L’Œuvre de mort/07

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Le Supplément (p. 68-76).

VII


C’était le dernier. En se couchant, Marc Hélienne s’autorisa ces réflexions :

— Il y a trois cas : 1o  les choses ont eu lieu normalement, alors tout est terminé ; 2o  par un motif quelconque, le vieux a cessé de se médicamenter, alors nous sommes sauvés, lui de la mort, moi du crime ; enfin 3o  les paquets ont été pris de façon intermittente, alors l’affaire est en suspens.

Se reconnaissant incapable de résoudre ce triple problème, il finit par céder à la fatigue. Mais en état de veille somnolente, il prévit les actes auxquels l’obligeaient la prudence et le souci de son intérêt. Somme toute, si minime qu’elle fût, une chance lui restait, en partant aussitôt, de délivrer son père, au cas douteux où le paquet redoutable serait encore intact. Chance d’ailleurs qu’il écarta sans examen, car elle comportait trop d’incertitude. Ne fallait-il pas cependant supprimer même l’idée qu’elle fût possible à courir ?

Mais il se sentait l’esclave d’un mobile autrement puissant que ces vaines considérations. En réalité, il le savait, son indécision n’existait plus depuis longtemps. Accompli ou non, son forfait appartenait à un passé irrévocablement clos, que pour rien au monde il n’eût rouvert. Seul importait l’avenir, et le présent ne devait être que la préparation rigoureuse de cet avenir joyeux et libre. Les moyens employés, il les jugerait plus tard. Et aussi jugerait-il la raison de ces moyens et toutes les causes obscures qui lui ordonnaient de persister auprès d’Aniella selon la règle établie jusqu’ici.

Son plan de vie actuelle se développa donc sans modifications. Nulle pensée étrangère ne l’atteignit plus dans l’enceinte d’émotions exagérées où il se retrancha. Le chiffre même du jour nouveau ne sonnait plus en sa tête ni ne s’inscrivait au mur. Sans pitié, il sacrifia l’enfant.

Il ne se donnait même pas la peine de regarder dans ce cerveau. Qu’éprouvait-elle ? Quelle impression lui procurait cette aventure ? Y apportait-elle une ingénuité parfaite ou l’espoir mieux renseigné de plaisirs plus sérieux ? Elle ne fut entre ses mains qu’un objet de joie, un instrument apte à stimuler le désir, et comme la suite de ces expériences affinait sa virtuosité, il en jouait à merveille.

Il tira d’elle tout ce qu’elle pouvait contenir de séductions énervantes et dépravantes. Par poses et par gestes commandés, elle l’enchanta. Jamais néanmoins il ne se risquait à de trop grandes audaces. Il s’administrait attentivement le remède voluptueux, augmentant ou diminuant la dose, selon son propre degré de résistance, la doublant ou s’en privant au besoin tout un jour.

Sa plus terrible bataille contre lui-même consistait à déshabiller la jeune fille. Il ne le faisait qu’en ses moments d’énergie certaine et avec une lenteur prudente et des précautions stratégiques. Par suite de ses procédés antérieurs, toute partie découverte avait son histoire. Hélienne retrouvait les chemins de baisers, s’attardait aux haltes ordinaires, y goûtant les mêmes fruits, y cueillant les mêmes fleurs. Et, instantanément, germaient des touffes d’adorables souvenirs.

Ainsi, de chaque endroit, se dégageait une influence spéciale. Chaque coin de chair gardait un ensemble d’attraits ayant leur autorité indépendante. Et la gerbe de ces désirs isolés, ramassés en route, provoquait un désir formidable.

Il choisit pour l’étreindre un matin d’extrême lassitude physique. Encore dut-il s’y prendre à diverses reprises, de plus en plus brèves, et, enfin, le repousser rudement, à bout de volonté.

Mais la preuve était suffisante de son empire sur lui-même. Il se décréta invincible. Désormais, quoi qu’il arrivât, de quelque grâce inconnue que se parât l’enfant, il ne la posséderait qu’à son heure et à sa fantaisie. Il était son maître.

Alors il attira contre lui le corps docile. Il le pressa tout entier comme un butin dont on est jaloux. L’obstacle moelleux de la poitrine s’insurgeait et la soie de la peau glissait entre ses doigts. Il cria d’allégresse.

