L’Œuvre de mort/09

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Le Supplément (p. 83-99).

IX


Marc Hélienne s’arrêtait à Sorrente. Il y descendit avec appréhension, car il savait qu’une grande tristesse l’y attendait, comme nous guette un malfaiteur, au coin d’une rue. Et, en effet, dès qu’il eut posé le pied sur le sol, elle l’assaillit et ne le lâcha plus.

La pluie tombait. Les hôtels étaient pleins. Par les rues boueuses il dût demander l’aumône d’une chambre. Ayant trouvé une mansarde il s’en échappa pour user sa mélancolie au bruit d’une table d’hôte. Malheureusement personne n’y dit un mot. Il se coucha désespéré.

Sa prudence l’exhorta, le lendemain, à s’éloigner davantage de Capri. Il résolut de traverser les montagnes qui séparent la côte du golfe de Salerne.

L’étape est fastidieuse. Sa peine l’accompagnait. Il chercha du moins à la connaître afin de l’atténuer.

Elle se réduisait à deux causes : l’une était la torture vague et constante des voyages solitaires pour qui est la proie de quelque mal. On se sent un étranger. Nulle sympathie ne vous réchauffe. Le mal a beau jeu, qui vous ronge. L’autre plus active, provenait de son amour meurtri.

Ces découvertes le ravirent. « Je souffre parce que j’aime, se disait-il, si je ne souffrais pas de cela, n’aurais-je pas à craindre ce que j’évite si soigneusement ? »

Il pénétra jusqu’au plus intime de sa conduite. Certes il avait respecté Aniella pour des raisons sublimes et rien n’amoindrissait le désintéressement de son acte. Mais il se trouvait précisément que ce procédé avait transformé son amour en une obsession de toutes les minutes. Là résidait le salut. Il eût pris la jeune fille que l’assouvissement de son désir aurait diminué, sinon aboli, sa passion, le laissant, lui, sans armes contre la redoutable pensée.

— Aimons-la bien, s’écria-t-il, raffinons notre supplice, infligeons-nous le doute, la jalousie.

Il s’assit sur une pierre du chemin, afin d’y pleurer à l’aise.

Puis il se mit en marche et admira les voies détournées que choisissait son instinct de bonheur, voies si secrètes qu’il pouvait légitimement proclamer la beauté de sa conduite, quoiqu’en devinant l’égoïsme initial.

Tout haut, il prononça :

— La source qui sort soudain d’une montagne bondit au hasard, a des allures d’indépendance sauvage, apparaît libre. Eh non ! Avant même qu’elle n’ait jailli, du point de départ au point d’arrivée, une ligne idéale existe qui lui servira de lit, bon gré, mal gré. Ses hésitations devant les cailloux, ses coquetteries autour d’une motte de terre, ses caprices, balivernes. Si nul obstacle nouveau n’émerge, elle arrivera fatalement à tel endroit indiqué. Ainsi le lit de mes actions est creusé, et, parmi les circonstances et les êtres, j’aboutirai où l’exige la ligne rigoureuse de ma destinée.

De temps en temps, il criait aux échos :

— Aniella !

Deux fois encore il put pleurer.

Mais l’intensité de son émotion se déclara le soir, au village d’Amalfi. Il occupait une cellule dans un ancien couvent de capucins transformé en hôtel.

Il ouvrit la fenêtre. L’ombre de l’espace cachait la mer murmurante. Des étoiles et des lucioles scintillaient. Il se demanda :

— Si elle était là, comprendrait-elle l’ivresse de cette nuit ? Oui elle en serait imprégnée, parce que j’ai fait germer en elle l’âme sensible. Et puis, qu’importe ! je jouirais pour deux, car sa présence doublerait les vibrations de mon âme. Et je consentirais peut-être à m’offrir le cadeau de sa chair.

À la nuit, Marc jeta ce serment :

— Me voici, Aniella. Je suis las de ma sottise. Attends-moi.

