L’Œuvre des Conteurs Allemands : Mémoires d’une chanteuse Allemande/II/02

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Traduction par Guillaume Apollinaire, assisté de Blaise Cendrars
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Texte établi par Guillaume Apollinaire (préfacier), Bibliothèque des curieux (p. 181-203).
Deuxième partie, chapitre II

II

AMOUR ET SADISME


J’avais décidé de séduire Arpard, mais je n’avais pas encore pensé comment m’y prendre.

Je n’aurais pas eu de peine à le séduire, mais je devais prendre garde à bien des choses, et je ne vis le danger que lorsque M. de R… nous eut laissés seuls. Arpard était si jeune ! Je compris que quand je lui aurais permis la jouissance du plus haut bien qu’un homme peut désirer et qu’une femme peut accorder, il ne serait plus possible de le retenir. Sa passion n’aurait plus été maîtresse et je n’aurais plus pu me dominer. Ce jeune homme, je le sentais bien, ne ressemblait pas à mon accompagnateur, à Franz, auquel je pouvais dire d’aller jusqu’ici et pas plus loin, et qui était un homme fait pour la servitude et l’obéissance, aussi bien dressé que le roquet de ma tante. Un malheur pouvait vite arriver. Je risquais tout en faisant ce pas au début de mon nouvel engagement. D’ailleurs je ne connaissais pas assez Arpard, je n’étais pas sûre de sa discrétion.

Les jeunes gens se vantent facilement de leurs conquêtes. Et s’ils ne se vantent pas, ils se trahissent facilement par un regard ou par une parole inconsidérée. D’ailleurs, on pouvait nous surprendre !

Si j’avais connu les Hongrois et les Hongroises, comme je devais les connaître plus tard, je n’aurais pas tant hésité. J’arrivais de Francfort, où l’on juge très sévèrement la conduite d’une femme.

Mon cœur battait si fort quand M. de R… m’eut laissée toute seule avec son neveu que je pouvais à peine parler. Je m’étais amourachée, je le sentais maintenant. Ah ! si seulement j’avais pu lui communiquer les sentiments qui m’agitaient ! Ce n’était pas que de la convoitise : c’était bien ce sentiment que les livres seuls m’avaient encore fait connaître, l’amour éthéré ! J’aurais pu passer des heures à son côté, le contempler, écouter le son de sa voix, et j’aurais été ineffablement heureuse.

Mais je ne veux pas vous décrire mes sentiments, je n’en ai pas la force. Ma plume n’est pas assez habile ; je n’ai jamais eu la prétention d’avoir du style. C’est tout juste si je connais l’orthographe et la grammaire. La syntaxe et la rhétorique brillent devant mes yeux comme une fata-morgana, que je n’ai jamais pu atteindre. Quand M. de R… se fut éloigné, le majordome de « l’Hôtel de la Reine d’Angleterre », où j’étais descendue, nous apporta la collation commandée : du café, de la crème, des glaces, de la tourte aux noisettes, des fruits, surtout des melons et un punch glacé. Il ne nous apportait que des rafraîchissements. Arpard prit place à mon côté. Comme il faisait très chaud, j’enlevai le fichu de soie qui me couvrait la nuque et la gorge. Arpard avait le spectacle de mes deux collines de lait. Au commencement, il ne les regardait que du coin des yeux ; quand il vit que je lui permettais ce plaisir, il se pencha un peu vers moi et ses yeux y restaient fixés. Il soupirait, sa voix tremblait. En lui tendant un verre de café glacé, je lui frôlai la main et nos doigts s’unirent une seconde. Je sentais venir l’instant de ma défaite et je me défendais faiblement. Un petit frisson parcourait mon corps, je devins rêveuse, notre conversation tomba brusquement. Je me renversai sur le canapé, mes yeux étaient clos, mon esprit se troublait et je pensais m’évanouir. J’avais dû changer de couleur, car Arpard me demanda, inquiet, si je me trouvais mal. Je me ressaisis et le remerciai d’une poignée de main que nous prolongeâmes. Je lui abandonnai ma main gauche, il la couvrit de baisers. Son visage était rouge. Je croyais que tous les boutons de son habit allaient sauter, tant sa poitrine se gonflait.

Est-ce que ces préliminaires devaient durer encore longtemps ? Il était beaucoup trop timide pour profiter de ses avantages, il ne les remarquait même pas. Un roué n’aurait pas manqué d’en profiter ; mais un roué m’aurait-il amenée à cet état ? J’aurais tout employé pour lui cacher mes sentiments.