Il cria vers la mer et vers le ciel, seuls témoins de sa victoire, vers tout cet infini dont le grand regard bleu contemplait ses petits calculs et ses petits orgueils d’avorton. Il eût voulu que des foules le vissent, des foules initiées au secret de sa conduite et que cependant son entêtement surnaturel stupéfierait. Il tenait le corps en l’air, ainsi qu’un trophée. Parce qu’il admirait ce pur chef-d’œuvre, il souhaitait qu’on en proclamât la splendeur, pour accroître ainsi la gloire de sa continence.

Ainsi parvint-il habilement à une sorte de folie érotique. Maître de lui toujours, il n’avait plus besoin d’invoquer l’aide des motifs salutaires. Au paroxysme du désir, il savait la minute exacte où il fallait se dompter. Le mérite était mince. Il y avait presque impossibilité matérielle d’aller plus avant.

Sa fièvre ne tombait qu’auprès d’Aniella, quand l’enchaînait un calme factice et que d’ailleurs la présence de l’enfant le détournait de tout souvenir nuisible. Mais il s’y abandonnait, à cette fièvre ; aux heures de solitude où vous guette l’ennemi. Proie peu commode alors pour les attaques. Ni âme, ni cerveau, ni mémoire, il ne laissait aucune prise. C’était une brute insaisissable lâchée à travers les nuits chaudes.

Et Marc la soignait, la bête engendrée par sa volonté. Il la cinglait à coups de visions lascives. Il lui jetait, comme des pierres cruelles, ses rêves malsains. Il l’affriolait avec le mirage toujours plus lointain de la curée et de l’assouvissement.

Exalté, il s’élut prêtre en la religion de luxure. Sa vie n’avait-elle pas la rigueur farouche d’un culte ? Bûcher ardent, son corps brûlait d’une flamme inextinguible. Sans relâche, il offrait à la déesse le supplice de ses veilles, la morsure de ses reins, son sang fouetté, ses membres tordus, ses cauchemars maladifs. Plus que prêtre, il se croyait martyr. Le besoin d’enlacements rongeait ses bras. Il brisait ses mains l’une contre l’autre. Il mâchait des exclamations de terreur et de foi. Ô luxure, déesse des concupiscences, reine des sexes, allumeuse des ruts, luxure, grand souffle d’amour qui secoue l’humanité, revanche indispensable de la chair sur l’esprit qui s’humilie !…

— Je suis fou, je suis fou, se disait-il.

Et il ajoutait :

— Mais la bonne folie, la bienfaisante folie.

Il la surveillait de près. Il augmentait à plaisir la confusion de sa tête. En simulant les symptômes de la démence on s’imagine aisément en être atteint. Ses gestes furent saccadés, ses yeux hagards, ses paroles incohérentes, son accent rauque. Il se roulait à terre en des crises d’hystérie. À l’aurore, des gens le virent sur la terrasse agitant les bras comme un forcené.

Mais, tout au fond de lui, ricanait une voix secrète. Spectateur vigilant, l’être vrai se délectait de la comédie et applaudissait aux bons endroits. Et quand il s’avisa que la frénésie de l’acteur devenait pernicieuse, de lui-même, il baissa le rideau.

Marc eut de la peine à se reprendre. La fougue de son corps n’étant pas jouée, il souffrait en ses sens trop tendus… Deux jours de suite il ferma sa porte à la jeune fille.

Le troisième, un appétit de recueillement le poussa dehors. Il suivit la route d’Anacapri. Elle monte en serpentant au flanc des falaises abruptes. On domine le golfe. On voit Sorrente, Naples et les îles d’Ischia.

Ces paysages lui firent du bien. Il y avait si longtemps qu’il rapetissait sa vie entre les quatre murs d’une chambre et sa pensée entre les parois comprimantes d’une idée fixe ! La nature rompit le sortilège. Son âme s’évada de sa prison. Il vécut. Son premier acte d’indépendance fut de déchiffrer l’énigme de sa conduite. Le quarante-troisième jour étant écoulé depuis un mois, d’autre part, les dernières chances si problématiques de sauver son père, ne lui souriant nullement, pourquoi s’obstinait-il en son respect d’Aniella ? Pourquoi cette accumulation de raffinements et ces accès de folie ?

Après quelques tâtonnements, il mit en lumière la cause principale. Il la définit : le souci d’étouffer la plante du remords à la racine même, au moment où elle jaillit le plus volontiers, toute chaude du sang répandu.