Il dépêcha la fin de son voyage. Salerne, Pompéi, Paestum, furent visitées en quelques heures. L’espérance le soutenait. « Comme elle va être heureuse de me voir, la chère petite, et sans peur de la séparation. » Les soirées d’hôtel ne l’ennuyaient plus.

Il traversa Naples au galop d’une voiture. Au port le bateau de Capri embarquait les passagers. Mais il y avait à côté le bateau de Messine et Marc s’y rendit très naturellement.

Il n’en revenait pas lui-même. « Mon intention au fond n’a jamais varié. Pourquoi toutes ces comédies ? Comment puis-je réussir à éprouver réellement une aussi grande joie, alors que je la sais fausse ? »

En Sicile il maintint sa tristesse, sans toutefois lui accorder beaucoup de crédit, car il restait méfiant de sa propre sincérité. Son trouble devant la magnificence de deux ou trois spectacles le remit en équilibre.

À Taormine il assista au lever du soleil. On se place parmi les ruines d’un théâtre grec et on admire la neige rouge de l’Etna, l’immense nappe bleue de la mer et le dessin grandiose des côtes italiennes. Marc prit une pose romantique. La nature le terrassa.

Syracuse, plus clémente, lui offrit la paix d’un coucher de soleil. La barque vous berce sur le golfe, l’eau est rose, et la vieille ville vous apparaît comme une cité de rêve dans la poudre lumineuse du lointain.

Mais Ségeste fut une révélation. Il n’y comptait guère. Des incidents futiles, comme de franchir le Scamandre à dos d’homme et de partager avec son guide un morceau de bœuf durci, avaient déterminé en lui une gaîté juvénile, une explosion de gaminerie dont il s’applaudissait. Et le temple soudain se dressa, dernier vestige de l’antique Égeste fondée par les Troyens.

Marc s’arrêta, confondu. Il se trouvait au milieu d’un désert, dans un cirque de montagnes. La sécheresse du paysage où ne riait pas une touffe d’herbe, semblait imposée par l’âpreté effrayante du vieux temple dorique. Il s’inclina, ainsi que pour une prière. En sa majesté primitive, l’art se dévoilait à lui : il consiste en lignes droites se détachant sur un fond du ciel bleu. L’harmonie de ces lignes crée toutes les émotions, les plus simples et les plus complexes. Le frisson que lui refusaient les toiles du Louvre, la sévérité de ce temple le lui communiquait. Il formula :

— Il y a plus d’âme dans l’heureuse rencontre de deux lignes droites que dans la plus belle tête des maîtres.

Il fouilla la Sicile en quête de décombres grecs. L’incomparable Girgenti le pénétra de vénération. Sélinonte l’écrasa sous l’amas gigantesque de ses ruines.

« Ici l’art est partout, écrivait-il à son père. Qu’il soit phénicien, hellène, romain, arabe ou normand, il règne en despote. Ce voyage décide de mon avenir. J’ai reçu le baptême. Initié maintenant, je me consacrerai dès mon retour à l’art. Je veux produire des œuvres, mais des œuvres nobles et inutiles, c’est-à-dire artistiques. »

— Si le vieux lit cette lettre, se dit-il, il n’y comprendra rien.

D’ailleurs, l’ayant relue, il n’y comprit rien non plus.

L’Afrique lui réservait des surprises différentes. Il y fit d’abord une extrême chaleur. Les êtres, comme les choses ne bougeaient pas, paquets de vêtements sous lesquels on devinait le rêve épais d’une brute. Marc pensa :

— Voilà le rêve. Que sommes-nous ? De la matière. Eh bien, soignons-la, restreignons nos désirs et rêvons au soleil en nous accoutumant à la nécessité de mourir.

Une lettre à son père, datée de Tunis, prônait cet idéal. La suivante y dérogeait.

