recueillis par Sensier, des Maîtres d’autrefois de Fromentin. Les idées générales sur l’art ne sont pas toujours très nouvelles, mais elles sont toujours justes. Les idées particulières sur la statuaire sont le plus souvent neuves et révélatrices. On y sent l’expérience du bon ouvrier qui parle de ce qu’il sait, et à qui l’on n’en fait pas accroire. Si l’on avait lu davantage ces leçons de l’artiste et moins les gloses obscures dont ses admirateurs l’ont travesti, on se ferait une idée toute différente de son vigoureux esprit.

Ainsi, l’œuvre de Rodin ne saurait nullement être confondue avec la littérature qu’elle a suscitée, mais elle en porte le poids, les stigmates et la teinte générale aux yeux de nos contemporains. Pour la juger avec équité, il faut la décrasser de toute cette sophistique, la dépouiller de ce fatras, de ces bandelettes littéraires où l’on a cru l’embaumer. Il faut la considérer toute seule, en elle-même et pour elle-même, telle que nous la verrions, si nous la voyions sortir de terre dans quelque champ de fouilles antiques, ou telle qu’apparaîtront le Saint Jean, ou le Penseur, dans mille ans, aux yeux des hommes, s’ils viennent à être ensevelis et retrouvés.


II

Imagine-t-on toute l’œuvre de Rodin exhumée de terre, comme le marbre dit le Niobide de Subiaco, ou draguée de la mer, comme le bronze dit le Persée d’Anticythère ?

Ce serait une étrange aventure, dans un millier d’années, qu’une telle trouvaille, pour ceux qui la feraient ! Quels reflets dans leurs yeux, quelle surprise sur leurs visages, quels tremblemens de leurs mains ! Et, aussi, quelles incertitudes dans leurs esprits et quelles disputes ! Comment définir l’admirable tête de femme, émergeant de la pierre brute comme d’une baignoire, qu’on appelle, de nos jours, la Pensée ? Ou le Victor Hugo encore à demi pris dans sa gangue de pierre, et ces torses de femmes, ces mains, ces morceaux à la fois modelés en perfection et isolés de tout ce qui pourrait les expliquer ? Si l’on n’a pas, alors, de textes précis, formels, de témoignages concordans, pour établir que l’artiste les a considérés comme achevés et qu’il les a laissés tels comme les définitives expressions de sa pensée, le croira-t-on ? Pourra-t-on le croire, vraiment, lorsque l’exemple de toute l’Antiquité, du Moyen Age, de la Renaissance, montre que les artistes ont toujours cherché à détacher le plus possible la forme humaine de la matière, hors le cas où la figure était destinée à faire corps avec un monument ? Non, on ne le croira pas. On croira qu’un événement inconnu a empêché l’artiste de finir son œuvre, qu’un cataclysme l’a engloutie encore en gestation. Quelles hypothèses ne fera-t-on pas ? On cherchera une tête et des bras à l’Homme qui marche, et, vraisemblablement, on en trouvera. Sera-ce une tête due au ciseau d’Eugène Guillaume ou du comte d’Epinay, — quelque chose qu’on aura trouvé sur le Monte Pincio ou Via Sistina ? On frémit, en voyant jusqu’où vont la science et l’ingéniosité des archéologues… Certaines singularités voulues, mais inexplicables, intrigueront comme les trépanations des crânes préhistoriques aujourd’hui nous intriguent et nous laissent béans de stupeur… On ne jugera pas alors l’intention de l’artiste, mais le fait. On ne s’inquiétera guère, si l’auteur était ou n’était pas de l’Institut, en son temps, ni s’il apporta ou n’apporta pas un frisson nouveau dans la sculpture. On n’aimera plus l’œuvre pour sa nouveauté, mais pour sa beauté.

