L’Œuvre de mort/05

La bibliothèque libre.
Le Supplément (p. 48-58).

V


« La barque glisse sur le reflet des roches. Debout à l’arrière, le batelier rame avec de larges mouvements harmonieux. Les falaises énormes de l’île sont déchirées, rongées de grottes, d’excavations, de fissures. L’homme désigne :

« — Le trou du bœuf qui mugit, — gouffre d’ombre où l’on pénètre en se courbant. Au fond s’arrondit une petite grève de sable fin, illuminée par on ne sait quel rayon de jour mystérieux. La mer y surprit jadis deux amants enlacés.

« La barque continue le tour de Capri. C’est d’abord la grotte blanche où l’eau semble de la craie limpide, où l’on navigue dans du diamant, parmi les stalactites pâles, ces larmes de la pierre. Puis c’est la grotte verte, souterrain d’émeraude, aux reflets changeants, aux clartés tendres. Et c’est la grotte bleue, palais des fées, coupole de poésie, dont les parois sont bleues, dont l’air est bleu, royaume de saphir où les nageurs ont des corps d’argent.

« On descend à la Grande-Marine, et l’on gravit d’âpres sentiers qui mènent au village de Capri, pittoresquement situé sur des hauteurs. Vu de la place, le golfe de Naples mérite sa réputation universelle. »

Marc posa sa plume. Depuis une heure, il s’épuisait à décrire sa promenade du matin. Mais les expressions se dérobaient. Peut-être sa mémoire ne lui présentait-elle pas le paysage assez fidèlement ?

Il se dirigea vers la place, et, assis sur un banc, reprit :

« Le Vésuve s’étale, accroupi, comme un géant. Un chapelet de maisons blanches s’égrène le long du rivage, voie lactée entre le bleu de la mer et le bleu du ciel. Vers le milieu, le golfe est gris de lumière. Des chemins s’y entrelacent, plus foncés, sillages de rivières ou courants invisibles. Il a l’air d’une grande nappe d’asphalte mal balayée, avec des flaques de poussière et de petites saletés, qui sont des bateaux… »

Il s’arrêta et relut les pages écrites. Il qualifia le commencement de tolérable. Mais peu à peu le style devenait laborieux et ampoulé, les comparaisons trop hardies et trop fréquentes. Il ne se découragea pas. Ces défauts se corrigent. D’ailleurs, s’il échouait en ce genre, d’autres aptitudes l’en dédommageraient.

Simplement il se soumit aux sensations.

Elles lui étaient profitables, toutes imprégnées du grand sommeil où de loin paraît s’engourdir la nature. L’aspect en est immuable. Les contours des monts actuels sont ceux des temps passés, et seront toujours les mêmes. La matière en repos dégage de l’apaisement. Rien n’oblige à réfléchir. On jouit de la pureté des lignes et de la grâce des formes.

Et Naples ne s’opposait pas à cet assoupissement des choses. Petite dans l’énormité du cadre, elle n’évoque ni l’agitation des rues, ni les disputes des êtres. On dirait plutôt une ville de maisons désertes, groupées là au hasard.

Et cependant Marc n’avait pas jugé prudent d’élire sa demeure de ce côté de l’île. Il redoutait qu’aux heures de solitude trop absolue la ville s’animât et lui remémorât les haines des hommes, la lutte de vivre, le souci des lendemains, tout le grouillement des intérêts et des appétits. Il habitait l’autre versant. Il y retourna, flâneur. Les ruelles sont étroites et rapides. Des voûtes les réduisent souvent en souterrains. Une fraîcheur suinte des murs très hauts. Et personne ne s’y rencontre. Quel charme d’être ainsi perdu !

On débouche sur la Méditerranée. Un chemin court au fond du coteau, bordé à gauche d’un talus que couronnent des aloès et des cactus. Bientôt on aperçoit la villa Pompeiana.