« L’Algérie est une terre vierge. Je la parcours et je constate qu’il y a vraiment de quoi faire. Cette ambition est haute, défricher ce sol généreux, peupler ces solitudes. Un cheval et une bonne compagne (il songeait à Aniella) et ce serait le bonheur. J’y réfléchirai beaucoup. »

Cette troisième missive partie, il s’aperçut qu’elle différait totalement de la seconde et que toutes deux contredisaient la première. Il s’en affecta.

— Je manque d’unité. Cela provient de ce que ma vie n’est pas établie. J’ai de très jolies aptitudes, mais comment connaître les plus fortes, tant que je ne serai pas à même de les mettre à l’épreuve ? Il est temps de m’édifier une base solide.

Hélas ! il savait bien que la base unique et principale était la certitude. Tant qu’il ne l’aurait pas acquise, tout projet restait vain. Selon le dénouement, il continuerait à se débattre sans espoir, ou pourrait obéir à sa vocation.

Ô cette certitude existait, le dénouement avait eu lieu. À l’heure présente, en un sens ou en l’autre, d’une façon définitive, tout était terminé. L’obstacle barrait ou ne barrait plus la route. Que n’allait-il s’en informer ?

Il avait peur. Bien que précaire, sans confortable, ouverte à tous les vents, d’une sécurité médiocre, la tente où il enfermait sa vie, lui assurait un gîte, un sommeil tranquille. De droite ou de gauche, à portée de sa main, d’agréables sensations fleurissaient. Entre les pans écartés de la toile, se déroulait la féerie de paysages nouveaux. Et l’appétit de son cerveau se contentait de pensées passagères, calculs d’amour, théories d’art, plans de colonisation.

Que lui réservait sa demeure future ? À côté de parties luxueuses ne recèlerait-elle pas des coins d’ombre infernale ? Y dormirait-il sans cauchemars ? Et quelle serait la nature de ses pensées ?

En somme sa peur se formulait en trois mots : parricide ou non. « Suis-je hors la loi ou tout bonnement pareil à ce brave homme qui dîne en face de moi ? »

À ce moment il eût pu prévenir la réalisation de son crime qu’il fût parti en toute hâte. Mais, ne le pouvant, comme il estimait moelleuse et douce l’indécision où il se cramponnait !

Elle l’irritait cependant parfois. Il s’énervait de cet état d’esprit flottant ainsi qu’un bouchon de paille jeté à l’eau. Indispensable jusqu’ici et soutenu par des distractions habiles, le doute devenait une stupidité, le programme ne l’admettait plus.

Ce programme, arme de salut, Hélienne le brandissait pour en imposer à sa peur. Il y était stipulé que le retour s’effectuerait aussitôt après le voyage d’Algérie. Prescription logique, car en supposant le crime consommé, n’en point profiter le rendait inutile.

L’épuisement de sa bourse le tira de ses hésitations. Il s’embarqua pour Marseille.

En vue de cette ville, cherchant un mot de défi, il s’écria :

— Le sort en est jeté.

Il sauta dans le train de Paris. Mais à Lyon il en descendit brusquement et s’enfuit loin de la gare.

— Ma lâcheté est inconcevable, tuer ne m’a pas effrayé, en acquérir la conviction m’épouvante. Je n’ai pas eu du remords pour avoir commis l’acte, je crains d’en avoir s’il a réussi. Allons, il faut que j’emploie quelque stratagème vis-à-vis de moi.

Le lendemain il arrivait au Havre. Il s’était dit :

— Qui m’empêche de gagner le Havre ? Là je réfléchirai. Peut-être obtiendrai-je quelque indice qui m’épargnera toute autre demande.

Il n’obtint rien et déambula par les rues comme un misérable.

Un soir, au café-concert, il lia conversation avec une fille dont la physionomie lui agréait. Elle débita des choses ineptes. Mais leurs chairs sympathisaient et il regrettait amèrement que ses poches fussent vides.

En la quittant il se dit d’un ton négligé, comme s’il avait oublié son porte-monnaie.