La situation devenait pénible. Je rappelai à Arpard que son oncle lui avait recommandé de me montrer la ville. Je sonnai et je commandai d’aller chercher un fiacre.

« L’équipage du baron O… est en bas, me répondit le serviteur. Il le tient à votre disposition. »

Ceci était galant. Je n’avais pas encore vu le baron, j’avais oublié de lui envoyer ma carte. Je décidai de la lui remettre aussitôt. Nous y allâmes : le baron n’était pas à la maison. Nous poussâmes notre promenade jusqu’à Ofen. Puis nous revînmes sur nos pas, dans la petite forêt de la ville, une espèce de parc de fort mauvais goût, où il y avait un petit lac et des barques. Je demandai à Arpard si nous étions bien éloignés de « l’Hôtel de la Reine d’Angleterre ». Il me répondit qu’il y avait une petite heure de chemin.

— Je vais renvoyer la voiture et nous nous promènerons ici ; ne serez-vous pas trop fatiguée ? me demanda-t-il.

— Même si cela doit durer jusqu’à demain matin, je ne serai point fatiguée.

Il sourit, en pensant à une autre fatigue.

Les Pesthois ne visitent ce parc que durant le jour ; dès que le soleil disparaît, ils rentrent tous en ville. Je n’y voulais pas retourner, car Budapest est la ville la plus poussiéreuse qui soit. Toute la campagne environnante n’est qu’un immense désert de sable ; chaque coup de vent y soulève des nuages de poussière, comme en Afrique. J’étais heureuse d’être à l’abri, de me promener dans l’herbe. Nous allions dans des îles en passant des ponts suspendus. Je me pendais au bras d’Arpard. Il me mena dans un restaurant encore ouvert. Je demandai jusqu’à quelle heure il était ouvert, et l’on me répondit qu’il fermait à neuf heures du soir pour se rouvrir à quatre heures du matin. Arpard me pressait de rentrer bientôt, car ce petit bois n’était pas sûr le soir, on y avait dernièrement assassiné quelqu’un.

— Mais vous n’avez pas peur, cher Arpard ? lui dis-je.

Nous nous appelions déjà par nos petits noms. Notre familiarité avait déjà fait d’immenses progrès. Il s’était confessé, je l’avais obligé à faire ses aveux. Il me jurait, par les étoiles et par la profondeur du ciel, de m’aimer jusqu’à sa mort. Il était tombé amoureux à Francfort. Son imagination était ardente et poétique, comme celle des tout jeunes gens. Il pressait et baisait mes mains. Arrivés dans une île, il tomba à mes pieds, — il disait qu’il adorait la terre qui me portait, et il me supplia de lui permettre d’embrasser mes pieds. Je m’inclinais vers lui, je lui baisais les cheveux, le front, les yeux. Il me prit par la taille et enfouit sa tête — vous ne devinez pas où ? — dans les environs de ce point que tous les hommes envient. Bien qu’il fût jalousement voilé de mousseline, caché par mes robes et ma chemise, Arpard semblait ivre. Il prit ma main droite et la pressa sur son cœur, sous son gilet. Ce cœur galopait et battait aussi fort que le mien. Mon genou droit se heurta à ses jambes, qui flageolèrent comme celles d’un homme ivre, et à cet attouchement il devint encore plus affolé et plus amoureux. Je crus que ses yeux allaient sauter hors de leurs orbites. Il était onze heures, nous étions encore dans l’île, étroitement enlacés. Mes jambes étaient sur ses genoux. Il osa enfin une première caresse. Il joua d’abord avec le cordon de mes bottines, puis il me caressa le visage, les oreilles, les cheveux, la nuque et aussi le menton, que j’avais fort joli. À cette première caresse, j’étais déjà hors de moi. Nos bouches s’étaient unies, je suçais ses lèvres et ma langue pénétrait entre ses dents jusqu’à sa langue. Je voulais l’avaler, tant je l’aspirais.

Je ne sais pas comment cela arriva, tout à coup je ne fus plus sur ses genoux. Je le serrais comme pour le briser. Sa main droite jouait avec ma nuque et me semblait moite de fièvre. Il me chatouillait à me rendre folle.

