L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Au susdit abbé Frugoni

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 219-221).

AU SUSDIT ABBÉ FRUGONI

Ami, nous sommes deux, qui composons
En vers, pour faire plaisir à nos amis ;

Nous coulons de la sorte des jours heureux,
Puisqu’en versifiant toujours nous chantons.

Par une même route ensemble nous allons,
Mais avec cette différence, que vous mettez
Des frisettes à vos poétiques caprices,
Et que j’écris les miens comme nous parlons.

Votre muse est une Gentilfemme,
La mienne est une gaupe vénitienne
Qui parle franc et va vêtue à la sans-gêne.

Il faut de tout dans la vie humaine ;
La matrone, il est vrai, est nécessaire,
Mais a du bon aussi quelquefois la putain.

AU SUSDIT ABBÉ FRUGONI

Croyant que vous étiez mort à l’improviste,
Puisque je ne vous trouvais en aucun recoin,
J’ai mis des ailes à ma pensée,
Et je suis allé vous chercher en Paradis.

Aux gens qui sont là, le rire sur les lèvres,
J’ai demandé s’ils avaient vu votre museau,
Mais tous autant qu’ils sont, sans plus y songer,
M’ont affirmé que vous n’étiez pas là.

Je suis alors descendu au Purgatoire,
Et ne pouvant non plus vous y trouver,
Au logis du Diable suis allé tout de suite,

Où Pluton me dit : « Regarde par ici ; »

Il s’est allongé à plat ventre,
Et alors dans son cul je vous ai trouvé.

AU MÊME

Mon cher ami ne nous coïonnons pas,
L’éloge que vous faites de ma poésie
Est un acte de pure courtoisie ;
Vous avez beau dire, nous nous connaissons.

J’ai peur que nous ne nous fassions grand honneur
À soutenir cette grande énormité ;
Ce serait au Parnasse une hérésie
À nous faire coïonner, si nous en parlions.

Les Muses sont de belles et bonnes pucelles ;
Et vous savez qu’en mauvais courtisans
Je les traite de vilaines bougresses.

Qui veut que la poésie prenne de l’élan,
Il lui faut chanter Thétis et Amphion,
Et moi je fais parler la Moniche et le cas.