Lorsqu’on se met ainsi, par la pensée, à la place des archéologues avenir en face des œuvres de Rodin, la première chose qui frappe, c’est qu’il sera très difficile de les dater. Aucune d’elles ne porte le costume moderne, qu’on connaîtra fort bien, car il n’y a guère de « création » de nos tailleurs qui n’ait été religieusement reproduite par nos statuaires, sur l’injonction de la Critique « moderniste » et en l’honneur du Réalisme dans l’Art. Rodin n’a traité que des thèmes très plastiques : le nu ou le drapé, et bien moins le drapé, que le nu. Vainement, les théoriciens ont-ils affirmé que notre costume avait sa beauté suggestive de notre état social, qu’il suffisait d’un grand artiste pour en dégager la formule. Lui, qu’on appela le grand « résoluteur des problèmes les plus ardus du métier, » n’a pas résolu celui-là. Il ne l’a même pas abordé. Mais le costume n’est qu’un accessoire. Venons au principal : au caractère même de l’œuvre. On dit, d’ordinaire, qu’il est très moderne : on le dit comme un éloge, on pourrait aussi bien le dire comme un blâme, puisque la marque des grands chefs-d’œuvre statuaires est d’être également de tous les temps. La vérité est qu’éloge ou blâme, c’est tout à fait immérité. Il suffit de les considérer pour éprouver qu’elles manifestent les gestes et expriment les sentimens les plus simples et les plus universels qui soient. Un jeune homme se dresse comme s’éveillant d’un songe, et c’est l’Age d’airain ; un homme marche avec assurance en professant, et c’est Saint Jean-Baptiste ; une femme courbe la tête et se cache la figure, et c’est Eve ; un couple s’enlace, et c’est le Baiser ou le Printemps ; un homme se replie sur lui-même, le coude sur le genou, la tête sur la main, tous les membres ramenés vers la tête, vers le « chef, » et c’est le Penseur… Quoi de plus universel, de plus humain, de moins dépendant d’un milieu, d’un moment, d’une race même, étant admis que c’est toujours de la race blanche qu’il s’agit ? Il en est de même de ses petits groupes d’enfans, de ses têtes d’expression de femmes : seuls, les Bourgeois de Calais poseront quelque problème historique, quelque allusion à deviner… On les attribuera peut-être à différens âges : les Bourgeois de Calais au Moyen Age français, le Penseur à la Renaissance ou à la basse Antiquité, certains groupes d’enfans, comme Frère et sœur, au XVIIIe siècle. Son œuvre, — et je le dis à son éloge, — n’a pas du tout de ces caractères nettement propres à une phase de la société, ou de l’Art, qui se démodent quelquefois, qui datent toujours. C’est parce que nous la savons née d’hier qu’elle nous apparaît si « moderne » : retirée de terre dans quelques centaines d’années, sa figure apparaîtra contemporaine de l’humanité tout entière.

Ce qui frappe ensuite, en ces figures, c’est leur aspect solide, dense et plein, ce qui donne une impression de stabilité, de simplicité, de force et de sérénité. Rien d’étriqué, ni de compliqué, rien de menu, ni de fragile. Peu d’à-jour, pas d’enchevêtrement, une silhouette immédiatement perceptible de tous les côtés et, de tous les côtés, se profilant avec une égale ampleur. S’il y a complication de formes, tout se passe en dedans de l’orbe idéal formé par l’ensemble. De là, une masse qu’on peut envelopper aisément du regard, sans rien qui perce l’enveloppe, déborde et disperse l’attention. Rodin citait volontiers un mot de Michel-Ange assurant que les seules bonnes statues sont celles qu’on peut faire rouler du haut d’une montagne sans rien casser. En faisant la part de l’exagération voulue d’une semblable formule, on sent que ses œuvres y répondent, pour la plupart. Et ce n’est pas si banal. Presque tous les monumens dressés depuis cent ans sur les places publiques de l’Europe, depuis Glascow jusqu’à Naples, loin d’offrir aux yeux un aspect solide et ramassé, se projettent en lignes excentriques et souvent avec une telle profusion qu’ils semblent destinés à indiquer à la fois les quatre points cardinaux. Bourgeois gesticulant en agitant les basques de leur redingote comme d’inexplicables élytres, offrant au passant d’un geste engageant une urne électorale, brandissant des tuyaux de poêle, tirant des coups de revolver, croisant la baïonnette, grimpant sur des chaises, affichant, de toutes les manières, leur impatience d’être attachés à un socle ou à un pylône : voilà le spectacle nullement statique, ni monumental, qu’ils nous donnent habituellement. Et je ne parle pas des trompettes qui jaillissent aux bouches des Renommées, ni des ailes qui pointent aux épaules des Gloires, avec leurs plumes découpées sur le ciel, ni des draperies miraculeusement suspendues dans l’air, ni des engins mécaniques étalés comme pour une vente ou une exposition, ni de ces femmes dévêtues, sous prétexte d’allégories, qui grelottent sous le piédestal où le personnage célèbre trône dans un pardessus fourré, somptueux et inamovible, — tout ce qui, sous couleur de « vie moderne, » attriste le ciel parisien. Il faut savoir gré à Rodin d’être demeuré insensible, sur ce point, aux suggestions de l’esthétique sociale et de n’avoir pas fait « travailler » ses statues. Ce n’était pas certes timidité, mais sagesse. Il savait qu’il y a des choses dont l’Art ne peut tirer aucune beauté, des choses de fabrication humaine, — et qu’« il y a des lignes, » selon le mot de Delacroix, « qui sont des monstres. » Le geste chez lui est toujours dicté par une émotion ou une impulsion naturelles, jamais par la contrainte extérieure des choses, ni par un but pratique à atteindre. Aucun travail à réaliser n’astreint sa figure à étendre un muscle plutôt qu’un autre, ou à le contracter. Ses statues ne forgent pas, ne fauchent pas, ne défournent pas le pain, ne triturent pas l’acier, ne creusent pas la mine. La « dignité du travail » est une chose et la beauté plastique de l’homme en est une autre, et s’il peut arriver que l’une s’allie à l’autre, la première n’est pas nécessairement génératrice de la seconde. C’est une fausse notion de l’Art statuaire que de vouloir, d’abord, représenter un acte et ensuite de chercher le geste qui le signifie. La forme ne doit pas être dictée par l’acte, mais l’acte choisi pour la forme à mettre en valeur. Il faut non pas plier le corps à bien signifier une action, mais inventer une action qui signifie bien le corps, c’est-à-dire qui le mieux révèle sa force, sa souplesse et sa beauté.