Ce n’était pas l’expérience qui le guidait, mais l’instinct. Il m’avoua plus tard avoir ignoré jusqu’à ce moment la différence du carquois et des flèches. Et cependant il agissait avec une inexpérience aussi adroite que pourrait l’être l’expérience même, et l’on doit remarquer que les gens d’expérience sont souvent malhabiles.

Je m’évanouissais, ce chatouillement était trop fort. Je baissai les yeux et j’aperçus mon superbe compagnon vêtu à la hongroise, ce qui lui seyait à ravir. Je ne lui avais pas encore rendu ses caresses et je brûlais de les lui rendre. Je le sentais tressaillir ; une décharge électrique parcourait nos nuques et nous faisait tressaillir, comme ces malheureux animaux que la foudre frappe tressaillent avant de mourir, au plus fort d’un orage, dans la campagne. Au même instant, je sentis que j’étais hors de moi. L’extase nous ravissait l’un et l’autre dans des régions éthérées où il me paraissait que nul n’avait voyagé avant nous et où cependant tout était préparé pour nous recevoir. Arpard léchait mes mains et baisait les ongles de mes doigts. Ainsi que je vous l’ai dit, personne ne lui avait appris ces choses : la nature seule le conduisait, il suivait ses inspirations.

Un incendie intérieur nous poussait à d’autres plaisirs. Nous réfléchissions tous les deux comment nous y prendre. Ma raison avait abdiqué. Je ne craignais plus rien. Et si quelqu’un était venu me dire que le déshonneur m’attendait, que j’allais être engrossée, que j’allais accoucher et mourir ; et si d’autres étaient venus nous entourer pour se moquer de nous, j’aurais continué ce jeu d’amour, je leur aurais crié mon bonheur, je n’aurais ressenti aucune honte. J’étais l’esclave de mes désirs, j’étais entièrement soumise.

L’extase dura quelques minutes. Après nos caresses réciproques, mes feux devenaient chaque seconde plus ardents. Et lui était dans le même état.

Mes yeux allaient de son visage à ses mains puissantes, de celles-ci au paysage inanimé ; ils erraient sur la surface des eaux, à peine déchirée par quelques rares broussailles. La lune se reflétait dans l’eau, qui se ridait par endroits quand un petit poisson sautait. J’aurais voulu m’y tremper avec Arpard, prendre un bain de fraîcheur et de volupté ! J’étais une bonne nageuse. J’avais pris des leçons de natation à Francfort et j’aurais pu traverser le Mein ou le Danube à la nage.

Arpard devina ma pensée, il me souffla dans l’oreille : — Veux-tu te baigner avec moi dans cet étang ? Il n’y a aucun danger. On dort depuis longtemps au restaurant. Il n’y a personne.

— Mais tu m’as dit que ce bois est peu sûr, que l’on vient d’y assassiner quelqu’un. Sinon, je veux bien.

— N’aie pas peur, chère ange. Cet endroit est encore le plus sûr. Plus près de la ville, dans l’allée des platanes qui mène à la rue du Roi, entre les villas, c’est là que c’est dangereux.

— Mais que dira-t-on à l’hôtel, si nous rentrons si tard ?

— L’hôtel est ouvert toute la nuit. Le portier dort dans sa loge. Tu connais bien le numéro de ta chambre. La femme de chambre a sûrement mis la clef sur ta porte. D’ailleurs, une excuse est vite trouvée. Moi-même, je prends souvent une chambre dans cet hôtel quand je ne veux pas réveiller le concierge de mon oncle. Je prends la première clef, j’y suis comme à la maison. Ton voisin est parti aujourd’hui, la chambre à côté est vide, je m’y logerai.

— Puisque tu me tranquillises, essayons-le. Aide-moi à me déshabiller.

Il jeta aussitôt son bonnet, son brandebourg et sa chemise et m’aida à dénouer mon corset. En moins de trois minutes, nous étions tous les deux nus au clair de lune.

