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L’Œuvre de mort/12

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Le Supplément (p. 122-136).

III


Un état d’âme se manifeste généralement par une série d’états plus particuliers, inégaux en intensité et de durée, et dont la moyenne s’appelle joie, douleur, colère, indifférence, etc. L’état d’âme de Marc, pendant les heures qui suivirent la catastrophe, peut s’exprimer par un énorme éclat de rire.

Quoique intérieur, et non perceptible même à ses oreilles, ce rire n’en fut pas moins large, abondant, sincère, comme un rire de rapins après une charge d’atelier. Il le fut d’autant plus que la terreur antécédente avait été longue et lugubre. Ainsi, de quelque drame bizarre où les spectateurs subiraient les angoisses les plus déchirantes, s’épouvanteraient de scènes atroces, pour s’apercevoir au dénouement qu’ils furent dupes d’une mystification merveilleusement machinée. La tragédie n’était qu’une grosse farce.

D’abord la violence du coup étourdit Marc. Le prolongement de l’élan qui le maintenait en plein désespoir, depuis quelques mois, l’entraîna vers un abîme d’effroi.

— Je suis perdu, se dit-il.

Pourtant il ne le sentait pas. Alors il réfléchit, et bien des choses s’expliquèrent.

— À chaque circonstance grave de ma vie, je me dédouble, mon âme se transfère dans cet être nouveau et s’y comporte, selon les événements, au mieux de mes intérêts. Les pensées qu’il sécrète et les actes qu’il accomplit suscitent chez cet être des gestes et des paroles. Et moi je me borne à l’imiter comme un singe. Il me conduit où cela lui plaît. Je copie son attitude. Je me modèle sur sa physionomie. Si elle est gaie, je suis gai, triste si elle est triste. Puis, à intervalles quelconques, je m’arrête, je reprends mon âme, je regarde le paysage qui m’environne, le chemin où j’ai marché. Enfin je m’empare de mon guide, je lui ouvre le crâne et j’examine les raisons pour lesquelles je suis arrivé par tel chemin, à tel endroit.

Et Marc vit ceci : le crime remontait à deux ans et pendant la dernière de ces deux années, il n’avait pas réellement pensé au crime. L’autre être l’avait trompé. Le simulacre de la souffrance avait produit de la souffrance, mais extérieurement, à fleur de peau. Tout cela était factice et volontaire. L’impayable comédie !

Il s’amusa patiemment à reconstituer l’histoire vraie de son aventure. Au début, elle se déroulait comme une grande route, droite et claire. Puis dès l’instant où s’y profilait la silhouette de Frédéric, elle obliquait et se jetait sous bois. Les sentiers s’entre-croisaient. On pataugeait dans la boue. La pluie tombait. Le soleil restait voilé. Mais le but était atteint.

Par quels stratagèmes ? Hélienne en nota quelques-uns. Jamais il n’avait douté que Frédéric fût l’amant d’Élisabeth ; il ne s’était décidé à le savoir qu’au retour de Fontainebleau, en un moment où il jugeait sa vie dépourvue de distractions suffisantes. Puis l’emportement de ses désirs, sa jalousie, sa lâcheté, quelles fourberies ! Toujours maître de ses sens, comment serait-il devenu leur esclave, si ce n’est par dessein ? Que lui importait de posséder cette femme, et surtout de la posséder à lui seul ? Où est la lâcheté de partager une fille que l’on n’aime pas avec un homme que l’on méprise !

Enfin, il n’ignorait point qu’Élisabeth donnât de l’argent à Frédéric. Il ne s’en souciait guère. Un jour, las de son existence actuelle, et curieux d’une autre plus profitable, il découvrait cette infamie et s’en indignait vertueusement.

Comme de coutume, Marc s’évada de ses filets d’hypocrisie avec un certain effarement d’avoir été joué de si absolue manière, et une certaine admiration pour l’ingéniosité de ses ruses. Il se tâtait :

— Est-ce que je souffre ? Mon Dieu, non. À mon insu, j’avais peint sur ma chair une plaie affreuse. Je me désolais d’être ainsi déchiqueté. Mais l’artifice est soupçonné, la plaie se nettoie. Dois-je persister en ma désolation ?