Il semble que Rodin ait été dominé par cette idée. Quand il voulait faire comprendre le grand trait qui distingue l’Art grec, en sa plus belle époque, de l’art de Michel-Ange et du Moyen Age même, il modelait deux statuettes. Dans l’une, animée d’un mouvement à peine sensible, il montrait un corps se développant comme pour offrir le plus de surface possible à la lumière et, pour cela, imperceptiblement renversé en arrière, en forme de C. Cette statuette, pour mieux s’offrir aux rayons venus de tous les côtés, présentait quatre plans se contrariant alternativement. Et voici comment le maître, d’après M. Paul Gsell, définissait son œuvre : « Le plan des épaules et du thorax fuit vers l’épaule gauche ; le plan du bassin fuit vers le côté droit, le plan des genoux fuit de nouveau vers le genou gauche, car le genou de la jambe droite pliée vient en avant de l’autre et enfin le pied de cette même jambe droite est en arrière du pied gauche. » De là, « quatre directions qui produisent à travers le corps tout entier une ondulation très douce… C’est à peu près, inversé, le mouvement du Diadumène. En même temps, le maître faisait observer, avec raison, le contraste, et le bel équilibre qui, dans ce cas, naissent sans effort, entre le côté où le corps se tasse sur une seule jambe, l’épaule descendant et la hanche remontant, et l’autre côté où le corps se développe et montre sa souplesse, l’épaule remontée et la hanche descendue, le pied pouvant quitter le sol, s’il le faut, sans compromettre la statique. Dans l’autre statuette, inspirée de Michel-Ange, il montrait, au contraire, un corps où les épaules font voûte, où les genoux demi-pliés s’arquent en avant, où le thorax se creuse, et qui offre ainsi le profil général d’une console. Là, le poids portant sur les deux jambes à la fois, les membres étant rapprochés du torse, tout donne l’idée de la concentration et de l’effort. Et il faisait observer qu’il n’y avait plus dans cette attitude que deux grands plans principaux au lieu de quatre et qu’ainsi, loin de s’offrir de toutes parts aux nappes de lumière, le corps ainsi contracté produisait des « ombres très accentuées dans le creux de la poitrine et sous les jambes. »

Le maître a fait plus d’une fois cette démonstration. On la trouve notamment très bien comprise et développée dans ses Entretiens réunis par M. Paul Gsell. Et voici sa conclusion : « S’il m’est permis de parler un peu de moi, je vous dirai que j’ai oscillé, ma vie durant, entre les deux grandes tendances de la statuaire, entre la conception de Phidias et celle de Michel-Ange. »