Arpard n’avait encore jamais vu une femme. Il tremblait de tout le corps. Il s’agenouilla devant moi et se mit à baiser chaque endroit de mon corps avec des paroles doucement murmurées et ferventes comme une prière, comme ces lentes prières des moines de l’Inde qui, réunis en collèges, prient des heures durant en une sorte de bruissement fait de paroles indistinctes, assez semblable aux rumeurs de certains insectes. Enfin je lui échappai et je sautai dans l’eau. Je me mis à nager avec vigueur. Arpard ne nageait qu’avec une main. Il m’étreignait de l’autre. Parfois, il plongeait. Sa tête bouclée entrait dans l’eau, puis reparaissait comme celle d’un charmant dieu aquatique, d’un nain mignon, gardien des trésors mythiques. Nous reprîmes bientôt pied. L’eau était moins profonde. Nos désirs nous jetèrent dans les bras l’un de l’autre et je reçus résignée les douces caresses qui, je le sentais, auraient pu facilement me détruire. Cependant, je ne pensai pas un seul instant aux suites possibles de mon abandon. Si j’avais vu un poignard entre ses mains, j’aurais offert ma poitrine à ses coups. Comme il était inexpérimenté, la crise était là avant qu’il eût commencé à me dire son amour, et il resta un moment muet dans la belle nuit, sans savoir que dire ni que faire. Mais il ne perdit pas courage. Il m’étreignit plus fort. Il haletait, ses doigts se crispaient dans ma chair. Il me disait en mots entrecoupés la douceur et la violence de cet amour qu’il voulait me donner une fois pour toutes, c’est-à-dire qu’il serait l’unique de sa vie, et, sans le croire, je me flattais qu’il en serait peut-être ainsi. Cela eût été douloureux, si ça n’avait pas été exquis.

J’étais maintenant sûre du résultat. Le frisson le plus voluptueux parcourait tous mes membres. Je le ressentais surtout dans la tête, puis aux pieds, dans les orteils. Mes yeux étaient tout grands ouverts et les larmes jaillissaient si impétueuses qu’il crut — ainsi qu’il me l’avoua plus tard — que c’était l’eau du bassin et non mes larmes. Ce frisson excita chez lui le même frisson et je sentis le tremblement me gagner, qui ne voulait pas finir. Nous tremblions tous deux, non pas de froid, mais à cause de ce frisson singulier et profond qui nous parcourait de la nuque au bout des orteils. Enfin son courant électrique me traversa de part en part. Nous étions serrés l’un contre l’autre, incapables de dire un mot, sans pensée, abîmés dans un lourd rêve d’amour. J’aurais voulu rester ainsi toute une éternité, jusqu’à la mort. Mourir ainsi serait l’extrême béatitude.

Le vent nous apportait le carillon de l’église de Sainte-Thérèse. Il sonnait minuit. Je dis à Arpard qu’il était l’heure de rentrer en ville, que nous pourrions reprendre nos jeux à l’hôtel. Il m’obéit immédiatement. Il me pria de bien vouloir lui permettre de me porter dans ses bras, comme un enfant, jusqu’au bord. Il me prit dans ses bras, je lui nouai les miens autour du cou et il me porta jusqu’au banc où étaient mes habits. J’enfilai tout de suite mes bas, il noua mes bottines en embrassant continuellement mes genoux et mes mollets. Enfin nous fûmes prêts et allâmes au rond-point. Devant le tir, à la sortie du petit bois, était un fiacre. Le cocher était sur son siège. Arpard lui demanda de nous mener immédiatement en ville, contre un bon pourboire. Il lui indiqua la place de Saint-Joseph. Il voulait cacher au cocher qui j’étais et où je demeurais. Moi aussi j’étais devenue prudente et j’avais descendu ma voilette. Le cocher accepta pour un florin d’argent. Nous montâmes dans le fiacre, qui partit au galop. Le cocher devait être de retour peu après minuit : il avait amené des jeunes gens au tir et il n’était pas libre.

Nous descendîmes à la place de Saint-Joseph. Ce n’était plus bien loin jusqu’à l’hôtel. J’entrai la première ; il alla chercher les clefs et je l’attendis devant ma porte. Il m’apporta la clé au bout de quelques minutes. Le portier dormait. Personne ne nous avait vus rentrer.

J’étais lasse. J’avais les jambes rompues d’avoir supporté tant de délicieuses fatigues ; Je tenais à aller dormir. Je me couchai immédiatement. Arpard aussi semblait las : il avait supporté les mêmes fatigues. Je lui conseillai de se refaire des forces et d’aller se coucher. Il aurait bien voulu rester, mais il fut assez délicat pour me quitter, après m’avoir encore une fois embrassée avec passion.