— Je cours là-bas, je prends de l’argent, et je reviens me payer ce caprice.

Vers trois heures du matin, il passait à Montivilliers. Harassé de fatigue, il eut cependant la prudence de ne pas demander asile en une auberge. Sa présence y eût été louche en cas de soupçons.

Ce raisonnement déchira les mailles dans lesquelles il parvenait à empêtrer son cerveau depuis le Havre. Il fallut bien qu’il pensât. Le reste de la route fut un calvaire.

Il l’accomplissait par saccades. Pendant trois cents pas, il avançait très vite en répétant : Aniella, Aniella. Malheureusement la jeune fille se dérobait à sa prière. Et il se laissait tomber sur le revers d’un talus.

Un coup d’énergie le remettait en mouvement : « Quel triste sire ! on croirait que je vais à l’échafaud, jambes et mains liées. »

Cette plaisanterie le fit tressaillir, et ainsi il constata qu’il tremblait de peur à l’idée des gendarmes et de tout l’appareil judiciaire. Il se méprisa, ce qui lui valut deux kilomètres de marche forcée.

Mais au petit jour, comme il entrait dans la vallée, Marc à la vue de quelques paysans se jeta dans un petit bois. Il y demeura quatre heures.

Une préoccupation dominait le désarroi de son intelligence. Désirait-il avoir réussi, ou ne le désirait-il pas ?

Il allait de l’une à l’autre de ces deux hypothèses, avec l’entêtement d’un ours qui flaire alternativement les grilles de sa cage. Et toute la matinée, il retourna indéfiniment les deux mêmes phrases.

— Admettons que le vieux soit mort. Alors, je suis un parricide, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de vil ici-bas, un être innommable, un monstre. (Il entassait les épithètes les plus outrageantes.) En outre je risque : 1o  d’être guillotiné, ou 2o  d’être déshérité, ou 3o  d’être dévoré par les remords. Je ne vois pas là une seule chance de bonheur.

Il reprenait :

— Admettons que je sois innocent : alors je reste pauvre, la situation est la même qu’autrefois… tout un avenir de médiocrité, de rancœur, de privations… mes luttes depuis six mois, ma duplicité, mes inquiétudes, tout cela beaucoup de mal pour rien…

Des lueurs de raison lui montraient la vanité de ses dissertations. Peu importait sa préférence pour une issue ou pour l’autre, aujourd’hui que rien ne pouvait modifier celle qui avait eu lieu. À quelques centaines de mètres, son père était debout, alerte et vigoureux, vaquait à ses affaires, bêchait son jardin, échenillait ses arbustes, — ou bien il gisait sous terre, se décomposait se désagrégeait…

Il adopta une autre obsession plus logique : quelle attitude choisirait-il ? En cas de succès, c’était tout simple. Si souvent depuis le crime il avait arrêté, dans l’inconscient de son être, les moindres poses et les moindres phrases, qu’il savait le rôle de façon imperturbable. Mais que le vieux se dressât devant lui, vivace, insouciant, comment supporterait-il une pareille vue ?

Une petite colère l’échauffa. Il sentit que parmi les calculs de vie où notre imagination se complaît, son père ne tenait plus aucune place. L’avenir s’élaborait sans lui, il était supprimé comme un mort. Son apparition serait celle d’un fantôme.

— Je l’étranglerais pour sûr, se dit Marc nerveusement, et en plein jour, en plein village.

Cette surexcitation le renseignait. Décidément il comptait bien trouver la maison vide. Il en eut même soudain la conviction si nette qu’il s’y dirigea sans plus de retard.

Il marchait d’un pas saccadé, les jambes raides. Par crainte de discerner trop tôt quelque symptôme révélateur, il baissait la tête. Mais ses yeux inquiets regardaient de côté, et ainsi il avisa l’arbre que jadis il avait assigné comme limite à ses pérégrinations. Hypocritement il répondit à sa pensée intime :

— C’est vrai, seulement je n’aurais pas connu Aniella.