Sa clairvoyance l’emplit d’une joie naïve. Il ne voulait pas scruter davantage sa découverte. Il l’étudierait plus tard, à loisir. Et il la serra dans une des cases de son cerveau, comme ces idées amusantes qu’on a l’enfantillage de réserver pour de meilleures occasions.

Cependant, une remarque résulta de cette découverte :

— Si le vieux est mort, il faut que je m’en aille, et il le faut pour ne pas être informé de cet événement.

Certes, il était peu probable que l’on connût sa présence à Capri. Le hasard aurait été prodigieux qu’une personne de ses relations l’eût rencontré en cette île et se fût ensuite trouvée en rapport avec l’entourage de son père. Néanmoins, il en aggravait le risque en prolongeant son séjour. Et, comme un ouragan de malheur, soudain pouvait survenir la nouvelle de la catastrophe. Or, savoir, c’était s’exposer plus sûrement au remords. Sa plus grande force d’indifférence résidait dans l’incertitude.

— Encore quelques jours, conclut-il, et je pars.

Là se terminait la lutte surhumaine soutenue depuis deux mois. Une ivresse le pénétra. Il comprit qu’il avait enfin la permission de posséder la vierge. Durant une semaine, il en jouirait à son gré.

Tout à coup, il atteignit le sommet de l’île, au mont Solaro. L’horizon d’un côté, la terre de l’autre, ceignaient la vaste mer. Marc les embrassa toutes les deux entre ses bras ardents.

Et c’était Aniella, lui semblait-il, qu’il atteignait ainsi en pressant l’immensité contre sa poitrine libre, Aniella, synthèse momentanée de tous les mondes visibles et de toutes les émotions idéales.

Il redescendit à la nuit tombante.

Le matin il appela :

— Aniella.

Elle vint. Il mit les mains sur ses épaules et regardant son visage, puis son buste, puis ses hanches, il se dit :

— Tout cela va m’appartenir.

La douce et chère petite créature serait à lui, récompense des victoires si durement achetées. Il murmura, sans s’inquiéter qu’elle ne pût saisir le sens de ses paroles :

— Je vais faire de toi ma chose, ce que l’homme fait de la femme dont il s’empare, sa propriété, son esclave.

Il la porta sur le lit. Elle le contemplait, effarée. Sûrement, elle devinait la gravité de l’heure. Il ouvrit le fichu de soie. Quelle différence entre l’impression qui l’envahit, saine et fraîche, et la convoitise d’autrefois, âcre et stérile. Tout geste maintenant n’était qu’un prélude à la volupté naturelle, et non le perfectionnement égoïste d’une œuvre de corruption. Il dénoua la ceinture. Le corps apparut.

Soudain, Marc sauta du lit. Cette fois encore quelque chose l’arrêtait. Et il se disait simplement :

— Je ne veux pas, je ne veux pas, cela ne se peut pas.

Très vite ses désirs s’en allaient, esclaves obéissants. L’ordre s’établit dans le chaos de son esprit. Une lumière sereine le baigna. Et il sut qu’il ne s’autoriserait jamais à prendre la vierge.

Les causes en étaient si nettes qu’elles se transformèrent en phrases. Aniella n’y entendait rien. Marc, penché sur elle, calme auprès de sa nudité, s’expliquait doucement :

— Petite créature, je ne veux pas déformer mon souvenir de toi. Ton image doit demeurer insaisissable, comme un rêve toujours flatté, jamais étreint. Tu fus pour moi l’éternelle illusion qui me servit à cacher la réalité. Reste cela. Gracieuse petite chose de désir, ne sois pas chose d’assouvissement. Tu t’enlaidirais en ma mémoire. Jouir, c’est le commencement de la lassitude. Je veux toute ma vie être insatiable de toi. Il lui imposa les mains sur le front et dit :

— Et puis, petite chose, cela serait mal de te voler. La chasteté est un précieux bien que tu ignores. Je n’ai pas le droit d’en briser le voile, moi qui ne suis qu’un passant. Et ne crois pas que je te refuse pour m’enorgueillir de ma force. Non. C’est le premier tressaillement de ma bonté qui s’éveille. C’est par une infinie pitié de ta faiblesse et de ta candeur, que je ne veux pas te profaner, chère petite chose vierge.