Un escalier de pierre mène au perron qui s’étend devant les deux ailes. Au milieu s’ouvre une cour dallée, rappelant l’atrium des Romains, et quatre gros piliers soutiennent un portique circulaire orné d’un balcon. La façade est peinte en rose, avec des dessins blancs, festons, guirlandes, sirènes, chevaux marins, satyres.

Hélienne occupait là deux chambres. L’autre aile, les propriétaires se la réservaient, famille du pays, composée des parents et de la fille.

Il s’installa sur la terrasse. Se penchant, il eût remarqué la dégringolade des vignes, de maigres arbres, puis quelques maisons à toit carré que bombent les plafonds arrondis des chambres. Mais, de son fauteuil, il ne voyait que la mer.

Et c’était cela qu’il voulait. Son instinct lui avait indiqué le séjour de cette île comme efficace à ses tourments. Et il s’y était rendu ainsi que l’oiseau migrateur trouve sa route vers les contrées nécessaires.

Il s’expliquait son choix maintenant. Rien n’est plus calme que le calme de la mer. C’est le calme de la force contenue, c’est l’immobilité du mouvement. Les flots sont domptés, la surface aplanie, et le cerveau subit la même défaite. La mer est morte, le passé meurt aussi, et l’avenir ne surgit pas du néant.

Hélienne aspirait le bienfait de cette paix. Les parties vindicatives de son âme se dissolvaient en elle. L’eau purifie, l’eau guérit les plaies, l’eau lave les souillures. Il se souvenait de sa promenade en barque, le matin ; courbé sur la mer, il n’avait cessé de baigner son regard dans les profondeurs transparentes. Comme il enviait la torpeur des gros rocs moussus et le frisson d’aise des longues herbes marines !

Derrière Ischia, le soleil se couchait, invisible. Au ciel pâli, des images roses traînèrent. Marc défaillit d’admiration. Quelle révolte subsisterait devant l’immensité de l’espace ! Tout est faux. Le monde s’évanouit. Il n’y a rien que la mer et le ciel, unis en la voluptueuse étreinte de l’horizon.

Une brise lui frôla le visage. Elle ne soufflait pas et les arbres ni les feuilles ne bougeaient. Mais elle se mêlait à l’air et le saturait de bien-être.

— Oh ! l’haleine de la mer, murmura Marc.

Il lui tendit ses lèvres ouvertes, et nul baiser de femme ne lui eût donné la même ivresse. Il la but à pleine gorge. Et c’était de la vie qu’il buvait, de la vie saine qui coulait dans son cœur, en son âme, une vie nouvelle faite de quiétude et d’infini. Plusieurs jours encore, il poursuivit ses excursions à travers l’île. Au Tiberio, au Castiglione, au Monte Solaro, il retrouva des extases analogues. Sa marche était lente et régulière, son pas assuré, ses muscles solides. La nuit une bonne fatigue l’endormait. Des rêves ne le visitaient point.

Et il ne pensait pas. Existence ingénieuse, bien apte à favoriser le traitement de son esprit malade. L’éclat des couleurs, la netteté des lumières, le bruissement des vagues, le parfum des fleurs, la poésies des soirs, le flattaient si délicieusement que ses sens vibraient d’une émotion ininterrompue. Ses idées provenaient de ses sensations, jamais de ses souvenirs.

Mais il eut la sagesse de craindre la lassitude où réduit l’isolement. Il désira que ces promenades ne fussent plus qu’une distraction alternant avec une tâche quotidienne, remplie scrupuleusement. À l’improviste son cerveau pouvait se remettre à fonctionner. Il fallait d’avance lui fournir des aliments.

Une expérience réitérée lui prouva son incapacité actuelle d’écrivain. Lire est d’accès plus abordable. Puis il s’attribua des aptitudes suffisantes pour le dessin et la peinture. En l’occurrence cet art lui convenait merveilleusement, exigeant le vagabondage à la recherche d’un site. De plus il offre un côté mécanique par lequel on remplace aisément l’inspiration ou le talent. L’œuvre importe peu.

Donc la lecture ou la peinture seraient les auxiliaires. Cas prévus ! En passant à Paris, il avait acheté des livres d’histoire et de philosophie et un attirail complet de peintre-touriste.