Je ne veux pas vous raconter toutes nos luttes d’amour à cette conquête du royaume de Cythère ; je devrais me plagier moi-même et me répéter sans cesse. Cela vous ennuierait. Arpard m’avoua qu’il avait acheté à Francfort, chez un bouquiniste, les Mémoires de M. de M…, et que c’est là qu’il avait appris les théories des plaisirs de l’amour. Il me dit encore que, plusieurs fois, il avait été sur le point d’apporter ses prémices à une hétaïre, que seule la crainte de l’infection l’avait retenu ; aussi c’était un grand bonheur que je fusse venue en Hongrie.

Le premier soir, j’avais négligé toutes les mesures de précaution que j’employais ordinairement. Dans la suite, j’eus de nouveau recours à ces mesures de prudence. Je voulais être à l’abri de toute surprise. Parfois, je les négligeais quand même ; mais nos relations n’eurent néanmoins aucune suite funeste. Comme vous êtes médecin, vous saurez expliquer ce phénomène.

Mon bonheur ne fut pas de longue durée. Au mois d’octobre, Arpard reçut un emploi loin de Budapest et dut partir. Ses parents habitaient dans cette contrée, et son père était un homme si sévère qu’Arpard n’osa pas s’opposer à sa volonté.

Au mois de septembre, j’avais loué un appartement dans la rue de Hatvaner, dans la maison des Horvat. Je ne faisais pas ma cuisine, je me faisais apporter mes repas du casino. C’était beaucoup plus avantageux pour moi. Je n’avais pas besoin d’inviter mes collègues à dîner, comme j’aurais dû le faire si j’avais eu un ménage, car les Hongrois sont très hospitaliers. Les acteurs, les chanteurs, les comédiennes et les cantatrices s’invitaient réciproquement et vivaient aux crochets des uns et des autres.

Je pris une maîtresse de hongrois, une actrice, que le baron de O… me recommanda. Il ne me conseilla pas de prendre celle que M. de R… m’avait recommandée, car elle avait une mauvaise réputation en ville.

Mme de B…, ma maîtresse de hongrois, avait été très belle dans sa jeunesse. Elle avait eu une vie assez agitée. Son mari était un ivrogne et elle était divorcée. Elle parlait très bien l’allemand et n’avait appris le hongrois que pour entrer au théâtre. Son père avait été fonctionnaire et elle avait reçu une très bonne éducation. Elle me fit le compliment qu’elle n’avait encore jamais rencontré une personne qui apprît avec autant de facilité le hongrois que moi.

Nous fûmes bientôt amies, comme si nous avions été du même âge. Elle ne cachait pas ses aventures et m’en parlait souvent. Le nombre de ses amants était assez restreint ; pourtant elle connaissait toutes les nuances de la jouissance sexuelle aussi bien que Messaline. Je ne pouvais pas cacher mon étonnement.

« C’est que, me disait-elle, j’ai eu des amies qui ne se gênaient pas pour se livrer devant moi au libertinage le plus effréné ; aussi j’appris tout cela en y assistant sans jamais y prendre part. Mme L…, que M. de R… vous recommandait comme maîtresse de hongrois, a été la plus dissolue de toutes dans sa jeunesse. Elle le serait encore si elle n’était si vieille ; pourtant elle a encore deux ou trois hommes qui lui rendent le service d’amour. J’ai entendu parler de Messaline, d’Agrippine, de Cléopâtre et d’autres femmes dissolues. Je ne pourrais pas croire à ces histoires si je n’avais connu la L… Vous devriez faire sa connaissance ; elle est très intéressante, un phénomène en son genre. Elle connaît toutes les entremetteuses de Budapest et a des relations avec toutes les prostituées. Grâce à elle vous pourriez apprendre des choses que la plupart des femmes ignorent habituellement. »

Je dois vous faire remarquer que j’avais parlé à Mme de R… du livre du marquis de Sade et que je lui avais montré les images. Elle n’avait jamais vu ces images, mais elle me dit que Mme de L… devait les connaître. Elle avait vu Mme de L… les exécuter en pratique.

« Que risquez-vous à voir ces choses ? poursuivit-elle. Personne ne le saura. Je dois vous dire qu’Anna (c’est le nom de Mme de L…) est la discrétion en personne. On jouit légèrement en assistant à ces spectacles. Ils vous permettent de connaître les hommes dans leur déshabillé moral. Combien des plus grandes dames de Budapest se livrent à des excès pires que des prostituées, et personne ne les soupçonne. Anna les connaît toutes ; elles les a toutes vues quand elles se croyaient à l’abri de la curiosité, et non pas avec un homme, mais avec une demi-douzaine. »

Mme de R… aiguillonnait ma curiosité. Les scènes de Justine et de Juliette me faisaient horreur. Je n’aurais jamais voulu assister à certaines des scènes monstrueuses décrites dans ces volumes. Mais il y avait pourtant certaines choses que j’aurais pu supporter.