Il répétait toujours son nom, espérant par là reconstituer son image et s’y accrocher. « Aniella, Aniella, petite âme, petite âme… » La petite âme restait dans les limbes.

À un tournant de route, il se rappela.

— D’ici, on voit la maison, elle est à cinq cents mètres. Voilà la borne kilométrique.

Dès lors chaque pas lui coûta une peine prodigieuse. Ses jambes étaient molles et au bout de chacune pendait un poids énorme comme un boulet de forçat. Ayant perçu un vague bruit dans les broussailles d’une haie, il fit un écart violent. Il s’imaginait avancer parmi des pièges et des embuscades. La justice avait aposté des gens qui observaient sa physionomie et ses manières, pour en déduire son innocence ou sa culpabilité. Il se surveillait sévèrement.

— Ça va bien, ça va bien, affirmait-il, la contenance est bonne.

Cependant, son cœur lui faisait l’effet d’une feuille effarée.

Deux cents pas le séparaient du jardin. Il eut cette idée : la douzaine de minutes qui commençait lui réservait plus d’angoisses qu’il n’en avait subies depuis Alger. Sans le voisinage supposé de tous les espions, il se fût enfui. Ne le pouvant, du moins se mit-il à courir devant lui en un accès d’énergie physique. De la sorte, il arriva devant la barrière.

— Cette imprudence peut tout perdre, songea Marc, il est nécessaire qu’on l’attribue à une grande hâte d’embrasser mon père.

Et il prononça très haut :

— Enfin, je vais donc le revoir, ce brave papa.

Il allait sonner. Pourquoi sonner, puisqu’on ne fermait jamais la porte ? — Le peu de temps qu’il fallut à sa main pour parvenir à la serrure, suffit à l’inonder de sueur, car il s’avisait tout à coup que c’était là un premier indice.

La porte ne s’ouvrit pas. Il s’acharna. Elle résistait.

Ses genoux se brisèrent. Il dut s’appuyer, défaillance qu’il dissimula en feignant d’ébranler le battant. D’ailleurs un dédoublement absolu se produisait en lui. Un être extérieur agissait, en présence de témoins. L’autre s’abandonnait à une folie d’épouvante.

Sa voix elle-même n’était pas altérée malgré le serrement de sa gorge. Et il continuait à haute voix :

— C’est drôle, mon père serait-il absent ? Est-ce que la maison ?…

Alors il leva la tête, mais il ne vit pas d’abord, il ne put voir à travers le brouillard qui l’aveuglait. Et quand il vit, l’être intérieur s’écroula, tandis que l’autre jouait l’inquiétude.

— Les volets posés ! Ah ! ça, qu’est-ce que cela signifie ?

La situation exigeait l’emploi de la sonnette. Plus que tout ce bruit terrifia Marc, tellement il fut sinistre. Cela sonnait à la mort. Jadis la clochette ne tintait pas ainsi.

Et le vieux ne sortait pas de là-bas, de la maison aux volets fermés comme des paupières de cadavre.

— Serait-il en voyage ?

Mais sur la route, un pas se précipita. Marc reconnut la voisine, Mélanie. Comme un éclair, passa la vision d’une grande fabrique où on l’avait conduit en son enfance. Les parquets, les murs, remuaient sous l’énorme halètement de la machine. Tout autant les parois de sa poitrine vibrèrent comme des lames flexibles sous les coups formidables de son cœur. Il chancela.

— Ah ! monsieur, ah ! monsieur, criait la vieille servante, oubliant les formules adroites préparées pour la circonstance ! Ah ! monsieur, si vous saviez !

Marc lui saisit les poignets.

— Voyons, qu’y a-t-il, Mélanie, vous me faites peur, parlez.