Vers le soir il écrivit :

« Voici deux ans. Nulle attaque de l’ennemi. Je puis user de franchise envers moi-même. Suis-je à l’abri de toute inquiétude ? Je l’espère. Néanmoins, je ne désarmerai qu’après une épreuve concluante, téméraire même, où la loyauté sera indispensable. »

Le surlendemain, il descendait au Havre. Une voiture le conduisit à Saint-Martin-du-Bec.

Le printemps balbutiait. Les arbres se couronnaient de fleurs roses ou blanches. Marc se sentit pur. La douceur des choses est un auxiliaire contre le mensonge. En toute sincérité, il se laissa libre de connaître les impressions qu’il éprouverait. Et anxieux, penché sur lui, il s’interrogeait minutieusement.

En approchant, son cœur battit. Il eut un peu peur. Les paysages familiers, champs, source ou collines, le mettaient mal à l’aise, comme des figures sévères. Mais une remarque l’allégea : tous ces témoins ne lui parlaient que de son voyage dans la vallée. Ce petit bois disait la halte interminable où il avait roulé stupidement d’une hypothèse à l’autre. À ce tournant de route, il baissait la tête, car le toit pointait déjà. Quant au crime, nul souvenir n’en tressaillait.

Hardiment, Hélienne se dressa. Il vit la maison.

— C’est là qu’il habite, le mauvais souvenir et non ailleurs ; là seulement il faudra se mesurer avec lui. Ai-je raison de l’affronter ?

Il était trop tard. Mélanie, prévenue le matin, l’attendait. Il lui déclara :

— Ma bonne Mélanie, je suis ici pour une huitaine, je veux que personne ne me dérange, et je vous prierai de ne pas entretenir mon chagrin en causant de mon père.

Elle poussa la barrière du jardin. À quelques pas, Marc avisa la plate-bande où son père bêchait, lorsque l’apercevant du haut de la fenêtre, il conçut l’idée première du crime. Vivement il s’éloigna. Au bout de l’allée, la vieille maison s’élevait. Malgré tout, il la jugea charmante, fleurie de roses aventureuses et blanche de soleil. Le joli asile de repos et de convalescence !

Mélanie ouvrit la porte et, sur l’ordre d’Hélienne, se retira. Lui, après une seconde d’hésitation, franchit le seuil. Une fraîcheur soudaine lui glaça les épaules comme un froid de sépulcre.

Cette multiplicité d’impressions désagréables recueillies une à une et trop lentement, finirent par l’agacer. En quelques enjambées, il escalada les marches, tenant la rampe d’une main, et de l’autre se bouchant les yeux pour ne pas voir la chambre de son père.

Il arriva dans la sienne et tout de suite, sur la table, apparut le livre entre les pages duquel il avait glissé le paquet de poison. Il frissonna.

— C’est de la folie, je me suis abusé sur mes forces.

Cette faiblesse ne dura pas. Il ne risquait, à poursuivre l’expérience jusqu’au bout, que des abattements passagers, dont quelques soins auraient facilement raison. Mais peut-être aussi s’affranchirait-il de toute crainte.

Il redescendit. Dans la salle Mélanie avait préparé le repas. Il mangea de bon appétit, tout en bavardant, avec la servante, des choses du village.

Puis commença la soirée solitaire. Des meubles et des murailles, quels fantômes surgiraient à la faveur de la nuit, témoins incapables du passé ?

Marc en revécut des minutes, de ce passé. Le vieux fumait sa pipe. Lui, le regardait en dessous et, tendant tous les ressorts de sa volonté pensait : « Il est neuf heures moins vingt, à neuf heures il faut que s’interrompe ton existence. »

L’horloge se dressait encore à la même place, mais le balancier restait immobile. Et alors Hélienne s’aperçut du formidable silence créé par ce balancier qui ne marchait plus. Un souffle de mort le frôla. Le bruit des secondes, c’est le battement du cœur des maisons, et ce cœur avait cessé de battre, et aussi le cœur du vieux.

Comme s’il eût été coupable envers l’horloge, il en remonta les poids et la mit en mouvement. Le tic tac déchira sa gêne. Il se dit :

— Voici un endroit de plus auquel je suis accoutumé et non le moins redoutable. Maintenant c’est le duel suprême…

Il fit jouer ses bras et respira largement, car l’ennemi lui semblait un être presque matériel avec qui le corps à corps serait nécessaire. Ses muscles solides lui donnèrent confiance.