Tant d’heures, chaque matin, il lut, un crayon à la main, la note facile. Tant d’heures, l’après-midi, il brossa des toiles, à califourchon sur un pliant, la palette houleuse.

Lire lui réussit, peindre moins. De courts moments d’ennui marquèrent une séance. Pourquoi ? Faire le paysage le rebutait-il ? La solitude commençait-elle à lui peser ? Ou bien était-ce l’approche ?

Il écarta l’idée fâcheuse. Mais l’appréhension restait latente. Vainement de tout son courage il se raidit pour l’étouffer. Elle germait.

Après un essai de table d’hôte, au meilleur hôtel de Capri, essai tenté dans l’espoir de quelque aventure, et abandonné dès le début à l’aspect des visages rébarbatifs et des silhouettes laides, Hélienne mangeait chez lui. La propriétaire, retenue dehors par son métier de blanchisseuse, ne rentrait que pour préparer et servir les repas. Son mari, horloger sur la place, ne se montrait jamais. Seule leur petite fille gardait la maison.

Or, un jour, la femme, souffrante, la chargea de mettre le couvert et de présenter les plats. Et la grâce de l’enfant surprit Marc.

Déjà, au cours de ses flâneries, il avait noté la tournure rythmique des filles du pays. Elles acquièrent, en portant des fardeaux sur la tête, malles ou pavés, une démarche élégante et des poses de statues antiques. Et l’on songe aux vierges païennes revenant du fleuve avec les lourdes amphores.

Mais aucune ne procédait par attitudes plus simples ni par gestes plus harmonieux. Trop accusé chez les autres, brutal, le balancement des hanches était onduleux et doux. Tout cela lui composait une distinction étrange.

Recourant à ses connaissances en italien, il s’enquit de son nom. Elle répondit :

— Aniella.

Il sut aussi son âge, quatorze ans. Elle souriait à ces questions et à la pantomime qu’il employait pour être compris. Ses petites dents luisaient entre d’épaisses lèvres. Les yeux, d’un bleu triste au repos, s’éclairaient de gaieté. Il aima l’ovale de sa figure encadré de cheveux noirs, dont les deux bandeaux se perdaient en un mouchoir rouge. Un fichu blanc, bariolé d’orange, lui cachait la taille. Et cette diversité de couleurs ne choquait pas.

— Comme elle m’amuserait à peindre, conclut Marc.

Que son programme lui interdit toute fréquentation, l’enfreindrait-il parce qu’il serait en présence de cette créature si lointaine de lui, si différente de mœurs, de race, d’habitudes, de sentiments, et qu’il contemplerait comme un exquis petit animal aux formes souples et charmantes ? En outre gisait là, peut-être, le divertissement indispensable à son salut.

Il n’hésita pas. La mère, interrogée, consentit. Marc installa sur son balcon une tente contre le soleil, fit asseoir Aniella et saisit ses pinceaux.

Elle ne comprenait pas bien le caprice du monsieur français. Elle eût voulu s’attifer auparavant et l’honorer de sa robe de soie verte et de ses rubans mauves. Son fichu l’humiliait. Elle dissimulait ses mains sales sous son tablier. Et ce mécontentement se traduisait en mélancolie.

Marc s’égaya de cette physionomie mobile dont l’expression marquait un entêtement comique d’enfant gâté. La bouche surtout l’intéressait. Et, avant même d’entamer l’esquisse générale, il s’acharna après elle, tenta d’en dessiner les contours charnus, d’en peindre l’éclosion sanglante.

Mais il se rendit compte soudain qu’il ne travaillait plus. Les lèvres fraîches de la jeune fille l’attiraient en effet. Il les observait indéfiniment. Et il se dit :

— De quelle saveur ce serait de les baiser !

Il s’étonna de ce désir, n’ayant jusqu’ici considéré la petite que comme une enfant. Pourtant, à l’examiner, il la jugea femme, d’une précocité de fruit que le soleil a mûri plus vite. Elle semblait bien, en effet, un fruit du midi, à peau dorée, où les dents ont envie de mordre.