Elle n’osait plus. Elle s’embarrassa dans des phrases confuses. Il fut sur le point de la brutaliser. Quelle vieille femme stupide ! Il aurait voulu la torturer, lui arracher l’aveu immédiat avec des moyens d’inquisition. Il souffrait trop, lui, d’un supplice autrement barbare.

Enfin, elle dit :

— Eh bien, il est mort, l’père Hélienne.

— Mort !

Il s’effondra sur un tas de pierres. Ce cri, ce mouvement étaient d’une grande justesse, et pour n’en point affaiblir la portée, il subit la pointe d’un caillou qui l’incommodait fort. Puis ses nerfs se détendirent en une crise de sanglots. Cela le reposait un peu de la fatigante comédie.

Mélanie soupira :

— Pauv’ monsieur Marc.

La pitié de la vieille redoubla ses larmes. Il les laissait couler abondamment, car elles rafraîchissaient son âme, et pouvait-il faire mieux que de pleurer ?

Il savourait sans étonnement ce calme inexplicable, dont le bienfait coïncidait avec l’annonce redoutée de la mort. D’ailleurs, il ne trouvait rien de changé en sa vie. Certes, il était fâcheux que M. Hélienne eût trépassé. Mais il ne lui semblait nullement que ce monsieur fût son père, ni qu’il en fût le meurtrier.

Il serait même parti tout naturellement, comme après une visite inutile, s’il n’avait craint l’interprétation des hommes embusqués. Quoique leur présence ne laissât aucun doute, sa quiétude n’en restait pas moins inaltérable.

On préparait assurément son arrestation, mais cette vaine formalité le faisait sourire, tellement il se fiait en l’excellence de ses précautions.

— Ils manquent de preuves, l’important est de ne pas leur en fournir par mon attitude.

Il se leva et tomba dans les bras de Mélanie. Elle le soutint. Ils se dirigèrent vers la porte, dont la servante avait la clef et ils en franchirent le seuil. Au milieu du jardin, Marc avisa un banc propice à une station. Mélanie commença :

— L’cher homme, on n’aurait pas cru…

Il devina qu’elle allait parler. Oh ! cela, non, il ne le tolérait pas. À aucun prix, il ne voulait pas de détails, de ces petits faits qui se coordonnent, qui précisent, qui rendent la chose visible et permettent la construction du souvenir. Il supplia :

— Taisez-vous, Mélanie, vous me le raconterez, pour le moment, je n’ai pas la force.

Et devant la maison, le même instinct l’avertit d’un péril analogue. Devait-il affronter la vue des murs entre lesquels cela s’était passé ? Sa mémoire ne lui rappelait qu’imparfaitement la chambre du vieux. Or, une image s’évoque plus aisément si on lui restitue son cadre exact.

— C’est impossible, bégaya-t-il, j’ai trop de chagrin, plus tard, je reviendrai.

Et comme un homme que l’excès de douleur égare, il s’éloigna rapidement. Mélanie gémit :

— Monsieur Marc, vous allez à la tombe ?

Cette demande le frappa inopinément. Il balbutia :

— Oh ! oui, oui, seulement, où est-elle ?

— Au cimetière du village.

Il arracha des fleurs le long des plates-bandes.

— Le pauvre vieux, cela lui fera plaisir, des fleurs de son jardin.

Il s’échappa de l’enclos et, de loin, Mélanie, qui fermait la porte, voyait ses épaules qui s’agitaient convulsivement.

— Pourquoi les agents ne m’arrêtent-ils pas, se disait Marc. Si j’arrive à mon arbre, je suis sauvé.

Il y arriva. « Au fond, ai-je jamais cru à ces espions ! »

Un chemin à droite le conduisit au cimetière. Une croix en bois, debout dans de la terre fraîchement remuée, attira son attention. Mais la peur d’apprendre la date l’empêcha d’avancer et aussi d’autres choses obscures. Il lança son bouquet sur la tombe.

Au sortir du cimetière, il songeait :

— En réalité, il n’est pas sûr qu’il soit mort par moi. Rien ne me le prouve.