Il gravit l’escalier d’un air indifférent, en personne qui va se coucher. Mais à la porte, il s’arrêta. L’ennemi devait se cacher derrière le frêle rempart de bois. Lui aussi s’apprêtait. Marc tendit l’oreille. Et il s’imagina l’autre courbé, écoutant de même. Son esprit vacilla. Les formes le hantaient, devinées à Paris, au début de son installation, les formes flottantes du monstre que révélaient les plis des rideaux et la corniche des meubles.

Un flot de haine le poussa contre la porte. Il l’ouvrit d’un coup. Il n’y avait personne.

Il n’y avait rien non plus, ni bête, ni spectre, rien que de pâles réminiscences qui sortirent de leurs gîtes et attirèrent son attention dès qu’il se fut remis en équilibre. Elles l’évoquaient. Une fois, il fouillait dans ce chiffonnier. Une autre, il insinuait un paquet de poudre parmi les paquets inoffensifs éparpillés sur ce guéridon, et mêlait le tout comme un jeu de cartes. Une autre, il parlait à son père. C’était leur dernière entrevue. Il hésitait…

Marc les accueillit doucement, ces visiteuses mélancoliques. Il les trouva bien falotes, ou peut-être ne lui infligeaient-elles pas les sensations aiguës qu’il redoutait. Il en eut comme une déception et un soulagement. Il se dit :

— C’est tout ça ? Voilà toute l’armée que m’oppose mon adversaire ? On se prépare à terrasser des géants et l’on rencontre une demi-douzaine de nains pacifiques. Mais lui, l’ennemi, le vrai, où est-il ?

Il tournait autour de la chambre, de plus en plus audacieux, à mesure que se dissipait toute trace de danger. Il avait l’air de fureter dans les coins pour qu’en déguerpît le traître. À peine dénicha-t-il deux ou trois impressions effarées.

Cette campagne infructueuse le rendit presque penaud. Il ne savait que faire de toutes ces forces inemployées, de toutes ces précautions stratégiques, de toutes ces vaillantes troupes qu’il avait réunies et qui voulaient le combat.

Comme une cuirasse inutile, il rejeta sa défiance. Entre ces murs, près de ce lit, sous le regard profond des deux fenêtres où scintillait la pupille des étoiles, il se sentait calme, tranquille comme un hôte bien reçu. L’atmosphère était affectueuse. Il pouvait reposer en pleine paix.

Soudain la vérité éclata. Et dans la grande lueur qui baigna les champs de sa pensée. Marc s’écria :

— Ah ! çà, voyons, de quoi ai-je peur ? Ce fameux ennemi dont je rabâche stupidement quel est son nom ? Selon toute probabilité, je désigne le souvenir de mon crime, le souvenir créateur du remords. Mais ce souvenir existe-t-il ? Peut-il exister ? Est-ce que j’en trouve le moindre indice au milieu de tous ceux qui m’attaquent depuis tantôt ?

Non, il s’en rendit compte. Tous, ils parlaient d’incidents relatifs au crime, pas un du crime lui-même. Là-haut, ici, dans la maison, dans le jardin, il avait conçu et préparé l’attentat : quoi d’étonnant si, devant la plate-bande, devant le livre recéleur, devant l’horloge muette, devant la porte mystérieuse, se ruait sur lui le souvenir des heures atroces où s’élaboraient cette conception et cette préparation ? Au creux de la vallée, alors qu’il marchait vers la terrible certitude comme un martyr que des griffes écorcheraient, des gouttes de son sang avaient mouillé les épines des taillis et la poussière des chemins : comment le souvenir du supplice ne l’aurait-il pas assailli ?

Ainsi, il se rappelait les choses précédant ou suivant le crime, il ne se rappelait aucune l’accompagnant. Il pouvait dire : « J’ai fait ceci avant, j’ai fait cela après. » Mais pendant ? Un souvenir naît de données quelconques. De quelles données en son cas ? Où l’exécution de l’acte avait-elle eu lieu ? En un mot, où son père était-il mort ? Dans la chambre sans doute, peut-être toutefois dans la salle, ou dans le jardin, ou à dix kilomètres de la maison… Qu’en savait-il ?

Et la date ? La date est un point de repère fâcheux. Elle revient chaque année, chaque mois implacablement. Le jour, de même. Si ce fut un mardi, chaque mardi est un jour sinistre. Il ne savait, lui, ni le jour, ni la date. Cela s’étendait sur une durée de quatre ou cinq semaines. Et encore rien ne démontrait que le vieux n’eût pas, pendant ces quatre ou cinq semaines, suspendu ses remèdes.