Vous connaissez sans doute le livre du marquis et vous savez ce que ces images représentent. Si vous ne vous en souvenez pas, permettez-moi de vous les décrire. La première représente une arène. En haut, on aperçoit à une fenêtre un homme âgé, avec une barbe, le propriétaire de la ménagerie, puis un jeune homme et une fille à peine nubile et un garçonnet.

Une fille nue est justement jetée par la fenêtre. Une panthère, une hyène et un loup sautent contre le mur pour la déchirer. Un lion est en train de dévorer une autre fille, ses intestins lui sortent du corps. Un énorme ours flaire une troisième fille. Même vous, un médecin, qui êtes habitué à assister aux plus terribles opérations, vous devez être épouvanté de cette image. Pensez donc, moi !

La deuxième image représente le marquis de Sade. Il s’est affublé d’une peau de panthère et attaque trois femmes nues. Il en étreint déjà une et lui mord la poitrine. Le sang coule. Sa main droite lui déchire l’autre sein. Parterre est un enfant nu, déchiré, mordu, mort.

Je ne sais pas quelle est la plus terrible de ces deux images. Je ne voulais pas assister à de tels spectacles. Mais il y en a d’autres, des orgies, des flagellations, des scènes de tortures et des débauches entre des personnes du même sexe, auxquelles l’on peut assister.

Vous direz peut-être que les plus innocentes peuvent mener aux plus cruelles. Je ne veux pas prétendre que certaines natures ne connaissent pas de bornes ; mais je puis affirmer que cela ne sera jamais mon cas. On pourrait tout aussi facilement affirmer que toutes les personnes qui assistent à des exécutions ou à des punitions corporelles — on sait qu’il y a toujours beaucoup plus de femmes que d’hommes — sont capables d’assassiner leurs semblables, s’ils osaient le faire impunément, pour satisfaire leurs morbides désirs. Mais ceci est faux, j’en suis sûre. Une de mes amies, une Hongroise, dont le père était officier et habitait avec toute sa famille à la caserne de Alser, à Vienne, assistait presque tous les jours à des exécutions corporelles. Elle voyait par la fenêtre comment les soldats étaient battus de verges et de martinet dans la cour. Jamais elle n’eut envie d’en faire autant personnellement ; elle n’était pas même capable de couper le cou à un poulet. Il y a un abîme entre la participation active et l’assistance passive.

Mme de L… fréquente dans les meilleures familles de Budapest. Les dames de la haute société sont intimes avec elle. Elle leur donne probablement des leçons dans l’art, qu’elle entend si bien, d’attirer les hommes. Ce n’était pas du tout compromettant de faire sa connaissance. En Allemagne, ça l’eût été. Je voulais bien la recevoir et Mme de B… me l’amena. Seul le baron de O… avait l’air mécontent et disait que ce n’était pas une société pour moi. Je ne sais pas pourquoi il la détestait tant. Elle me plut beaucoup. Elle n’était pas du tout provocante, ainsi que je le croyais. Quand nous nous connûmes mieux et que je l’eus priée de tout me raconter, elle laissa toute contrainte. Alors je vis que cette femme était tout autre qu’elle ne semblait en société. Elle avait une étrange philosophie, qui ne s’occupait que d’amener aux sens une nourriture toujours nouvelle. Elle me parut un Sade femelle. Elle eût été capable de faire tout ce qui était dans le livre. J’en eus bientôt des preuves, ainsi que je vais vous le raconter.

Nous parlions de quelles façons on peut pimenter la jouissance sexuelle de la femme. La sensibilité des parties sexuelles s’émousse à la longue et il faut avoir recours à des moyens artificiels pour la ranimer.

— Je ne conseillerais jamais à un homme de faire tout ce que j’ai fait, me disait-elle. Il n’y a rien de plus dangereux que la surexcitation pour un homme ; cela l’énerve et le rend impuissant. L’imagination lui remplace mal et rarement ce qu’il a prodigué. Chez la femme, par contre, l’imagination augmente l’excitation et le plaisir. N’avez-vous jamais essayé de vous faire légèrement battre avec des verges durant le plaisir ?