C’est vrai, et l’on voit, sans aller plus loin que la salle Rodin au Luxembourg, ce qui est de l’un et ce qui est de l’autre, quoique la conception de Michel-Ange l’emporte de beaucoup sur celle de Phidias. Mais on voit, aussi, un phénomène assez singulier : quel que soit le parti qu’il ait pris, Rodin a toujours trouvé le secret de faire jouer et ruisseler la lumière sur la surface presque entière de ses figures, aussi bien quand elles se concentrent dans des gestes en flexion que lorsqu’elles développent des gestes en extension.

Il y a fort peu de cavernes, de trous d’ombre, en sorte qu’elles peuvent bien paraître moyenâgeuses par leur contrainte et leur effort, elles n’en restent pas moins antiques par le développement de leurs surfaces lumineuses. C’est que le maître a supprimé délibérément les à-jour et les trous que le mouvement général de la figure remplirait d’ombre, il n’a travaillé que les surfaces exposées à la lumière ; le reste demeure attaché à la pierre. C’est très sensible dans la Danaïde par exemple et d’une pratique constante dans les œuvres des dernières années.

Ce qui est saisissant, ensuite, dans ces figures, c’est leur mouvement. Il est saisissant parce qu’il est contenu : il anime des masses solides, stables, bien équilibrées. Ce n’est pas une gesticulation périphérique et désordonnée : nulle acrobatie, nulle voltige, rien qui rappelle Jean Bologne ou les Bernins. On n’a pas, avec Rodin, l’idée du mouvement par un paraphe que décrit la statue dans l’air : on a la sensation, par une légère inflexion, qui modifie profondément la statique de la masse, en portant le poids d’un côté plutôt que de l’autre, et par la coordination harmonieuse d’attitudes différentes, les diverses parties du corps. Il figure, à la fois et sans qu’on s’en doute, les deux temps d’un même mouvement. Les jambes de l’homme réveillé, qui se lève, n’ont pas encore achevé de se dresser, les genoux pointent encore un peu, quand déjà la poitrine se soulève, se dilate avec force, dans une ascension entièrement accomplie pour elle, — et c’est l’Age d’Airain. Les deux pieds d’un homme en marche sont fortement attachés au sol et il semble que le pied droit qui est en avant soit seulement en train de s’y poser, mais, déjà l’épaule gauche, qui se hausse, indique un effort pour soulever la jambe gauche, — ce qui n’aura lieu pourtant que dans un instant, — et c’est le Saint Jean-Baptiste.

Le maître a fait, lui-même, la théorie de ces mouvemens et il faut lire, dans ses Entretiens, sa claire démonstration. Il l’applique au Maréchal Ney de Rude, il montre que, dans cette œuvre, l’artiste a laissé les jambes de son héros dans l’attitude qu’elles avaient quand il a dégainé et qu’au lieu de lui laisser le torse dans l’attitude correspondante au même moment, c’est-à-dire légèrement incliné vers la gauche, il l’a redressé, pose qu’il n’a pu prendre qu’un instant après. Et Rodin ajoute : « C’est, là, tout le secret des gestes que l’art interprète. » Le statuaire contraint, pour ainsi dire, le spectateur à suivre le développement d’un acte à travers un personnage. Dans l’exemple que nous avons choisi, les yeux remontent forcément des jambes au bras levé et comme, durant le chemin, ils trouvent les différentes parties de la statue représentées à des momens successifs, ils ont l’illusion de voir le mouvement s’accomplir. » On ne peut pas mieux dire. Le meilleur mouvement en effet, dans l’art, est celui qui indique celui qui a précédé et celui qui va suivre. Le principe est donc trouvé : la difficulté est dans la pratique. Elle est extrême, puisqu’il faut confronter, dans une seule figure, deux altitudes qui dans la nature ne se présentent que séparément. Il est bien vrai que l’œil ne les distingue pas séparément dans la nature, mais la nature bouge, la statue ne bouge pas et si la contradiction des deux mouvemens était trop forte, elle se percevrait à la longue et paraîtrait une erreur. Il faut qu’elle se sente sans s’affirmer. Rodin y a merveilleusement réussi.