La connaissance de l’heure constitue également un principe fixe. Au retour quotidien de cette heure, la vie s’interrompt, et ce sont les minutes du passé qui remplacent les minutes du présent. L’horloge qui sonne le nombre de coups fatidiques accuse sans merci. Il ne savait pas l’heure.

Et de toutes les circonstances secondaires, le temps qu’il fait, le bruit de tel petit choc, le chant d’un oiseau, l’hésitation d’une bougie, de tous ces infimes détails qui sont les nerfs du souvenir, aucun ne pouvait vibrer en sa mémoire vide.

— Rien ne sort de rien, s’écria-t-il et vraiment je ne sais rien. En somme, c’est un acte que j’ai combiné, dont j’ai appris le résultat, mais que je n’ai pas exécuté, un acte vague, vaporeux comme une forme de brouillard, sans commencement ni fin, et en conséquence se réduisant en une impression aussi inconsistante.

Il dormit fort tranquillement.

Ce ne fut pas par déférence au programme que Marc séjourna une semaine à la campagne comme il l’avait annoncé. Il s’y plaisait. De paresseuses promenades le conduisaient à travers la vallée, et chacune d’elles renouvelait une promenade antérieure, sans qu’il cherchât cependant à prendre tel sentier plutôt que tel autre. Mais son instinct lui soufflait d’établir des comparaisons qui, fatalement, tournaient à l’avantage de l’heure actuelle.

Et de fait, comme tout était différent en lui et hors de lui ! Les mêmes arbres n’offraient plus le même aspect. Ses rapports avec la nature se nuançaient d’amitié, de confiance, surtout dans les limites de son domaine, où il le contemplait en possesseur.

Son domaine ! mot juste, plus juste que naguère quand il le parcourait, la tête basse et l’esprit écartelé par l’hésitation. Alors c’était le préau où les prisonniers broutent un peu d’air, aujourd’hui la plaine infinie où il s’enivrait de liberté. Son pied le foulait hardiment. Son rêve s’y installait en maître.

— Oui, quelle différence ! Entre le passé et le présent, entre l’être que je suis et l’être que j’étais, il y a quelque chose de formidable. Or, je sais ce qu’il en est de ce quelque chose. Pourtant, malgré moi, quand je suis en état de non réflexion, en l’état passif où l’on subit l’effleurement d’idées rapides, j’ai une obscure sensation de conquête.

Il ne se trompait pas. La contradiction éclatait : d’un côté l’acte ignominieux, de l’autre les bouffées d’orgueil qu’il en tirait parfois. C’est que, s’abstenant de songer à l’essence de cet acte, il n’en considérait que la valeur en tant qu’acte de volonté, d’utilité, d’adresse. Il n’y avait plus ni attentat ni honte. Il y avait un acte, un acte planté au milieu de sa vie comme une statue colossale faite par lui de boue et d’argile, mais dont il oubliait la matière pour admirer la conception audacieuse, l’attitude énergique, les gigantesques proportions, l’apparence surhumaine. Et à l’ombre de cette statue reverdirait l’arbre de son existence.

— C’est le bonheur, murmura-t-il, grisé d’espoir.

Plus qu’à sa propre habileté, il le devrait à son instinct. Le guide clairvoyant dirigeait ses pas avec tant de délicatesse qu’il ignorait l’âpreté des chemins suivis. Jadis, quand il errait aux mêmes endroits, se rendait-il compte du travail sourd qui s’effectuait dans le mystère de son cerveau ? Le parc du château étant ouvert, il s’assit en face du vieil étang.

— Là, ma pensée formulait tout haut des opinions historiques et archéologiques, tandis que furtivement elle étudiait le plan, amassait des matériaux, construisait l’édifice, et de si ingénieuse façon que la perspective m’en semble charmante et naturelle.

Il avait compris, lui, l’instinct, que, toutes chances de châtiment étant supprimées, le seul et immuable danger du crime était le remords, et contre le remords il avait prémuni sa citadelle, comme un architecte bâtit un théâtre en prévision des incendies. Il eût tout sacrifié plutôt que de laisser une issue par où s’introduirait l’adversaire.

Et quels raffinements de précautions, toutes appuyées sur une connaissance exacte, quoique spontanée du remords ! Certes chez les âmes faibles, l’idée du mal qu’on a causé peut provoquer ce sentiment. Mais, en général, le remords est la représentation obsédante d’une image désagréable. C’est ce remords-là dont Hélienne s’épouvantait, le vautour qui ne lâche pas sa proie, la bête de cauchemar, le vampire monstrueux qu’il soupçonnait derrière l’ondulation des tentures.