Je dois vous dire qu’avec Mme de L… il était inutile de mentir. Elle reconnut, dès sa première visite, jusqu’à quel degré j’avais été initiée aux mystères de l’amour. Mais je n’avais rien à craindre, car elle partageait mes opinions concernant le secret de ces choses et la dissimulation des femmes. Je lui dis que j’avais essayé une fois, mais que la douleur avait été si forte que j’y avais renoncé. Elle éclata de rire.

— Il y a très peu de femmes qui connaissent la volupté de la douleur, et surtout les verges ou le fouet, dit-elle. Parmi les nombreuses prisonnières qui sont condamnées à recevoir le martinet, il n’y en a pas une qui n’en aurait pas peur. Jusqu’à présent, je n’ai rencontré que deux filles qui ressentissent cette volupté. L’une était une prostituée de Raab, elle avait commis plusieurs vols rien que pour être fouettée. Sa volupté s’augmentait encore d’être punie publiquement. Elle était très fière d’être appelée putain. Quand elle recevait des coups, elle criait et se lamentait ; mais, de retour dans sa cellule, elle se déshabillait, regardait dans le miroir ses chairs horriblement meurtries, tandis qu’elle paraissait pleine de volupté. Durant l’exécution, au milieu de la vive douleur, elle avait les déversements les plus voluptueux. L’autre, je viens de la découvrir, ici, en ville. Elle se trouve à la Conciergerie et reçoit trente coups de martinet par trimestre. Celle-ci ne crie jamais ; son visage exprime plus de volupté que de douleur. Auriez-vous envie d’assister à l’exécution de cette fille ?

J’hésitais. J’avais peur que M. de F…, gouverneur de la ville, ne l’apprît. Je le connaissais bien, il était un de mes adorateurs. Anna — je l’appelle ainsi puisque Mme de B… la nommait ainsi — m’assura que M. de F… n’en saurait rien ; que Mme de B… et d’autres dames y assisteraient, quelques-unes de la plus haute aristocratie, comme les comtesses C…, K…, O… et V… ; que je pouvais très bien passer inaperçue et que si j’étais bien voilée, personne ne me reconnaîtrait. Enfin, je consentis ; le jour était proche où la prisonnière recevait sa punition, ainsi je n’eus pas longtemps à attendre.

Au jour de l’exécution, il y avait encore un autre spectacle, qui empêcha toutes les aristocrates de venir. C’était le jour de réception de la grande-duchesse qui venait d’arriver de Vienne. Nous entrâmes en cachette, Anna, Mme de B… et moi, dans une chambre préparée pour nous. Nous nous mîmes à la fenêtre. Bientôt apparurent trois hommes, le chef de la milice, un geôlier et le bourreau de la ville. La délinquante était une fille de seize à dix-huit ans, aussi belle qu’une jeune déesse, délicatement bâtie et avait un visage plein d’innocence. Elle n’avait pas peur, mais elle détourna les yeux quand elle nous vit. Anna me dit que j’allais bientôt me convaincre qu’elle n’avait pas honte. Le geôlier la ligota sur un banc et le bourreau la fouetta à coups de verge. Elle n’avait qu’un jupon très mince et sa chemise sur le corps. Ces voiles étaient tendus, des formes arrondies se dessinaient. La chair tremblait à chaque coup. Elle se mordait les lèvres, mais son visage était quand même rempli de volupté. Au vingtième coup, sa bouche s’ouvrit ; elle soupirait voluptueusement et semblait jouir de la plus haute extase.

— Cela aurait dû venir beaucoup plus tôt ou beaucoup plus tard, me souffla Anna ; je ne crois pas qu’elle atteindra une deuxième fois l’extase. Nous devrons la lui procurer quand elle entrera ici, après l’exécution. J’ai donné cinq florins au geôlier pour qu’il lui permette d’entrer. Je l’ai fait pour vous.

Je compris ce qu’elle entendait et je lui donnai dix florins pour couvrir les autres dépenses. Je voulais aussi donner quelque chose à la fille. L’exécution dura plus d’une demi-heure.

Chaque coup durait une minute. M. F… s’éloigna, le bourreau porta le banc dans un réduit et la fille entra dans notre chambre. Nous passâmes toutes dans une autre chambre, dont les vitres étaient dépolies. On ne pouvait pas nous observer. Anna lui dit de se déshabiller. Elle ne le fit qu’avec peine. Ses chairs étaient enflées, on pouvait compter les traces des lanières. La peau était crevée, il en sortait du sang en longs filets. C’était très beau.