Là même où il n’y a pas mouvement, proprement dit, comme dans ses Bustes, il y a toujours au moins la vie. La vie s’exprime par une variation, à première vue insensible, de la forme qu’aurait un corps dans le repos parfait, ou qu’il pourrait garder, mort. Un muscle travaille plus que l’autre, — et cela suffit. Dès que le personnage se met à lever le bras, à se tenir sur une seule jambe, à ployer exagérément les reins, à prendre une posture qu’il ne peut garder longtemps, ce n’est plus seulement la vie : c’est le mouvement. Ainsi des trois degrés de ressemblance avec la nature humaine, la forme, la vie, le mouvement pour rendre une individualité ; la forme n’est pas assez, le mouvement est trop, ce qui convient à un portrait, c’est la vie.

Los Bustes de Rodin n’en manquent jamais. On admirera toujours ses têtes de Puvis de Chavannes, de Dalou, de J.-P. Laurens, de Rochefort, de Falguière, de Victor Hugo, — celle-ci faite d’après une multitude de croquis, — et aussi ses prodigieux bustes de femmes dont le plus célèbre est celui de Madame V… au Luxembourg. Outre la vie intense qui y éclate, on ne saurait trop a²mirer comment le maître a su condenser, masser, accuser le trait individuel et marquer ainsi le caractère. Ce n’est pas que les modèles en aient toujours ressenti un extrême plaisir. Les hommes célèbres ont souvent refusé de se reconnaître dans ces géniales effigies. Les artistes mêmes, lorsqu’ils ont posé pour leur portrait, devant ce grand confrère, n’ont pas raisonné autrement que des Philistins. L’un lui a reproché « amicalement » de l’avoir représenté la bouche ouverte ; l’autre ne s’est point voulu revoir dans son buste ; un troisième ne s’est pas soucié de le posséder. Puvis de Chavannes a nettement protesté. « Puvis de Chavannes n’aima pas mon buste, dit Rodin, dans ses Entretiens, et ce fut une des amertumes de ma carrière. Il jugea que je l’avais caricaturé… » C’est que les plus grands artistes, lorsqu’ils posent pour leur portrait, prennent tout de suite une âme de bourgeois. Tant qu’il s’agit de la tête des autres, ils réclament la vérité brutale, accentuée, « le caractère, » — « tout est beau dans la Nature, » disent-ils ; — mais, quand il s’agit de leur propre tête, leur Esthétique change du tout au tout. Ils revendiquent, soudainement, une certaine régularité de traits, ou dignité de maintien, ou élégance, qui fait soupçonner que leurs convictions sur l’identité du Beau et du Caractère n’est pas si profonde qu’ils veulent nous le faire croire.

En même temps que ces vertus éclatantes dans l’œuvre de Rodin : plénitude, simplicité, puissance, luminosité, mouvement et vie, on est surpris par des partis pris singuliers dont on ne distingue pas, à première vue, les mérites. Et d’abord, cette coutume de laisser une partie de la figure prise dans sa gangue de pierre, comme une œuvre inachevée. Pour la comprendre, sinon pour la louer, il faut prendre garde aux exigences de l’art synthétique. Elles ne sont pas les mêmes que celles de l’analytique. L’art analytique est celui des primitifs, de quelques renaissans de la première période, et de la plupart des petits maîtres hollandais. Il montre tout ce qu’il peut, en fait de formes, et ne suggère rien. Il est suggestif à sa manière, mais d’idées, non de formes. Le regardant ne cherche pas à prolonger un corps qui se perd dans l’ombre, à imaginer la raison d’une attitude mal définie, à remplir le vide laissé par un trait elliptique. Au contraire, l’art synthétique résume, simplifie, ramasse en une ligne maîtresse ou en un point capital, tout l’intérêt du sujet et laisse le reste dans l’ombre ou le néant. Le regardant voit mieux une chose et est obligé de deviner le reste. Rembrandt, Franz Hals, Turner, en sont des exemples frappans. Cet art répond à un double penchant de la nature humaine : le besoin de clarté et le goût du mystère. Il satisfait notre besoin de clarté en détachant de l’amas confus des apparences, le trait essentiel qui y était confondu, et par-là souligne fortement les caractéristiques d’un objet, d’une figure, d’un mouvement, d’un acte, — et il satisfait notre goût du mystère en laissant inexprimé ce qui ne compte pas, ce qui est prévu, banal, ce qui se suppose sans qu’on le montre, mais ce qu’il nous est loisible d’imaginer merveilleux et ce que nous cherchons, malgré nous, à reconstituer.