Éternellement la vision recommence ; jusqu’à la tombe, l’infernal tableau demeure accroché devant le regard. On ferme les yeux : la fresque maudite est peinte en couleurs indélébiles sur le mur intérieur des paupières. Et la scène est vivante, palpable, identique. On la voit on l’entend, on la sent, on la touche. L’effort du bras qui frappa ou des doigts qui étranglèrent, raidit les muscles. Les choses les plus vulgaires prennent des significations spéciales. Un paquet de vêtements a la forme d’un cadavre. Le cri des enfants imite la plainte des moribonds. Les couchers de soleil dégouttent de sang.

Marc éclata de rire. Quel sang ? quel moribond ? quel cadavre ? quelle scène ? Son instinct aurait-il permis de telles possibilités ? Comme vision de cette époque, sa mémoire ressuscitait l’image d’Aniella lui servant de modèle, ou nue, ou pantelante sous ses caresses, ou se traînant à ses genoux, ou lui offrant la fleur vierge de son cœur. Étaient-ce souvenirs aptes à se changer en remords ?

Une phrase chanta, un soir, à l’oreille de Marc. Il l’avait prononcée au sortir du cimetière, deux ans auparavant. Bien des fois depuis, elle avait frappé au seuil de sa pensée. Mais il rougissait d’accueillir l’effrontée et séduisante créature et n’osait lui donner asile, comme à ses autres hypocrisies.

« En réalité, il n’est pas sûr qu’il soit mort par moi, rien ne le prouve. »

Très vite, Marc déclara :

— Eh bien, quoi ! c’est vrai, rien ne le prouve !

Sa conviction jusqu’ici résultait de ce simple fait : l’événement se produisait durant la période où lui l’avait circonscrite. Était-ce concluant ? Et même, comment affirmer que ce ne fut pas un mois, deux mois, trois mois plus tard, c’est-à-dire en dehors de sa sphère d’influence ? Évidemment, la raison désignait comme certaine la mort violente. Cependant ce n’était qu’une hypothèse. On pouvait objecter l’âge du bonhomme. La maladie abat les constitutions les plus robustes, et un vieillard est facilement victime d’un chaud et froid ou d’une mauvaise digestion. Coïncidence bien extraordinaire, dira-t-on, soit, mais coïncidence admissible.

On exposerait loyalement l’affaire à un arbitre en lui disant :

— Voilà les faits. Suffisent-ils à établir que la mort fut violente. N’y a-t-il pas au moins un doute, en faveur de la mort naturelle ? Jugez. Si votre décision est fausse, vous mourrez.

Que jugerait-il ?

Marc hocha la tête :

— Eh, ma foi ! je n’en sais trop rien.

Le matin de son départ il écrivit :

« Certitude : la préparation d’un crime. Probabilité : son exécution. Ignorance : tout ce qui est susceptible d’éveiller un remords. »

En explication, il ajouta :

« Donc, le remords ne viendra pas de l’extérieur, car ainsi que cette épreuve le proclame, nulle sensation ne peut m’en arriver. Viendra-t-il de moi-même, engendré par des idées antécédentes, innées ou acquises notion du bien et du mal, notion de devoir ? Ce serait supposer que des idées, non capables d’empêcher un crime, sont capables de le condamner ? À moins qu’elles ne jaillissent tout d’un coup, maintenant ! Mais pourquoi ? Sous l’empire d’un raisonnement ? Dérision… De forces étrangères ? Eh non ! puisque mon séjour ici les révèle insuffisantes ou même inexistantes. »

Il s’en alla par les collines, à pied. Il avait besoin de dominer le vallon, comme une fosse d’où on s’évade. Il lui dit adieu.

Puis il traversa les plaines. L’air y est abondant. Il le buvait ainsi que de l’eau purifiante. L’espace y est infini. Il y semait ses rêves à grandes envolées d’imagination. Vers le ciel plus vaste, il élevait son intelligence. Car, tout en haut, loin des égoïsmes qui tuent, dans l’immensité sereine, planent les esprits libres, les ouvriers de l’art, les chercheurs d’idéal. On l’y appelait.

À la craie, sur un mur de briques, il traça :

« Je suis sauvé ! »