Cela le troubla de se savoir auprès d’une femme, seul. C’était la première fois depuis son départ de Paris et sa rupture avec Juliette. Ce rapprochement supprimant une période de son existence, il s’y complut, et de l’ombre, évoquées par le charme d’Aniella, surgirent les fantômes de celles qu’il avait possédées.

À la nuit, il congédia la jeune fille et ne s’en inquiéta plus. Son repas terminé, il sortit. De nouveau le hantèrent ses anciennes maîtresses, pâles modistes aux doigts abîmés, trotteuses du soir qui avaient assouvi sa faim. Mais leur laideur trouvait grâce devant lui, car elles représentaient dans la vie sa part d’amour.

Au loin tressaillit un bruit de mandoline. Une voix s’éleva. Une autre lui répondit. Les deux chants se marièrent en une mélopée traînante et chaude. Un parfum de myrthe passa. Quelle poésie !

Il se vit cheminer à pas lents, son bras autour d’une taille, ses mains enlacées à la sienne, une tête sur son épaule. Les arbres sont noirs, nulle rencontre n’est à craindre. On s’asseoit. La mer, complice, chuchote. L’étreinte se noue.

Un afflux de sang étourdit Marc. Ses poings se crispèrent. Ah ! cette femme, quelle qu’elle fût, il l’eût brisée de toute son ardeur !

Par les ruelles, il déambula longtemps, le corps en folie, comme à la recherche d’une aventure où satisfaire ses sens. Il rentra exténué.

Le lendemain, sitôt levé, Marc appelait Aniella. Elle attendait sans doute, car elle parut avec sa robe de soie verte et ses ornements mauves. Il lui enjoignit de remettre ses habits de la veille, ce qui la fâcha. Elle revint, la figure sombre et la bouche tellement maussade, qu’après un essai de travail il en dut faire l’observation. Elle ne comprenait pas, alors il alla vers elle et, du bout de son doigt, lui toucha les lèvres.

Elles étaient molles et humides, son doigt fut mouillé de ce contact. Elle sourit. Mais il la regardait d’un air drôle qui la rendit confuse.

Silencieusement la séance recommença. Hélienne copia les joues brunes, le menton délicat, le cou hâlé. Avant d’indiquer chacun des traits, il étudiait avec attention la jeune fille. Elle n’était plus gênée et, l’ennui la fatiguant, tournait la tête, s’agitait, suivait le vol d’une mouche ou le sillage d’une barque. Sans crainte, il promenait son désir sur le duvet des joues, sur la fossette du menton, sur les renflements du cou.

Il dessina le buste. L’indifférence que l’habitude impose aux peintres à l’égard de leurs modèles, et l’exaltation où l’art les hausse, ne le protégeaient pas contre la curiosité. Le mystère de la gorge l’intriguait. Que cachait la soie de ce fichu ? Il s’imaginait, en frémissant, la forme et la palpitation de cette jeune poitrine. Se trompait-il ? Que c’eût été délicieux de le savoir, en toute certitude !

Deux jours encore, il continua son esquisse. Ils se familiarisaient l’un avec l’autre. D’abord on s’efforçait de retrouver l’attitude exacte, et Aniella ne s’y entendait guère. Marc se plantait en face d’elle, lui saisissait les poignets et lui montrait l’inclinaison de la tête et l’effacement du profil. Souvent elle éclatait de rire aux contorsions du jeune homme. Il riait aussi, nerveusement, sans se déterminer à quitter ces bras dont la peau douce et tiède l’exaspérait.

Que de fois il se levait pour arranger tel pli disgracieux ! Alors il affectait de tâtonner. L’étoffe tombait-elle mieux de la sorte ou de celle-ci ? Il essayait les deux façons et ses doigts s’agaçaient à frôler le corsage, frêle obstacle qui le séparait de la chair convoitée…

Et le seizième jour arriva…