Supposons le premier problème résolu, c’est-à-dire le trait caractéristique déterminé par l’artiste et vigoureusement exprimé. Que va-t-il faire des autres ? Voilà le second problème, bien plus dur à résoudre pour le sculpteur que pour le peintre. Le peintre a, sur le sculpteur, un grand avantage : l’ombre. Rembrandt y rejette mille choses. Le regard fouille cette obscurité mystérieuse, l’imagination la peuple de fantômes et de trésors. Si on la pouvait percer, on n’y trouverait rien que de banal : la prolongation des objets ou des membres bien connus. Main le sculpteur ?… Il opère dans les trois dimensions et ne peut rien mettre dans l’ombre de la silhouette extérieure de son personnage. L’ombre, pour lui, ou l’impénétrable, ne peut être que le bloc de pierre où il laissera plongé tout un côté de sa figure, tout ce qui n’a pas de rôle expressif, tout le « poids mort. » C’est ce qu’a fait Rodin. L’effet en est certainement excellent. Ses bustes de femmes encore pris à demi dans leur gangue de pierre sont infiniment plus plastiques et plus mystérieusement vivans que s’ils sortaient d’une toilette moderne, même d’une draperie. Et ce n’est guère plus conventionnel, car quoi de plus artificiel et déplaisant que le buste coupé au sternum et emmitouflé de lainages et de soieries à œils de plis et posé sur un socle ? Nos meilleurs statuaires font des prodiges d’adresse pour se tirer de cet embarras. Rodin s’en est tiré en ne faisant rien, et l’on ne peut dire qu’il s’en soit mal tiré.

L’autre chose qui choque le plus dans la technique de Rodin, c’est cette multiplicité de ressauts, de bosses minuscules, de « pastilles, » répandus sur la surface de ses bronzes, et de fossettes et de petites ondulations sur ses marbres ou ses plâtres. En même temps, on est toujours surpris de la vie lumineuse qui circule sur ces surfaces. Cela est la condition de ceci. C’est pour capter les rayonnemens de l’atmosphère et les fixer sur ses figures qu’il a usé de ces visibles stratagèmes. Il disait, un jour, à un critique anglais : « Ç’a été le travail de ma vie… Pendant quarante ans, j’ai cherché cette qualité de lumière : je l’ai trouvée dans le modelé : c’est le modelé qui produit l’effet de l’atmosphère, qui donne la vie à la statue. » Il est certain que la lumière ne joue pas sur le grain de la peau, sur un cou, sur une épaule, sur une gorge, comme sur le grain serré du marbre ou là coulée du bronze. La terre cuite, elle-même, qui prend plus aisément que le marbre les moindres inflexions et accuse plus vivement les ombres avec moins de saillies, est, comme matière, trop différente de la chair pour en reproduire les modalités. Au contact de l’air, et du soleil, il y a, sur toute la surface de l’enveloppe tactile, mille frémissemens que n’a pas une colonne de marbre plongée dans la même atmosphère. La nature même de l’épiderme, avec ses mille accidens, n’est pas non plus comparable à celle du marbre : c’est seulement une pierre friable et effritée, vieillie au contact des élémens, ayant perdu son épiderme poli qui pourrait en donner quelque idée. Est-ce à dire que tous ces accidens devraient être reproduits, que le marbre ou le bronze devraient donner l’illusion de la peau humaine ? Pas un instant, cette idée ne vient à un artiste. La matière de la statue est artificielle, incorruptible, conventionnelle et non seulement elle doit l’être pour qu’il y ait émotion esthétique, mais s’affirmer telle. Elle ne peut donc, nullement, imiter le grain de la peau, ni rien de ce qui tend à donner l’illusion de la réalité, — ce que donne parfaitement la figure de cire, cette négation de l’Art. Seulement, — et c’est là le point, — si l’art ne vise pas à faire la matière identique à la chair humaine, il vise à la faire vivante, parce que la vie elle-même est une beauté. Or la multiplicité des accidens et par-là des jeux de lumière gradués, est une manière de réaliser la vie. Voilà le nœud du problème.