— Tu n’as goûté qu’une seule fois la volupté ? lui demanda Anna.

— Une seule fois, répondit la pauvrette à voix basse. Ses jambes tremblaient, il me semblait qu’elle avait envie d’une autre jouissance. Anna lui dit de mettre ses jambes sur une chaise. Puis elle s’agenouilla devant elle et se mit à jouer avec les boucles de ses cheveux, qui lui retombaient sur les yeux. Anna les écartait soigneusement, découvrant un beau front uni et blanc comme le marbre. La fille haletait et soupirait de temps en temps. Elle avait empoigné des deux mains les cheveux d’Anna et elle les arrachait, dans sa fureur amoureuse.

— Te crois-tu jolie ? lui demandait Anna. — Oh ! oui, beaucoup, et vous aussi, mais plutôt belle, votre caresse est douce. C’est si bon… Ah !… ah !… ne terminez pas, caressez mon front, lentement. Maintenant, rafraîchissez aussi de vos mains froides ma nuque et mes joues.

J’avais envie de remplacer Anna auprès de la fille. Anna remarqua le changement de ma physionomie. Elle cessa son jeu et me demanda :

— Voulez-vous essayer ? Et toi, Nina (elle s’adressait à Mme de B…), ne reste pas ainsi comme une bûche. Amuse-toi avec mademoiselle.

Mme de B… éclata de rire. Elle se mit à l’aise et je fis de même. Anna ne suivit point notre exemple, et pour cause : un corps aussi abîmé que le sien nous aurait enlevé toute envie de plaisanter.

Nina (Mme de B…) était encore très belle, elle avait un plus beau corps que ma mère. Elle n’avait jamais eu d’enfants ; son ventre n’avait pas de rides et n’était pas détendu comme on l’aurait attendu à son âge. Elle avait au moins cinquante ans, à en juger sur son visage. Pourtant elle avait moins de chance auprès des hommes qu’Anna, qui était beaucoup moins belle. Elle n’était pas lubrique ; on aurait dit une statue de marbre, inanimée. Maintenant aussi, elle restait complètement froide.

Je pris la place d’Anna aux genoux de la fille.

Comme Anna avait interrompu le jeu, la bonne volonté qu’il faut de part et d’autre dans tout amusement humain avait fini par disparaître. Je dus tout recommencer. Cela dura longtemps. Nina s’était agenouillée auprès de moi, elle m’enlaçait de sa main gauche, tandis que la droite jouait à repousser les mèches rebelles qui faisaient paraître petit mon front, que j’ai naturellement haut et large. Ma tête me brûlait comme si elle avait été pleine d’explosifs. L’odeur qui emplissait la pièce était extrêmement voluptueuse ; ce parfum m’était plus agréable que celui des fleurs les plus rares. Il m’enivrait.

Anna s’était agenouillée de son côté et s’amusait maintenant à tresser des nattes avec les beaux cheveux de la fille. Elle avait assez de cheveux pour qu’on pût ainsi tresser quatre nattes grosses comme un bras de femme et qui tombaient jusqu’au mollet. Ce chatouillement excitait la petite, elle s’agitait de plus en plus et la crise approchait. Anna lui tirait parfois les cheveux, et comme elle avait les chairs déjà meurtries, cela augmentait ses sensations douloureuses.

— Oh ! mon Dieu ! criait la fille voluptueuse, c’est trop fort ! je ne puis plus rien supporter, je vais me trouver mal…

Anna éclata de rire et je fis comme elle, qui riait à se tordre. La fille aussi riait, mais avec un peu de honte, et Anna maintenant lui tirait les cheveux assez rudement, mais la fille n’en paraissait pas mécontente et j’aurais tout donné au monde pour savoir si son contentement était feint ou non. Mais il me fut impossible de lire ce qui se passait exactement dans le cerveau de cette fille et il est bien possible, après tout, qu’elle-même n’aurait rien su y démêler.

C’est ainsi que se termina ce jeu charmant et inoubliable. Nous nous habillâmes. Je donnai vingt florins à la fille, je l’embrassai tendrement et je lui dis qu’elle n’avait plus besoin de voler, que je la prenais à mon service.