En vérité, il n’est pas très difficile de le poser : ce qui est difficile, c’est de le résoudre, et c’est en cela que Rodin fut un maître. Il n’y a pas l’ombre de trompe-l’œil dans son modelé, nulle recherche de réalisme grossier. Rien n’est plus conventionnel que ses épidermes et pourtant rien n’est plus vivant. C’est par une transposition complète des apparences sensibles qu’il est parvenu à exprimer la vie. On l’a loué infiniment de son génie modeleur : on ne l’a pas trop loué. Seulement, il a poussé si loin la recherche de ces artifices qu’il les a tous épuisés. Il est, lui-même, son propre aboutissement. On le donne parfois comme un maître à imiter : rien de plus dangereux. Dieu nous préserve des Bernins de ce Michel-Ange !

Et maintenant, que dirons-nous de sa pensée ? Qu’elle est tout entière une pensée plastique. L’impression produite, cette impression d’ampleur, de force et de plénitude, avec toutes les souplesses de la forme humaine et les divertissemens des jeux de lumière et les sensualités du modelé, est par elle-même évocatrice de rêves. Des sujets plus définis, construits sur des intentions philosophiques plus arrêtées, Rodin en a rêvé peut-être, mais il ne les a pas réalisés. Sa Porte de l’Enfer, qu’il a remaniée sans cesse, d’où il a tiré des morceaux devenus des œuvres capitales, est restée une maquette. Son Victor Hugo, qui devait être accompagné de la Colère, de la Méditation et de la Mer, est resté seul sur son rocher. Même ses Bourgeois de Calais n’ont pas été assemblés comme il le désirait : les uns derrière les autres, à même le pavé, sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Mais ce ne sont pas les grands sujets, ni les intentions définies qui donnent leur prix aux créations plastiques. « Je donne un titre à mes statues lorsqu’elles sont finies, parce que le public le demande, disait un jour Rodin à un critique anglais ; mais les titres ne révèlent que très peu de leur sens réel, » et à M. Paul Gsell : « En somme, on ne doit pas attacher trop d’importance aux thèmes que l’on interprète. Sans doute ils ont leur prix et contribuent à charmer le public, mais le principal souci de l’artiste doit être de façonner des musculatures vivantes. » Et il complétait sa pensée en parlant des thèmes très simples, très plastiques comme celui de sa Centauresse : « Ils éveillent, sans aucun secours étranger, l’imagination des spectateurs. Et cependant, loin de l’encercler dans des limites étroites, ils lui donnent de l’élan pour vagabonder à sa fantaisie. Or, c’est là, selon moi, le rôle de l’Art. Les formes qu’il crée ne doivent fournir à l’émotion qu’un prétexte à se développer indéfiniment. »

Celles que Rodin a créées le fourniront longtemps sans doute. Son œuvre, sortie de terre, considérée en elle-même et pour elle-même, fera penser les hommes à venir, comme toute œuvre forte et de main d’ouvrier. Peut-être les fera-t-elle penser à quelque grand monument dont ils croiront voir, çà et là, les morceaux épars, et reconstruiront-ils, dans leur imagination, une œuvre grandiose, comme celle que, dans son imagination, Rodin avait construite. S’ils retrouvent, dans quelque texte, qu’il fit une Porte de l’Enfer, sans doute, ils concevront l’idée de quelque chose de formidable… Pour nous, dominés par l’obsession du drame qui, en ce moment, se déroule, c’est à une autre porte qu’il nous fait songer : — à cette sorte de porte qui ne ferme rien, qui ne sert à rien, qui ne s’ouvre sur rien que sur le ciel et qui, pour cela, est la plus belle de toutes : à un Arc de Triomphe. Quand on regarde, sur celui des Champs-Elysées, le Départ de Rude, que Rodin admirait tant, on ne peut s’empêcher de songer que le cycle d’Art ouvert par ce chef-d’œuvre attend toujours qu’on le referme et l’on se prend à regretter que soit disparu celui qui, le mieux peut-être, aurait su lui donner un pendant digne de lui et figurer le Retour.


ROBERT DE LA SIZERANNE.